CHAPITRE VIII

Sans bruit, grâce à ses mocassins, Lee alla reprendre son louvet. Il le détacha, l'enfourcha et lui fit traverser la route, puis l'engagea sur un sentier bordé de buissons épineux. Debout sur ses étriers, il vit un nuage de poussière s'élever sur sa gauche, au-dessus d'un arroyo, à deux cents mètres des ruines. Il s'y dirigea aussitôt et arriva à temps pour voir un cavalier qui essayait de faire gravir à sa monture le bord le plus escarpé du cours d'eau. Le cheval glissa et faillit tomber mais son maître le reprit en main et réussit cette fois à monter sur la berge.

À son tour Lee regagna la rive, au milieu d'une cascade de gravier. Le cavalier, à bride abattue, fonçait dans la brousse vers le sud. Lee laissa le louvet galoper librement. Par deux fois il leva sa carabine et par deux fois il l'abaissa. Il lui eût suffi d'abattre Gil Luscombe par erreur pour se retrouver, tout comme Chad, dans l'obligation de chercher refuge au Mexique.

Obliquant brusquement vers sa droite, le cavalier descendit dans le lit d'un autre arroyo qu'il se mit à suivre vers l'ouest. Sur le sol uni de la berge, Lee gagnait rapidement du terrain. Voyant cela, l'autre voulut couper subitement vers la gauche, et, glissant sur le gravier, son cheval s'abattit et le projeta dans l'ombre épaisse du talus. Lee dévala la berge en trombe puis, après avoir remis sa Winchester dans son fourreau, sauta à terre en souplesse. En trois bonds, il rejoignit le fuyard au moment où ce dernier se relevait. Emporté par son élan, il le heurta violemment et s'abattit sur lui au milieu d'un buisson. Il reçut dans le ventre un furieux coup de genou tandis qu'une main tentait de lui griffer les yeux. Une longue tresse de cheveux lui cingla la figure et il trouva d'inattendues rondeurs là où le corps d'un homme était d'ordinaire plus musclé.

— Juste ciel ! Vous ! s'exclama-t-il en repoussant Leila Luscombe au fond de l'arroyo.

Elle se remit debout, essaya de sortir son colt. D'un coup sec sur le poignet, il lui fit lâcher l'arme. Elle se vengea en lui labourant les joues de ses longues griffes. D'une manchette à la tempe, il la renvoya sur le dos. Elle voulut se relever mais il lui immobilisa le poignet droit sous sa botte.

— La peste soit de vous ! Tenez-vous tranquille ou vous aurez droit à l'autre botte !

Renonçant à lui résister, elle le foudroya de ses grands yeux émeraude. Un mince filet de sang coulait de ses lèvres. Ses seins se soulevaient de façon désordonnée sous le mince tissu de sa chemise.

— Un peu plus, vous me creviez les yeux !

— Je regrette de ne pas vous les avoir arrachés !

Il ne put s'empêcher de sourire à la vue de cette ravissante furie.

— À ce que je vois, votre petit frère et vous-même vous êtes juré de vous trouver partout sur mon chemin ?

— Chad vous a échappé, pas vrai, chasseur d'hommes ?

— Il ne m'échappera plus longtemps.

— Vous n'oserez jamais le suivre au Mexique.

— Debout !

Elle obtempéra de mauvaise grâce. Il ramassa le colt qu'elle avait laissé tomber, le déchargea et le remit dans son étui. Il constata que le fourreau du fusil était vide et la regarda. Elle hocha la tête et sourit.

— C'est Chad qui l'a, dit-elle d'une voix sucrée.

Il s'adossa au flanc de la jument.

— Vous avez toujours su qu'il était dans le secteur, n'est-ce pas ?

Elle haussa les épaules.

— Pas vraiment. C'est Gil qui a pensé qu'il devait y avoir de l'eau au sud des voies et que Chad les traverserait avant que la lune ne se lève. Il ne s'était pas trompé. Nous avons donc pris vers le sud au lieu de suivre la ligne du chemin de fer. Gil vous a repéré sans même que vous vous en doutiez ! Nous savions que vous tueriez Chad s'il tentait de se sauver. Aussi mon frère a-t-il guidé son bai vers le relais en s'imaginant que l'animal le conduirait au trou d'eau. Là encore il avait vu juste. Pendant ce temps-là, je vous attirais à l'écart. Bien joué, ne trouvez-vous pas ?

— En effet. Vous avez eu plus de veine que moi, ma'ame.

— De la veine, non, mister. Juste un peu de cervelle.

— Aussi modeste que belle… dit-il en souriant. Maintenant, en selle ! Et n'essayez plus de me jouer l'un de vos tours, Miss Luscombe, car ma patience est à bout. Nous allons tous les deux suivre la piste de Chad Mercer.

— Vous n'avez aucune chance !

Sans ménagement, il la hissa sur sa jument.

— Vous ne pensiez pas vraiment que j'allais renoncer ?

Elle le regarda et songea qu'il avait réellement l'air d'un loup, campé là sous le clair de lune, avec ses yeux brillants. Elle s'abstint de lui répondre et sans rien ajouter, il se tourna et à son tour enfourcha sa monture.

Une pâle lueur grise, à l'est, annonçait l'aube. Un vent froid soufflait des Monts Florida, chassant par-devant lui de fines particules de grès en travers des plateaux dénudés. Un alléchant arôme de café vint flatter les narines de Lee. Devant lui, au-dessus d'un arroyo, montait une spirale de fumée bleuâtre. Un cheval poussa un hennissement auquel répondit aussitôt la jument de Leila. Une tête surgit au-dessus du bord de l'arroyo.

— Kershaw ! cria Bert Dixon. Que vous est-il arrivé ?

Lee s'arrêta. Autour d'un feu qui se mourait, les hommes de la patrouille sirotaient leur café. Tous les regards convergèrent vers sa prisonnière. Même avec ses bleus et ses cheveux défaits, elle avait encore de quoi enflammer les imaginations. Il mit pied à terre et lui tendit la main, mais elle affecta de l'ignorer et descendit de cheval sans son aide.

Assis à l'écart des policiers, Gil Luscombe se détourna pour dissimuler un petit sourire. Un homme entre deux âges, à la face de lune, s'enquit en ouvrant de grands yeux :

— C'est lui, Kershaw ? Alors, à qui diable ai-je parlé il y a une heure ?

— Bonté divine, Harry ! s'exclama Dixon. Ce devait être Mercer ! Tu ne t'es donc pas souvenu de son signalement ?

— Harry sait à peine lire, fit un autre. Comment voulez-vous qu'il se rappelle quoi que ce soit ! Dieu tout-puissant ! Cinq mille dollars lui tombent du ciel et il laisse Mercer lui dire qu'il est Kershaw !

— Comment diable aurais-je pu me douter ?

Lee sortit son quart et alla le remplir à la cafetière. Puis, s'adressant à Harry :

— Vous êtes sûr que c'est à lui que vous avez eu affaire ?

— Cela ne pouvait être que lui, répondit Bert Dixon. Après votre départ, certains de nos hommes avaient quitté la ligne du chemin de fer pour se diriger vers le sud. Nous pensions que vous deviez savoir quelque chose. Harry n'était pas avec nous quand nous vous avons rencontré. Il inspectait le secteur à l'ouest, puis au sud, quand notre homme est sorti de la brousse comme un Apache. Il a eu le culot de s'arrêter et de lui demander du tabac, puis de lui dire de retourner vers l'est parce que moi, je le réclamais.

Lee se tourna vers le malheureux Harry.

— Comment était-il ?

— À peu près votre taille, un petit peu plus grand, peut-être, mais moins costaud que vous. Des yeux gris clair. Une moustache et des cheveux blonds. Il montait un bai clair.

— Aucun doute, c'était bien lui.

— Comment avez-vous pu le manquer ? s'enquit Dixon avec une pointe de malice dans la voix.

D'un signe de tête, Lee indiqua Gil et Leila.

— Demandez-le plutôt à ces deux oiseaux-là. Mercer se cachait dans la vieille station du relais tout comme je me l'étais figuré. Je l'ai vu en sortir avec deux chevaux alors qu'il s'apprêtait à gagner la frontière. J'ai abattu l'un de ses chevaux et l'autre, pris de panique, s'est enfui. Mercer était à ma merci quand ces deux zigotos ont cru bon de mettre les pieds dans le plat.

— Continuez, l'exhorta Dixon. Le gosse n'a pas voulu parler. Il était à pied quand nous l'avons trouvé. Il portait un fusil et conduisait par la bride un cheval bai non sellé. Cela nous a paru suspect et nous l'avons arrêté.

— C'était le deuxième cheval de Mercer. Ce jeunot-là avait remis le sien en liberté en pensant qu'il se dirigerait vers le point d'eau situé près du relais. Il avait fait un bon calcul. J'aurais pu épingler Mercer, mais le gosse, ou sa charmante sœur – mais je pencherais plutôt pour lui – a alors ouvert le feu sur moi, me contraignant à m'abriter assez longtemps pour que Mercer puisse se sauver. Bien entendu, Chad avait eu assez de jugeote pour prendre la direction de l'ouest et non pas celle du sud.

— Et c'est alors qu'il rencontra ce bon vieux Harry, grogna l'un des membres de la patrouille.

— Comment aurais-je pu savoir ? pleurnicha l'innocent.

— Il aurait pu te dire qu'il était Jésus-Christ et tu l'aurais cru ! le tança le dénommé Joe. Cinq briques envolées en fumée !

— Enfin, bon Dieu ! il m'avait montré son étoile, non ?

— Une étoile qu'il avait sans doute trouvée dans une pochette-surprise !

— Qu'est-ce que vous comptez faire de ces deux-là ? demanda Lee en désignant les deux Luscombe. Les ramener à papa et maman ?

Bert haussa les épaules.

— Je ne sais même pas qui ils sont. Le môme n'a rien voulu nous dire.

Lee se leva et vida le fond de son quart sur le feu. S'il révélait à Dixon l'identité des deux jeunes gens et que celui-ci, dans l'espoir d'une récompense, décidât de les reconduire à Cibola, Gil se retrouverait dans un fichu pétrin. Même Bennett Luscombe pourrait difficilement éviter que l'on accusât son fils d'avoir favorisé l'évasion de Chad Mercer, d'autant plus que Gil avait prêté serment.

— Alors, d'où sortent-ils ? s'impatienta Dixon. Que voulez-vous que j'en fasse ?

— Je l'ignore, mentit Lee. Tout ce que je sais, c'est qu'ils ont fourni à Mercer une occasion de s'échapper. Ramenez-les avec vous et bouclez-les si cela vous chante, ou remettez-les en liberté. Pour ma part, je m'en moque. Contentez-vous de les tenir à l'écart de ma route.

Sur ce, il enfourcha son louvet et commença à s'éloigner en longeant l'arroyo.

Au sortir du ravin, il se retourna sur sa selle pour regarder une dernière fois le petit groupe resté autour du feu. Il repensait soudain à un autre adolescent qui l'avait suivi des années durant et qui, lui non plus, n'avait jamais connu la peur. Celui-là même, qui maintenant devenu homme, venait de passer entre les mailles du filet tendu pour sa capture et qui, selon toute vraisemblance, faisait route vers les Monts Cedar dans l'espoir d'y trouver un passage vers le Chihuahua.

*
*  *

— Et maintenant, vous autres, en route pour le sud ! ordonna Bert Dixon à ses hommes quand Lee Kershaw eut disparu.

— On ne le rattrapera jamais, objecta Joe.

— Pas de discussion ! Si les Rurales patrouillent le long de la frontière, il se peut que Mercer soit contraint de rebrousser chemin.

Tandis que les policiers s'éloignaient, il sortit un cigare et l'alluma puis se tourna vers les deux Luscombe.

— Pourquoi tant de mystère autour de vos deux personnes ?

— Que voulez-vous dire ? dit Leila.

— Je veux dire : à quel jeu jouez-vous ?

— Vous êtes l'ami de Lee Kershaw, pas le nôtre, rétorqua Gil d'un ton cassant.

Dixon eut un haussement d'épaules.

— Un ami… c'est vite dit ! – Il jeta du sable sur les dernières braises. – Quand je pense que ce crétin de Harry me fait perdre cinq mille dollars !

Gil le regarda d'un air détaché puis proposa de but en blanc :

— Accepteriez-vous de nous vendre votre selle et votre fusil ?

— J'ai besoin d'une selle pour rentrer.

Leila se leva, épousseta sa jupe et chassa de son front une mèche rebelle.

— Vous en trouverez une bonne sur un cheval mort, là-bas, près du relais. Une Frazier.

— Vraiment ? La mienne n'est pas mauvaise non plus.

— Cuanto ? dit Gil à brûle-pourpoint.

Dixon retira son cigare d'entre ses dents et le contempla comme s'il s'agissait d'une rareté.

« Mille dollars pour la selle et pour le fusil », dit Gil.

— Et pour que vous teniez votre langue, précisa Leila.

— Affaire conclue, dit le shérif. – Il ôta sa selle du dos de son cheval, la jeta sur celui du bai du jeune homme et ajouta : « Un petit conseil… Évitez le secteur de Colombus. »

Gil s'assit et enleva sa botte gauche. Glissant deux doigts sous la doublure, il en sortit quelques billets de cent dollars. Il en compta dix qu'il tendit au shérif et mit ceux qui restaient dans la poche de sa chemise. Dixon empocha l'argent sans détacher son regard de la poche de Gil.

— C'est bien le prix convenu, n'est-ce pas, Mr Dixon ? demanda Leila derrière lui.

Il acquiesça sans se retourner.

« Alors, dépêchez-vous de f… le camp d'ici ! »

Il tourna la tête et pâlit à la vue du fusil qu'elle tenait braqué sur lui.

— Je vous rendrai l'argent, offrit-il à la hâte.

— Elle ne plaisante pas, dit Gil en enfourchant son cheval.

Dixon hocha la tête et s'empressa de s'écarter du passage. Leila glissa le fusil dans son fourreau puis se mit en selle à son tour. Les deux jeunes gens se dirigent vers la sortie du ravin.

— Vaya con Dios ! cria le shérif.

Ils saluèrent sans se retourner. Dixon mit ses mains en porte-voix et hurla :

— Vous entrez en territoire apache !

Gil se borna à lui répondre par un petit geste d'insouciance et, la route traversée, s'engagea, suivi de sa sœur, sur le plateau aride parsemé de mesquite.

Une rafale de vent balaya l'arroyo.

— Vaya con Dios, répéta Dixon d'une voix grave.

Et cette fois, il était sincère.