CHAPITRE V

Les rails du Santa Fe scintillaient sous le clair de lune, double ruban d'argent qui s'étirait du nord au sud sur le sol sombre et lisse de la Lava Flow, en suivant le tracé de l'ancienne route du Jornado del Muerte pour rejoindre le Rio Grande à quatre-vingt-dix miles au sud, là où le cours du fleuve s'infléchissait vers l'est. Lee mit pied à terre et appliqua une tape sur les croupes poussiéreuses des deux chevaux des Luscombe. Il les regarda s'en retourner au petit trot vers les collines qui se dressaient entre la Lava Flow et le Rio Grande. Ils ne manqueraient pas de se diriger vers l'eau et demain matin Leila et Gil les auraient retrouvés.

Il s'accorda le temps de rouler une cigarette. Son oreille gauche lui cuisait, sa lèvre était enflée et il avait encore un goût de sang dans la bouche. Bennett Luscombe savait-il maintenant où étaient passés sa fille et son fils ? Savait-il pourquoi ils avaient quitté Cibola ?

À nouveau en selle, il traversa les voies ferrées, scrutant le sol à la recherche de traces, mais sans grand espoir d'en trouver sur cette surface dure. Il contempla les montagnes à l'est. Il y avait une trouée entre la Sierra Oscura et le San Andres, au-delà de laquelle était le poblado de Tularosa, niché dans la vallée du même nom, qui s'étendait au sud et à l'ouest sur cent soixante-quinze miles. Il secoua la tête et regarda au sud, le long de la ligne du chemin de fer, en direction du Jornado del Muerte, immense étendue blanche baignée de lune au-delà de la noire Lava Flow. Il n'y avait par-là aucun signe de vie. Le vent était tombé. Immortelles jaunes et palmitos semblaient figés dans ce paysage lunaire. Il n'existait aucun abri propre à dissimuler un homme et deux chevaux. Il décida de mettre le cap sur le sud.

La lune était à son déclin et le flanc oriental des Fra-Cristobals commençait à se peupler d'ombres quand il fit soudainement arrêter le louvet, l'attention attirée par un tas de crottin récent. Un mile plus loin, il découvrit un mégot de cigarette écrasé. « Il aura besoin d'eau pour demain », se dit-il. « Il lui faudra la prendre à l'Ojo del Muerte, si toutefois il y en a. »

Il prit le parti de courir ce risque et, activant l'allure, poussa le louvet vers le sud-ouest, en direction de la faible entaille dans les montagnes qu'était l'« Œil de la Mort ». Cette source était l'unique point d'eau du côté oriental des Caballos et des Fra Cristobals sur les quatre-vingt-dix miles du Jornado del Muerte. La lune pâlit puis mourut, et c'est dans la nuit la plus complète qu'il poursuivit sa route, en se guidant d'après le profil de l'entaille. Ce n'est que lorsque apparurent à l'orient les premières lueurs grises de l'aube qu'il descendit de cheval et prit sa Winchester. Le vent qui se levait agitait les buissons et poussait sur le sol de menus gravillons. Il sortit d'une de ses sacoches des bottines en cuir vert dont il chaussa les deux chevaux. Les guidant par la bride, il les fit avancer sur un terrain qui était maintenant hérissé de mamelons plantés de buissons rabougris et sans vie.

La lumière de l'aube l'éclairait de dos. Il se tourna pour jeter un regard derrière lui. Au même instant, un fusil cracha quelque part sur les pentes qui le séparaient de la source. L'alezan s'abattit et demeura inerte tandis que le louvet, arrachant ses rênes de sa main, s'enfuyait vers l'est au galop, vers la lointaine ligne du chemin de fer. Le fusil parla de nouveau et la balle lui siffla aux oreilles. Il se jeta au sol derrière un tertre et arma sa Winchester. « Seigneur ! songea-t-il, des Mescaleros ! »

Les minutes s'égrenèrent lentement. Il se remit à avancer en rampant sur le ventre, pestant contre le silex qui déchirait ses vêtements et lacérait sa chair. Mètre par mètre, il se fraya silencieusement un chemin en haut de la pente pour prendre la source de flanc. Il ôta son chapeau et le laissa derrière lui tandis qu'il continuait à se hisser vers une basse crête en se tortillant comme un ver. Parvenu au sommet, alors que le soleil effleurait le San Andres, il fut à même de contempler la grande cuvette naturelle qui enchâssait l'Ojo del Muerte. Il n'y vit aucun signe de vie. Plus loin sur sa droite, en terrain plan, se dressaient les ruines abandonnées du petit Fort McRae construit durant la guerre civile par les Volontaires de Californie pour protéger la source des incursions des Mescaleros et des Mimbres.

Il attendit que le soleil se fût levé et se laissa alors glisser au bas de la pente, récupéra son chapeau au passage puis courut, ramassé sur lui-même, vers l'endroit d'où étaient partis les coups de feu. Il trouva deux douilles de laiton brillant au soleil du matin. C'étaient des cartouches de 44/40. La terre avait été remuée ; il se mit à la fouiller du pied. Le coin d'une couverture grise apparut. La tirant à lui, il mit à jour un trou où le tireur s'était embusqué pour viser soigneusement l'alezan. Des mégots de cigarettes étaient dispersés alentour.

Il poursuivit son ascension en direction du fort. Ayant trouvé un peu d'eau dans une minuscule tinaja il se mit à plat ventre et entreprit de repousser l'écume verdâtre où flottaient quelques vésicules rosâtres. « Du thé de coyote », dit-il en essuyant sa bouche enflée. Puis il se releva et continua vers le fort.

Parvenu dans le quadrilatère, il entreprit de visiter les bâtiments l'un après l'autre. Dans le troisième où il entra, il trouva des cendres récentes dans l'âtre d'une cheminée. La pierre du foyer était encore tiède. Des mégots jonchaient le sol alentour, ainsi qu'une bouteille de brandy et des boîtes de conserve vides. Il lut l'étiquette de la bouteille : du Xérès…

Il sortit et contempla à l'ouest les pentes accidentées et l'étroite trouée escarpée permettant de redescendre par la face Ouest des montagnes, du côté du Rio Grande. Il monta jusqu'au col où il put trouver quelques traces ainsi qu'une bottine de cheval usée et tout effilochée.

En bas, près de la source, un cheval se mit à hennir et il plongea aussitôt dans la brousse. Risquant un œil entre deux buissons, il vit son louvet occupé à boire le peu d'eau qui restait dans la tinaja. Le lointain sifflement d'une locomotive lui parvint, porté par le vent du nord, tandis qu'un mince panache de fumée s'élevait au-dessus du Jornado. Il se hâta de rejoindre son cheval, l'enfourcha et lui fit dévaler le reste de la pente avant de le laisser galoper librement en direction de la ligne du chemin de fer.

Il atteignit les voies et lorsqu'il eut roulé une cigarette, le train de marchandises n'était plus qu'à un quart de mile de distance. Il fit alors monter le louvet sur le ballast et l'engagea entre les rails, puis, debout sur ses étriers, agita son chapeau. Le train ralentit. Une tête surgit de chaque côté de la cabine de la locomotive. Deux hommes armés de fusils coururent sur les toits des wagons tandis que le train stoppait dans un grand crissement de freins à une cinquantaine de mètres de lui.

— Que diable voulez-vous ? rugit une voix tonitruante. Nous sommes déjà en retard de vingt minutes sur l'horaire !

Il s'approcha et exhiba l'étoile épinglée au revers de sa veste.

— Adjoint au shérif Lee Kershaw. Je piste un homme recherché pour meurtre. Je pense qu'il a traversé les Fra Cristobals et qu'il se dirige en ce moment vers le sud en suivant la vallée du Rio Grande. Je vous demande de me conduire à Las Cruces.

Le mécanicien se tourna vers le chef de train.

— Joe, dit-il, nous pouvons charger ce louvet sur cette plate-forme vide. Grouillons-nous ! Je veux rattraper mon retard avant le Rio Grande.

En dix minutes, le louvet était embarqué à bord du wagon. Le train prit lentement de la vitesse. Vingt minutes après, Lee terminait une assiette d'œufs au jambon. Une demi-heure plus tard, il dormait à poings fermés dans le fourgon.