CHAPITRE X
Le soleil matinal était déjà brûlant lorsque Lee décida de s'en remettre à l'inspiration du louvet. Laissant sur sa gauche la bajada arenosa qui se déployait en forme d'éventail à travers la plaine désertique, le cheval se lança au petit trot sur la pente semée de mesquite. Il disparut bientôt derrière un épaulement de roche. Lee l'entendit hennir et se mit à courir. Il le rejoignit et le vit occupé à boire l'eau croupie d'une « marmite de géants » de médiocre profondeur.
Se jetant à plat ventre à côté de l'animal, il repoussa la mince couche de mousse verdâtre. Il goûta l'eau et la trouva passable. Il s'assit, dénoua son foulard, le rinça, en enveloppa son quart. Il plongea dans la cuvette le plus petit de ses bidons, attendit qu'il fût plein puis transvasa lentement l'eau dans son quart. Lorsque le quart fut rempli, il défit le foulard puis versa précautionneusement l'eau filtrée dans le plus grand de ses deux bidons.
Après s'être abreuvé, le louvet entreprit de brouter l'herbe rare tandis que son maître achevait de remplir ses deux récipients. Soudain le cheval dressa la tête et regarda en direction du versant oriental. Derrière un escarpement de roche nue s'élevait un panache de poussière. Winchester en main, Lee conduisit le louvet à l'abri et l'attacha.
La poussière s'épaissit et dériva sur les ailes du vent capricieux. Un homme qui conduisait sa monture par la bride apparut et fit halte pour laisser errer son regard vers le sud. Lee leva ses jumelles à fort grossissement et jura en reconnaissant le visage hâlé du jeune Gil. Leila se montra à son tour, et après quelques instants d'indécision, Gil pointa le doigt vers le nord. Leila secoua la tête et recula dans l'ombre d'un rocher en passant une main sur ses yeux brûlants. Bien qu'elle souffrît mille morts, il était évident qu'elle ne consentait point à rebrousser chemin.
Allongé sur le sol, Lee resta immobile. Gil paraissait soucieux. Sans doute commençait-il à prendre conscience de la lourde responsabilité qu'il avait assumée en acceptant d'aider sa sœur à faciliter l'évasion de Chad. La seule solution, pour ces deux jeunes écervelés, eût été assurément de prendre le chemin du retour. Le hic, c'est qu'il n'y avait aucun point d'eau avant une quarantaine de miles, en dehors de la tinaja où ils avaient d'extrême justesse échappé aux Apaches.
Se relevant, Lee agita son chapeau et les héla. Ils s'empressèrent de s'éclipser derrière la roche.
— C'est Lee Kershaw ! cria-t-il en s'avançant à découvert, au risque de s'attirer un coup de feu. Il y a de l'eau par ici !
Gil le vit brandir un bidon. Il n'en fallut pas plus pour le décider. Lorsque les deux jeunes gens atteignirent le trou d'eau, Lee achevait de remplir son quart d'eau filtrée.
— Du thé de coyote, dit-il sans les regarder. Il se peut qu'il en reste assez pour vous et vos chevaux.
Ils demeuraient figés sur place.
« Approchez donc. Je filtre cette eau pour mon propre usage. L'agence n'a pas prévu de valet de pied. »
Ils s'accroupirent au bord de la petite cuvette rocheuse tandis qu'il se relevait. Leila enleva son foulard et fit la grimace à la vue du liquide malodorant et d'aspect peu engageant. Gil repoussa l'écume verdâtre et du bout des lèvres but quelques gorgées.
— Du thé de coyote, c'est bien vrai. Cela peut aller, sœurette, à condition que tu te pinces les narines.
Lee vida son quart et le tendit à Leila, puis il alla s'asseoir à l'ombre, le dos contre un rocher. Il roula une cigarette tout en observant les deux jeunes gens occupés à filtrer l'eau patiemment pour remplir la première de leurs gourdes.
Leila chassa de son front une boucle rebelle et le regarda en coulisse.
— Merci, dit-elle.
— Por nada, répondit-il en allumant sa cigarette.
— Merci aussi pour ce que vous avez fait pour nous, ajouta-t-elle.
— Por nada, répéta Lee. Tu fumes, kid ?
Gil attrapa au vol les feuilles et la blague à tabac.
« Il fallait du cran pour agir comme vous avez agi là-bas, Kershaw. Vous auriez pu partir tout seul et nous laisser en plan.
Il eut un geste évasif.
— Nous aurions pu aussi attendre que les Indiens s'en aillent, sans l'intervention de votre héros…
— Pourquoi dites-vous cela ? s'enquit vivement Leila.
— Chad aurait pu tirer sur moi pour me tuer, mais je doute qu'il en ait eu l'intention. Non, il a tiré pour m'obliger à me lever et m'exposer ainsi à la vue des Chiricahuas. Je dois admettre qu'il y a réussi à merveille.
— Essaieriez-vous de me dire que Chad vous a en fait livré aux Apaches ?
— Je n'essaie pas de vous le dire. Je vous le dis.
— Je n'en crois rien !
Il souffla un rond de fumée.
— C'est Chad Mercer qui se trouvait sur le rebord Sud du ravin. Il avait dû me voir du haut de ce piton lorsque j'ai couru à votre rencontre pour vous donner l'alarme. Une fois de retour sur la corniche, il a sans doute fait rapidement le point de la situation : il était à pied, son cheval s'étant effondré à Playas Valley. Si les Apaches le repéraient sur cette hauteur, ils le prendraient à revers avant qu'il n'ait eu le temps de gagner le large. Aussi a-t-il jugé expédient de leur signaler ma présence en tirant dans ma direction. Il en a profité pour filer vers le sud. C'est un véritable miracle que nous ayons réussi à sortir de cette mauvaise passe.
— Votre histoire est fort bien conçue, Mr Kershaw, mais je persiste à ne pas la croire, dit-elle en quêtant du regard l'approbation de son frère.
Gil alluma une cigarette et envoya voler l'allumette d'une chiquenaude.
— Kershaw a raison, sœurette, dit-il d'un ton calme.
— Chad est incapable d'une telle bassesse ! – Elle se tourna vers Lee. – C'est vous qu'il a utilisé comme appât, pas nous !
Gil secoua la tête.
— Je pense qu'il a tout de suite compris pourquoi Lee avait quitté son abri. Il le connaît suffisamment pour savoir qu'il ne se serait jamais exposé ainsi, s'il avait été seul. En outre, si Chad avait vu Lee, il nous avait fatalement vus aussi. Il a agi uniquement en considération de son intérêt personnel. Nous aurions pu y laisser notre peau tous les trois. Les Indiens nous auraient tués, Lee et moi, sur-le-champ. Quant à toi… Inutile de te préciser le sort qu'ils t'auraient réservé.
— Alors, tu te retournes contre moi, toi aussi ?
Il se leva et lui tendit le quart d'étain.
— Remplis plutôt cette gourde. Personne ne s'acharne contre toi, mais il serait grand temps que tu consentes à regarder la vérité en face ! Tu es pourtant en général assez lucide… lorsque Chad Mercer n'est pas en cause.
Il alla chercher les chevaux et les conduisit au trou d'eau pendant que Leila achevait de remplir sa gourde.
Lee se leva et étira ses longues jambes.
— Comment se fait-il que vous ayez pris cette route ?
— Aux innocents les mains pleines… Disons que nous nous sommes fiés à l'inspiration de nos chevaux.
— Pour une fois, vous avez agi sensément.
— Est-il venu ici ? demanda Leila sans le regarder.
Lee emmena le louvet à l'écart du trou d'eau et accrocha ses deux bidons pleins à la selle.
— Oui.
— Comment pouvez-vous le savoir ? s'étonna Gil.
— Simple question d'intuition.
— Vous n'êtes pas doué à ce point…
Se dirigeant vers l'endroit d'où il avait surveillé la venue des deux jeunes gens, Lee tendit le bras derrière un rocher et en retira une selle couverte de poussière.
— La sienne… dit-il laconiquement. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est qu'il l'ait portée aussi longtemps.
— Où a-t-il bien pu aller ?
Il désigna le sud, au bas des pentes poudreuses.
« Qu'y a-t-il par là, en dehors de ce désert maudit ? »
— Le Mexique.
S'asseyant sur une roche plate, il retira ses bottes et en fendit les doublures à l'aide de son couteau. Il épingla dans l'une l'étoile de deputy et glissa dans l'autre le mandat d'arrêt. Après les avoir recousues, il chaussa ses n'deh b'keh, se leva, lia les deux bottes ensemble puis les attacha à sa selle.
— Bienvenue au Mexique romantique… dit Gil. Ses señoritas aux yeux de braise, ses séduisants caballeros, ses guitares aux accents nostalgiques, ses spécialités exotiques, ses alcools généreux…
— Tu oublies le comité d'accueil… les Rurales, les Federales, les Apaches, les Yaquis…
— Alors, c'est bien vrai, vous allez passer la frontière ?
— Il en est fortement question. – Il prit les rênes de son cheval et ajouta : – Vous avez assez d'eau pour rentrer, à condition de la rationner. Au point de vue vivres, où en êtes-vous ?
— Nada.
Lee alluma une cigarette puis commença à défaire les courroies d'une de ses sacoches.
— Inutile, dit Leila derrière lui.
Il se retourna et hocha la tête en contemplant son ventre légèrement rebondi.
— Après tout, peut-être ne serait-ce pas un mal si vous perdiez quelques kilos…
Elle rougit et sans répliquer se dirigea vers sa jument. Il engagea le louvet sur la pente, lança en guise d'adieu :
— Je vous reverrai probablement à Cibola. Dans une quinzaine…
Résolument, il attaqua la longue descente, au pied de laquelle s'étendait l'État mexicain du Chihuahua. La chaleur était accablante et le sol lui brûlait les pieds en dépit des épaisses semelles de ses mocassins du désert. Parvenu au bas de la côte, il se retourna et ne put retenir une exclamation :
— Madre de Dios !
Les deux Luscombe descendaient derrière lui. Il les attendit. Ils s'arrêtèrent à quelques mètres de lui.
— Allez-vous-en !
Gil secoua la tête et désigna sa sœur du regard comme pour expliquer que c'était elle qui désirait continuer et qu'il se sentait, en conséquence, tenu de l'accompagner.
— Retournez ! répéta Lee en portant la main à son colt.
Ils se contentèrent de le regarder fixement.
— Par le sang du Christ ! J'ai affaire à des fous ou à des idiots ! Ne comptez pas sur moi pour vous conduire à travers ces plaines maudites !
— Rien ne vous y oblige, dit Leila.
— Mais vous ne pouvez pas nous empêcher de vous suivre, dit Gil.
En voyant l'expression obstinée peinte sur ces deux visages, il comprit que rien n'ébranlerait leur résolution. Sans rien ajouter, il se détourna et reprit les rênes du louvet qu'il enroula autour de son bras gauche.
L'interminable marche commença…
Tard dans l'après-midi, il fut le jouet d'un mirage : au loin, miroitait une nappe d'eau bleutée, qui n'était en réalité qu'un ancien lac salé dont la surface réfléchissait les rayons du soleil. Un artifice parmi tant d'autres qu'utilisait le diable pour abuser les voyageurs égarés sur cette route de l'enfer.
Lorsque le soleil disparut enfin derrière les montagnes à l'ouest, Lee avait épuisé sa provision d'eau. Très vite la nuit tomba sur le llano. Soudain le louvet dressa la tête et poussa un hennissement plaintif. Parvenu en haut d'une longue côte, Lee discerna un peu plus bas l'entaille sombre d'un canyon peu profond. Il s'y dirigea et s'y engagea, prêtant l'oreille aux bruits du soir.
De nouveau le louvet se mit à hennir. En se retournant pour l'inciter à plus de discrétion, Lee heurta durement une paroi. Il s'efforça en tâtonnant de déterminer s'il s'agissait d'un mur construit de la main de l'homme ou d'une formation naturelle. Il le longea, atteignit l'un des angles et fut enfin à même de distinguer dans l'obscurité des formes rectangulaires ordonnées selon un agencement plus ou moins régulier. D'une tape sur la croupe, il fit prendre les devants au cheval, non sans s'être au préalable muni de sa Winchester.
À pas feutrés, il continua son chemin dans les ténèbres, guidé seulement par le bruit sourd des sabots de sa monture. L'animal bifurqua sur sa droite et entreprit de gravir une pente douce. Lee allongea le pas en dépit de la prudence innée dont il témoignait d'ordinaire en entrant dans un pays hostile.
— Où es-tu passé ? dit-il d'une voix fêlée.
Le cheval répondit par un hennissement et il put enfin le discerner, un peu plus loin, jambes écartées et tête pendante.
— Oh ! Dieu ! pensa-t-il, angoissé. Il n'y a pas d'eau !
Quelques instants plus tard, il s'enfonçait jusqu'aux genoux dans la mare qu'il n'avait pas vue.