CHAPITRE XIV

Le vent tourna et leur apporta, en même temps qu'une âcre odeur de fumée de bois, la rumeur lointaine de nombreuses voix.

— Pas d'idées de génie ?

— Nada.

— Nous voilà donc bien avancés, dit Lee en reportant son attention sur le bivouac des Lopezistes qu'ils dominaient depuis la crête où ils avaient pris position.

En contrebas, les feux de camp qui émaillaient la plaza projetaient sur les murs badigeonnés à la chaux des bâtisses les ombres grotesques des revolucionarios coiffés de sombreros démesurés.

— Vous étiez déjà venu ici ? s'enquit Gil.

— Plus d'une fois. La place est abandonnée depuis de nombreuses années.

— Pourquoi ?

— Les raids yaquis. La peste. La pénurie d'eau. Une demi-douzaine de révolutions. On dit que Lopez est né dans ce village. Il sait qu'il n'a ici rien à craindre des Federales.

Gil fit errer son regard le long de la crête, puis derrière lui.

— Il n'a posté aucune sentinelle de ce côté-ci. Nous pourrions descendre sans être vus jusqu'à l'orée du poblado.

Lee fit rouler sa chique d'une joue à l'autre et cracha.

— Il n'a pas besoin de sentinelles.

— Comment cela ?

— À cause des Yaquis. Ils sont en bons termes avec lui, mais n'aiment, par contre, ni les Rurales, ni les Federales. Lorsque Lopez tient ses quartiers dans ces collines, nul ne peut s'approcher dans un rayon de cinq miles sans que les Yaquis ne l'en informent aussitôt.

— Les Yaquis ne sont pas si malins… Ils nous ont bien laissés passer, nous.

— Parce que tu étais avec moi. Ils me connaissent pour m'avoir déjà vu me battre aux côtés de Lopez.

— Sornettes que tout cela !

— Essaie donc de t'en retourner tout seul, répondit Lee en bâillant. On verra bien jusqu'où tu iras.

Gil se retourna pour contempler les rochers noirs dont étaient hérissées ces sinistres collines. Un sentiment de malaise l'envahissait.

— Autrement dit, si nous réussissons à tirer Leila de ce guêpier, il nous faudra au retour repasser devant les Yaquis, lesquels sauront alors que vous avez cessé d'être un fidèle de Lopez ?

— Oui. Et après les Yaquis, il y aura les Rurales, et les Federales, puis encore des Yaquis, puis les Apaches et ainsi de suite… Nous aurons de surcroît la tâche délicate de faire tenir Mr Mercer tranquille.

— Ne me dites pas que vous comptez également emmener Chad ?

— Je ne suis ici que pour cela.

Gil lui brandit sous le nez un index menaçant.

— Prenez garde, mister, dit-il à voix basse. Nous ne sommes venus ici que pour chercher ma sœur. Vous n'allez pas encore nous compliquer les choses. Descendons dans ce poblado, faisons sortir Leila et oublions Chad Mercer.

— Je n'ai fait tout ce chemin que pour capturer Mercer, répliqua Lee d'un ton glacial. Ton père m'a menacé de m'expulser du Querencia si je ne menais pas ma mission à bien. Maintenant, si nous pouvons aussi emmener Leila sans que je coure le risque de laisser Chad s'échapper, alors, ma foi… je n'y vois pas d'inconvénient.

— Dieu vous maudisse ! Mon père ne vous paie pas pour que, sous prétexte de ramener Chad Mercer, vous laissiez ma sœur se faire violer par ce ramas de métèques ! Je ne sais pas ce qui me retient de vous casser la gueule !

Sans se départir de son calme, Lee prit dans son poing le foulard noué autour du cou de Gil et le serra. Il attira près du sien le visage de l'adolescent.

— Écoute-moi bien, jeune héros. Descends donc tout seul et va faire la leçon à ces métèques, comme tu dis. En moins de deux minutes, ils t'auront retiré ton froc et ils te châtreront avec une lame chauffée au rouge. À moins qu'ils ne te fassent une fleur et qu'ils se contentent de te ficeler en te maintenant les paupières ouvertes à l'aide d'épines pour que tu ne puisses pas rater un seul détail lorsqu'ils passeront l'un après l'autre sur le corps de ta ravissante sœur. Elle n'aurait, après tout, que ce qu'elle mérite. Ce n'est pourtant pas faute de vous avoir prévenus. En toute justice, je devrais vous plaquer tout de suite et vous laisser vous débrouiller tout seuls ! Comprende ?

Il relâcha son étreinte et Gil rajusta son foulard.

— Yo comprendo, dit-il d'un air morose.

— Passe-moi plutôt les jumelles, kid, dit Lee comme si de rien n'était.

Gil les lui tendit et il les braqua aussitôt sur la plaza qui fourmillait de vaqueros. La lumière des feux faisait étinceler leurs armes et les pièces d'argent dont l'ornaient les bandeaux de leurs immenses sombreros. Il crut un instant reconnaître la silhouette trapue de Lopez, puis vit, sans aucun doute cette fois, le blond Chad Mercer en train de s'entretenir avec un grand Mexicain qui n'était autre que le capitaine Santiago. Des femmes, nombreuses, compagnes soumises des guerriers, s'affairaient à leur cuisine ou remplissaient au puits leurs ollas. Il se demanda distraitement ce qu'elles pouvaient bien penser de la grande gringa aux yeux émeraude qui s'était involontairement jointe à elles au cours du raid sur Galeana.

— Vous la voyez ? s'impatienta Gil.

— Non, mais je vois Mercer.

— Au diable Mercer ! Où est Leila ?

Un prêtre, à ce moment, sortit de l'église en ruine qui se dressait sur le côté sud de la plaza.

— Padre Antonio, murmura Lee en se souriant à lui-même.

— Qu'est-ce que vous dites ?

— Rien. J'ai simplement reconnu un vieil ami.

— Quand allons-nous enfin nous décider à descendre ?

Lee s'allongea sur le dos et leva les yeux sur les étoiles.

— Nous ne descendons pas.

— Vous êtes loco3 ?

— Nous serions tout de suite repérés. Non, il va nous falloir faire preuve d'astuce. Nous allons essayer de faire un marché.

— Que me chantez-vous là ?

— Nous n'avons aucune chance de faire sortir ta sœur et Chad de ce poblado. Il nous faut du renfort. Aussi allons-nous en chercher.

— Ici ? Au Mexique ? Qui nous aiderait ?

— Les Federales, répondit Lee en souriant.

— J'avais le sentiment, depuis quelque temps déjà, que le Soleil des Llanos vous avait tapé sur le ciboulot, mais maintenant, j'en suis convaincu !

Lee reprit ses jumelles et cette fois vit Leila, qui marchait vers l'église aux côtés de Mercer. Par le portail ouvert filtrait la douce lueur des cierges.

— Voilà ta sœur, dit-il à Gil en lui tendant les jumelles. Elle s'apprête à entrer dans l'église avec Mercer.

Le jeune homme regarda à son tour.

— Le salaud !

Lee consulta le ciel qui commençait à s'éclaircir à l'est. La lune ne tarderait pas à se lever. Gil abaissa les jumelles.

— Quel est ce marché dont vous me parliez ?

— Les Federales donneraient n'importe quoi pour mettre la main sur Lopez, à plus forte raison après son dernier raid. Ils ignorent tout du lieu de rendez-vous, et même s'ils le connaissaient, ils ne pourraient s'en approcher à cause des Yaquis.

— Et alors ?

Lee recula, en rampant, de quelques mètres puis se leva.

— Fais à ta guise, mais pour ma part, je vais de ce pas trouver les Federales afin de leur soumettre une proposition. Si je peux les guider jusqu'ici à l'insu des Yaquis, ils me récompenseront peut-être en me livrant ta sœur et Chad Mercer. Avec, bien entendu, un sauf-conduit pour la frontière.

— Vous feriez confiance à ces soldats mexicains ?

— Tu as peut-être une meilleure idée ?

Sans répondre, le jeune homme le suivit jusqu'à l'endroit où ils avaient laissé leurs chevaux. Ils se mirent en selle et s'éloignèrent dans la nuit, Lee ouvrant la voie sur le louvet. Au bout d'un mile, Gil rompit le silence.

— Qu'arrivera-t-il si les Federales n'acceptent pas votre marché ?

Lee haussa les épaules d'un air fataliste.

— Ley del fuego.

— Vous tenez réellement à Mercer, n'est-ce pas ?

— Tu l'as dit.

Ils se turent alors et poursuivirent leur route à travers la vallée sur laquelle la lune se levait.