CHAPITRE XV

La voix du clairon retentit dans la grisaille de l'aube. L'écho se répercuta entre les sombres collines environnantes et mourut. Une à une, les lampes s'allumèrent sous les tentes.

Lee Kershaw s'assit sur ses talons pour griller une cigarette.

— Peut-être devrais-je leur laisser le temps de prendre leur café, dit-il en bâillant. Ils seront sans doute alors dans de meilleures dispositions.

Le clairon sonna de nouveau, cette fois avec plus d'insistance. De nouvelles lumières s'allumèrent en tremblotant et le bruit assourdi des voix monta jusqu'aux deux hommes. La pâle lumière du jour rampa le long des crêtes déchiquetées des montagnes. Le vent tourna, tomba puis reprit de la vigueur en fraîchissant.

Lee se leva. Il déboucla sa ceinture à revolver et l'accrocha au pommeau de sa selle. La lumière grisâtre accusait les méplats de son visage barbu.

— Que se passera-t-il s'ils refusent de gober votre petite histoire ? s'enquit Gil.

— S'il m'arrive quoi que ce soit, il t'appartiendra d'aviser. Tu pourras soit descendre parler aux Federales, soit retourner au poblado pour y mourir en héros. Les Mexicains ne manqueront pas d'écrire une cancion sur toi, dans le genre : « Ballade de l'intrépide jeune gringo qui voulut arracher sa sœur des mains des Lopezistes et qui périt lors de sa tentative. » Tu peux également essayer de gagner la frontière. Tu as trois bons chevaux. Voyage la nuit. Cache-toi le jour. Ne campe jamais près des trous d'eau. Évite de faire du feu et surveille la poussière qui monte à l'horizon…

— Je devrais peut-être descendre avec vous ?

— Non, ça, c'est mon boulot, fiston.

Lee sortit la bouteille de brandy et fit sauter le bouchon avec ses dents. Il l'offrit à Gil qui refusa. Il la vida alors et jeta le cadavre dans un bosquet d'ocotillo.

— Le brandy est la boisson des héros !

— Comme tu dis, kid.

Ses yeux brillaient un peu. Il roula une autre cigarette et gratta l'allumette contre la jambe de son Lévis. Puis, plantant crânement son sombrero sur l'oreille droite, il interrogea le ciel à l'orient. Déjà les premiers rayons du soleil s'élançaient au-dessus de la crête en dents de scie des montagnes.

— Es el dia ! s'exclama-t-il et aussitôt il se mit à descendre de sa démarche allongée et légèrement chaloupée.

— Vaya con Dios ! lui cria Gil.

Il agita une main mais ne se retourna pas.

Gil sortit les jumelles de leur étui et, après avoir soufflé sur les lentilles, se mit en devoir de les astiquer consciencieusement avec son foulard. Il conduisit ensuite les trois chevaux dans une cuvette où il les attacha, mais sans desseller ni l'alezan ni le gris. Il revint vers l'endroit d'où il avait vue sur le campement et s'assit sur le sol, le dos contre un rocher. Il vit la silhouette élancée de Lee descendre la pente semée de brousse en direction du premier poste de sentinelle. La lumière grise de l'aube envahissait la grande vallée. Le soleil se posa sur les cimes. Clairons et tambours sonnèrent sur la place d'armes entre les rangées de tentes coniques. Le drapeau mexicain monta par saccades en haut d'un mât gondolé puis claqua dans la forte brise du matin.

Lee s'arrêta à une centaine de mètres de la sentinelle. Il jeta sa cigarette et l'écrasa sous sa botte. Les mains sur le haut de son sombrero, il marcha vers l'homme d'un pas aisé. Celui-ci pirouetta et braqua sur lui un long fusil à répétition.

— Halte là ! Qui vive !

Il s'arrêta aussitôt.

— Ami ! cria-t-il.

— Avancez un peu que l'on vous reconnaisse !

Il se retourna. Il était seul. Il reporta son regard sur la sentinelle et s'approcha du poste.

— Appelez le caporal de la garde.

— Caporal de la garde ! Poste Numéro Un ! brailla la sentinelle.

D'une tente jaillit un soldat trapu qui arriva au trot. Ses yeux s'étrécirent à la vue de Lee.

— Vous ! dit-il. – Lee approuva d'un signe de tête. – Le colonel tiendra certainement à vous voir. – Il sourit, révélant des dents blanches bien plantées. – Suivez-moi, señor.

Emboîtant le pas au caporal, Lee traversa la place d'armes battue aux quatre vents, suivi par les regards des Réguliers en shako du Sixième d'Infanterie Montée. Des durs à cuire qui servaient à la frontière depuis l'accession de Benito Juarez aux fonctions de presidente du Mexique. Ils éprouvaient sans nul doute encore moins de sympathie pour un mercenaire gringo aux yeux bleus qui avait combattu aux côtés de Lopez que pour les authentiques revolucionarios.

— Qui est votre colonel, maintenant ?

Le caporal le regarda de biais.

— Diaz.

— Sebastiano Diaz ?

— Qui d'autre voulez-vous que ce soit ? dit le caporal qui ajouta en souriant : Je pense qu'il se souviendra bien de vous.

— J'en suis sûr, murmura Lee.

Le Mexicain lui désigna du doigt une grande tente isolée et le regarda curieusement tandis qu'il écartait le panneau faisant office de porte et courbait la tête pour entrer. Diaz leva sur lui ses yeux d'agate.

— Bonjour, mon colonel.

— Allez au fait, Kershaw. Qu'est-ce qui vous amène ?

— J'ai un marché à vous proposer.

— Je ne traite pas avec des mercenaires yankees ! rétorqua Diaz d'un ton cassant.

— Vous pourriez faire une exception, répondit Lee d'une voix calme. Vous voulez Lopez, n'est-ce pas ?

— Évidemment ! Vous savez où il est ?

— Je le sais.

Diaz se pencha en avant.

— Bon ! Dans ce cas, je pourrais vous soutirer ce renseignement sans qu'il me soit nécessaire de faire un marché, comme vous dites.

— Certes. Mais vous savez aussi bien que moi que, même si je vous révélais où se trouvent Lopez et ses hommes, rien ne prouve que vous pourrez parvenir jusqu'à lui… À moins que je ne sois là pour vous servir de guide et vous indiquer comment tromper la vigilance des Yaquis.

Diaz se renversa en arrière et se mit à jouer avec un ouvre-lettres en forme de sabre miniature.

— Étiez-vous à Galeana avec Lopez ?

— J'y étais, mais pas avec lui.

— Et pourquoi y étiez-vous ?

— Pour affaires. J'y cherchais un homme.

— Qui ?

— Un certain Chad Mercer.

Le colonel ne témoigna aucune surprise.

— Je sais qu'il a une fois de plus rallié les rangs de Lopez. On dit qu'une gringa aux yeux verts l'accompagne. Une ribaude à sa solde, peut-être ?

— Elle est avec lui, c'est un fait, mais ce n'est pas une fille. Maintenant, si vous êtes d'accord pour que je vous conduise à Lopez, je veux en échange Mercer et la gringa.

Diaz lissa sa moustache en l'étudiant attentivement.

— Je crois comprendre que vous voulez sauver votre vieux compañero du peloton d'exécution. Exact ?

— Oui. Disons plutôt de votre peloton d'exécution.

— Je crains de ne pas très bien saisir.

Lee fit le plongeon.

— Puis-je enlever ma botte gauche ?

— Vous n'avez jamais eu un très grand souci de l'étiquette, mais allez-y, si cela doit améliorer votre confort. J'espère, toutefois, que vous avez changé de chaussettes depuis moins d'un mois.

— Très drôle, dit Lee en s'asseyant.

Il retira sa botte gauche puis, s'emparant de l'ouvre-lettres, s'en servit pour fendre la doublure. Il en sortit le mandat d'amener et le plaça sous les yeux de l'officier. Diaz le lut en fronçant son beau nez aquilin. Lee fendit alors la doublure de sa botte droite et en retira l'étoile de deputy. Il la posa sur le bureau à côté du mandat. Le colonel palpa l'étoile et leva les yeux.

— Vous pourchassez votre meilleur ami afin de le ramener au Nouveau-Mexique pour une éventuelle exécution ? Pourquoi ?

— C'est mon boulot.

— Chasseur d'hommes… fit Diaz d'un ton nuancé de mépris.

— Un gagne-pain comme un autre.

— Il est clair que ce doit être plus rentable que de vous battre pour Lopez.

— Lopez me doit toujours de l'argent depuis la dernière fois.

Diaz secoua la tête.

— Je trouve tout ceci malaisé à comprendre.

— N'en parlons plus, dit Lee en se penchant vers lui. Vous voulez Lopez. Je veux Mercer. Je puis vous donner Lopez. Si je vous le livre, j'exige en retour Mercer et la gringa qui l'accompagne. Avec, en supplément, une avance de vingt-quatre heures pour la frontière.

Le colonel se renversa sur sa chaise.

— Je pourrais vous faire fusiller tout de suite, dit-il pensivement. J'aurais dû vous faire fusiller, rectifia-t-il après une pause.

— N'attendez-vous pas depuis trop longtemps déjà votre nomination au grade de général de brigade ? Celle qui aurait dû normalement vous échoir avant que Lopez ne vous batte à El Corralitos ?

— Je crois me rappeler que vous y étiez, répondit Diaz avec froideur.

Lee remit dans ses bottes le mandat et l'étoile. Il sortit sa blague à tabac et roula une cigarette, sans quitter le colonel des yeux. Le clairon sonna. La place d'armes retentit du piétinement des pas cadencés. Une mule se mit à braire dans un corral. Il y eut une galopade à l'extérieur du camp. Il commençait à faire chaud sous la tente.

Diaz se leva.

— Aimeriez-vous du café ?

Lee se sentit brusquement soulagé, mais son visage resta de marbre. Une sueur glacée coulait sous ses aisselles.

 Gracias, dit il simplement.

— Por nada. Vous avez un cheval ?

— J'en ai trois.

Diaz haussa les sourcils.

— Tant que ça ? dit-il surpris.

— Un compagnon à moi m'attend là-haut dans ces collines.

— Il est aussi partie prenante dans ce marché ?

— Exact. C'est le frère de la gringa aux yeux verts.

Le colonel se dirigea vers le rabat de la tente, passa la tête et cria : « Café ! » puis revint s'asseoir à son bureau.

— Je flaire une bonne histoire, dit-il pour sonder le terrain.

— Je vous la raconterai une autre fois, quand nous serons en face d'une bouteille de brandy.

Le colonel opina. Un planton entra, porteur d'un plateau. Il servit les deux hommes et repartit aussitôt. Diaz commença à siroter l'épais breuvage corsé.

— Quand partons-nous ? s'enquit-il.

— Au crépuscule. Envoyez vos hommes en avant par petits détachements de dix à douze. Fixez-leur un rendez-vous près de la brèche dans les collines qui se trouve à quinze miles au sud-ouest d'ici. Nous devons entrer dans ces collines avant le lever de la lune. Je connais un endroit où nous pourrons nous cacher en attendant qu'il fasse nuit noire. Nous devrions être sur place environ une heure avant l'aube.

— Parfait, dit Diaz, en remplissant à nouveau les tasses. Vous auriez pu faire un bon soldat.

— Je l'étais peut-être, avec Lopez. Mais je n'aimais ni les horaires, ni la solde.

— Avez-vous jamais pensé que la prime que vous espérez toucher en livrant Mercer à vos autorités avait la même odeur que l'argent de Judas ?

— Jamais.

Leurs regards parurent se river l'un à l'autre à travers le court espace qui les séparait, mais ce fut Diaz qui le premier détourna les yeux.

— Faites venir votre ami et vos chevaux, dit-il. Donnez-leur à boire et à manger. Courtoisie de la République du Mexique.

 Gracias, dit Lee en se levant.

— Por nada, répliqua l'officier avec un geste détaché.

Il attendit que Lee eût quitté la tente puis se dirigea vers la porte. Il regarda le grand gringo traverser à longues enjambées la place d'armes inondée de soleil pour gagner la sortie du camp. Puis il baissa les yeux sur ses galons de colonel. Il lui semblait déjà voir à leur place l'étoile tant désirée de général de brigade.