CHAPITRE XVIII

Les dernières lueurs de la lune s'attardaient sur les collines, à l'ouest. Un vent capricieux balayait le canyon. Gil Luscombe se leva et scruta le fond du ravin.

— Il n'y a personne.

— Ferme-la et assieds-toi, dit Lee. Avec ce vent, on peut t'entendre à un demi-mile.

Le jeune homme vint s'accroupir à ses côtés.

— Ça va faire une heure qu'on poireaute ici. Comment savez-vous qu'il y a des Apaches en bas ?

— Je n'ai pas besoin de les voir. Je les devine !

— Gil a raison, intervint Chad, assis dans l'ombre d'une corniche en surplomb. Il n'y a pas âme qui vive.

— Descends-y donc, hombre ! – Il sortit la clé des menottes. – Libère-le, Gil. Laissons notre héros aller se rendre compte par lui-même.

Gil ne put s'empêcher de sourire.

— Qu'en penses-tu, Chad ?

— Tu ne vaux pas mieux que lui !

Trois miles plus haut, l'alezan s'était effondré et c'était maintenant la mule qui flanchait. Nerveuse, elle ne cessait de piaffer et de souffler. Lee sortit son couteau et le tendit à Gil.

— Débarrasse-toi d'elle.

— Nous en aurons besoin…

— Elle sait qu'il y a de l'eau dans ce maudit canyon et d'un instant à l'autre elle le claironnera à tous les échos.

Gil se leva et le regarda en hésitant.

— Eh bien, qu'est-ce que tu as ? Tu ne te sens pas capable de l'estourbir en douceur ?

— Si.

— Alors, magne-toi. Conduis-la au pied de cette colline. Attends que le vent souffle vers toi et règle-lui son compte. Andale !

Gil acquiesça et commença à descendre.

— Et la camelote ? gémit Chad. On n'a rien bouffé de toute la journée !

— Tu auras toujours la ressource d'aller te couper un steak de mule, répondit Lee en se levant.

Il se fraya un chemin au bas de la pente abrupte du ravin, en pestant contre la cruelle morsure des épines, puis, étendu sans bouger, il attendit que la lune se couchât. Une pierre roula au-dessus de lui et Gil le rejoignit. Il s'allongea à ses côtés et lui rendit le couteau.

— Elle n'a pas fait le moindre bruit, chuchota-t-il.

Lee remit dans la gaine le couteau encore chaud.

— Je n'en dirais pas autant pour toi !

— Vous persistez à croire qu'il y a du monde là-bas ?

— Qui sait ? D'ordinaire, les Apaches et les Yaquis s'éloignent sur les hauteurs aussitôt après s'être ravitaillés en eau. Il ne s'agit peut-être pas d'Indiens, mais à coup sûr il y a quelqu'un !

— Nous sommes nous-mêmes sur les hauteurs. Il ne semble pas que nous ayons de la compagnie.

— C'est bien ce qui me tracasse.

Soudain Lee dressa la tête. Une saute de vent venait de ranimer des braises, près des trous d'eau. Elles rougeoyaient, brillants rubis dans un écrin de velours noir. Une silhouette passa devant le feu et disparut aussi mystérieusement qu'elle était apparue.

— Vous aviez raison, souffla Gil.

Lee prit alors ses jumelles et distingua plusieurs formes enveloppées dans des couvertures. Un cheval hennit dans les ténèbres, vers le nord, et aussitôt un autre lui répondit.

— Ils sont bien sûrs d'eux, murmura-t-il. Ces chevaux vont nous servir.

— Ne me dites pas que vous avez l'intention de les voler !

— Te sens-tu le courage de descendre avec moi pour les prendre ?

Gil hésita.

— Avons-nous le choix ? – Lee secoua la tête. – C'est bon, j'irai, dit-il enfin.

— Ils sont au moins six, chuchota une voix derrière eux. Tu auras également besoin de moi, Lee.

Gil se retourna vivement mais Lee demeura coi.

— Je n'ai pas confiance en toi, Mercer.

— Le gosse te l'a dit : tu n'as pas le choix.

Lee sortit la clé des menottes et la tendit à Gil.

— D'accord. Délivre-le.

— Il me faut aussi un revolver, dit Chad.

— Reste ici, lui intima Lee.

Sans bruit il remonta jusqu'au bord du ravin puis passa devant la corniche où Leila était restée seule. Il alla prendre dans l'une de ses sacoches un colt à canon court qu'il portait parfois sous sa veste. Il se munit aussi de sa carabine et en repassant devant la jeune femme lui tendit le petit revolver.

— Nous y allons tous les trois, lui dit-il à voix basse. Si nous échouons, ne bougez pas d'ici avant qu'ils aient quitté le trou d'eau. Après leur départ, allez remplir vos gourdes puis mettez le cap sur le nord. Voyagez la nuit, cachez-vous le jour. Une fois à la frontière, vous apercevrez bien les lumières d'un ranch.

— « Et ne vous laissez pas prendre vivante », ajouta-t-elle en levant les yeux sur son visage plongé dans l'ombre. Vous alliez oublier de me le dire.

Il acquiesça et s'éclipsa tel un fantôme.

De retour auprès des deux autres, il tendit la carabine à Gil.

— Donne ton colt à Chad. Laisse ici ton chapeau et tes éperons.

Chad s'empara du revolver et s'assura qu'il était chargé.

— Nous ouvrons la voie ? s'enquit-il.

— Oui. Toi, Gil, tu resteras à l'arrière. Je vais te montrer où prendre position. S'ils nous dépassent, ce sera à toi de les arrêter, ajouta-t-il en dirigeant vers l'endroit où était restée Leila un regard qui exprimait clairement sa pensée.

Puis, désignant le lit du ravin :

— Andale !

Il descendit silencieusement, suivi de Chad. Gil fermait la marche. Le vent jouait avec le feu et parait de teintes fades les énormes rochers qui formaient un demi-cercle autour des réservoirs.

Lee se retourna pour désigner à Gil un emplacement de tir pour stopper une charge éventuelle des Apaches, puis il s'évanouit dans l'obscurité près de la base sud des rochers.

Se déplaçant sans bruit dans la pénombre, un Apache vêtu d'une simple bande-culotte s'éloigna jusqu'à une bonne quinzaine de mètres des rochers. Un couteau jaillit de la nuit et l'Indien s'écroula sans un son.

Ce premier obstacle supprimé, Lee continua à ramper sur le ventre, et c'est alors qu'une deuxième sentinelle apache sortit de l'ombre, un fusil dans les mains. Chad se faufila le long des rochers et fit un signe d'assentiment à Lee qui continua de ramper puis lança une pierre derrière lui. L'Indien, à pas de loup, s'avança dans cette direction et un avant-bras musclé s'enroula autour de sa gorge. Chad souleva la sentinelle du sol tandis que Lee s'approchait et lui plongeait sa lame dans le cœur. Il rattrapa le fusil au vol pendant que Chad, avec précaution, étendait le Peau-Rouge à terre. Chad sourit et leva deux doigts, puis s'éloigna sans bruit dans les ténèbres.

Lee enjamba le cadavre et s'aplatit contre un rocher. Le feu était maintenant presque éteint. Il repéra les formes des Apaches endormis puis fit le tour du rocher et s'arrêta à quelques centimètres d'un Indien qui dormait sur le ventre. L'Indien mourut avant même d'avoir ouvert les yeux.

Un cliquetis métallique résonna sur la pierre. L'un des Apaches allongés se dressa vivement sur son séant pour chercher l'origine du bruit. Il repoussa sa couverture et se leva, promenant autour de lui un regard hésitant. Le bord de la couverture, tombé sur les braises, commença à brûler lentement puis la couverture s'enflamma, illuminant le demi-cercle des rochers. L'Apache se retourna pour affronter la charge silencieuse de Chad. Lee s'approcha derrière lui. À cet instant, tel un diable à ressort, un autre Apache surgit de derrière une corniche, près des trous d'eau. Il leva son fusil. Lee pirouetta et dégaina, tirant de la hanche. Le Peau-Rouge s'effondra comme une poupée de son. Un autre Indien contourna un rocher et pointa sur lui un fusil de chasse à double canon. Le revolver de Chad cracha deux fois, juste au-dessus de sa tête, et il fut à demi assourdi. L'Apache s'abattit. Son fusil partit en touchant le sol. Lee se retourna pour chercher l'Apache auquel Chad s'était attaqué quelques secondes plus tôt. Le Peau-Rouge, mort, était tombé sur sa couverture enflammée.

— Il n'y en a plus ? demanda Chad d'une voix tendue.

Lee se retourna prestement. Deux silhouettes venaient de surgir des rochers et couraient à toutes jambes vers les pentes tapissées de broussailles.

— Ils vont chercher leurs chevaux ! hurla-t-il.

Sur la pente, la carabine de Gil cracha et le premier Apache s'effondra, recroquevillé sur lui-même. Le deuxième, couteau à la main, continuait de monter au pas de charge.

— Tire ! Tire, bon Dieu ! rugit Lee.

— C'est une femme ! cria Gil.

— Descends-la avant qu'elle ne te rejoigne ! dit Chad.

Gil hésita. La squaw se rapprochait. Il sauta de côté mais s'abstint de tirer. Chad fit feu et la femme, atteinte d'une balle dans le dos, tomba la tête la première et ne bougea plus. Gil courut et se pencha sur elle. Le couteau jaillit et lui laboura le visage. La joue en sang, il recula en chancelant, laissant tomber sa carabine. Chad monta la pente en trombe et tira une balle dans le dos de la squaw. Cette fois, elle demeura définitivement immobile.

Lee rejoignit Gil et écarta la main qu'il tenait sur sa joue en sang. Il examina la blessure.

— Tu survivras, railla-t-il. Elle t'a seulement égratigné. Tu garderas sans doute une jolie petite cicatrice pour la vie.

Gil roulait des yeux grands comme des soucoupes.

— C'était une femme… dit-il d'une voix enrouée.

Chad cracha.

— Certaines d'entre elles sont pires que les mâles.

Le silence se fit. Le vent était tombé. La couverture brûlait toujours, projetant une vive lumière sur le haut des rochers.

— Ne bouge pas ! dit Chad derrière Lee.

Ignorant l'ordre, Lee tourna lentement la tête. Chad tenait son colt braqué à moins de deux mètres de son dos.

— Lâche ce flingue, Lee.

Le revolver heurta le sol. Chad leva les yeux sur Gil.

— Toi aussi, kid. Pronto ! – Le fusil tomba sur la pente et glissa sur quelques mètres. Chad sourit. – Et voilà, le tour est joué ! Sombres crétins ! – Il leva les yeux vers le haut du ravin et cria : Leila ! Descends avec ce cheval, et grouille-toi !

Des sabots sonnèrent sur la roche meuble et Leila, conduisant le louvet de Lee, descendit lentement jusqu'à l'anneau de rochers faiblement éclairé par la lumière du feu. Elle contempla Gil et Lee avec des yeux papillotants mais s'abstint de regarder les Apaches morts. Le louvet renâcla et fit un écart pour s'éloigner d'un corps ensanglanté.

— Viens, Gil ! Toi, Leila, remplis ces bidons !

— Quelle direction, Chad ? demanda Lee d'un ton aimable. Tu ne peux aller ni au sud ni à l'est – les Federales te prendraient dans leurs filets. Tu ne peux pas non plus aller à l'ouest – tu serais en plein pays apache. Reste le nord, et le Nouveau-Mexique – et tu sais ce qui t'attend là-bas.

Chad se tourna vers Gil.

— Va chercher les chevaux des Apaches !

— Sûr, Chad, dit Gil.

Il s'avança et, au passage, frappa Chad d'une manchette au visage. Chad s'écarta en chancelant. Le jeune homme pirouetta et son poing gauche, tel un piston, s'enfonça dans le ventre de Mercer. Comme celui-ci, par réflexe, se pliait en avant, il lui décocha sous le menton un fulgurant uppercut. Chad tomba sur le dos et laissa échapper son colt. Du pied, Gil lança l'arme vers Lee. Chad roula sur le flanc pour se remettre debout et prit le gosse au dépourvu en lui décochant un crochet du gauche qui l'ébranla, doublé d'une droite qui le fit tomber sur un genou. Gil se laissa choir de côté pour éviter la botte destinée à sa mâchoire.

— Aidez-le, Lee ! cria Leila.

Lee fit rouler sa chique d'une joue à l'autre et cracha.

— Aider qui ?

Chad se rua sur Gil avant que celui-ci n'ait pu reprendre son aplomb et lui décocha au visage une série de coups de poing qui achevèrent le travail commencé par le squaw. Gil recula en titubant et s'abattit durement.

— Debout, jeune idiot ! dit Chad. Je n'en ai pas encore terminé avec toi !

Contre toute attente, Gil se releva et encaissa pour la peine une demi-douzaine de coups sévères. Rassemblant toute son énergie, il se colla à son adversaire et lui lança un violent coup de genou dans le bas-ventre. Chad grogna de douleur et se plia en deux. Il recula et tomba sur un genou, tendant la main vers le colt, mais un talon de botte le cueillit sous l'oreille gauche et il roula sur le côté puis resta étendu pour le compte.

Pantelant, Gil recula d'un pas et essuya le sang qui ruisselait de son nez.

Lee ramassa le colt.

— Gracias, dit-il à Gil.

— Gracias, de la m… ! dit Gil d'une voix enrouée. Il fallait que quelqu'un l'arrête et je ne vous ai vu, à aucun moment, prendre d'initiatives héroïques, grand homme !

— Un vrai dur, pas vrai ? dit Lee en souriant.

— Vous en voulez aussi ? répondit Gil d'une voix féroce.

Lee secoua la tête.

— Tu es trop en forme ce soir. Tu commençais à recevoir une sacrée raclée quand tu as eu soudain l'idée juste. Pas mal, kid.

— Peut-être que j'ai appris quelque chose à votre contact !

— Je reconnais qu'il t'a fallu un certain cran pour braver ce revolver et gifler Chad comme tu l'as fait.

— Imbécile ! fit Gil en souriant. Ce revolver n'était pas chargé ! Vous auriez dû y penser. Il n'y avait que cinq cartouches dedans et le percuteur reposait sur un cylindre vide. Une habitude à moi…

Lee ouvrit la culasse et fit tourner le barillet. Chaque chambre renfermait une douille. Cinq des six cartouches avaient été tirées, mais la sixième n'était pas percutée. L'une après l'autre, il éjecta les cinq douilles vides qui tombèrent en tintant sur le sol. Puis il lança la bonne cartouche au jeune Luscombe.

— Tu n'es pas très fort en calcul, kid. Je te conseille de garder celle-ci comme fétiche.

Gil attrapa la cartouche au vol et pâlit.

— Effectivement, je me souviens maintenant d'avoir chargé la sixième chambre là-haut avant de donner le revolver à Chad.

— Il est bien temps !

Lee rechargea son propre colt et marcha jusqu'à Chad. Il le fit rouler sur le dos puis lui passa les menottes. Il n'accorda pas un regard à Leila.

— Active un peu ce feu, fiston. Nous allons prendre un bon repas chaud avant de nous remettre en route.

— Je vais d'abord chercher les chevaux des Apaches, dit Gil qui disparut dans l'obscurité.

Lee s'approcha des réservoirs et s'agenouilla pour remplir les bidons.

— Je suppose que vous ne pardonnerez jamais à votre frère, dit-il à Leila par-dessus son épaule.

Il n'obtint d'elle aucune réponse. Il remplit son quart à son intention et le posa sur une roche. Après avoir bu lui-même puis rempli la cafetière, il se releva et la regarda.

— Eh bien ?

— Je n'ai rien à lui pardonner, Lee, dit elle calmement.

Chad Mercer s'était redressé, il porta ses mains à ses lèvres tuméfiées. Lee tendit le quart à Leila.

— Donnez-lui tout de même à boire…

Elle prit le quart et le dévisagea :

— Je ne savais pas vraiment quel genre d'homme était Chad avant ces dernières vingt-quatre heures.

— Alors ?

— J'avais votre petit colt dans les mains, rappelez-vous. J'aurais pu l'aider. Je ne l'ai pas fait.

— Salope ! dit Chad.

Lee se tourna lentement vers lui.

— Toujours aussi gentleman… Faites-le boire, Leila. Nous devons le conserver en vie jusqu'à Cibola.

Dans la nuit, Gil sifflotait en revenant avec les poneys des Apaches.