Chapitre XV
Joseph se leva tard le dimanche matin, l’esprit toujours rongé par les dernières paroles d’Elwyn et l’image du profond désespoir du jeune homme. Néanmoins, celui-ci était décidé à dissimuler un secret concernant la mort de Sebastian, même à ce prix-là. Joseph n’avait cessé de tourner et de retourner ce problème pendant sa nuit blanche, saisissant une réponse avant de la perdre ensuite, et en fin de compte ne trouvant rien de cohérent.
C’était le 2 août et il ignorait toujours qui avait assassiné ses parents, ce que contenait le document, ou ce que celui-ci était devenu. Il avait cherché, mais chaque solution se volatilisait au moment où il l’ébauchait. Pourtant, John et Alys Reavley étaient morts, de même que Sebastian Allard, l’Allemand Reisenburg, et à présent Harry Beecher. Et ce pauvre Elwyn pourrait l’être aussi, quand la justice aurait suivi son cours. Joseph ne voyait pas comment y remédier.
Le lendemain était un jour férié ; il devait retourner à St. Giles et le passer avec Judith. Ces derniers jours l’avaient trop accaparé pour lui écrire, ou même envoyer des nouvelles à Hannah.
Il se leva lentement, se rasa et s’habilla, mais ne descendit pas au réfectoire pour le petit déjeuner. Il n’avait pas faim et certes aucune envie d’affronter Moulton ou tout autre collègue. Il n’allait pas fournir d’explication au sujet d’Elwyn ou discuter de l’affaire. C’était une tragédie atroce, mais néanmoins privée. Les Allard avaient eu plus que leur content de malheur, sans qu’il faille y ajouter le fléau des spéculations d’autrui.
Il passa la matinée à ranger divers livres et papiers, puis écrivit une longue lettre à Hannah, en sachant qu’il n’y disait rien d’important… c’était un simple moyen de garder le contact. Il assista à la messe de onze heures à la chapelle, mais l’office se déroula presque à son insu, sans lui apporter le profond réconfort dont il avait besoin. Le contraire l’aurait franchement étonné. Peut-être connaissait-il trop bien les paroles, au point qu’il ne les entendait plus. Même l’excellence de la musique paraissait détonner dans le monde de la vie quotidienne, avec son désenchantement et tous ces deuils qui se multipliaient.
Il vit Connie Thyer brièvement dans l’après-midi, mais elle ne put lui parler que quelques minutes. Elle se retrouvait à nouveau dépassée par l’hystérie croissante de Mary Allard et découragée par l’inutilité de l’aide qu’elle tentait de lui apporter, même si les circonstances la contraignaient de continuer à la lui proposer, de même que sa compassion.
Joseph franchit la grille principale et flâna sans but dans les rues quasi désertes de la ville. Tous les magasins étaient fermés par respect du dimanche. Les rares personnes qu’il croisa étaient vêtues sobrement et lui adressèrent un signe de tête furtif.
Sans le vouloir, il se retrouva dans Jesus Lane et, d’instinct, obliqua à droite dans Emmanuel Road. Il passa tranquillement devant Christ’s Pieces et traversa enfin St. Andrews Street, pour rejoindre Downing Street, en direction de Corpus Christi, avant de retrouver la rivière.
Plutôt que de réfléchir réellement, il laissait ses pensées lui traverser l’esprit. Celui-ci fourmillait toujours de questions, et Joseph ignorait où trouver un fil conducteur qui lui permettrait de démêler ne fût-ce qu’une seule énigme. Peut-être fallait-il commencer par savoir qui avait assassiné Sebastian et pourquoi.
Les plus longs jours de l’été étaient loin désormais et, vers six heures et demie, alors qu’il se sentait las et assoiffé, le soleil déclinait à l’ouest. Même s’il n’en avait pas conscience, peut-être s’était-il retrouvé à dessein au pub qui jouxtait le bief. Il allait pouvoir s’y attabler, souper et prendre une grande boisson bien fraîche. En prenant son temps, il pourrait trouver l’occasion de parler de nouveau à Flora Whickham. Si Sebastian avait su quoi que ce soit au sujet de l’accident de la Lanchester, la jeune fille était peut-être la seule personne à laquelle il se serait confié, en dehors d’Elwyn, auquel Joseph ne risquait pas de soutirer le moindre renseignement. Le jeune homme était enfermé dans son chagrin et peut-être même dans la peur. S’il détenait cette dangereuse information, elle pouvait entraîner sa propre mort, au cas où il la divulguerait à quiconque. Et pourquoi ferait-il confiance à Joseph ? Jusque-là, n’avait rien réussi, hormis à prouver que Beecher n’était pas l’assassin de Sebastian, pas plus qu’il n’avait mis fin à ses jours.
Le pub était paisible… quelques hommes d’un certain âge sirotaient leur pinte d’ale, visages mornes, voix étouffées. Le patron circulait tranquillement parmi eux, remplissant les chopes, essuyant les tables. Même Flora n’avait pas droit aux plaisanteries.
Joseph commanda une tourte froide au gibier avec des tomates fraîches, des condiments et des légumes, puis des framboises à la crème. Les autres tables étaient vides et une brume dorée envahissait déjà l’atmosphère lorsqu’il avait enfin pu capter toute l’attention de la serveuse. L’établissement était désert, à présent, et le patron la laissa partir plus tôt.
Flora accepta volontiers de marcher dans les Backs sous les arbres, dans la lumière du soir. Il n’y avait personne sur la rivière, du moins à cet endroit, et les feuilles frémissaient à peine dans la brise légère. On n’entendait aucun bruit, si ce n’était le murmure du vent, aucune voix, aucun rire.
— C’est vrai qu’le frère de Sebastian a tué le docteur Beecher ? lui demanda Flora.
— Oui, j’en ai bien peur.
— Pour venger Sebastian ?
— Non. Le docteur Beecher n’a pas tué Sebastian, et Elwyn le savait.
Elle fronça les sourcils, la tombée du soir transformant sa chevelure en halo doré, autour de son visage troublé.
— Alors pourquoi ? demanda-t-elle. Il aimait Sebastian, vous le savez.
Elle secoua un peu la tête et poursuivit :
— C’était pas un héros pour lui ; il connaissait ses défauts, même s’il le comprenait pas beaucoup. Ils étaient très différents.
Elle contempla la lumière sur l’herbe lisse devant elle, les minuscules grains de poussière voletant dans l’air, les reflets ambrés du soleil à la surface de l’eau paisible.
— Si la guerre éclate – et ça risque d’être le cas, à c’qu’en disent les gens –, alors Elwyn aurait dû aller s’ battre. Il aurait pensé qu’c’était son d’voir et son honneur. Mais Sebastian aurait fait n’importe quoi pour l’éviter.
— Elwyn le savait ?
— J’pense que oui.
Elle attendit quelques instants, avant de continuer :
— Il comprenait pas à quel point c’était important pour Sebastian. Personne d’aut’ le comprenait.
— Pas même Miss Coopersmith ? demanda-t-il gentiment.
Il ignorait si Flora connaissait son existence, mais même si elle n’était pas au courant, elle n’avait pu espérer dans le meilleur des cas guère plus que de l’amitié de la part de Sebastian. Le pire eût été une relation plus malsaine et bien moins précieuse.
— J’pense qu’elle savait quelque chose, dit-elle en détournant son regard. Mais ça la mettait mal à l’aise. Elle est v’nue m’voir après sa mort. Elle m’a d’mandé d’rien dire, pour protéger la réputation de Sebastian, et éviter, j’suppose, à sa famille d’êt’ blessée.
Ses lèvres s’étirèrent un peu aux commissures, son visage était empreint d’une douce compassion.
— Il l’aimait pas et elle le savait. Elle pensait qu’ça viendrait au fil du temps. J’imagine même pas comme ça doit êt’ affreux. Mais elle voulait quand même le protéger.
Joseph tenta de concevoir la scène : Regina, digne, d’une beauté presque insignifiante, dans son élégante toilette de deuil, face à la serveuse, visage ovale et chevelure éclatante, quasi préraphaélite, et lui demandant de taire son amitié avec Sebastian, pour sauver la réputation du jeune homme. Et peut-être pour préserver aussi un peu de son honneur, si non privé, du moins public, qui risquait d’être mis à mal si l’on apprenait qu’il avait de Flora, plutôt que d’elle, sa confidente.
— Était-ce si important aux yeux de Sebastian ? reprit Joseph, en se rappelant sa propre conversation avec l’étudiant, à quelques mètres à peine du lieu où il se trouvait.
Elle était enfiévrée, certes, mais s’agissait-il de frayeurs et d’espoirs ou de volonté d’agir ? Flora y avait fait allusion.
— Était-ce davantage que des paroles ?
Elle contempla l’herbe sous la lumière déclinante et répondit d’une voix très basse.
— C’était une passion qu’il avait en lui, dit-elle. À la fin, c’était la chose la plus importante de sa vie… préserver la paix, veiller sur toute cette beauté qui nous v’nait du passé. La guerre le terrifiait… pas seulement les combats et les bombardements.
Elle leva un peu la tête et observa, sur l’autre rive, les tours des bâtisses à la beauté délicate, majestueuse, et le ciel limpide au-delà.
— Le pouvoir de briser, d’massacrer et d’brûler, mais par-dessus tout la destruction d’l’esprit. Une fois qu’on a anéanti la civilisation, qu’est-ce qu’il nous reste à l’intérieur ? La force et les rêves pour recommencer ? Non, on l’a plus. Si on détruit tout c’qui nous reste de sagesse, de beauté, et c’qui cause à c’qu’il y a de saint en nous, on s’ détruit nous-mêmes aussi. On d’vient des sauvages, mais sans l’excuse qu’ils ont, eux.
Il entendait l’écho des paroles de Sebastian dans celles de la jeune fille.
Elle se tourna vers lui :
— Vous comprenez ? s’enquit-elle, pressante.
Cela semblait capital pour elle.
C’est pour cette raison qu’il avait besoin de lui répondre honnêtement.
— Cela dépend de ce que vous êtes prêt à accomplir pour éviter la guerre.
— Vraiment ? dit-elle. Est-ce que ça ne le mérite pas ?
— Sebastian le pensait ?
— Oui. Je…
Elle hésita, troublée, et détourna encore les yeux.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par « ça dépend » ? Qu’est-ce qui pourrait êt’ pire ? Il m’a raconté certaines choses sur la guerre des Boers.
Elle tressaillit, comme saisie par des spasmes, et referma les bras autour d’elle.
— Les camps d’concentration, c’qu’est arrivé à des femmes et à des enfants, dit-elle dans un murmure. Si vous faites ça à des gens, qu’est-ce qui vous reste, quand vous rentrez à la maison, même si vous avez gagné ?
— Je ne sais pas, avoua-t-il, en sentant lui aussi un frisson le parcourir. Mais j’en suis arrivé à ne pas pouvoir croire que dans l’apaisement réside la réponse. Peu de gens sains d’esprit aspirent à se battre, mais peut-être que nous le devons.
— J’crois qu’c’était c’qui l’effrayait.
Flora se tenait immobile dans l’herbe. Ils étaient face à Trinity ; St. John s’assombrissait dans le soleil couchant.
— Y avait une chose terrible qui l’bouleversait dans les derniers jours. Y pouvait pas dormir ; j’crois qu’il en avait peur. C’était comme s’il avait une douleur si profonde en lui qu’il arrivait jamais à s’en débarrasser. Après c’ t’assassinat en Serbie, il était si désespéré qu’j’ai eu peur pour lui… Mais vraiment peur ! Pour lui, c’était comme si l’avenir était tout noir. J’ai essayé d’le réconforter, mais j’y suis pas arrivée.
Elle regarda Joseph, les yeux emplis de chagrin.
— C’est terrib’ de dire ça, mais… parfois, j’suis presque contente qu’y vive plus pour voir ça… car on va droit à la guerre, pas vrai ? Nous tous.
— Je pense, répondit-il calmement.
La conversation paraissait incongrue avec le magnifique coucher de soleil à l’horizon, l’air du soir chargé du parfum de l’herbe et, pour unique fond sonore, le murmure des feuillages et un tourbillon d’étourneaux dans le bleu transparent du ciel. C’était sans conteste l’âme même de la paix, l’ascension de générations jusqu’au sommet de la civilisation. Comment pourrait-on le détruire un jour ?
— Il essayait si fort ! lâcha-t-elle avec des sanglots de colère et de compassion dans la voix. Il appartenait à une espèce de grand club qui s’battait pour la paix, dans l’monde entier. Et il aurait tout fait pour eux.
Cela mit la puce à l’oreille de Joseph.
— Oh ? Qui étaient-ils ?
Elle secoua aussitôt la tête :
— J’en sais rien. Y voulait rien m’dire. Mais ils avaient d’grandes idées qui l’enthousiasmaient beaucoup et qui allaient stopper la guerre qu’arrive maint’nant.
Elle joignit les mains, en baissant la tête.
— J’suis heureuse qu’il ait pas à voir ça ! Ses rêves étaient si grandioses et si beaux, y pouvait pas supporter d’les voir s’effondrer. Ça l’rendait fou rien qu’d’y penser, avant qu’on le tue. J’me suis parfois d’mandé si c’est pas pour ça qu’on l’a assassiné.
Elle releva la tête et scruta le visage de Joseph :
— Vous croyez qu’y aurait des gens assez mauvais pour vouloir la guerre et l’ tuer au cas où il l’empêcherait ?
Il ne répondit pas. Sa voix était comme prisonnière de sa poitrine, tant il était oppressé. Était-ce le complot découvert par son père ? Sebastian était-il au courant depuis le début ? Quel prix ces gens-là étaient-ils prêts à payer pour une paix dont John Reavley pensait qu’elle anéantirait l’honneur de l’Angleterre ?
Flora s’était remise à marcher et descendait vers la rivière, peut-être parce que la nuit tombait si vite qu’elle avait besoin de s’éloigner des arbres pour voir où elle allait. Elle faisait corps avec le paysage, sa peau diaphane et dorée dans les vestiges du jour, les cheveux auréolant son visage.
Il la rattrapa.
— Je vais vous raccompagner, proposa-t-il.
Elle sourit en secouant la tête.
— Il est pas tard, dit-elle. Si j’peux pas passer par le collège, j’marcherai dans la rue. Mais merci.
Il n’insista pas. Il devait voir Elwyn. C’était le seul à pouvoir répondre aux questions qui le brûlaient. L’obscurité atteignait non seulement le ciel et l’atmosphère, mais également son cœur.
Il prit un raccourci par le pont le plus proche et marcha aussi vite qu’il le put en direction du poste de police. Les pensées grouillaient, toujours aussi confuses, dans sa tête, les mêmes questions l’assaillaient et exigeaient des réponses.
Les rues étaient désertes, les réverbères comme autant de lunes improbables projetant une clarté jaunâtre sur les pavés. Ses pas hâtifs sonnaient creux, il glissait un peu par moments.
Il parvint au commissariat et constata qu’il y avait de la lumière. Des gens devaient encore y travailler. Les portes n’étaient pas fermées à clé et il entra directement. Un homme se tenait à l’accueil, mais Joseph l’ignora et entendit quelqu’un l’interpeller, comme il passait dans l’autre pièce, où Perth avait maille à partir avec Gerald et Mary Allard, et un individu en complet sombre qui devait être leur avocat.
Ils se retournèrent à l’arrivée de Joseph. L’inspecteur paraissait si exténué que ses yeux étaient cernés de rouge.
— Révérend… commença-t-il.
— J’ai besoin de parler à Elwyn, dit Joseph, en percevant lui-même les inflexions désespérées dans sa voix.
Si l’avocat voyait Elwyn le premier, Joseph risquait de ne jamais connaître la vérité.
— Vous ne pouvez pas ! refusa Mary, farouche. Je l’interdis. Vous n’avez fait qu’apporter le malheur dans ma famille, et…
Joseph se tourna vers Perth.
— Je pense qu’il sait peut-être quelque chose au sujet du décès de Sebastian. Je vous en prie ! C’est d’une importance capitale !
Ils le dévisagèrent. Le visage de Mary ne trahissait que le refus. L’avocat s’approcha d’elle, comme pour la soutenir. Gerald demeura immobile.
— Je crois que Sebastian savait quelque chose à propos de la mort de mes parents ! reprit Joseph, gagné par la panique et sur le point de perdre son sang-froid. Je vous en conjure !
Le policier prit sa décision.
— Vous restez ici ! ordonna-t-il aux Allard et à l’avocat. Vous venez avec moi, dit-il à Joseph. S’il veut bien vous voir, c’est d’accord.
Et, sans attendre la moindre protestation, il quitta la pièce avec Joseph sur ses talons.
La cellule d’Elwyn se trouvait tout près et, quelques minutes plus tard, ils étaient à la porte. La clé était fixée à un crochet à l’extérieur. Perth l’ôta, la glissa dans la serrure et ouvrit. Il poussa la porte et s’arrêta net, pétrifié.
Joseph se tenait juste derrière lui, mais il était plus grand. Il vit Elwyn par-dessus l’épaule de l’inspecteur. Le jeune homme s’était pendu aux barreaux de la haute fenêtre, le nœud autour de son cou était formé par des lambeaux de sa chemise qu’il avait tressés, le tout assez solide pour supporter son poids et l’étrangler.
Perth se précipita et tenta de pousser un cri, en vain.
Joseph crut défaillir. L’émotion – un mélange de pitié et de soulagement – le submergea avec une force écrasante. Il sentit à peine les larmes couler le long de ses joues.
Le souffle court, l’inspecteur bataillait pour détacher Elwyn, les doigts gourds, déchirant les nœuds, se cassant les ongles.
Joseph aperçut la lettre sur le lit de camp et s’approcha. Personne ne pouvait plus rien faire pour Elwyn. L’enveloppe lui était adressée. Il l’ouvrit avant que Perth ou quelqu’un d’autre ne le lui interdise.
Il lut :
Cher docteur Reavley,
Sebastian était mort quand je suis arrivé dans sa chambre, ce matin-là ; le revolver gisait par terre. Je savais qu’il s’était suicidé, mais j’ai pensé que c’était par peur d’aller à la guerre. Il a toujours cru que nous irions au combat. Tout porte à croire à présent qu’il avait raison. Mais je n’ai lu sa lettre qu’ensuite, quand il était trop tard. Tout ce qui m’importait, c’était de masquer son suicide. Mère n’aurait pu vivre en sachant qu’il était lâche. Vous le savez, parce que vous la connaissez.
J’ai pris le revolver et je l’ai caché dans l’entonnoir, en haut du conduit d’écoulement, sur le toit de la maison du directeur. Je n’ai jamais voulu faire porter le blâme à quiconque, mais tout cela m’a échappé.
Le docteur Beecher a dû s’en rendre compte. Vous avez entendu ce qu’il a dit sur le palier, à propos de Sebastian et du courage. Entre-temps, j’avais lu sa lettre, mais c’était trop tard. Je suis désolé, terriblement désolé. Il ne reste plus rien, à présent. En tout cas, c’est la vérité.
Elwyn Allard
L’enveloppe contenait une seconde missive, sur un papier différent, et écrite de la main de Sebastian :
Cher docteur Reavley,
Je croyais connaître la réponse. La paix… la paix à n’importe quel prix. La guerre en Europe pouvait entraîner le massacre de millions d’individus ; qu’est-ce qu’une vie ou deux pour en sauver autant ? Je l’ai cru et j’aurais volontiers donné la mienne. J’ai voulu préserver toute cette beauté. Peut-être que ce n’est pas possible et que nous devrons nous battre, en définitive.
J’étais à Londres quand j’ai appris qu’on avait volé le document. Je suis rentré à Cambridge ce soir-là. Ils m’ont donné un revolver, mais j’ai moi-même confectionné la herse, avec du fil de clôture. Ainsi, ça passerait pour un accident. Ce serait beaucoup mieux. Ça n’a pas été difficile, juste laborieux.
Je suis parti à bicyclette le lendemain, je l’ai abandonnée dans un champ. Tout était fort simple… et plus terrible que tout ce que j’aurais pu imaginer. Vous songez aux millions de gens et votre esprit est anéanti. Vous voyez deux corps étendus, brisés, dont la vie s’en est allée, et votre âme est écartelée. La réalité du sang et de la douleur est si éloignée de l’idée que l’on peut s’en faire… Je ne peux plus vivre avec ce fardeau.
J’aurais aimé ce que ce ne soient pas vos parents, Joseph. Je suis si désolé que je ne pourrai jamais m’en relever.
Sebastian
Joseph contempla la feuille. Elle expliquait tout. À leur manière, Sebastian et Elwyn se ressemblaient tellement : aveuglés, héroïques, autodestructeurs, et, tout compte fait, inefficaces. La guerre aurait lieu, de toute façon.
Perth déposa Elwyn à terre avec précaution, en glissant une couverture sous sa tête, comme si cela était utile. Il considérait Joseph, le visage terreux.
— Ce n’est pas notre faute, dit ce dernier. Au moins, cela évitera le procès.
L’inspecteur déglutit avec peine. Il essaya de dire quelque chose, mais ses mots s’étouffèrent dans un sanglot.
Joseph reposa la lettre sur le matelas et conserva celle de Sebastian.
— Je vais aller les prévenir.
Dès qu’il se retrouva dans la pièce, Mary s’avança et reprit son souffle pour exiger une explication. Elle découvrit alors son visage et comprit, effrayée, que quelque chose d’horrible s’était produit.
Gerald s’avança derrière elle et la prit par les épaules.
— Je suis navré, dit calmement Joseph. Elwyn a reconnu avoir tué le Dr Beecher, car celui-ci avait découvert la vérité sur la mort de Sebastian.
— Non ! hurla Mary en essayant de s’arracher à l’emprise de Gerald.
Joseph resta immobile. Il ne pouvait éviter cela. Il eut l’impression de prononcer l’arrêt de mort de Mary Allard.
— Sebastian a mis fin à ses jours. Personne ne l’a assassiné. Elwyn ne voulait pas que vous le sachiez, alors il a pris l’arme et a maquillé cela en meurtre… pour vous protéger. Je suis désolé.
Elle était comme paralysée.
— Non, prononça-t-elle d’une voix tout à fait posée. Ce n’est pas vrai. C’est une conspiration !
Le visage de Gerald se décomposa lentement lorsque la compréhension brisa quelque chose en lui. Il lâcha Mary et recula en chancelant, pour se laisser choir sur une des chaises en bois.
L’avocat semblait totalement impuissant.
— Non ! répéta Mary. Non ! Non !
Perth apparut à l’entrée de la pièce.
— J’ai appelé un médecin…
Mary fit volte-face :
— Il est vivant ! Je le savais !
— Non, dit l’inspecteur d’une voix rauque. Je l’ai appelé pour vous. Je suis désolé.
Elle vacillait.
Joseph tendit la main pour la retenir, mais elle le repoussa violemment, tandis que ses jambes se dérobaient sous elle ; elle l’atteignit au visage, et l’effleura à peine.
— Vous feriez mieux d’vous en aller, m’sieur, conseilla Perth tranquillement.
Nulle colère dans son regard, uniquement de la pitié et une immense fatigue.
Joseph comprit et sortit dans la fraîcheur enveloppante et protectrice de la nuit. Il avait besoin de solitude.
Le lendemain, le 3 août, Mitchell lui apporta le journal de bonne heure.
— Va y avoir la guerre, m’sieur, dit-il d’un air sombre. On peut plus rien y faire, maint’nant. La Russie a envahi l’Allemagne hier, et les Allemands sont entrés en France, au Luxembourg et en Suisse. La marine est mobilisée, et les soldats surveillent les lignes de chemin d’ fer, les stocks de munitions et ainsi d’suite. J’crois qu’ça y est, docteur Reavley. Que Dieu nous vienne en aide.
— Oui, Mitchell, je suppose que le sort en est jeté, commenta Joseph.
La réalité de la situation l’oppressait à lui couper le souffle.
— Vous allez r’tourner chez vous, m’sieur.
C’était une affirmation.
— Oui, Mitchell. Il n’y a vraiment plus rien à faire ici pour l’instant. Je devrais être auprès de ma sœur.
— Oui, m’sieur.
Avant de s’en aller, il passa voir Connie quelques instants. Ils avaient peu de choses à se dire. Il ne pouvait lui parler de ce qu’il avait appris sur Sebastian et, de toute manière, en la regardant, il songeait à Beecher. Il savait ce qu’on éprouvait à la perte de la seule personne qu’on pût imaginer aimer, lorsqu’on se retrouvait seul, face à un chemin s’étirant à perte de vue.
Il se borna à lui sourire et à évoquer la guerre.
— Je présume que la plupart d’entre eux vous s’enrôler comme officiers, dit-elle paisiblement, le regard voilé, comme elle contemplait le soleil sur l’enceinte du jardin.
— Probablement, approuva-t-il. Ce qu’ils ont de mieux à faire… si on en arrive là.
Elle se tourna vers lui.
— Vous pensez qu’il n’y a plus d’espoir ?
— Je ne sais pas, admit-il.
Il s’attarda encore un peu, souhaitant dire un mot au sujet de Beecher, mais elle comprit. Elle l’avait peut-être même mieux connu que lui, et il lui manquerait d’autant plus. Enfin, il se contenta de lui dire au revoir, puis alla trouver le directeur pour lui faire aussi ses adieux, en tout cas pour le moment.
Il n’avait traversé que la moitié de la seconde cour quand il vit Matthew franchir la grille principale. Son frère avait le teint pâle et l’air fatigué, comme s’il avait veillé une grande partie de la nuit. Ses cheveux blonds étaient un peu éclaircis par le soleil et il portait l’uniforme.
— Tu veux que je te dépose à la maison ? proposa-t-il.
— Oui… s’il te plaît.
Joseph hésita un instant, en se demandant si Matthew désirait une tasse de thé ou autre chose, avant de parcourir les derniers kilomètres. Mais la réponse se lisait sur son visage.
Dix minutes plus tard, ils se retrouvaient sur la route. C’était presque une journée d’été comme les autres. Les chemins étaient gorgés de feuillage, la moisson battait son plein dans les champs, ici et là ponctués de coquelicots écarlates. Les hirondelles se rassemblaient.
Le cœur gros, Joseph relata à Matthew ce qui s’était passé la veille au soir. Il avait encore la lettre d’Elwyn en tête et celle de Sebastian sur lui. Il la lut sur le trajet. Toute explication, tout commentaire étaient superflus. Lorsqu’il eut fini, il la replia et la glissa dans sa poche. Il observa Matthew. Le visage de son frère était déchiré de douleur et de colère envers ces actes inutiles et la peine qu’ils avaient causée. Il lança un bref regard à Joseph. C’était un regard de profonde compassion.
— Tu as raison, concéda Matthew avec calme, tandis qu’il négociait le virage pour entrer dans St. Giles et découvrait la grand-rue déserte. Ni toi ni moi ne pouvons y remédier. Pauvres diables. Tout cela pour rien. Je suppose que tu n’as toujours aucune idée de ce qui est arrivé au document ?
— Non, répondit Joseph, lugubre. Je te l’aurais dit.
— Oui, bien sûr. Et j’ignore toujours qui est derrière tout ça… à moins que ce soit Aidan Thyer, comme tu le laisses entendre. Bon sang ! Je l’aimais bien.
— Moi aussi. Je commence à me rendre compte que ça ne signifie pas grand-chose, dit Joseph avec tristesse.
Matthew lui lança un regard comme il quittait la rue principale pour rejoindre la maison.
— Que vas-tu faire maintenant ? Archie va rester en mer, comme toujours. Il n’aura pas le choix. Et moi je demeure aux services secrets, naturellement. Mais toi ?
Il fronçait les sourcils, l’air un peu inquiet.
— Je n’en sais rien, avoua Joseph.
Matthew gara l’automobile devant la demeure, faisant crisser ses pneus sur le gravier. Quelques instants plus tard, Judith ouvrit la porte d’entrée, le visage rasséréné. Elle descendit les marches du perron en deux enjambées et serra très fort ses frères à tour de rôle, avant de retourner à l’intérieur.
Quand ils sortirent ensuite pour se promener dans l’herbe douce du jardin, sous les pommiers, ils la mirent au courant à propos d’Elwyn et de Sebastian. Elle en resta abasourdie : la rage, la compassion et la confusion la submergèrent tel un rar-de-marée.
Le déjeuner tardif fut morne, silencieux, chacun était désireux de s’isoler dans ses pensées. C’était un de ces étranges moments où le temps semble suspendu. Le cliquetis des couverts sur la porcelaine était assourdissant.
Aujourd’hui, demain, bientôt, Joseph allait devoir prendre une décision. Il avait trente-cinq ans. Il n’était pas tenu de se battre. Il pouvait faire valoir toutes sortes d’exemptions et personne ne s’y opposerait. La vie devait continuer au pays : il y avait des sermons à faire, des gens à baptiser, à marier, à enterrer, les malades et les personnes en détresse à visiter.
Le dessert se composait de framboises. Il mangea les siennes lentement, en savourant leur douceur, comme s’il n’y goûterait plus jamais. Il avait l’impression que Matthew et Judith attendaient qu’il prenne la parole, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il était censé déclarer, et son frère lui épargna cette peine en l’arrachant à son indécision.
— J’étais en train de réfléchir, dit-il. J’ignore les armes dont nous disposons, du moins dans le détail. Je sais en revanche que c’est insuffisant. Il se peut qu’on nous demande de donner tout ce que nous possédons en état de marche. J’ignore si quelqu’un en voudra, mais c’est fort possible.
— Ça ne va quand même pas être aussi terrible ! Si ? s’enquit Judith, livide, le regard effrayé. Je veux dire…
— Non, bien sûr que non ! s’empressa de contrer Joseph, en lançant un regard menaçant à Matthew.
— On risque de nous demander des armes à feu, persista son frère. Je ne serai pas à la maison et j’ignore si tu y seras ou pas.
Il regarda Joseph tout en parlant et recula sa chaise pour se lever.
— Il y a au moins deux fusils de chasse, un neuf et un vieux, ce qui risque de ne pas faire grand-chose. Et il y a la canardière.
— Tu pourrais arrêter un éléphant avec ça ! ironisa Judith. Mais seulement s’il venait vers toi par les marécages, à condition que tu sois en train de voguer dans ta barque au même moment.
Matthew repoussa sa chaise contre la table.
— Je vais la sortir quand même. Elle servira sans doute à quelqu’un.
Joseph l’accompagna, non pas par intérêt pour les armes à feu – il les détestait –, mais pour s’occuper.
— Tu n’as pas besoin de l’affoler comme ça ! reprocha-t-il à son frère. Pour l’amour du ciel, tâche de faire preuve de jugeote !
— Il vaut mieux qu’elle soit au courant, se contenta de répondre Matthew.
Les armes étaient rangées dans un placard fermé à clé du bureau. Matthew prit celle de son trousseau et ouvrit l’armoire. À l’intérieur se trouvaient les trois fusils qu’il avait mentionnés, ainsi qu’un très vieux pistolet de tir. Il les regarda un à un, ouvrit les fusils et les examina.
— As-tu décidé de ce que tu vas faire ? s’enquit-il en inspectant l’un des canons.
Joseph ne répondit pas. Ses pensées étaient immuables depuis plus longtemps qu’il ne l’aurait cru. Elles interdisaient déjà toute fuite devant l’inévitable. À présent, il était bien obligé de le reconnaître.
Matthew scruta l’autre canon, puis referma le fusil. Il s’empara du deuxième et l’ouvrit.
— Tu n’as pas beaucoup de temps, Joe, dit-il gentiment. Guère plus d’un jour ou deux.
Joseph espérait que son frère se trompait. Il s’accrochait une dernière fois à l’innocence, mais en vain. Il comprenait la crainte de Sebastian. Peut-être était-ce ce qu’il avait vu chez ce jeune homme qui trouvait son écho le plus vif en lui-même, la compassion impuissante pour la souffrance qu’il ne pouvait atteindre, même pour l’apaiser. Cela l’anéantissait. La rage de la guerre l’horrifiait, la capacité de haïr, de faire de la mort d’autrui le but de sa vie… au service de n’importe quelle cause. S’il y participait, il y sombrerait.
Matthew prit la canardière. C’était une arme peu maniable, avec un long canon par lequel elle se chargeait. Elle ne s’ouvrait pas au milieu comme un fusil de chasse, mais se révélait mortelle à faible portée.
— Nom d’un chien ! lâcha-t-il, irrité, en regardant à l’intérieur du canon. Je n’y vois goutte ! Celui qui a conçu ces maudits engins devrait être forcé de s’en occuper. J’ignore si elle fonctionne ou non. Te rappelles-tu la dernière fois qu’on s’en est servi ?
Joseph n’écoutait pas. Il se remémorait l’hôpital où il avait commencé sa formation de médecin… les blessures, la douleur, les décès qu’il ne pouvait éviter.
— Joe ! s’écria Matthew violemment. Bon sang ! Passe-moi cette baguette et voyons si c’est propre ou non !
Joseph obtempéra et Matthew enfonça la badine dans le canon de la canardière.
— Il y a quelque chose là-dedans, dit-il, impatient. C’est…
Très lentement, il baissa les mains, en tenant toujours la canardière.
— C’est du papier, précisa-t-il d’une voix sourde. C’est un rouleau de papier.
Joseph sentit la sueur perler sur sa peau et un frisson de parcourir.
— Tiens le fusil ! lui ordonna-t-il en s’emparant de la badine, pour la glisser et la remuer doucement dans le canon.
Ses mains tremblaient autant que l’arme tenue par Matthew.
Il lui fallut dix bonnes minutes pour extirper le papier sans le déchirer, puis le dérouler et le maintenir à plat. C’était un texte en allemand. Ils le lurent ensemble.
Il s’agissait d’un pacte entre le kaiser et le roi George V, dont les termes se révélaient d’une simplicité accablante. La Grande-Bretagne se tiendrait à l’écart et laisserait l’Allemagne envahir et conquérir la Belgique, la France et, bien entendu, le Luxembourg, en épargnant les centaines de milliers de vies qui seraient perdues en tentant de les défendre.
En retour, un nouvel Empire anglo-germanique serait formé, jouissant d’une puissance invincible sur terre et sur mer. Les richesses du monde seraient divisées entre eux : l’Afrique, l’Inde, l’Extrême-Orient, et, dernière et non des moindres, l’Amérique.
L’intervention serait rapide et quasi indolore, la récompense au-delà de toute espérance. Le kaiser avait signé le document qui, de toute évidence, était en chemin pour être parafé par le roi.
— Dieu tout-puissant ! s’écria Matthew, interloqué. C’est… c’est monstrueux ! C’est…
— C’est ce que père a empêché en le payant de sa vie, dit Joseph, la voix entrecoupée de sanglots.
Il en était sûr depuis le début : John Reavley avait eu raison. Rien ne l’avait égaré ou dupé ; il ne s’était pas trompé. Un sentiment de paix de profonde certitude, envahit Joseph.
— Et peut-être a-t-il réussi, reprit-il. Il y aura la guerre. Dieu sait combien mourront, mais l’Angleterre a donné sa parole à la Belgique, et elle ne la trahira pas. Ce serait pire que la mort.
Matthew se passa les mains sur le visage.
— Qui est derrière ça ?
Il était épuisé mais, en lui aussi, subsistait quelque chose de plus fort, le doute, la vulnérabilité avaient disparu.
— Je l’ignore, répondit Joseph. Un proche du kaiser en Allemagne, très intelligent, visionnaire et puissant. Et, ce qui est plus important pour nous, quelqu’un ici en Angleterre, qui allait le porter au roi… et qui a bien failli réussir, bon sang !
— Certes, approuva Matthew en secouant la tête. Il pourrait s’agir de n’importe qui. Chetwin… Shearing aussi, je suppose. Même Sandwell ! Je ne sais pas, l’un ou l’autre.
— Ou quiconque auquel nous n’avons pas songé, renchérit Joseph.
Matthew le dévisagea.
— Quel qu’il soit, il est brillant et impitoyable… et toujours dans la nature.
— Mais il a échoué…
— Il n’acceptera pas l’échec.
Matthew se mordit la lèvre, la voix tendue, la figure quasi exsangue.
— Un homme capable d’imaginer cela ne s’arrêtera pas là. Il aura des plans d’urgence, d’autres idées. Et il n’est sans doute pas tout seul. Il a des alliés, des doux rêveurs, des idéalistes blessés, des mécontents, des ambitieux. Nous ne les connaissons pas jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Mais bon sang, je vais consacrer chaque minute de mon temps libre à le pourchasser ! Je suivrai chaque piste, peu importe où elle me mène, peu importe qui elle affecte, jusqu’à ce que je mette la main dessus. Sinon, il détruira tout ce qui nous est cher.
Les paroles de son frère cristallisèrent la prise de conscience dans l’esprit de Joseph, dissipant tous ses doutes. Quoi qu’il ressente, sans se préoccuper de sa tête ou de son cœur, de son sentiment d’horreur ou de sa propre faiblesse lorsqu’il s’agissait d’accomplir quelque chose d’utile, il devait participer à la guerre. S’il fallait défendre l’honneur, la foi, les valeurs humaines ou divines, alors il n’existait aucune dérobade. Il ferait tout ce qui était en son pouvoir. Il apprendrait à protéger ses émotions, à n’éprouver ni rage ni compassion, et pourrait donc survivre.
— Je m’engage, annonça-t-il. En tant qu’aumônier.
C’était une déclaration irrévocable, aucune remise en question, aucun changement possible.
— Je ne me battrai pas, mais je serai là. J’aiderai.
Matthew sourit et une douceur extraordinaire envahit son visage. Dans ses yeux brillait une lueur en laquelle Joseph reconnut, stupéfait, de la fierté.
— Je pensais que tu le ferais, dit Matthew calmement.
Quelque part, dans la maison, le téléphone se mit à sonner.
Au-dehors, la lumière s’atténuait.
— Qu’allons-nous en faire ? s’enquit Matthew en lorgnant le document.
— Le remettre dans le fusil, répondit Joseph sans hésiter. Nous risquons d’en avoir besoin un jour. Personne ne croirait à son existence sans l’avoir vu. Ils ne l’ont pas trouvé ici auparavant, et ils ont cherché. C’est aussi sûr que n’importe quelle autre cachette. Mets le fusil hors d’usage et ensuite personne ne songera à s’en servir.
Matthew considéra la vieille canardière avec tristesse.
— Je déteste faire ça, dit-il.
Mais, tout en parlant, il ôtait le percuteur.
Joseph enroula le document et le glissa dans le canon, en se servant de la baguette pour l’enfoncer le plus loin possible.
Ils venaient de finir quand Judith apparut à l’entrée de la pièce, livide.
— Qui était-ce ? demanda Joseph.
— C’était pour Matthew, dit-elle un peu nerveuse. M. Shearing. Sir Edward Grey1 a déclaré au Parlement qu’en cas d’invasion de la Belgique par l’Allemagne, la Grande-Bretagne honorera le traité prévoyant de sauvegarder la neutralité belge, et nous entrerons en guerre. Il souhaite que tu retournes à Londres, dès que nous le saurons.
Elle prit une profonde inspiration et réprima un frisson :
— C’est ce qui va arriver, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Joseph. En effet.
Il lança un regard à Matthew, qui hocha la tête.
— Nous avons trouvé le document qui a coûté la vie à père, annonça-t-il à sa sœur. Tu ferais bien de venir au salon et nous allons t’en parler.
Elle demeurait immobile.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle. Où était-il ? Pourquoi ne l’avons-nous pas découvert plus tôt ?
— Dans la canardière, répondit Joseph. C’était en tout point aussi terrible qu’il le disait… voire pire.
— Je veux le voir ! exigea-t-elle sans bouger.
Matthew reprit sa respiration.
— Je veux le voir ! répéta-t-elle.
Ce fut Joseph qui s’empara du fusil et, avec le plus grand soin, commença à extraire le rouleau de papier avec la baguette. Matthew l’aida en tenant l’arme. Finalement, il parvint à le retirer du canon. Il le déroula et le mit à plat pour Judith.
Elle s’en empara et le lut lentement.
Au lieu de la peur, ce fut une sorte de fierté douloureuse, farouche, qui s’inscrivit sur son visage. Les larmes lui vinrent aux yeux, et elle les ignora comme elles coulaient sur ses joues. Elle releva la tête en regardant ses frères.
— Il avait donc raison !
— Oh oui ! acquiesça Joseph d’une voix entrecoupée. Typique de père… il a minimisé l’affaire. Cela aurait changé la face du monde et fait de l’Angleterre la nation la plus ignominieuse des annales de l’Histoire. Cela aurait peut-être sauvé des vies… mais seulement à court terme. À la fin, le coût se serait avéré inestimable. Il existe certaines idées pour lesquelles nous devons nous battre…
Elle opina du chef et tourna les talons pour rejoindre le salon. Le soleil déclinait déjà, projetant de longues ombres.
Joseph et Matthew replacèrent avec soin le traité dans sa cachette, puis rejoignirent leur sœur.
Ils restèrent assis ensemble, à évoquer leurs souvenirs, dans la tombée du soir, tous les instants qu’ils avaient partagés, les joies passées, les moments de bonheur entrelacés dans le tissu de la mémoire pour briller dans les ténèbres qui les attendaient.
Plus tard, Shearing rappela. Matthew répondit et écouta.
— Oui, dit-il pour finir. Oui, monsieur. Bien sûr. Je serai là-bas demain matin à la première heure.
Il raccrocha et se tourna vers Joseph et Judith.
— L’Allemagne a déclaré la guerre à la France… et ses troupes sont regroupées pour envahir la Belgique. Lorsque cela se produira, nous enverrons un ultimatum à l’Allemagne, qu’elle refusera, bien entendu. D’ici minuit, demain, nous serons en guerre. Grey a déclaré : « Les lampes s’éteignent dans toute l’Europe. Nous ne les reverrons pas s’allumer de notre vivant. »
— Peut-être pas, dit Joseph, avant de reprendre sa respiration. Nous allons devoir porter notre propre lumière… le mieux possible.
Judith enfouit la tête au creux de l’épaule de Joseph, et Matthew passa son bras autour d’elle, pour prendre la main de son frère et la serrer fort.
1- Sir Edward Grey (1862-1933), ministre des Affaires étrangères du gouvernement Asquith. (N.d.T.)