Chapitre VIII

Le lundi 20 juillet, Joseph participa dans la matinée à un débat animé avec une demi-douzaine d’étudiants, où personne, selon lui, n’apprit grand-chose.

Comme il traversait la cour pour rentrer chez lui, il se rendit compte que la discussion l’avait fatigué. Il aspirait à la tranquillité de ses ouvrages et tableaux familiers et, par-dessus tout, au silence. La plupart des jeunes gens avec qui il avait parlé étaient effrayés à l’idée d’une éventuelle guerre en Europe, quand bien même serait-elle lointaine et hypothétique.

Bien plus immédiate demeurait l’enquête policière en cours sur la meurtre de Sebastian Allard. On ne pouvait y échapper. Il suffisait d’apercevoir la mère du défunt arpentant Fellows’Garden en noir, dévorée par la rage et le malheur. Elle paraissait avoir choisi de s’isoler du reste du monde. L’inspecteur Perth poursuivait ses interrogatoires, sans jamais confier à quiconque les conclusions qu’il tirait des réponses fournies. Et personne n’oubliait qu’un de ces érudits de la jeunesse dorée avait tiré le coup de feu à dessein.

Joseph se trouvait presque à la porte lorsqu’il entendit des pas légers, rapides, derrière lui, et il se tourna pour découvrir Perth à quelques mètres. Comme toujours, le policier arborait un complet dénué d’élégance. Ses cheveux étaient coiffés en arrière et sa moustache égalisée. Il tenait une pipe par le fourneau, comme s’il hésitait à l’allumer.

— Oh ! Bien. Révérend Reavley… ravi d’tomber sur vous, m’sieur, lança-t-il, jovial. Vous rentrez ?

— Oui, je viens d’avoir un débat avec quelques-uns de mes étudiants.

— J’ai jamais pensé qu’des messieurs comme vous travaillaient aussi dur, même en période de vacances, remarqua Perth, en suivant Joseph qui franchissait le porche en pierre sculptée.

Et ils passèrent devant l’escalier de chêne, noirci par le temps, le milieu des marches creusé par ceux qui les gravissaient depuis des siècles.

— Un petit nombre d’étudiants choisissent de rester ici pour des études complémentaires, expliqua Joseph qui obliquait pour monter. Et puis il y a toujours des futurs licenciés qui poursuivent d’autres cursus.

— Oh oui, les futurs licenciés.

Ils parvinrent au palier et Joseph ouvrit la porte de sa chambre.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, inspecteur ?

Perth eut un sourire de gratitude.

— Ma foi, puisque vous l’demandez, m’sieur, y en aurait une.

Il attendit, impatient, sur le seuil. Joseph céda et l’invita à entrer.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.

— J’pense que je trahirais pas la vérité, m’sieur, si j’disais qu’vous connaissiez M. Allard mieux qu’tous les aut’gentlemen ici présents.

— Probablement.

Perth enfouit les mains dans ses poches.

— 'voyez, révérend, j’ai causé à Miss Coopersmith, la fiancée de M. Allard, si vous voyez c’que j’veux dire ? Une jeune femme charmante, beaucoup d’sang-froid, pas l’genre à pleurer et à s’lamenter… un chagrin en sourdine, comme qui dirait. J’peux pas m’empêcher d’admirer, pas vous ?

— Certes, admit Joseph. Une jeune femme remarquable, semble-t-il.

— Vous la connaissiez avant, m’sieur ? Vu qu’vous connaissez la famille Allard et M. Sebastian en particulier. Les gens m’disent qu’vous étiez très proches, qu’vous le conseilliez beaucoup dans ses études, qu’vous veilliez sur lui, comme qui dirait.

— Sur un plan universitaire, observa Joseph, trop conscient de la véracité de ses propos. Je savais très peu de choses sur sa vie personnelle. J’ai un certain nombre d’étudiants, inspecteur. Sebastian Allard comptait parmi les plus brillants, mais il n’était certes pas le seul. Je serais fort embarrassé d’avoir négligé les autres, sous prétexte qu’ils étaient moins doués que lui. Et, pour répondre à votre question, non, j’ignorais l’existence de Miss Coopersmith.

Perth opina du chef, comme si cela corroborait ce qu’il savait déjà. Il ferma la porte derrière lui, mais resta debout au milieu de la pièce, un peu mal à l’aise. C’était un territoire étranger, rempli de silence et de livres.

— Mais vous connaissez Mme Allard ? s’enquit-il.

— Un peu. Que cherchez-vous donc, inspecteur ?

Perth sourit comme pour s’excuser.

— J’vais y venir, m’sieur. Mme Allard m’a dit à quelle heure Sebastian est parti d’chez lui pour rev’nir à la faculté, le dimanche 28 juin. Il a passé le samedi à Londres, mais il est rentré à la maison dans la soirée.

Son visage s’assombrit.

— C’était l’jour d’l’assassinat en Serbie, même si, bien sûr, on était pas au courant, à c’moment-là. Et M. Mitchell, le gardien, m’a dit à quelle heure le jeune homme est arrivé.

— Où voulez-vous en venir ? insista Joseph.

Comme Perth ne s’asseyait pas, il ne put se résoudre à le faire.

— J’vais vous le dire, répondit Perth d’un ton accablé. Il a prév’nu sa mère qu’il devait rev’nir ici pour une réunion… et c’est c’qu’il a fait. Six autres personnes le confirment.

— On ne l’a pas assassiné le 28, observa Joseph. Ça s’est passé plusieurs jours après… une semaine, en fait. Je m’en souviens, car c’était après les funérailles de mes parents, et j’étais de retour ici.

Le visage de Perth trahit l’étonnement, puis la compassion.

— J’suis désolé, m’sieur. C’est affreux. Mais c’que j’veux dire c’est que, tout comme vous, M. et Mme Allard vivent pas très loin, à une quinzaine de kilomètres au plus. D’après vous, combien d’temps mettrait un jeune homme pour couvrir cette distance, au volant d’une auto rapide comme la sienne ?

— Une demi-heure. Sans doute moins, selon la circulation. Pourquoi ?

— En partant d’chez lui, il a dit à ses parents qu’il allait passer deux heures chez Miss Coopersmith. Mais elle affirme qu’il est resté à peine dix minutes en sa compagnie. Il est parti, en traversant vot’ village de St. Giles, puis en direction de Cambridge, sur l’coup d’trois heures de l’après-midi.

Perth secoua la tête. Il tenait toujours la pipe par le fourneau.

— Ça veut dire qu’il aurait dû s’trouver ici à quatre heures, au pire. Alors que, d’après M. Mitchell, il est arrivé qu’juste après six heures.

— Eh bien, il s’est rendu ailleurs, déduisit Joseph. Il a changé d’avis, a rencontré un ami ou s’est arrêté en ville avant de venir à la faculté. Quelle importance ?

— C’est juste un exemple, m’sieur. J’ai un peu d’mandé autour de moi. C’était dans ses habitudes, à c’qui paraît : une ou deux heures ici, une ou deux là. J’me suis dit qu’vous pourriez savoir où qu’il passait c’temps-là, et pourquoi il a menti à ses parents.

— Non, je ne sais pas.

C’était désagréable de songer que Sebastian avait régulièrement fait quelque chose en cachette de ses amis, délibérément ou par nécessité. Mais cette pensée était occultée par une autre, tranchante et claire comme la lame d’un couteau. Si Perth disait vrai au sujet de l’heure à laquelle Sebastian avait quitté son domicile, avant de rouler vers le sud, en direction de Cambridge, par St. Giles – le chemin naturel –, alors il avait dû passer par la route d’Hauxton, à l’endroit où ses parents avaient été tués, à quelques minutes de l’heure de l’accident.

Si c’était juste avant, ça ne signifiait rien ; une simple coïncidence que les circonstances pouvaient facilement expliquer. Mais si c’était juste après, qu’avait-il donc vu ? Et pourquoi n’avait-il rien dit ?

Perth le regardait, impénétrable, patient, comme s’il pouvait attendre des siècles. Joseph se força à croiser son regard, embarrassé par sa sagacité ; l’inspecteur se révélait bien plus astucieux que Joseph ne l’avait estimé jusqu’alors.

— Je crains de n’avoir aucune idée, dit-il. Si j’apprends quelque chose, je vous le dirai. À présent, si vous voulez bien m’excuser, j’ai une course à faire avant mes prochains travaux dirigés.

Ce n’était pas vrai, mais il avait besoin d’être seul pour démêler ses idées confuses.

Perth eut l’air un peu surpris, comme si pareille possibilité ne lui avait pas effleuré l’esprit.

— Oh… Vous êtes certain de n’pas savoir ce qu’il faisait ? Vous connaissez les étudiants mieux qu’moi, m’sieur. Qu’est-ce que ça aurait bien pu être ? Qu’est-ce que font donc ces jeunes gens quand ils étudient pas ou assistent pas à des cours et des choses de c’genre ?

Il regarda Joseph avec innocence.

— Ils discutent, répondit ce dernier. Ils font du canot, parfois, ou vont au pub, à la bibliothèque, se promènent dans les Backs. Certains font de la bicyclette ou jouent au cricket. Et, bien sûr, ils ont leurs devoirs.

— Intéressant, commenta Perth, en mâchonnant sa pipe. Rien qui vaille la peine de mentir, pas vrai ?

Il sourit, moins par bienveillance que par satisfaction.

— Vous avez une vision très candide des jeunes gens, révérend.

Il ôta la pipe de sa bouche, comme s’il se rappelait soudain où il se trouvait.

— C’était c’que vous faisiez quand vous étiez étudiant ? P’têt’ qu’les étudiants en théologie ont une vie beaucoup plus vertueuse que les autres.

Si sa voix renfermait du sarcasme, il était bien dissimulé.

Joseph se sentit mal à l’aise, conscient non seulement de passer pour un hypocrite, mais peut-être d’avoir été aussi volontairement aveugle qu’il le paraissait, et aveugle, Perth ne l’était pas. Il se rappelait fort bien ses années universitaires et elles ne correspondaient, exactement au tableau qu’il venait de brosser. Les étudiants en théologie, à l’instar des futurs médecins, comptaient parmi les plus gros buveurs du lot, sans parler de pratiques encore moins recommandables.

— J’ai commencé en médecine, déclara-t-il. Mais si j’ai bonne souvenance, aucun d’entre nous n’appréciait de devoir justifier son temps libre.

— Vraiment ? s’étonna l’inspecteur. Un étudiant en médecine ? Vous ? Première nouvelle. Vous d’vez donc connaître certains comportements peu reluisants d’la jeunesse ?

— Bien sûr, répliqua Joseph, assez sèchement. Vous m’avez demandé ce que je savais sur Sebastian, non pas ce que je pourrais en toute logique supposer à son sujet.

— J’vois c’que vous voulez dire, répondit Perth. Merci pour votre aide, révérend.

Il hocha plusieurs fois la tête.

— Donc, j’vais juste continuer, ajouta-t-il.

Il se tourna et franchit la porte, en sortant enfin une vieille blague à tabac en cuir usé, et il bourra sa pipe comme il descendait l’escalier, en glissant un peu sur la dernière marche, la plus bancale de toutes.

Joseph l’imita quelques instants plus tard et traversa la cour à grandes enjambées, pour sortir par la grille principale donnant sur St. John Street. Mais au lieu d’obliquer à droite vers la ville, il partit à gauche dans Bridge Street, qu’il traversa pour s’engager dans la rue principale et atteindre Jesus Green, qui donnait sur Midsummer Common.

Pendant tout ce temps, l’idée le taraudait que Sebastian ait pu passer sur la route d’Hauxton à l’endroit même de l’assassinat de ses parents. Une question le harcelait particulier : Sebastian y avait-il assisté, en comprenant qu’il ne s’agissait pas d’un accident, en voyant même quelqu’un surgir du fossé pour aller fouiller les corps ? Si c’était le cas, il en savait trop et devait craindre pour sa propre sécurité.

Puisqu’il conduisait lui-même une voiture, on avait dû le voir et se rendre compte qu’il savait de quoi il retournait. Avait on tenté de le suivre ?

Non, si l’assassin à pied, son véhicule caché quelque part, il n’avait pas pu. Mais en se renseignant tant soit peu, quelques questions auraient suffi à lui permettre de connaître le possesseur de l’automobile et son lieu de résidence. À partir de là, il n’aurait eu aucune difficulté à suivre sa trace jusqu’à Cambridge.

En avait-il été conscient ? Était-ce la raison de son agitation, de ses pensées sombres et de ses frayeurs ? Plutôt que l’Autriche ou la destruction qu’une guerre entraînerait en Europe, n’était-ce pas plutôt dû au fait qu’il avait été témoin d’un meurtre ?

Joseph marcha dans l’herbe. Le soleil lui brûlait la joue droite. Il n’y avait pas de circulation sur la route de Chesterton et seuls deux jeunes gens en pantalon blanc et en chandail de cricket avançaient côte à côte cent mètres plus loin, sans doute des étudiants de Jesus College. Ils étaient plongés dans une discussion animée et ignoraient le reste du monde.

Pourquoi Sebastian n’avait-il rien dit ? Même s’il n’avait pas su à ce moment-là que les victimes n’étaient autres que John et Alys Reavley, il avait dû l’apprendre plus tard. De quoi avait-il peur ? Et s’il avait mesuré le risque qu’on retrouve son véhicule, puisqu’il ne les avait pas reconnus, quelle menace représentait-il ?

Joseph trouva alors l’horrible réponse. Peut-être que Sebastian connaissait l’assassin !

S’il était responsable de sa mort, cela ne changeait rien à la seule conclusion inévitable et affreuse qui s’imposait depuis le début : c’était quelqu’un du collège qui avait perpétrée le crime.

Mais pourquoi Sebastian n’en avait-il parlé à personne ? Était-ce quelqu’un de si proche, de si inimaginable, qu’il n’avait osé confier la vérité, pas même à Joseph, dont les parents étaient les victimes du guet-apens ?

Le soleil faisait briller le gazon. La circulation semblait appartenir à un autre univers. Il marcha comme hors du temps, coupé du reste du monde.

Était-ce la peur pour lui-même qui avait empêché Sebastian de se confier ? Ou le désir de protéger un tiers, quel qu’il fût ? Et pourquoi l’aurait-il défendu ?

Joseph parvint à la lisière de Jesus Green et traversa la rue pour gagner Midsummer Common, en marchant face à la lumière.

Mais si Sebastian pensait qu’il s’agissait d’un accident et l’avait signalé, pourquoi dissimuler ce fait ? S’il avait simplement fui, pourquoi ? Était-il lâche au point de ne pas s’approcher de l’épave, ne fût-ce que pour voir s’il pouvait apporter de l’aide ?

À moins qu’il ait identifié le poseur de la herse, et qu’il ait ensuite gardé le silence parce que c’était quelqu’un de sa connaissance ? Pour le défendre ? Ou parce qu’il l’avait menacé ?

Et avait-il tué Sebastian par la suite ?

Était-ce pour cette raison que le jeune homme n’était pas rentré directement à la faculté ce jour-là… ?

Mais qu’en était-il des autres occasions dont parlait Perth ? Joseph éprouva un étrange sentiment de déloyauté en y songeant. Il connaissait Sebastian depuis des années, avait croisé son regard franc, passionné, lorsqu’ils discutaient tous les deux. Leur confiance mutuelle dépassait tout de même ce cadre-là, non ? N’avaient-ils donc été rien de plus que des enfants s’amusant avec le concept d’honneur, comme s’ils construisaient des châteaux de sable, prêts à s’effondrer sous la première vague de la réalité ?

Il avait besoin de croire à une relation plus profonde. Sebastian était venu plus tôt que Regina Coopersmith ne l’affirmait, et il était passé sur la route d’Hauxton avant l’accident. Ou bien il s’était rendu ailleurs, par un autre itinéraire. Son assassin avait frappé pour une raison n’ayant aucun rapport avec le décès de John et Alys Reavley. C’était la seule réponse tolérable à ses yeux.

Joseph retourna vers St. John en pressant le pas. On en avait assez dit au sujet de Sebastian et sur les blessures que les gens pensaient avoir subies en sa présence ; à tel point qu’en y regardant de plus près, celles-ci devaient ou bien se révéler dérisoires ou bien expliquer sa mort.

Un épisode lui revint à l’esprit : la curieuse conversation avec Morel alors qu’ils se trouvaient devant chez Eaden Lilley et que la jeune femme à la démarche si gracieuse avait paru vouloir leur parler, avant de changer d’avis. Eardslie avait laissé entendre à Joseph que Sebastian avait pris la petite amie de quelqu’un d’autre, uniquement pour montrer qu’il le pouvait, puis l’avait rejetée. Était-ce vrai ?

Joseph mit une demi-heure pour trouver Eardslie, assis dans l’herbe des Backs, adossé à un tronc d’arbre, des livres éparpillés autour de lui. Il leva la tête et, lorsqu’il découvrit son professeur avec surprise, il s’apprêta à se lever.

— Restez assis, s’empressa de dire Joseph, en s’installant en face de lui. Je voulais vous parler.

Il lui décrivit alors la mystérieuse jeune femme que Morel et lui avaient croisée en ville.

— À l’évidence, Morel la connaissait, précisa-t-il fort bien ou simplement de vue, et, en m’apercevant, elle a décidé de ne pas lui parler.

Eardslie parut gêné. C’était un jeune homme sérieux, l’aîné d’une famille qui attendait beaucoup de lui, et ce fardeau lui pesait souvent. À ce moment précis, il sembla conscient de ses obligations.

— Il devait s’agir d’Abigail Trethowan, dit-il avec tristesse. Elle était plus ou moins fiancée à Morel, mais elle a rencontré Sebastian et… en quelque sorte, elle…

Les mots lui manquaient. Joseph acheva la phrase à sa place :

— … est tombée amoureuse de Sebastian.

Eardslie hocha la tête.

— Et vous suggérez que Sebastian a provoqué cela délibérément ? s’enquit Joseph en haussant les sourcils.

Le jeune homme s’empourpra et baissa les yeux.

— Ça en avait tout l’air, certes. Et puis il l’a laissée tomber. Elle était bouleversée.

— Et Morel ?

Eardslie releva la tête. Il avait les yeux écarquillés, pailletés d’or et flamboyant de rage.

— Qu’éprouveriez-vous, monsieur ? lâcha-t-il, furieux. Quelqu’un vous prend votre petite amie, rien que pour vous montrer à vous et à tous les autres qu’il en est capable. Et puis il n’en veut même pas, alors il l’abandonne, comme un bagage encombrant. Vous ne pouvez pas la reprendre, sinon vous passez pour un parfait imbécile, et elle se sent…

Il s’interrompit, incapable de trouver un mot assez fort.

Joseph comprit combien Abigail ne lui était pas indifférente, sans doute plus qu’il ne l’admettait.

— Où vit-elle ? demanda-t-il.

— Vous n’allez pas le lui répéter ! s’écria-t-il, horrifié. Elle serait humiliée, monsieur ! Vous ne pouvez pas !

— Est-ce le genre de femme à dissimuler la vérité sur un meurtre plutôt que d’affronter la gêne ? demanda Joseph.

Le visage d’Eardslie trahissait la lutte qui se livrait en lui.

Joseph attendit.

— Elle est à la Fitzwilliam. Mais, je vous en prie, est-ce nécessaire ?

Joseph se leva.

— Préférez-vous que je demande à Perth de s’en charger ?

 

Il trouva Abigail Trethowan à la bibliothèque Fitzwilliam. Il se présenta et demanda s’il pouvait lui parler. Avec une très grande appréhension, elle l’accompagna dans un salon de thé au coin de la rue et, lorsqu’il eut passé commande, Joseph aborda le sujet.

— Je vous prie de m’excuser pour la peine que je puis vous causer, Mlle Trethowan, mais la question de la mort de Sebastian restera posée tant qu’on n’aura pas résolu l’affaire.

Elle se tenait bien droite sur son siège, telle une écolière avec une règle dans le dos. Joseph se souvint alors d’Alys, rappelant à Hannah et à Judith l’importance de la posture, qui glissait une cuiller en bois à travers les barreaux des chaises de cuisine, pour en faire la démonstration, en les touchant au milieu de la colonne vertébrale. Abigail Trethowan paraissait tout aussi juvénile, fière et vulnérable qu’elles l’avaient été. Il serait difficile de pardonner à Sebastian d’avoir agi comme Eardslie le croyait.

— Je sais, dit-elle calmement, en évitant son regard.

Comment l’interroger sans être brutal ?

Autour d’eux l’on entendait le bruit de la porcelaine et le murmure des conversations, tandis que ces dames prenaient le thé et échangeaient des potins, les sacs et cartons d’achats souvent empilés à leurs pieds. Personne n’aurait eu l’effronterie d’oser regarder Joseph et Abigail ouvertement, mais il savait sans l’ombre d’un doute qu’on les examinait sous toutes les coutures, en échafaudant les hypothèses les plus fertiles à leur sujet.

Il sourit à la jeune fille et, à la lueur amusée qu’il perçut dans son regard, comprit qu’elle n’était pas plus dupe que lui du petit manège de la clientèle.

— Je pourrais vous poser des questions, dit-il en toute franchise, mais ne serait-ce pas mieux que vous me parliez simplement ?

Le rouge lui monta aux joues, mais elle ne détourna pas les yeux.

— J’ai honte, avoua-t-elle sur un ton proche du murmure. J’espérais ne jamais devoir y repenser, encore moins me confier à quelqu’un.

— Je suis navré, mais je crains qu’il soit impossible d’y échapper. Nous devons la vérité à toutes les autres personnes mêlées à l’affaire.

Une fois qu’on leur eut servi le thé et les scones, elle commença son récit.

— J’ai rencontré Edgar Morel. Je l’ai beaucoup apprécié et, peu à peu, cela s’est transformé en amour… du moins je le croyais. Je n’avais jamais été vraiment amoureuse jusque-là et j’ignorais à quoi m’attendre.

Elle lui lança un regard, puis ses yeux revinrent sur ses mains. Elle les tenait jointes devant elle, solides, bien faites et dépourvues de la moindre bague.

— Il m’a demandé de l’épouser et je ne savais pas si j’allais accepter ou non. Ça me paraissait un peu précoce.

Elle reprit sa respiration.

— Et puis j’ai rencontré Sebastian. C’était l’être le plus beau que j’aie jamais vu.

Ses yeux croisèrent ceux de Joseph : ils brillaient, baignés de larmes.

Il voulut l’aider, mais il ne pouvait guère le faire autrement qu’en l’écoutant. S’il ne l’interrompait pas, l’épreuve se terminerait d’autant plus vite.

— Il était si intelligent, si prompt à tout comprendre, poursuivit-elle comme à regret, à l’évidence surprise de l’ironie de la situation. Et il était drôle. Je ne crois pas avoir jamais autant ri de ma vie.

Elle le regarda à nouveau.

— C’était plus que du rire, pas un simple gloussement mais le genre de rire incontrôlable, douloureux, que ma mère aurait jugé tout à fait indécent. Et c’était si plaisant ! Nous parlions de toutes sortes de choses et j’avais l’impression de voler… dans ma tête. Vous voyez ce que je veux dire, monsieur Reavley ?

— Oui, certes, dit-il, songeant à Sebastian, à Eleanor, et par-dessus tout à sa propre solitude.

Elle but son thé à petites gorgées.

Il prit un scone qu’il beurra, avant d’y ajouter de la confiture et de la crème.

— J’étais amoureuse de Sebastian, enchaîna-t-elle avec conviction. Peu importait ce qu’Edgar pouvait faire. Il m’était impossible de ressentir cela pour lui, comme de l’épouser. C’eût été un mensonge invraisemblable. Je le lui ai dit et il était bouleversé. C’était affreux !

— Je n’en doute pas un instant, admit-il. Lorsqu’on est amoureux, rien ne blesse aussi fort que le rejet.

— Je sais, murmura-t-elle.

Il patienta.

Elle renifla un peu et but de nouveau son thé, puis reposa la tasse.

— Sebastian m’a repoussée. Il a dit qu’il m’aimait beaucoup mais qu’il estimait aussi Edgar, et il ne pouvait faire ce qui, moralement, revenait à lui voler sa petite amie.

Elle reprit son souffle, frissonnante.

— Je ne l’ai plus jamais revu seul ensuite. J’étais mortifiée. Longtemps, je n’ai plus voulu voir qui que ce soit. Mais je suppose que cela passe. Nous y survivons tous.

— Pas tous, corrigea-t-il. Sebastian est mort.

Elle se mit à blêmir et le contempla, horrifiée.

— Vous… vous ne pensez pas qu’Edgar… Oh, non ! Il était bouleversé, mais il ne ferait jamais une chose pareille ! En outre, ce n’était pas réellement la faute de Sebastian. Il n’a rien fait pour m’encourager !

— Vous sentiriez-vous mieux à la place d’Edgar ? demanda-t-il. Cela ne me consolerait guère de savoir que quelqu’un a pris la femme que j’aime, sans même avoir dû faire un effort.

Elle ferma les yeux et les larmes coulèrent le long de ses joues.

— Non, reconnut-elle d’une voix rauque. Non, je pense que ce serait pire. Je ne crois toujours pas qu’Edgar l’aurait tué. Il ne m’aimait pas aussi fort, pas au point de commettre un meurtre. C’est un homme charmant, vraiment, mais pas… pas aussi pétillant que Sebastian.

— Ce n’est pas toujours la valeur de ce qu’on nous a dérobé qui suscite la haine, observa-t-il. Parfois, c’est le simple fait d’avoir été dépouillé. C’est l’orgueil.

La remarque ne manquait pas de causticité et il comprenait la peine de Morel, mais il était rassuré d’apprendre qu’au moins sur un point Sebastian s’était montré juste, voire généreux. Fidèle à l’image que Joseph avait de lui.

— Il ne l’aurait pas fait, répéta-t-elle. Si vous l’en croyez capable, alors vous ne le connaissez pas.

Peut-être avait-elle raison, mais il se demanda si elle ne le défendait pas parce qu’elle se sentait coupable de l’avoir blessé. C’eût été une manière de se dédouaner en partie.

Et pourtant le Morel qu’il connaissait n’aurait pas tué pour une telle raison. Il pouvait aisément l’imaginer se battre, peut-être de porter par accident un coup fatal à Sebastian, mais non pas de façon délibérée avec une arme à feu. Car un tel acte ne lui offrirait même pas l’exutoire de la pure violence physique et le laisserait tout aussi vide qu’auparavant, rongé non seulement par la culpabilité mais par la peur.

— Non, je ne le pense pas non plus, admit-il.

— Êtes-vous tenu de tout raconter à ce policier ?

— Je ne le ferai pas, sauf si un événement survenait qui m’oblige à le faire, promit-il. Malheureusement les autres pistes ne manquent pas, et très peu de gens parmi nous peuvent prouver qu’ils n’y sont pour rien. Prenez un de ces scones, je vous prie. Ils sont vraiment excellents.

Elle lui sourit, en battant vivement des paupières, et tendit la main pour se servir.

 

Le mardi après-midi, Joseph prit le train pour Londres et attendit Matthew chez lui.

— Que fais-tu ici ? demanda son frère, comme il arrivait au salon et découvrait Joseph se prélassant dans son fauteuil favori.

Matthew était en uniforme et paraissait las et tendu ; il était pâle, et ses cheveux hirsutes avaient besoin d’une coupe.

— Le concierge m’a laissé entrer, répondit Joseph en se levant pour libérer le siège. As-tu mangé ?

L’heure du dîner était passée. Il avait trouvé du pain et un peu de fromage dans la cuisine, ainsi que du pâté belge, et avait ouvert une bouteille de vin rouge.

— Tu veux quelque chose ?

— Quoi, par exemple ? dit Matthew, une once de sarcasme dans la voix, tout en s’installant dans le fauteuil pour se détendre peu à peu.

— Du pain et du pâté ? suggéra Joseph. J’ai fini le fromage. Vin ou thé ?

— Du vin, si tu ne l’as pas fini aussi ! Pourquoi es-tu venu ? Pas pour dîner, tout de même !

Joseph l’ignora et découpa trois tranches de pain, qu’il apporta avec du beurre, le pâté, la bouteille de vin et un verre.

— Tu n’as pas répondu à ma question. Tu as une tête de déterré. Il s’est passé quelque chose ?

Joseph sentit l’agacement dans la voix de son cadet.

— Ta mine n’a rien à envier à la mienne, dit-il en s’asseyant dans l’autre fauteuil et en croisant les jambes. Tu as fait des progrès ?

Matthew eut un sourire un peu triste et une partie de sa fatigue disparut sur son visage.

— J’en sais davantage. J’ignore dans quelle mesure ç’est pertinent. Les partis britanniques et irlandais se sont rencontrés au Palais et n’ont pu aboutir à un accord. Je suppose que ça ne surprend personne. Le roi a soutenu les loyalistes hier, mais je suppose que tu le sais.

— Non, je l’ignorais, dit Joseph. Mais je faisais allusion à la mort de père et au document.

— J’ai bien compris. Laisse-moi finir ! J’ai parlé avec plusieurs personnes : Shanley Corcoran, Ivor Chetwin, qui était un ami de père, mon patron Shearing, et Dermot Sandwell des Affaires étrangères. C’est lui qui a été le plus serviable. D’après tout ce que j’ai pu rassembler, un complot irlandais destiné à assassiner le roi semble le plus vraisemblable…

Il s’interrompit en voyant le visage de Joseph.

— Cela répond à tous les critères de père, dit-il très calmement. Songe à ce que serait la réaction britannique.

Joseph ferma les yeux quelques instants. Des visions de fureur, de bains de sang, de loi martiale et d’oppression envahirent sa tête à lui donner la nausée. Il avait souhaité que son père ait raison, qu’il soit innocenté plutôt que de passer pour un illuminé, mais pas à ce prix. Il releva les paupières sur Matthew et découvrit une tristesse en lui qu’il comprit aussitôt.

— Pouvons-nous faire quoi que ce soit ? demanda-t-il.

— Je n’en sais rien. En tout cas, Sandwell est conscient du fait. Je présume qu’il mettra le roi en garde.

— Vraiment ? Je veux dire… pourrait-il avoir accès à lui sans alarmer…

— Oh oui. Je crois qu’ils sont parents éloignés. Grâce au mariage d’un des nombreux enfants de Victoria. J’ignore seulement si Sandwell parviendra à le persuader. Personne n’a jamais assassiné un monarque britannique.

— Pas assassiné, peut-être, reconnut Joseph, mais nous en avons en quelques-uns de tués, destitués ou exécutés. Pour le dernier en date, c’est arrivé sans effusion de sang : en 1688, pour être précis.

— Plutôt loin pour une mémoire d’homme, observa Matthew. Tu es venu pour me demander ce que j’avais découvert jusqu’ici ?

Il prit une nouvelle bouchée de sa tartine de pâté.

— Je suis venu t’annoncer que la police a découvert que Sebastian avait menti sur l’heure à laquelle il a quitté ses parents pour rentrer au collège le jour où l’on a tué père et mère. En fait, il est parti deux heures plus tôt.

Matthew eut l’air perplexe.

— Je pensais qu’on l’avait abattu plus d’une semaine après. Où est la différence ?

Joseph secoua la tête.

— Le problème, c’est qu’il a menti à ce sujet, et pourquoi l’aurait-il fait, à moins de vouloir dissimuler quelque chose ?

Matthew haussa les épaules.

— Il avait donc un secret, dit-il la bouche pleine. Il fréquentait sans doute une fille contre l’avis de ses parents, ou qui était engagée auprès de quelqu’un d’autre, peut-être même une femme mariée. Navré, Joe, mais c’était un jeune homme remarquablement séduisant, ce dont il était fort conscient, et pas le saint que tu te plais à croire.

— Il n’était pas un saint ! répliqua Joseph, assez sèchement. Mais il pouvait se comporter de façon tout à fait décente, voire noble avec les femmes. Et il était fiancé à Regina Coopersmith aussi ; à l’évidence, tout autre engagement ne l’intéressait pas. Mais là n’est pas mon propos. Ce qui importe, c’est que, pour rejoindre Cambridge depuis Haslingfield en auto, il devait emprunter la route d’Hauxton, en direction du nord ; et il semble désormais que cela ait dû se passer quasi au moment où papa et maman roulaient vers le sud.

Matthew se raidit, sa tartine à mi-chemin de sa bouche.

— Es-tu en train de m’annoncer qu’il aurait pu voir l’accident ? Pour l’amour du ciel, pourquoi ne l’aurait-il pas dit ?

— Parce qu’il avait peur, répondit Joseph, en sentant qu’il se crispait lui aussi. Peut-être a-t-il reconnu le ou les agresseurs et que ceux-ci l’ont aperçu.

Matthew ne quitta pas son frère du regard.

— Et ils l’ont tué en raison de ce qu’il avait vu ?

— N’est-ce pas possible ? s’enquit Joseph. Quelqu’un l’a tué ! Bien sûr, il a pu passer sur la route avant l’accident et n’en rien savoir…

— Mais s’il l’a effectivement vu, cela expliquerait sa mort.

Matthew ignora son dîner et se concentra sur l’idée, penché en avant, le visage tendu.

— As-tu trouvé un autre mobile pour ce qui semble être un meurtre de sang-froid à l’arme à feu ? Tes étudiants ont-ils l’habitude de se rendre visite, à cinq heures et demie du matin, une arme à la main ?

— Ils n’en ont pas, répondit Joseph.

— D’où venait le revolver ?

— Nous ignorons d’où il venait et ce qu’il est devenu. Personne ne l’a jamais vu.

— Hormis celui qui s’en est servi, observa Matthew. Mais je présume que personne n’a quitté le collège après la découverte du corps par Elwyn Allard, alors qui est sorti auparavant ? Est-ce qu’on ne doit pas passer devant la loge du gardien, à la grille ?

— Si. Mais personne n’est sorti.

— Alors qu’est devenue cette arme ?

— Nous n’en savons rien. La police a fouillé partout, bien entendu.

Matthew se mordilla la lèvre.

— J’ai bel et bien l’impression qu’il y a une personne très dangereuse dans ton collège, Joe. Sois prudent. Ne traîne pas n’importe où en posant des questions.

— Je ne traîne pas partout ! se défendit Joseph d’un ton assez cassant, vexé qu’on puisse lui reprocher son désœuvrement et son incapacité à veiller sur lui-même.

Matthew se montra volontiers patient.

— Tu veux dire que tu viens me raconter ça au sujet de Sebastian dans le but de me laisser mener l’enquête ? Je ne suis pas à Cambridge et, de toute façon, je ne connais pas ces gens-là.

— Non, bien sûr que ce n’est pas mon intention ! rétorqua Joseph. Je suis tout aussi capable que toi d’interroger les gens de manière sensée et discrète, et d’en déduire une réponse logique, sans irriter quiconque et éveiller les soupçons.

— Et c’est ce que tu vas faire ?

— Bien sûr ! Comme tu l’as fait remarquer, tu n’es pas en situation de le faire. Et comme Perth n’est pas au courant, il ne le fera pas. Que suggères-tu, sinon ?

— Sois prudent surtout, conseilla Matthew, énervé. Tu es exactement comme père. Tu vas ici et là, en supposant que tout le monde est aussi ouvert et sincère que toi. Tu juges tout à fait moral et charitable d’avoir une très haute opinion des gens. C’est vrai. Mais aussi fichtrement stupide !

Son visage exprimait tout à la fois la colère et la tendresse. Joseph ressemblait tant à son père… Il avait le même long profil légèrement aquilin, les cheveux noirs, cette espèce d’immense innocence qui le rendait vulnérable à l’hypocrisie et à la cruauté de la vie. Matthew n’avait jamais pu le protéger et ne le pourrait sans doute jamais. Joseph demeurerait raisonnable et naïf. Et le plus exaspérant, c’est que Matthew n’aurait pas vraiment souhaité que son frère soit différent, pour autant qu’il restait sincère.

— Et je ne tiens pas à ce que tu te fasses tuer, poursuivit-il. Alors, contente-toi d’enseigner et laisse les interrogatoires à la police. S’ils appréhendent celui qui a abattu Sebastian, cela nous mènera aux personnes qui sont derrière le complot dont il est question dans le document.

— Très réconfortant, répondit Joseph, sarcastique. Je suis certain que la reine va se sentir beaucoup mieux.

— Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans ?

— Eh bien, ce sera un peu tard pour sauver le roi, tu ne crois pas ?

Matthew haussa les sourcils.

— Et tu penses que la découverte du meurtrier de Sebastian Allard va protéger le roi des Irlandais ?

— En toute franchise, je crois qu’il est peu probable qu’on puisse l’épargner, s’ils sont décidés à le tuer, sauf à envisager une série de malchances et de maladresses, comme celles qui ont failli sauver l’archiduc d’Autriche.

— Les Irlandais se prendraient les pieds dans le tapis ? s’étonna Matthew, incrédule. Ça m’ennuie un peu de compter là-dessus ! J’imagine plutôt que c’est ce qu’espère le SIS.

Il contempla Joseph d’un air pitoyable et désappointé.

— Mais tu restes en dehors de tout cela ! Tu n’es pas à même de traiter ce genre de choses !

Joseph était vexé de la condescendance de son frère, qu’elle fût intentionnelle ou pas. Parfois Matthew paraissait le considérer comme un pauvre fou, détaché des contingences de ce monde. Joseph savait pertinemment que Matthew souffrait autant que lui de la disparition de leur père et qu’il n’aurait pas supporté de perdre aussi son frère. Peut-être n’oserait-il jamais l’avouer tout haut.

Mais la raison n’allait pas calmer la colère de Joseph.

— Ne sois pas aussi arrogant ! répliqua-t-il. Je connais aussi bien que toi la face cachée de la nature humaine. J’ai été prêtre de paroisse ! Si tu crois que les gens se comportent en bons chrétiens, sous prétexte qu’ils vont à l’église, eh bien tu devrais essayer un jour et tu perdrais tes illusions. Tu y trouveras une réalité assez laide. Ils ne s’entre-tuent pas, pas physiquement en tout cas, mais tous les sentiments n’en demeurent pas moins présents. Tout ce qui leur fait défaut, c’est une occasion de passer à l’acte.

Il reprit sa respiration.

— Et puisque nous en parlons, père n’était pas aussi naïf que tu le penses. Il a été député, après tout. On ne l’a pas assassiné parce que c’était un imbécile. Il a découvert quelque chose qui le dépassait et…

— Je sais ! l’interrompit Matthew, avec une violence telle que Joseph comprit qu’il avait touché un point sensible.

C’était précisément ce que son cadet craignait et ne pouvait supporter. Il s’en rendit compte, car lui-même le ressentait : ce besoin de dénier et de protéger en même temps.

— Je sais, répéta Matthew, avant de détourner le regard. Je veux seulement que tu sois vigilant !

— Je le serai, promit-il cette fois avec sincérité et gentillesse. Je n’ai pas particulièrement envie de me faire abattre. De toute façon, l’un de nous doit plus ou moins surveiller Judith… et ce n’est pas toi qui vas t’en charger

Matthew sourit tout à coup à belles dents.

— Crois-moi, Joe, toi non plus !

Joseph s’empara de la bouteille de vin et ne parla plus pendant un moment.

— Si père t’apportait le document à Londres et si ses meurtriers ont pris ce papier dans l’automobile, alors que cherchaient-ils dans la maison ?

Matthew prit le temps de réfléchir.

S’il s’agit réellement d’un complot pour assassiner le roi, irlandais ou autre, peut-être en existe-t-il au moins deux exemplaires, répondit-il. Ils se sont emparés de celui que père m’apportait, mais ils avaient aussi besoin du double. C’était bien trop dangereux de le laisser là où quelqu’un d’autre risquait de le trouver… surtout s’ils mettent leur plan à exécution.

C’était tout à fait logique. Il y avait enfin une certaine cohérence qui apparaissait. D’un point de vue intellectuel, c’était rassurant. Sur le plan émotionnel, les ombres n’en devenaient que plus ténébreuses, tandis que la peur trouvait désormais à s’alimenter dans le caractère d’urgence de la situation.