Chapitre XI

À Cambridge, Joseph eut le sentiment d’accomplir quelque chose, mais uniquement parce qu’il procédait par élimination. Il était loin de savoir ce qui s’était réellement passé. Et si l’inspecteur Perth avait fait des progrès, il les gardait pour lui. La tension croissait de jour en jour. Joseph était décidé à poursuivre d’une manière ou d’une autre, pour en savoir davantage au sujet de Sebastian et de celui qui avait des raisons de le haïr ou de le craindre.

Une occasion se présenta à lui, alors qu’il discutait d’un problème d’interprétation avec Elwyn, à propos d’un passage que celui-ci jugeait difficile à traduire.

Ils avaient quitté de conserve la salle de cours et, plutôt que de revenir à la résidence, avaient choisi d’emprunter le pont pour se rendre aux Backs. C’était un après-midi paisible.

Elwyn était encore visiblement affecté par la perte qu’il avait subie.

— Je ferais mieux de retourner chez le directeur, dit-il, inquiet. Mère risque d’être seule.

— Tu ne peux pas la protéger de tout, répondit Joseph.

Elwyn écarquilla brusquement les yeux, serra les lèvres et se mit à rougir. Il détourna le regard.

— Je dois y aller. Vous ne comprenez pas ce qu’elle ressent à propos de Sebastian. Elle va surmonter cette colère et ensuite elle ira mieux. C’est juste que…

Il s’interrompit, contemplant devant lui l’eau tranquille et claire.

Joseph acheva la phrase à sa place.

— Si elle connaissait le coupable et le savait puni, sa colère serait assouvie.

— Je suppose, concéda le jeune homme, mais sans grande conviction dans la voix.

Joseph s’engagea sur le sujet qu’il souhaitait le moins aborder.

— Mais peut-être pas ?

Elwyn resta muet.

— Pourquoi ? insista Joseph. Parce que cela la forcerait à voir en Sebastian ce qu’elle voudrait ne pas y voir ?

Impossible de ne pas discerner le chagrin sur le visage d’Elwyn.

— Chacun perçoit les gens sur un plan différent. Maman n’a aucune idée de ce à quoi Sebastian ressemblait à l’extérieur, même à la maison, en réalité.

Joseph se sentit indiscret et certain de vouloir, lui aussi, conserver intactes ses illusions, mais on lui offrait la possibilité d’apprendre certaines choses et il n’osa pas la refuser.

— Était-elle aussi au courant de l’existence de Flora Whickham ? s’enquit-il.

Elwyn se raidit et retint son souffle. Puis il soupira :

— Il vous en a parlé ?

— Non, je l’ai découvert tout seul par hasard.

Elwyn fit volte-face :

— N’en parlez pas à mère ! Elle ne comprendrait rien. Flora est une chic fille, mais c’est…

— Une serveuse.

Elwyn esquissa un sourire piteux.

— Certes, mais j’allais ajouter que c’était une pacifiste, une vraie, je veux dire, et maman ne chercherait même pas à comprendre.

Il était tout à la fois confus et écœuré, et on percevait chez lui une plaie trop sensible pour la souder. Il se détourna à nouveau vers la rivière, afin d’éviter que Joseph ne vît ses yeux.

— Moi non plus, en vérité. Quand on aime quelque chose, qu’on lui appartient et que l’on y croit, comment ne pas se battre pour le préserver ? Quel genre d’homme n’agira pas ainsi ?

Peut-être soupçonnait-il Joseph de la même trahison incompréhensible. Le cas échéant, ce n’était pas tout à fait faux. Mais Joseph avait lu des articles sur la guerre des Boers et n’avait aucun mal à s’imaginer la douleur inaccessible, l’horreur qu’on ne pouvait adoucir ou expliquer et qu’aucun argument au monde ne parvenait jamais à justifier.

— Ce n’était pas un lâche, reprit Joseph. Il se serait battu pour ses convictions.

— Sans doute.

Ni la voix ni le visage d’Elwyn n’exprimaient de certitude.

— Qui d’autre était au courant pour Flora ? demanda Joseph.

— Je ne sais pas.

— Regina Coopersmith ?

Elwyn se figea.

— Bon sang ! J’espère que non !

— Mais tu n’en es pas sûr ?

— Non. Mais je ne connais pas vraiment Regina. Je suppose, dit Elwyn en se mordillant la lèvre et en regardant Joseph d’un air emprunté, que je ne connais pas très bien les femmes. J’en serais choqué, mais peut-être que…

Tous deux se turent quelques instants comme ils traversaient la pelouse côte à côte, en cheminant dans l’allée arborée.

— Sebastian s’est disputé avec le docteur Beecher, poursuivit Elwyn.

— Quand cela ? répliqua Joseph, le cœur serré.

— Deux ou trois jours avant sa mort.

— Sais-tu à quel sujet ?

— Non, je l’ignore, dit le jeune homme en se tournant vers Joseph. J’ai trouvé cela curieux, en fait, parce le docteur Beecher était correct avec lui.

— Ne l’est-il pas avec tout le monde ?

— Bien sûr. Davantage qu’avec nous autres, je veux dire.

Joseph n’y comprenait plus rien. Il se souvint de l’aversion de Beecher pour Sebastian.

— De quelle manière ? demanda-t-il.

Il souhaitait prendre un air dégagé, mais son ton un peu sec ne lui échappa pas et Elwyn dut lui aussi le percevoir.

Ce dernier hésita, mal à l’aise. Il traîna les pieds dans le gravier du chemin et soupira.

— Nous nous conduisons tous mal parfois… en arrivant en retard à un cours, en rendant un devoir bâclé. Vous savez ce que c’est…

— Certes.

— Eh bien, d’ordinaire on vous sanctionne… on vous passe un savon et vous avez l’air d’un imbécile devant les autres, ou l’on vous retire vos prérogatives, ou quelque chose comme ça. Mais le docteur Beecher se montrait plus souple envers Sebastian qu’envers la plupart d’entre nous. Sebastian en profitait en quelque sorte, comme s’il savait que le docteur Beecher ne ferait rien. Mon frère pouvait agir comme un con plein de morgue à ses heures. Il croyait en sa propre image…

Il s’arrêta. La culpabilité se lisait sur son visage, dans son attitude, épaules voûtés, le pied droit jouant avec les gravillons. Il n’avait fait que dire la vérité, mais les conventions voulaient qu’on ne parle pas des défunts en mauvais termes. Sa mère y aurait vu une trahison.

— Je n’ai jamais pensé qu’il aimait beaucoup Sebastian, acheva-t-il avec maladresse.

— Mais il le favorisait ? souligna Joseph.

Elwyn fixa le sol.

— Ça n’est pas logique selon moi, parce qu’en définitive, ce n’est pas une faveur. Soit l’on vous sanctionne, soit l’on passe l’éponge. Et les autres en ont marre de voir que vous vous en tirez à bon compte.

— L’ont-ils remarqué ? questionna Joseph.

— Bien sûr. Je pense que c’est la raison de sa dispute avec Beecher.

— Pourquoi n’en as-tu pas parlé plus tôt ?

— Parce que je n’imagine pas le docteur Beecher en train d’abattre Sebastian à cause de son arrogance et de son côté profiteur. C’est une attitude diablement exaspérante, mais on ne tue pas les gens pour cela !

— Non, reconnut Joseph. Bien sûr que non !

Il tenta d’imaginer un moyen de ramener Mary Allard à la réalité, sans la brusquer. Il souhaitait lui venir en aide, mais il percevait sa fragilité et rien n’amortirait le choc qu’elle recevrait, si l’on révélait la moindre ignominie chez Sebastian. Elle risquait même de refuser d’y croire et accuserait tout le monde de mentir.

— Tâche de faire preuve de patience avec ta mère, ajouta-t-il. Il y a peu de choses qui fassent davantage souffrir que les désillusions.

Elwyn grimaça un sourire. Battant des paupières pour réprimer son émotion, il hocha la tête et s’en alla, trop près des larmes pour s’excuser.

Joseph rentra à St. John en quête de quelqu’un susceptible de confirmer ou de démentir ce qu’Elwyn lui avait confié. Près du pont, il tomba sur Rattray.

— Le favoriser ? dit celui-ci, d’un air singulier, en levant le nez de l’ouvrage qu’il lisait. Je suppose. Je n’y avais pas vraiment pensé. Je me faisais à l’idée que tout le monde puisse voir en Sebastian le futur génie de la poésie et tout ça.

Son regard ironique, quasi insolent, incluait Joseph dans le groupe des admirateurs, et celui-ci sentit le rouge lui monter aux joues.

— Je pensais à quelque chose d’un peu plus consistant qu’une conviction, répliqua-t-il d’un ton assez cassant.

Rattray soupira.

— Je suppose qu’il se montrait en effet plus indulgent envers Sebastian qu’envers nous, concéda-t-il. J’ai même trouvé ça curieux à un moment donné.

— Ça ne vous dérangeait pas ? continua Joseph, étonné.

— Bien sûr que si ! Profiter de Beecher à une ou deux reprises, c’était intelligent, et nous pensions tous que cela nous faciliterait la tâche, si nous avions envie de sécher des cours, de rendre du travail en retard, ou je ne sais quoi. Deux ou trois fois, il est même arrivé saoul et ce pauvre vieux Beecher n’a rien fait ! Puis j’ai commencé à trouver tout cela assez malsain et, en définitive, tout aussi stupide. J’ai dit ce que j’en pensais à Sebastian et que je ne jouais plus à ce petit jeu, après quoi il m’a envoyé paître. Navré, je suis sûr que ce n’était pas ce que vous souhaitiez entendre. Mais votre merveilleux Sebastian pouvait être un sacré emmerdeur, parfois.

Joseph ne réagit pas. À vrai dire, c’était à Beecher qu’il pensait et c’est pour lui qu’il avait peur.

— Quand il était bien, il était formidable ! s’empressa d’ajouter Rattray, comme s’il estimait être allé trop loin. Personne n’était plus drôle ; c’était le meilleur des amis et, honnêtement, le meilleur étudiant qui soit. Je ne lui en veux pas, si c’est ce que vous pensez. On ne peut pas en vouloir aux personnes réellement brillantes. On voit leurs bons côtés et ça nous satisfait… simplement parce qu’ils en ont. Il avait juste changé ces derniers temps.

— C’est-à-dire ?

Rattray prit le temps de réfléchir.

— Il y a deux ou trois mois peut-être ? Et puis après le dimanche de l’assassinat à Sarajevo, ça l’a tellement retourné que j’ai cru qu’il allait perdre la boule. Le pauvre diable croyait vraiment que nous allions partir en guerre.

— Oui, il m’en a parlé.

— Vous ne pensez pas que c’est possible, monsieur ? dit Rattray, l’air surpris. Quelque chose de rapide, aussitôt dit, aussitôt fait.

— Peut-être, répondit Joseph, hésitant.

Avait-on tué Sebastian sous l’influence d’une jalousie quelconque qui n’avait rien à avoir avec le document ou la mort de John Reavley ?

Rattray sourit tout à coup à belles dents, et son visage assez ordinaire prit un aspect pétillant et charmant.

— Nous n’avons aucune dette envers les Autrichiens ni envers les Serbes. Mais je ne trouverais pas si terrible une période sous les drapeaux. Ça pourrait être sympathique. Un peu d’aventure avant de se frotter à la vraie vie !

Toutes sortes de mises en garde vinrent à l’esprit de Joseph, mais il se rendit compte qu’il n’en savait guère plus que Rattray. Ils parlaient tous deux en toute ignorance, uniquement guidés par l’expérience d’autres hommes.

 

Avant le dîner, quand il fut quasi certain de le trouver seul, Joseph se rendit chez Beecher, en s’armant de courage pour une confrontation susceptible de briser une amitié qui lui était chère depuis longtemps.

Beecher fut surpris de le voir, mais à l’évidence ravi.

— Entre donc, lui dit-il avec chaleur, en abandonnant son livre, avant de lui offrir son meilleur fauteuil. Un verre ? J’ai un sherry tout à fait correct.

C’était le genre de litote qu’affectionnait son ami. « Tout à fait correct » signifiait « absolument excellent ».

Joseph accepta, gêné de profiter de cette hospitalité pour discuter d’un sujet qui risquait de déboucher sur une querelle.

— J’en ai moi aussi envie.

Beecher s’approcha du buffet, sortit la bouteille et disposa sur la table deux élégants verres en cristal ciselé.

— J’ai l’impression que ce fichu policier ne m’a pas lâché d’une semelle durant toute la semaine, et Dieu sait que l’actualité n’a rien de réjouissant. Je ne vois pas d’issue à ce fiasco irlandais. Et toi ?

— Non, admit Joseph en toute sincérité, comme il s’asseyait.

La pièce lui était devenue familière au fil du temps. Il connaissait chacun des ouvrages sur les étagères et en avait emprunté beaucoup. Il aurait pu décrire les yeux fermés ce qu’on voyait depuis la fenêtre. Il aurait pu nommer les différents membres de la famille sur les photographies dans leur cadre argenté. Il connaissait chacun des lieux des paysages suspendus sur murs : telle vallée du Lake District, tel château de la côte du Northumberland, telle région des Downs du Sud. Chacun renfermait des souvenirs qu’ils avaient partagés ou évoqués à un moment ou un autre.

— La police piétine, n’est-ce pas ? reprit-il.

— À mon humble avis, oui, répondit Beecher en revenant avec le sherry. À la tienne et à la fin de l’enquête, même si je ne suis pas certain que nous aimerons ce qu’elle révèle.

— Et que pourrait-elle révéler ? demanda Joseph.

Beecher le scruta quelques instants avant de répondre :

— Je pense que nous découvrirons qu’une personne avait une très bonne raison de tuer Sebastian Allard, quand bien même elle le regretterait affreusement, à présent.

Joseph réprima un frusque frisson. Le sherry avait comme un arrière-goût d’amertume.

— Selon toi, quelles pourraient être cette bonne raison ? s’enquit-il. On l’a assassiné de sang-froid. Quelqu’un, peu importe son identité, est allé le voir dans sa chambre un revolver à la main.

Avec une violence qui lui noua l’estomac, Joseph se remémora exactement la sensation éprouvée au contact de la peau de Sebastian, déjà refroidie.

Beecher avait dû voir sa figure se décomposer. Il soupira.

— J’aimerais pouvoir te laisser continuer de croire qu’il était aussi bon que tu souhaitais le voir, mais il ne l’était pas. Il avait un avenir prometteur, certes, mais il allait tout gâcher. Cette pauvre Mary Allard était au moins partiellement responsable.

Le moment était venu.

— Je sais, concéda Joseph. Je l’étais tout autant.

Il ignora le regard mi-amusé, mi-compatissant de son ami.

— Elwyn le protégeait en partie pour lui-même, en partie pour sa mère, enchaîna-t-il. Et, apparemment, tu l’as laissé se montrer grossier, rendre son travail en retard, voire le bâcler. Pourtant tu ne l’aimais pas. Pourquoi as-tu agi ainsi ?

Beecher resta muet, mais il avait blêmi et sa main tenant le sherry tremblait très légèrement ; le liquide doré scintillait dans le verre. Il fit un effort pour se contrôler et le porta à ses lèvres pour en boire une gorgée, peut-être pour gagner du temps.

— Ce n’était guère dans ton intérêt, poursuivit Joseph. C’était mauvais pour ta réputation, ton aptitude à demeurer équitable envers les autres et maintenir une certaine discipline.

— Tu l’as toi-même favorisé !

— J’avais de l’affection pour lui, observa Joseph. Mon jugement était biaisé, je l’admets. Mais tu ne l’appréciais pas. Tu connais le règlement aussi bien que moi. Pourquoi y as-tu fait des entorses pour lui ?

— Je ne te savais pas si tenace, lâcha Beecher avec sécheresse. Tu as changé.

— L’heure n’est plus à ce genre de récriminations, tu ne crois pas ? répliqua Joseph à regret. Mais, comme tu l’as dit, il n’y a pas lieu de s’appesantir sur autre chose que la vérité.

— Certes. Mais je n’ai pas l’intention d’en débattre avec toi. Je n’ai pas tué Sebastian et j’ignore qui s’en est chargé. Croie-le ou non, à ta guise.

Ce n’était pas du goût de Joseph. Il s’était lié d’une profonde amitié avec Beecher quasiment depuis leur première rencontre. Tout ce qu’il savait à son sujet, ou croyait savoir, était irréprochable. Beecher était le professeur idéal, cultivé sans affectation. Il enseignait pour l’amour de son sujet et ses étudiants le savaient. Ses plaisirs semblaient innocents : les vieilles bâtisses, en particulier celles qui étaient chargées d’un passé inhabituel ou pittoresque, et la vaisselle ancienne des quatre coins du monde. Il avait le courage et la curiosité de tout tenter : l’escalade, le canoë, la spéléologie, la navigation de plaisance. Beecher aimait les arbres centenaires : plus ils avaient du caractère, plus ils lui plaisaient ; il avait mis sa réputation en péril en menant campagne en vue de leur préservation, pour la plus grande irritation des autorités locales. Il appréciait les personnes âgées et leurs souvenirs, ainsi que leurs bizarreries. Il parlait de temps à autre de sa famille. Il raffolait surtout de certaines tantes, dont toutes étaient de merveilleuses excentriques ayant épousé des causes perdues avec passion, bravoure et toujours le sens de l’humour.

Joseph se rendit compte avec une surprise attristée que Beecher n’avait jamais parlé d’amour. Il avait ri de lui-même à propos d’une ou deux folies de jeunesse, mais jamais évoqué une relation proprement dite, un attachement véritablement amoureux. C’était une omission flagrante et, plus Joseph y songeait, plus cela le troublait.

Il observa Beecher avec prudence, assis à un mètre ou deux à peine, feignant d’être détendu. Il n’était pas attirant, mais son humour et son esprit le rendaient séduisant à sa manière. Il ne manquait pas d’allure et s’habillait avec un goût certain. Il prenait soin de lui comme un homme que les relations intimes n’effrayaient pas.

Cependant, il n’avait jamais parlé de femmes. S’il n’y en avait aucune, pourquoi n’y avait-il jamais fait allusion, pour le regretter, par l’inverse, s’il avait une liaison, elle était certainement illégitime. Auquel cas, il ne pouvait se permettre d’en parler, même à ses amis les plus proches.

Le silence de la pièce qui, d’ordinaire, eût été chaleureux et confortable, devint subitement pénible. Les pensées les plus folles affluaient dans la tête de Joseph. Sebastian était-il tombé sur un secret ou l’avait-il cherché et déniché en vue de s’en servir ensuite ? Joseph aurait volontiers écarté cette idée à cause de son ignominie, mais il ne pouvait plus se le permettre désormais.

De qui Beecher était-il donc amoureux ? S’il disait la vérité et n’avait pas tué Sebastian, ni ne connaissait le coupable, alors la personne qui venait aussitôt à l’esprit était celle compromise dans la liaison illégitime. Ou bien celle que cette relation avait trahie, si toutefois elle existait.

Il affronta enfin l’ultime infamie : et si Beecher mentait ? Et si son amour secret n’était autre que Sebastian lui-même ? L’idée se révélait des plus douloureuses, mais elle cadrait avec les faits dont il avait connaissance : les faits indéniables, ni les chimères, ni les vœux pieux. Peut-être que Flora Whickam était juste une amie, une consœur pacifiste, et un moyen d’échapper aux exigences inévitables de sa famille ?

Certaines personnes pouvaient aimer indifféremment les hommes et les femmes. Jusqu’ici, il n’avait jamais songé à considérer Sebastian sous cet angle. Cela concernait la vie privée. À présent, il était forcé d’y faire intrusion. Il agirait avec la plus grande discrétion possible et si cela n’avait en définitive aucun rapport avec la mort du jeune homme, il n’en parlerait jamais. Il avait l’habitude de garder des secrets ; cela faisait partie de la profession qu’il avait choisie.

— Sebastian s’était lié d’amitié avec une fille du coin, tu sais ? reprit-il. Une serveuse du pub près du bief.

— Eh bien, il n’y a rien de mal à ça ! répliqua Beecher, avant de se rembrunir, au bord de la colère. À moins que tu ne laisses entendre qu’il ait abusé d’elle ? C’est le cas ?

— Non ! Non, une véritable amie, je veux dire ! rectifia Joseph. Il semble qu’ils partageaient les mêmes convictions politiques.

— Des convictions politiques ! lâcha Beecher, stupéfait. J’ignorais qu’il en avait.

— Il était farouchement contre la guerre, dit Joseph en se rappelant l’émotion qui brisait la voix de Sebastian, alors qu’il parlait des dégâts que causeraient un conflit. Pour la ruine qu’elle provoquerait. Pas seulement d’un point de vue physique, mais culturel, spirituel même. Il était prêt à œuvrer pour la paix, il ne se bornait pas à la souhaiter.

Ces paroles atténuèrent le mépris affiché par Beecher.

— Alors il était peut-être meilleur que je le supposais, dit-il.

Joseph sourit. Il retrouvait leur vieille complicité, l’ami qu’il connaissait.

— Il imaginait toute la peur et la douleur, dit-il calmement. Tout notre magnifique patrimoine sombrant dans un océan de violence, jusqu’à ce que nous devenions une civilisation perdue, notre richesse d’harmonie, de pensée, de sagesse, de joie, d’expérience englouties comme Ninive et Tyr. Plus d’Anglais, plus rien de notre courage ou de notre excentricité, de notre langue ou de notre tolérance. Il aimait tout ça éperdument. Il aurait donné beaucoup pour le préserver.

Beecher soupira et se pencha en arrière, les yeux rivés au plafond.

— Alors peut-être a-t-il la chance de ne pas voir ce qui va arriver, dit-il paisiblement. L’inspecteur Perth est certain que ça sera pire que ce que nous avons jamais vu. Pire que les guerres napoléoniennes. Waterloo passera pour insipide en comparaison.

Joseph était abasourdi.

Beecher se redressa.

— C’est un pauvre bougre, remarque, reprit-il d’un ton plus enjoué. Toujours à se lamenter. Je serai ravi quand il aura fini son affaire ici et s’en ira semer la panique et le découragement ailleurs. Tu veux un autre verre de sherry ? Tu n’en as pas pris beaucoup.

— Ça me suffit, répondit Joseph. Un seul me permet d’échapper tranquillement à la réalité, merci.

 

Le lendemain, Joseph débuta son enquête en s’attaquant à la pire de toutes les éventualités.

Il devait commencer par apprendre tout ce qu’il ne savait pas encore à propos de Beecher. Et, dans ce cas, nul doute que la discrétion allait de pair avec l’honnêteté. Jouer les candides aurait détruit la réputation de Beecher et, à moins de révéler l’assassin de Sebastian, cette affaire ne regardait personne d’autre.

Le plus facile à vérifier, sans parler à quiconque, résidait dans les états de service de son collègue : cours, travaux dirigés et autres engagements des six derniers mois. Cela prenait du temps, mais il suffisait de trouver discrètement les renseignements communs à tous et d’en extraire ceux concernant Beecher.

Joseph ne possédait pas un talent naturel pour établir une corrélation entre l’emploi du temps et certains relevés mais, à force de concentration, il parvint à dresser la liste des lieux et des personnes fréquentés par Beecher le plus clair du mois précédent, au moins.

Il s’adossa à son siège, ignorant la pile de papiers, et réfléchit aux preuves qu’il détenait et à ce qu’il devait chercher ensuite. Comment s’y prenait-on pour entretenir une relation en secret ? Soit dans un lieu isolé, où l’on était certain de ne pas être vu, ou bien quelque part où seuls des inconnus vous apercevraient. Ou encore au vu et au su de tout le monde, avec un prétexte légitime que personne ne remettrait en question.

À Cambridge, il n’existait aucun endroit où tout le monde pouvait passer inaperçu, pas plus que dans les villages voisins. Ce serait pure folie que de courir un tel risque.

Rares étaient les lieux totalement inhabités et peu faciles d’accès. Beecher pouvait s’y rendre à bicyclette, mais une femme ? À moins d’être très jeune et vigoureuse, elle ne s’aventurerait guère loin, et l’on dénombrait très peu d’automobilistes du beau sexe. Judith constituait une exception et non la règle.

Ne restait que la dernière possibilité : ils se rencontraient au grand jour, avec des raisons naturelles que personne ne risquait de discuter. Sebastian connaissait leurs sentiments pour s’être montré plus observateur que les autres ou parce qu’il avait surpris par hasard quelque scène intime. Quelle que fût la raison, elle lui faisait horreur.

Il découvrirait sans doute qu’il faisait fausse route, victime de son imagination en effervescence. Peut-être que Beecher comptait parmi ces universitaires incapables de s’attacher à quelqu’un. De tels hommes existaient. Joseph quant à lui ne pouvait s’imaginer vivre sans le moindre désir de vie privée. Beecher avait probablement aimé dans le passé et ne pouvait s’engager de nouveau, ni en parler, même à quelqu’un comme Joseph qui aurait sans conteste compris.

Et tandis que ces pensées cheminaient dans sa tête, il n’y croyait pas. Beecher était trop vivant, trop physique pour s’être refusé à la richesse d’une passion. Ils avaient fait trop de randonnées, trop d’escalades, partagé trop de fous rires pour que Joseph se trompe à ce sujet.

 

Il espérait éviter l’inspecteur Perth quand il manqua le heurter, alors qu’il traversait la cour, en prenant l’allée du milieu, la pipe coincée entre les dents.

Il la retira pour le saluer :

— Bonjour, révérend, dit-il sans s’écarter, mais en se plantant devant Joseph, comme pour lui barrer le passage.

— Bonjour inspecteur, répondit ce dernier, en s’apprêtant à le contourner.

— Ça porte ses fruits, vos questions ? demanda Perth d’un air poliment intéressé.

Joseph envisagea un instant de répondre par la négative, puis il se souvint qu’il avait souvent croisé Perth dans ses allées et venues. Non seulement il mentirait, mais surtout le policier le saurait et supposerait ensuite qu’il lui cachait quelque chose… ce qui était vrai dans les deux cas.

— Je n’arrête pas de réfléchir et puis je me rends compte que tout cela ne prouve rien, confia-t-il, évasif.

— J’vois tout à fait c’que vous voulez dire, commenta Perth, compatissant, tout en frappant sa pipe sur le talon de sa chaussure.

Puis il vérifia qu’elle était bien vide et la rangea dans sa poche.

— J’me r’trouve avec des tas d’éléments, pis ça m’file entre les doigts. Mais vous connaissez ces gens-là, alors que moi non.

Il eut un sourire aimable.

— Par exemple, vous d’vez savoir pourquoi le docteur Beecher a l’air d’avoir fait une exception pour M. Allard, en fermant les yeux sur son insolence, ses retards, et que sais-je encore, alors qu’il aurait sanctionné un autre.

— Pouvez-vous me citer un fait précis ?

Perth répondit sans hésiter :

— M. Allard lui a rendu un d’voir en r’tard, ainsi que M. Morel. Il a r’tiré un point à M. Morel et pas à M. Allard.

Joseph tressaillit et regarda fixement l’inspecteur, parce qu’il lui faisait peur tout à coup. Il ne souhaitait pas le voir fourrer son nez dans les affaires privées de Beecher.

— On peut parfois se montrer fantaisiste dans la notation, dit-il avec une aisance qu’il était très loin d’éprouver. Moi-même, ça m’est arrivé de temps en temps. La traduction, en particulier, peut être affaire de goût comme de précision.

Perth écarquilla les yeux.

— C’est c’que vous pensez, révérend ? s’enquit-il d’un air curieux.

Joseph désirait s’échapper.

— Ça paraît probable, dit-il en s’écartant de nouveau, afin de poursuivre son chemin.

Il souhaitait finir cette conversation avant que Perth ne l’enlise davantage.

Ce dernier sourit comme si la réponse de Joseph l’avait pleinement satisfait.

— Le style de M. Allard plaisait beaucoup au docteur Beecher, pas vrai ? Y s’trouve que c’pauv’ M. Morel n’a pas la même classe, alors quand il arrive en r’tard, il a des problèmes.

— Ce serait injuste ! s’enflamma Joseph. Et ce n’est pas ce que je voulais dire ! La différence de notation n’avait rien à voir avec le fait d’être en avance ou en retard.

— Ni d’se montrer insolent ou négligent ? insista Perth. La discipline n’est pas la même pour les étudiants brillants, rapport à c’qu’elle est pour les moins doués. Vous connaissez bien la famille de M. Allard, pas vrai ?

Joseph s’inquiétait moins pour lui-même que pour Beecher, et les pensées qui assombrissaient son esprit.

— Oui, en effet, et je ne lui ai jamais accordé la moindre latitude en raison de cela ! rétorqua-t-il avec une grande âpreté. C’est un lieu d’études, inspecteur, et les problèmes personnels n’ont pas à interférer avec la façon dont on enseigne à un étudiant ou dont on note le travail. Il est irresponsable et moralement méprisable de laisser supposer le contraire. Vous êtes en train de salir la réputation d’un homme, et la charge qui vous incombe ici ne vous accorde aucunement l’immunité pour agir de la sorte !

Perth ne parut pas le moins du monde déconcerté.

— J’me suis borné à interroger les gens ici et là, et à écouter leurs réponses comme vous l’faites, révérend, répondit-il calmement. Et j’me suis mis à comprendre que certains pensaient que l’docteur Beecher n’aimait guère M. Allard. Mais ça n’a pas l’air d’êt’ vrai, car y s’pliait en quat’ pour lui faire plaisir, même qu’y lui f’sait des faveurs à l’occasion. Bon, qu’est-ce que vous en pensez, alors ?

Joseph ne put répondre.

— Vous connaissez ces gens-là mieux qu’moi, révérend, continua l’inspecteur sans se décourager. J’aurais cru qu’vous auriez souhaité connaît’ la vérité, car vous vous rendez bien compte que tout l’monde le prend mal. La suspicion, c’est quelque chose de diabolique. Ça monte les gens les uns cont’ les autres, même si y a aucune raison.

— Bien sûr, dit Joseph, sans savoir quoi ajouter.

Perth souriait. C’était de l’amusement doublé d’une légère sympathie un peu chagrine.

— C’est dur, pas vrai, révérend ? dit-il gentiment. De découvrir qu’un jeune dont on pensait tant d’bien ne s’ gênait pas pour faire du chantage de temps en temps ?

— Je n’ai jamais eu vent d’une chose pareille !

Littéralement, Joseph disait vrai, mais, d’un point de vue moral, il mentait.

— Bien sûr que non, reconnut l’inspecteur. Parce que vous vous êtes arrêté avant d’avoir la moindre preuve que vous n’pourriez pas démentir. Sinon, vous auriez dû y faire face et p’t’êt’ même le dire. Mais vous êtes un homme intéressant à suivre, révérend, et pas aussi facile que vous auriez voulu que j’ le pense.

Il ignora l’expression de Joseph et enchaîna :

— C’est une bonne chose que l’docteur Beecher s’soit trouvé près d’la rivière, quand M. Allard s’est fait assassiner, sinon j’aurais dû le considérer comme suspect et, bien entendu, j’aurais dû découvrir c’que M. Allard savait au juste, même si j’peux l’deviner assez facilement. Un beau brin d’femme, Mme Thyer… et p’t’êt’ un peu trop seule, à sa manière.

Joseph resta pantois, le cœur battant la chamade. Beecher et Connie ? De multiples images lui traversaient l’esprit, de plus en plus nettes… le beau visage de Connie, chaleureux, animé.

Perth secoua la tête.

— Ne m’regardez pas comme ça, révérend. J’ai rien dit d’inconvenant. Tous les hommes ont des sentiments et parfois on veut pas qu’les autres les voient. Un peu comme si on s’retrouvait tout nus. J’me d’mande si M. Allard aurait pas pu r’marquer aut’ chose avec ses yeux perçants. Vous n’le sauriez pas, par hasard ?

— Non ! répondit Joseph, sentant le rouge lui monter aux joues. Et comme vous le dites, le docteur Beecher se trouvait au moins à quinze cents mètres de là, quand on a abattu Sebastian. Je vous ai dit que je ne pouvais pas vous aider, inspecteur, et c’est la vérité. Maintenant, voudriez-vous avoir la bonté de me laisser passer ?

— Mais comment donc, révérend ! Vous d’vez vaquer à vos affaires. Mais moi, j’ vous dit, comme à tous ceux d’ici : vous pouvez bien vadrouiller d’un bâtiment à l’aut’ si ça vous chante, et j’trouverai toujours çui-là qu’a fait l’coup, peu importe qui c’est, peu importe c’que son père a payé pour qu’il étudie ici. Et j’vais trouver pourquoi ! J’suis p’t’êt’ pas doué pour argumenter comme vous avec vot’ belle logique, révérend, mais j’connais les gens, et j’sais pourquoi y font des choses contre la loi. Et j’le prouverai. La loi est au-dessus d’nous tous, et vous qu’êtes un religieux, vous devriez l’savoir !

Joseph perçut l’antipathie de l’inspecteur et la comprit. Perth se retrouvait dans un environnement hostile où il ne pourrait jamais être à l’aise. Un certain nombre d’individus plus jeunes que lui le traitaient de haut et ils n’étaient sans doute même pas conscients de leur attitude. La loi dictait sa conduite et il l’utilisait comme une arme, sans doute la seule.

— Je le sais pertinemment, inspecteur Perth. Et nous avons besoin de vous pour trouver la vérité. L’incertitude est en train de nous détruire.

— Oui, admit Perth. C’est c’que ça fait aux gens. Mais j’y arriverai !

Il s’écarta enfin, en hochant la tête avec amabilité, pour laisser Joseph poursuivre son chemin.

Ce dernier pressa le pas, avec la certitude qu’il s’était fait battre et que Perth le comprenait bien mieux que lui ne le souhaitait. Une fois de plus, il s’était mépris sur le compte d’autrui.

 

Joseph avait accepté l’invitation à dîner de Connie Thyer, car il comprenait qu’elle ait désespérément envie de partager la responsabilité de veiller sur Gerald et Mary Allard, accablés de chagrin. Elle ne pouvait guère leur offrir une distraction quelconque. Mais leur présence néfaste à sa table entamait sans doute sa patience. Joseph était au moins un vieil ami de la famille, lui aussi affligé par un deuil. En outre, sa vocation religieuse faisait de lui un hôte parfait étant donné les circonstances. Il ne pouvait guère refuser.

Il arriva un peu avant huit heures et trouva Connie au salon, en compagnie de Mary Allard. Comme à son accoutumée, celle-ci était vêtue de noir. Elle paraissait amaigrie et son visage exprimait sans conteste la colère. Il ne s’adoucit en rien lorsqu’elle le vit.

— Bonsoir, révérend Reavley, dit-elle avec une froideur polie. J’espère que vous allez bien ?

— Oui merci, répondit-il. Et vous ?

L’échange se révélait absurde. À l’évidence, elle souffrait le martyre. Elle avait l’air de tout sauf d’être dans une forme éblouissante. Mais l’usage voulait qu’on posât cette question.

— Je ne suis pas certaine de comprendre pourquoi vous le demandez, répliqua-t-elle en le prenant de court. Dois-je vous dire ce que je ressens ? Un assassin m’a non seulement pris mon fils, mais à présent les mauvaises langues vont bon train pour souiller sa mémoire. Ou bien me sentirais-je moins coupable si je me bornais à vous dire que je vais tout à fait bien, merci ? Je n’ai aucune maladie, uniquement des plaies à vif !

Personne ne remarqua l’arrivée de son mari dans la pièce, mais Joseph perçut son souffle court. Il attendit que Gerald tente de rattraper la grossièreté manifeste de son épouse.

Le silence pesait comme juste avant que l’orage n’éclate.

Connie les regarda à tour de rôle.

Gerald s’éclaircit la voix.

Mary virevolta vers lui.

— Tu allais dire quelque chose ? Peut-être pour défendre ton fils, puisqu’il gît dans sa tombe et ne peut s’exprimer ?

Gerald rougit jusqu’aux oreilles.

— Je ne crois pas qu’il soit fondé d’accuser Reavley, ma chérie… commença-t-il.

— Oh, tiens donc ? rétorqua-t-elle, les yeux exorbités. C’est pourtant lui qui assiste cet horrible policier pour laisser entendre que Sebastian jouait les maîtres chanteurs, et que c’est pour cette raison qu’on l’a assassiné !

Elle se retourna vers Joseph, les yeux flamboyants :

— Pouvez-vous le nier, révérend ? lâcha-t-elle en chargeant le dernier mot d’une ironie mordante. Pourquoi ? Étiez-vous jaloux de Sebastian ? Craigniez-vous qu’il ne vous fasse de l’ombre dans votre propre domaine ? Il avait plus de poésie en lui que vous n’en aurez jamais, et vous devez le savoir. Est-ce ce qui vous pousse à agir ainsi ? Grand Dieu, comme il vous aurait détesté ! Lui qui vous croyait son ami !

— Mary ! dit Gerald, désespéré.

Elle l’ignora.

— Je l’ai écouté parler de vous comme si vous étiez un être dépourvu de défauts ! poursuivit-elle, la voix tremblante de mépris, les yeux étincelant de larmes. Il vous trouvait merveilleux, vous étiez un ami incomparable ! Pauvre Sebastian…

Elle s’interrompit, trop émue pour continuer. Connie observait la scène, la mine blafarde, mais sans souffler mot.

— Voyons… hasarda à nouveau Gerald.

Joseph le coupa :

— Sebastian savait que j’étais son ami, dit-il très clairement. Mais j’aurais été un meilleur ami si j’avais cherché plus honnêtement à voir ses défauts comme ses qualités. Je l’aurais mieux aidé, si j’avais essayé de réfréner son hubris, plutôt que de ne pas le voir.

— Hubris ? reprit-elle, glaciale.

— L’orgueil qu’il avait de son propre charme, son sentiment d’invulnérabilité… commença-t-il à expliquer.

— Je connais la signification de ce mot, monsieur Reavley ! le contra-t-elle. Je remettais en question son emploi au sujet de mon fils ! Je trouve intolérable que…

— Tu trouves intolérable la moindre critique à son endroit, parvint enfin à glisser Gerald. Mais on l’a tué !

— La jalousie ! dit-elle avec une conviction absolue. Une personne médiocre qui ne supportait pas d’être distancée.

Elle regardait Joseph.

— Madame Allard, dit Connie, nous compatissons tous à votre chagrin, mais cela ne vous permet pas d’être à la fois cruelle et injuste envers un autre de mes invités, un homme qui a aussi perdu des membres de sa famille la plus proche quasi en même temps que vous. Dans votre peine, je crois que vous avez momentanément omis ce détail.

Elle s’était exprimé posément, non sans une certaine gravité, mais le reproche n’en demeurait pas moins cinglant.

Aidan Thyer, entré dans la pièce sur ces entrefaites, parut éberlué, mais n’intervint pas et, lorsqu’il lança un regard à Connie, son expression resta énigmatique, comme le fruit d’émotions profondes et contradictoires. À ce moment-là, Joseph se demanda si Aidan savait que Beecher était amoureux de sa femme, s’il en souffrait ou s’il craignait de perdre ce à quoi il devait vivement tenir. Mais était-ce le cas ? Qu’est-ce qui se cachait, en réalité, derrière cette courtoisie habituelle ? Joseph entrevit avec peine l’éventualité d’un monde de solitude et de faux-semblant.

Mais le présent le rattrapa. Mary Allard était furieuse, mais aussi trop fautive pour se défendre. En guise d’échappatoire, elle saisit la perche que lui tendait Connie.

— Je suis navrée, dit-elle avec raideur. J’avais oublié. Je pense que votre propre peine a…

Elle allait sans doute achever par : « faussé votre jugement », mais elle se rendit compte que cela n’arrangerait rien et laissa donc la phrase en suspens.

D’ordinaire, Joseph aurait accepté n’importe quelle excuse, mais pas cette fois.

— … ma peine m’a aidé à mieux appréhender la réalité, finit-il à sa place. Et à comprendre que, peu importent notre amour ou nos regrets de ne pas l’avoir témoigné davantage, les mensonges n’aident en rien, quand bien même nous les trouverions plus confortables.

Mary devint livide et elle le contempla avec haine. Même si elle comprenait ce qu’il disait, elle n’allait pas le lui concéder maintenant.

— Je n’ai aucune idée de ce que vous pouvez regretter, reprit-elle froidement. Je ne vous connais pas assez bien. Je n’ai jamais entendu quiconque dire du mal de vos parents, mais, le cas échéant, vous vous emploieriez de votre mieux à les faire taire. Si l’on ne témoigne pas sa loyauté avant tout pour sa propre famille, alors on n’a rien ! Je vous promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour protéger le nom et la réputation de mon fils défunt de la jalousie et de la malveillance de ceux qui seraient assez lâches pour l’attaquer dans la mort, alors qu’ils n’auraient osé le faire de son vivant.

— Les loyautés sont de tout ordre, madame Allard, répondit-il.

Sa voix se brisait sous l’intensité de ses sentiments : le chagrin et la solitude causés par trop de pertes, la colère contre Dieu pour l’avoir blessé aussi profondément et contre les défunts qui le laissaient avec un tel fardeau, des responsabilités pour lesquelles il n’était pas prêt et, surtout, la crainte du désenchantement, de la disparition de l’amour et des convictions qui lui étaient chères.

— Encore faut-il savoir quelles fidélités vous placez en premier, continua-t-il. Il ne suffit pas d’aimer quelqu’un pour le rendre honnête et votre famille n’est pas plus importante que la mienne, ou celle d’autrui. Votre première loyauté devrait s’adresser à l’honneur, la bonté, et à un certain niveau de vérité.

Le visage méprisant de Mary était assez éloquent pour qu’elle se dispensât d’une réponse. Elle se tourna vers Connie, plus blême que jamais, le regard en feu :

— Je suis sûre que vous comprendrez que je ne souhaite pas rester au dîner. Peut-être serez-vous assez aimable pour faire porter un plateau dans ma chambre.

Sur quoi, elle quitta la pièce en trombe, dans un bruissement de taffetas noir et un léger parfum de roses.

Connie soupira :

— Désolée, docteur Reavley. Cette enquête l’éprouve énormément. Tout le monde a les nerfs un peu à vif.

— Elle l’idéalisait, intervint Gerald, autant pour lui-même que pour les autres. Ce n’est pas juste. Personne ne pourrait arriver à la hauteur où elle le plaçait, pas plus que nous ne pourrons lui épargner à jamais la vérité.

Il lança un regard à Joseph, peut-être dans l’espoir qu’il y percevrait une forme d’excuse, mais Joseph avait le sentiment que Gerald cherchait davantage à faire accepter son propre silence. Il était navré pour lui, un homme qui se débattait péniblement dans une tâche inutile, mais plaignait davantage Elwyn qui essayait de défendre un frère dont il connaissait les défauts, tout en protégeant sa mère de vérités qu’elle ne pouvait affronter et en évitant à son père de passer pour impuissant et de sombrer dans le dégoût de lui-même. C’était bien trop pour un seul individu, jeune de surcroît, lui-même endeuillé, et que ses parents auraient dû soutenir, au lieu de le contraindre à inverser les rôles, tant ils étaient empêtrés dans leur chagrin.

Joseph regarda Connie à la dérobée et vit dans ses yeux le reflet de la même compassion mâtinée de colère. Mais c’était lui qu’elle considérait, non pas son mari. Aidan Thyer évitait le regard de Joseph, peut-être afin de masquer son aversion pour les excuses de Gerald.

Joseph brisa le silence.

— Les nerfs de chacun sont un peu à vif, admit-il. Nous nous soupçonnons mutuellement de choses qui, en des temps meilleurs, ne nous auraient même pas effleurés. Nous pourrons les oublier dès que nous saurons ce qu’il s’est réellement passé.

— Vous croyez ? s’enquit brusquement Aidan Thyer. Nous avons retiré trop de masques et vu ce qu’ils dissimulaient. Je ne pense pas que nous oublierons.

Il se tourna un instant vers sa femme, puis ses yeux pâles revinrent vers Joseph, comme par bravade.

— Peut-être que nous n’oublierons pas, rectifia Joseph. Mais tout l’art de l’amitié ne réside-t-il pas dans la préférence donnée aux choses importantes, tandis qu’on baisse les erreurs se dissoudre dans le passé, jusqu’à les perdre de vue ? Il s’agit moins d’oublier que de permettre au flou d’envahir les souvenirs, accepter qu’un événement ait eu lieu et en être désolé. Ce que nous sommes aujourd’hui n’est pas forcément ce que nous serons demain.

— Vous pardonnez très facilement, Reavley, commenta Thyer d’un ton glacial. Je me demande parfois si vous avez jamais eu grand-chose à pardonner. À moins que vous ne soyez trop chrétien pour ressentir la vraie colère ?

— Trop faible, vous voulez dire, pour éprouver quoi que ce soit avec une vraie passion, corrigea Joseph.

Thyer rougit.

— Désolé. C’était d’une grossièreté impardonnable. Je vous demande de m’excuser.

— Peut-être ne devrais-je pas autant peser les choses avant de parler, admit Joseph, pensif. Je passe pour un prétentieux, voire quelqu’un d’un peu distant. Mais j’ai trop peur de ce que je pourrais dire, si j’agissais autrement.

Thyer sourit avec une chaleur surprenante.

Connie eut l’air prise au dépourvu et se détourna.

— Venez donc dîner, monsieur Allard, je vous en prie, dit-elle à l’adresse de Gerald, complètement désemparé. Nous aurons besoin de nos forces, ne serait-ce que pour nous soutenir les uns les autres.

 

Joseph passa une nuit affreuse, en se tournant sans cesse dans son lit, trop soucieux pour s’endormir. Des souvenirs de scènes sans importance lui revenaient à l’esprit : Connie et Beecher en train de rire de bon cœur, en laissant éclater toute leur joie ; le visage de Connie qui venait de l’écouter parler de quelque obscure découverte au Moyen-Orient ; l’inquiétude de Beecher quand elle avait pris froid en été, d’autres incidents plus confus qui semblaient ne plus correspondre à l’image de l’amitié de bon aloi dans laquelle ils entraient jusque-là.

Que savait Sebastian ? Avait-il ouvertement menacé Beecher ou avait-il simplement laissé agir la peur et la culpabilité ? Pouvait-on juste lui reprocher d’être plus observateur que les autres ?

Mais Beecher se trouvait en compagnie de Connie et Thyer, quand les Reavley avaient été tués… et Joseph ne l’avait jamais soupçonné pour ce crime. À en croire Perth, Beecher était dans les Backs lorsqu’on avait abattu Sebastian, il ne pouvait donc pas être coupable.

Et Connie ? Il ne parvenait pas à l’imaginer en train de tirer sur Sebastian. Elle était généreuse, charmante, prompte à rire, tout autant à déceler les besoins et la solitude chez autrui, et à faire tout son possible pour y répondre. Mais c’était une femme passionnée. Elle pouvait très bien aimer Beecher profondément et se retrouver prise au piège des circonstances. Si l’on découvrait leur liaison et qu’elle soit rendue publique, lui perdrait son poste, mais elle perdrait tout. Une femme divorcée, si l’adultère était la cause de son état, cessait d’exister même pour ses amis, et d’autant plus pour la société.

Sebastian lui aurait-il vraiment fait cela ?

Le jeune homme que Joseph connaissait aurait jugé l’idée répugnante, cruelle, déshonorante, consternante. Mais cet individu existait-il en dehors de l’imagination de Joseph ?

Il s’endormit en doutant de tout le monde et même de lui. Il s’éveilla le lendemain avec un violent mal au crâne, décidé à faire la lumière sur ce qui s’était passé. Tout lui glissait entre les doigts ; il lui fallait s’accrocher à quelque chose de tangible.

Il était à peine six heures. C’était l’heure idéale pour se promener seul dans les Backs et trouver Carter, le marinier, qui avait apparemment discuté avec Beecher, le matin de la mort de Sebastian. Il se rasa, se lava et s’habilla en quelques minutes, puis se mit en route dans la fraîcheur matinale.

L’herbe était encore trempée de rosée, lui prêtait une couleur de perle, presque turquoise, tandis que les arbres immobiles se dressaient en l’air dans le silence.

Il trouva Carter au point d’amarrage, à quinze cents mètres de là sur la berge.

— 'jour, docteur Reavley ! lui lança ce dernier d’un air jovial. Z’êtes sorti d’bonne heure, m’sieur.

— Je n’arrivais pas à dormir, expliqua Joseph.

— Ces jours-ci j’y arrive pas trop non plus. Tout l’monde s’fait du mouron. On s’arrache les journaux dès qu’ils paraissent. Faut s’lever tôt pour êt’ sûr d’en trouver. Jamais connu une période pareille, sauf quand not’ vieille reine était malade.

Il se gratta la tête, avant d’ajouter :

— Non, même pas à c’t’époque-là, en fait.

— C’est le meilleur moment de la matinée, dit Joseph, en regardant la paisible rivière miroiter sous le soleil.

— Pour sûr, approuva Carter.

— Je me disais que je risquais de voir le docteur Beecher dans les parages. Il n’est pas déjà passé, si ?

— Le docteur Beecher ? Non, m’sieur. Y vient qu’à l’occasion, comme qui dirait, mais pas très souvent.

— C’est un ami à moi.

— Un vrai gentleman, m’sieur, affirma Carter dans un hochement de tête. Toujours un mot gentil. On a un peu causé des péniches d’autrefois. Il était intéressé, r’marquez, mais, entre nous soit dit, j’crois bien qu’y fait ça juste pour être agréable. Y sait que j’me sens parfois seul d’puis qu’ma Bessie est plus d’ce monde, et une p’tite causette, ça me r’quinque pour la journée.

C’était le Beecher que Joseph connaissait, un homme d’une grande gentillesse, qui la dissimulait toujours sous un certain flegme, afin que les gens ne se sentent pas redevables.

— Vous deviez être en train de bavarder, quand le jeune Allard s’est fait tué, observa Joseph.

La phrase se révélait d’une insoutenable dureté.

— Pas c’matin-là, m’sieur, répondit Carter en secouant la tête. J’l’ai dit au gars d’la police, parce que j’avais oublié, mais c’est l’jour où j’ai crevé. Et j’ai dû réparer, et même que ça m’a pris une éternité, parce que l’pneu était percé à deux endroits, et j’l’avais pas vu au début. Ça m’a r’tenu une heure chez moi, pardi. Bien sûr, le docteur Beecher devait s’trouver ici, puisqu’il l’a dit, mais moi, j’l’ai pas vu, parce que j’y étais point, voyez ?

— Oui, dit Joseph lentement – sa propre voix lui semblait lointaine, comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre. Oui… je vois. Merci.

Et il tourna les talons et marcha d’un pas pesant le long de la berge.

Avait-il l’obligation morale d’en informer Perth ? Il avait reconnu que la loi passait avant tout et c’était vrai. Mais il avait besoin d’être sûr de son fait. Pour l’heure, il n’avait plus aucune certitude.