Chapitre II

Les obsèques de John et Alys Reavley se déroulèrent le matin du 2 juillet, dans l’église du village de Selborne St. Giles. C’était encore une chaude journée sans un brin d’air, et, au-dessus du porche du cimetière, le parfum du chèvrefeuille embaumait tant l’atmosphère qu’il vous rendait déjà somnolent avant midi. Dominant les tombes, les ifs semblaient poussiéreux dans la touffeur ambiante.

Le cortège arriva lentement, deux cercueils portés par des jeunes gens du village. La plupart étaient allés à l’école avec Joseph ou Matthew ; ils avaient joué au football avec eux ou passé des heures au bord de la rivière, à pêcher ou plutôt à rêvasser l’été durant. À présent, ils avançaient avec précaution, tentant d’équilibrer le poids sans trébucher. Les pierres inclinées du chemin étaient usées çà et là depuis mille ans par les fidèles, les convois funéraires et les officiants de l’époque saxonne jusqu’au monde moderne actuel du petit-fils de Victoria, George V.

Joseph leur emboîtait le pas, avec Hannah à son bras, qui peinait à conserver son sang-froid. Elle avait acheté une nouvelle robe noire à Cambridge, ainsi qu’un chapeau de paille assorti, orné d’une voilette. Elle gardait la tête haute, mais Joseph avait la forte impression qu’elle se laissait guider par lui, les yeux mi-clos. Elle avait détesté ces jours d’attente. Chacune des pièces où elle entrait lui rappelait la perte de leurs parents. La cuisine était la pire. Elle était peuplée de souvenirs : les nappes cousues par Alys, les assiettes décorées de fleurs sauvages, qu’elle avait aimées, le panier plat qu’elle utilisait pour ramasser les têtes flétries des roses, la poupée de paille, achetée à la foire de Madingley. L’odeur qui y flottait évoquait les crêpes et les gâteaux au saindoux, et les savoureux friands chauds aux oignons et aux rognons.

Alys aimait acheter le Cottenham double-crème veiné de bleu et le beurre au yard, plutôt qu’au poids comme aujourd’hui. C’étaient les détails qui affectaient le plus Hannah, peut-être parce qu’ils la prenaient au dépourvu : Lettie qui arrangeait les fleurs dans le mauvais vase (qu’Alys n’aurait jamais choisi) ; le chat Horatio assis dans l’arrière-cuisine, où Alys ne le lui aurait pas permis ; le livreur de poissons qui jouait les effrontés, alors qu’il n’aurait pas osé répondre auparavant. Tout cela constituait les premiers signes d’un changement irrévocable.

Matthew avançait avec Judith quelques pas derrière, tous deux tendus et regardant droit devant eux. Judith portait aussi un chapeau à voilette et une nouvelle toilette noire, dont les manches descendaient jusqu’aux poignets, et la jupe était si entravée qu’elle l’obligeait à marcher à petits pas. Judith ne l’aimait pas, mais elle lui allait à merveille.

À l’intérieur de l’église, l’air était plus frais, chargé de l’odeur de moisi des vieux ouvrages, de la pierre, et de la lourde fragrance des fleurs. Joseph les remarqua aussitôt en manquant s’étrangler de surprise. Les femmes du village avaient dû dépouiller leur jardin de toutes les fleurs blanches : roses, phlox, œillets à l’ancienne, et une multitude de marguerites de toutes les tailles, simples et doubles, disposées en berceaux. Elles formaient une sorte d’écume pâle qui se brisait sur les vieilles boiseries sculptées, puis rejoignait l’autel, étincelant aux endroits où le soleil filtrait par les vitraux. Il savait que les fleurs étaient destinées à Alys. Elle avait vécu en comblant les attentes de tout le village : modeste, loyale, toujours le sourire aux lèvres, capable de garder un secret, fière de son foyer et ravie de s’en occuper. Elle échangeait volontiers des recettes avec Mme Worth, des boutures avec Tucky Spence, même si celle-ci était un vrai moulin à paroles, et écoutait patiemment Miss Anthony parler des heures de sa nièce en Afrique du Sud.

Les villageois avaient eu plus de mal à comprendre John : un intellectuel qui avait beaucoup étudié et souvent voyagé à l’étranger. Mais une fois ici, il avait témoigné de plaisirs assez simples : sa famille et son jardin, de vieux objets de collection, des aquarelles du siècle dernier qu’il avait plaisir à restaurer et à encadrer. Il raffolait des bonnes affaires et chinait dans les boutiques d’antiquités et de curiosités, ravi d’écouter les anecdotes de gens ordinaires, pittoresques, et toujours prêt à entendre ou à raconter une plaisanterie… plus elle était longue et farfelue, plus il l’appréciait.

Le souvenir de Joseph l’accompagnait tandis que l’office débutait, et il contempla les visages familiers, tendus, tristes et confus. L’émotion l’oppressait tant qu’il ne put chanter les cantiques.

Ce fut alors à son tour de prendre la parole. Il ne souhaitait pas prêcher, ce n’était pas le moment. Hallam Kerr s’en chargerait. Joseph voulait seulement honorer la mémoire de ses parents, témoigner son amour comme un fils.

Il eut grand peine à éviter que sa voix ne se brise, à suivre le fil de ses idées et à exprimer des paroles claires et simples. Mais cela relevait de ses compétences, après tout. L’expérience du deuil ne lui était pas étrangère et il l’avait explorée dans son esprit jusque dans les moindres recoins.

— Nous voici réunis au cœur du village, peut-être même son âme, pour dire provisoirement un au revoir à deux des membres de notre communauté qui étaient vos amis, nos parents… Je parle en mon nom, ainsi qu’en celui de mon frère, Matthew, et de mes sœurs, Hannah et Judith.

Il hésita, luttant pour conserver son sang-froid. On n’entendait pas le moindre frémissement, ni le moindre murmure dans l’assemblée.

— Vous les connaissiez tous deux. Vous les croisiez dans la rue jour après jour, au bureau de poste, chez les commerçants, à côté de chez vous. Et, pour la plupart, vous vous retrouviez ici. C’étaient de braves gens et nous sommes blessés et anéantis par leur disparition.

Il s’arrêta un instant, puis reprit :

— La patience de ma mère va nous manquer, son goût de l’espérance, qui n’était pas un vain mot ; jamais le refus du mal ou de la souffrance, mais la paisible confiance qu’on pouvait les surmonter et l’espoir en un avenir meilleur. Nous ne devons pas la décevoir en oubliant ce qu’elle nous a enseigné. Nous devrions être reconnaissants pour chaque vie qui nous a apporté du bonheur, la gratitude consiste à chérir ce don, le garder précieusement, le mettre à profit et le transmettre à autrui sans l’altérer.

Il vit un mouvement, un hochement de têtes, une centaine de visages connus tournés vers lui, sombres et meurtris par la soudaineté du chagrin, chacun blessé dans ses propres souvenirs.

— Mon père était différent, poursuivit-il. L’esprit brillant, mais le cœur simple. Il savait écouter autrui, sans juger à la hâte. De toutes les personnes de ma connaissance, il pouvait raconter les blagues les plus longues, les plus drôles et les plus alambiquées, sans qu’elles soient jamais lestes ou malveillantes. À ses yeux, la méchanceté constituait le plus grand péché. Vous pouviez être brave et honnête, obéissant et dévoué mais, sans la gentillesse, vous aviez échoué.

Il se surprit à sourire, même si les larmes continuaient à voiler sa voix.

— Il se souciait peu des religions établies. J’ai souvenance de l’avoir vu s’endormir à l’église et s’éveiller en applaudissant, comme s’il se fût cru un instant au théâtre. L’intolérance lui était insupportable et trouvait souvent que les croyants pouvaient se révéler comme les pires fanatiques. Mais il aurait défendu saint Paul au péril de sa vie pour ses paroles d’amour : « Si je parle la langue des hommes et des anges, et ne possède pas l’amour, je ne suis rien. »

« Sans être parfait, c’était un homme bon. Il se montrait indulgent envers les faiblesses d’autrui. Je m’emploierai volontiers à œuvrer toute mon existence durant pour que vous puissiez dire la même chose de moi, quand viendra mon tour de dire au revoir… provisoirement.

Il tremblait de soulagement en regagnant sa place auprès d’Hannah et sentit la main de sa sœur se refermer sur la sienne. Mais il savait que, sous sa voilette, elle pleurait et ne le regarderait pas.

Hallam Kerr monta en chaire, avec des paroles vibrantes et sûres, mais manquant curieusement de conviction, comme si, lui aussi, était dépassé par les événements. Il continua l’office à son habitude, les mots et la musique s’entrelaçant pour former une trame éclatante, à travers l’histoire de la vie du village.

Joseph continua ensuite de remplir son devoir, plus pénible encore. Il se tint à la porte de l’église et serra les mains des gens qui tentaient maladroitement d’exprimer leur peine et leur soutien ; rares furent ceux qui y parvinrent. D’une certaine manière, l’office se révéla insuffisant ; quelque chose n’avait toujours pas été dit. C’était comme un désir, une aspiration inassouvie et Joseph le ressentait comme un vide en lui. À présent, alors qu’il en avait le plus besoin, ses paroles avaient perdu leur pouvoir. Sa dernière parcelle de certitude échappait à son emprise.

Judith et Hannah se tenaient debout côte à côte, à l’ombre du porche. Matthew n’était pas encore sorti. Joseph s’avança au soleil, pour parler à Shanley Corcoran, qui attendait à quelques mètres de là. Ce n’était pas un homme grand, et pourtant sa personnalité marquée, sa vitalité inspiraient un tel respect que personne ne s’approchait de lui, même si la plupart ne le connaissaient pas, ignoraient encore plus le génie de ses réalisations, mais ils n’auraient pas davantage compris s’ils avaient su. Le mot scientifique aurait dû suffire.

Il marchait maintenant vers Joseph, les deux bras tendus, la figure décomposée par le chagrin.

— Joseph, dit-il simplement.

Joseph trouva presque insupportables la chaleur de la poignée de main et l’émotion qu’elle suscitait. La familiarité d’un ami aussi proche le submergeait. Il demeurait sans voix.

Ce fut Orla Corcoran qui vint à sa rescousse. C’était une belle femme, au visage sombre et exotique.

— Joseph sait combien nous sommes peinés, mon chéri, dit-elle en posant sa main gantée sur le bras de son époux. Nous ne devrions pas nous acharner à le dire, car les mots n’existent pas pour l’exprimer. Le village attend. C’est au tour de ses habitants, et plus tôt ce devoir sera accompli, plus vite la famille pourra retrouver sa maison et sa solitude.

Elle regarda Joseph.

— Peut-être que dans quelques jours nous pourrons vous rendre visite et passer un peu plus de temps avec vous ?

— Bien sûr, répondit spontanément Joseph. Venez, je vous en prie. Je ne rentrerai pas à Cambridge avant la fin de la semaine. J’ignore les projets de Matthew… nous n’en avons pas discuté. Nous souhaitions seulement voir cette journée s’achever.

— C’est bien naturel, admit Corcoran, en lui lâchant enfin la main. Et Hannah va sans doute regagner Portsmouth.

Un pli d’anxiété se forma entre ses sourcils, comme il ajoutait :

— Je suppose qu’Archie est en mer, sinon il serait ici en ce moment ?

Joseph acquiesça.

— Oui. Mais il est probable qu’on lui accorde une permission exceptionnelle à sa prochaine escale.

Quant à Hannah, il ne pouvait rien faire pour elle. Elle devait désormais affronter cette épreuve : aider ses enfants à surmonter la disparition de leurs grands-parents. C’était la première grande perte de leur vie et ils auraient besoin de leur mère. Elle s’était déjà absentée presque toute une semaine.

— Bien sûr, si c’est possible, ajouta Corcoran.

— Pourquoi ne le serait-ce pas ? répliqua ce dernier, un peu sèchement. Pour l’amour du ciel, sa femme vient juste de perdre ses deux parents !

— Je sais, je sais, dit Corcoran avec douceur. Mais Archie est un officier en exercice. J’imagine que tu étais trop pris par ta propre peine pour te tenir au courant des nouvelles du monde, et l’on ne saurait t’en vouloir. Toutefois, cet assassinat à Sarajevo est tout à fait atroce.

— Oui, reconnut Joseph, sans comprendre. On les a abattus, n’est-ce pas ?

Cela avait-il de l’importance, à présent ? Pourquoi Corcoran y songeait-il… juste aujourd’hui ?

— Je suis désolé, mais…

Corcoran paraissait un peu voûté. L’impression était si légère qu’on avait peine à la définir, mais son regard sombre évoquait davantage que le chagrin ; quelque événement à venir qui lui inspirait la crainte.

— Ce n’était pas qu’un fou avec une arme, dit-il gravement. C’est bien plus grave.

— Vraiment ? dit Joseph, incrédule.

— Il y avait plusieurs assassins, expliqua Corcoran sur le même ton. Le premier n’a rien fait. Le second a lancé une bombe, mais le chauffeur l’a vue venir et s’est débrouillé pour accélérer et l’éviter.

Ses lèvres se plissèrent.

— Ledit lanceur a avalé une espèce de poison, puis s’est jeté dans le fleuve, mais on l’a repêché vivant. Plusieurs personnes ont été blessées dans l’exposition de la bombe et ont dû être hospitalisées.

Il s’exprimait à voix très basse, ne souhaitant pas être entendu des gens présents dans le cimetière, même si l’affaire était de notoriété publique. Peut-être n’en avaient-ils pas compris la signification.

— L’archiduc a poursuivi sa visite selon l’emploi du temps prévu, continua-t-il, en ignorant les froncements de sourcils d’Orla. Après son discours au peuple à l’hôtel de ville, il a souhaité se rendre au chevet des blessés. Son chauffeur a tourné dans la mauvaise rue et s’est retrouvé nez à nez avec le dernier assassin, qui a bondi sur le marchepied, pour tirer sur l’archiduc dans le cou et sur l’archiduchesse dans l’estomac. Tous deux sont morts presque aussitôt.

— Je suis navré, grimaça Joseph.

Il pouvait se représenter la scène, mais, au même moment, les visages devinrent ceux de John et Alys, et le décès de deux nobles autrichiens à plus de mille kilomètres s’évanouit dans des abîmes d’insignifiance.

Corcoran s’agrippa de nouveau à son bras, dont il crut sentir sourdre toute la force.

— Ça s’est déroulé de manière chaotique, mais ça pourrait mener à une guerre austro-serbe, dit-il paisiblement. L’Allemagne risque d’entrer dans le conflit. Le kaiser a réaffirmé hier son alliance avec l’Autriche-Hongrie.

Joseph allait le contrer, en répliquant que l’idée était trop improbable pour y réfléchir, mais il vit dans les yeux de Corcoran que celui-ci ne plaisantait pas.

— Vraiment ? reprit-il, perplexe. Il sera sans doute question de sanctions ou de réparations ? Il s’agit d’une affaire interne à l’empire austro-hongrois, non ?

Corcoran hocha la tête en retirant sa main.

— Peut-être. S’il existe des gens sains d’esprit en ce bas monde, en effet.

— Bien sûr, voyons ! intervint Orla avec fermeté. C’est triste pour les Serbes, les pauvres, mais cela ne nous concerne pas. N’alarme pas Joseph avec de telles pensées, Shanley. Nous avons assez de notre chagrin sans aller puiser dans celui des autres.

L’arrivée de Gerald et Mary Allard, amis intimes de la famille de longue date, évita à Joseph de répondre. Elwyn était leur fils cadet, mais leur aîné, Sebastian, était un élève de Joseph, un jeune homme aux dons remarquables. Il semblait maîtriser non seulement la grammaire et le vocabulaire des langues étrangères, mais aussi leur musicalité, le sens subtil des mots et le parfum des cultures qui leur avait donné naissance.

C’est Joseph qui avait vu en lui un avenir prometteur et l’avait encouragé à se présenter à Cambridge, pour y étudier les langues anciennes, pas uniquement bibliques, mais aussi les grands classiques de la culture. Sebastian avait saisi l’occasion. Il travaillait avec zèle et une discipline admirable pour quelqu’un d’aussi jeune, et était devenu l’un des étudiants les plus brillants, en obtenant sa licence avec mention très bien. À présent, il entamait des études de second cycle avant d’embrasser une carrière d’érudit et de philosophe, voire de poète.

Mary croisa le regard de Joseph et lui sourit, le visage empreint de compassion.

Gerald s’avança. C’était un homme agréable, aux cheveux blonds, plutôt séduisant dans le genre simple, sans distinction. Joseph les présenta rapidement aux Corcoran, lesquels prirent ensuite congé.

— Je suis vraiment désolé, murmura Gerald en secouant la tête. Vraiment désolé.

— Merci.

Joseph aurait aimé répondre quelque chose d’intelligent et brûlait de s’en aller.

— Elwyn est ici, bien sûr.

Mary désigna discrètement par-dessus son épaule son fils qui parlait à Pettigrew, le notaire, et auquel il tentait d’échapper pour rejoindre ses parents.

— Et malheureusement Sebastian est à Londres, poursuivit-elle. Un engagement qu’il n’a pas pu remettre.

Elle était mince, avec des traits sévères, saisissants, des cheveux sombres, et une fine carnation olivâtre.

— Mais je suis certaine que vous savez combien il compatit.

Gerald s’éclaircit la voix comme pour exprimer quelque chose – sans doute son désaccord, à en croire l’ombre qui voila ses yeux –, mais il se ravisa.

Joseph les remercia encore et s’excusa pour parler à quelqu’un d’autre.

Cela semblait interminable : la gentillesse, le chagrin, l’embarras… mais l’épreuve s’acheva enfin. Il aperçut Mme Appleton, lugubre et le visage pâle, tandis qu’elle saluait le pasteur avant de rentrer. Tout était déjà prêt pour recevoir leurs amis proches. On avait aussi donné congé à Lettie et Reginald, mais ils seraient tous deux de retour pour aider à débarrasser.

La maison ne se situait qu’à six cents mètres de l’église et à pas lents les gens franchissaient par petits groupes le porche du cimetière, puis empruntaient la route qui traversait le village écrasé de soleil, en direction de la demeure des Reavley. Ils se connaissaient tous et leurs vies étaient intimement liées les unes aux autres. Ils s’étaient rendus à pied aux baptêmes, aux mariages, aux enterrements, par ces rues tranquilles ; ils s’étaient disputés et réconciliés, avaient ri ensemble, échangé des potins et s’étaient mutuellement mêlés de leurs affaires pour le meilleur ou pour le pire.

À présent, ils s’unissaient dans la peine et rares étaient ceux qui avaient besoin de trouver des mots pour la définir.

Joseph et Hannah les reçurent sur le perron. Matthew et Judith se trouvaient déjà à l’intérieur, elle au salon, lui sans doute parti chercher du vin.

On accueillit la dernière personne et Joseph tourna les talons pour lui emboîter le pas. Il traversait le vestibule quand il aperçut son frère devant lui, qui sortait du bureau de John, le visage plissé par l’inquiétude.

— Joseph, y es-tu allé ce matin ?

— Dans le bureau ? Non. Pourquoi ? As-tu perdu quelque chose ?

— Non. Je n’y suis pas retourné depuis la nuit dernière, jusqu’à ce que j’y passe à l’instant.

— Si tu n’as rien perdu, alors qu’y a-t-il ?

— J’ai été le dernier à quitter la maison, ce matin, répondit Matthew, en gardant la voix basse, afin que personne ne l’entende au salon. Après Mme Appleton, et elle n’est pas revenue… elle a assisté à l’enterrement du début à la fin.

— Bien sûr qu’elle y était !

— Quelqu’un est venu ici, répliqua Matthew sans hésitation. Je sais parfaitement où j’ai tout laissé. Il s’agit des papiers. Ils sont tous bien rangés et j’en ai laissé dépasser quelques-uns, pour repérer où j’en étais.

— Horatio ? suggéra Joseph en songeant au chat.

— La porte était fermée.

— Mme Appleton a dû… commença Joseph.

— Que veux-tu dire ?

— Quelqu’un se trouvait ici pendant que nous étions tous aux obsèques, répondit Matthew. Personne n’aurait remarqué Henry en train d’aboyer, et il était enfermé dans le jardin d’hiver. Je ne vois pas ce qui a disparu… et ne me dis pas qu’il s’agit d’un voleur qui se serait introduit dans la maison. J’ai moi-même fermé à clé et je n’ai pas oublié la porte de derrière. Et un voleur n’éplucherait pas les papiers de père ; il prendrait l’argenterie et les objets de décoration faciles à déplacer. Le vase à écusson et à bordure d’argent se trouve toujours sur le manteau de cheminée, et les tabatières sur la table, sans parler du Bonnington, qui est assez petit pour être transporté.

Joseph se mit à réfléchir à toute vitesse, les idées les plus folles fourmillant dans sa tête, mais, avant qu’il pût les formuler, Hannah sortit de la salle à manger. Elle les dévisagea à tour de rôle.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle aussitôt.

— Matthew a égaré quelque chose, c’est tout, répondit Joseph. Je vais voir si je peux l’aider à le retrouver. Je reviens dans un instant.

— Est-ce important maintenant ? rétorqua-t-elle, la voix prête à se briser. Pour l’amour du ciel, viens parler aux gens ! Ils t’attendent ! Tu ne peux pas me laisser toute seule ! C’est horrible !

— Je préférerais chercher d’abord, répondit Matthew avant que Joseph trouve quoi répondre.

Il présentait un visage pitoyable et obstiné, tandis qu’il ajoutait :

— Es-tu montée à l’étage depuis que tu es rentrée ?

Elle le dévisagea, incrédule, les yeux écarquillés.

— Non, bien sûr que non ! Nous avons invité la moitié du village à la maison, à moins que tu ne l’aies pas remarqué ?

Matthew lança un regard à Joseph.

— C’est important, dit-il posément. Je suis navré. Je redescendrai dans une minute. Joe ?

Il prit une profonde inspiration et s’avança vers l’escalier.

Joseph le suivit, laissant leur sœur fulminer dans le vestibule. Lorsqu’ils parvinrent sur le palier, Matthew se tint à l’entrée de la chambre de leurs parents et regarda alentour. C’était si tristement familier, aujourd’hui, et, aussi loin qu’il remonte dans ses souvenirs, il l’avait toujours connu : la commode de chêne sombre contenant les brosses de son père et le coffret en cuir, offert par Alys, pour ranger les boutons de manchette et de col ; la coiffeuse de sa mère, avec le miroir ovale sur un support qui nécessitait une cale en papier pour rester dans le bon angle ; les plateaux et les coupelles en cristal taillé pour les épingles à cheveux, la poudre, les peignes ; l’armoire avec le carton à chapeau au-dessus.

C’est là que Joseph était venu annoncer à sa mère qu’il allait abandonner la médecine, car il ne pouvait supporter son impuissance à calmer la douleur. Il savait combien son père serait déçu. John l’avait souhaité avec une telle ardeur, sans jamais avoir expliqué pourquoi. Il en dirait peu, mais ne comprendrait pas, et son silence se révélerait bien plus accablant qu’une accusation ou l’exigence d’explications.

Et Joseph était venu ici plus tard, afin d’annoncer à Alys qu’il allait épouser Eleanor. C’était un jour d’hiver, la pluie éclaboussait la fenêtre. Elle avait relevé ses cheveux, après s’être changée pour le dîner. Elle avait toujours eu une magnifique chevelure.

Il se força à revenir dans le présent.

— Quelque chose a disparu ? demanda-t-il à voix haute.

— Je ne pense pas, répondit Matthew, sans pénétrer encore dans la pièce. Mais c’est possible, car les choses ont changé.

— En es-tu certain ?

Question stupide s’il en était, car il savait que son frère n’en était pas sûr. Il voulait simplement nier la réalité qui s’installait de plus en plus fermement, à chaque minute, dans son esprit.

— Je ne vois rien, ajouta-t-il.

— Attends une minute, dit Matthew en levant la main comme pour empêcher Joseph de passer, alors que celui-ci n’avait pas bougé. Il y a quelque chose… C’est juste que je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. C’est… rangé. Ça ne ressemble pas à une pièce qu’on vient de quitter à l’instant.

— Mme Appleton ? s’enquit Joseph.

— Non. Elle ne reviendra pas ici de sitôt. Elle aurait encore l’impression de jouer les intruses, comme si elle agissait dans le dos de maman.

— Judith ? Ou Hannah ?

— Non, affirmat-il, visiblement sûr de lui. Hannah a pu jeter un coup d’œil, mais elle n’oserait pas toucher à quoi que ce soit, pas encore. Et Judith n’y mettra pas du tout les pieds. Du moins… Je vais poser la question, mais je ne pense pas.

Il respira profondément.

— Ce sont les oreillers. Ce n’est pas la manière dont mère les disposait, et personne ici ne les remettrait de cette façon.

— N’est-ce pas ainsi que la plupart des gens les arrangent ?

Joseph contempla le grand lit avec la courtepointe cousue main et les taies d’oreiller assorties, placées côte à côte. Tout cela semblait parfaitement banal, comme dans n’importe quelle chambre. Un petit souvenir le titilla, tandis qu’il se revoyait en train d’annoncer à sa mère qu’Eleanor attendait leur premier enfant. Elle avait été si heureuse. Il se remémora son visage, et le lit derrière elle, avec les oreillers en biais, se chevauchant l’un l’autre. Cela paraissait confortable, décontracté, pas aussi classique que la disposition actuelle.

— Des gens sont venus, reconnut-il, son cœur battant si fort qu’il en avait le souffle coupé. Ils ont dû fouiller la maison pendant les obsèques.

Il sentait son pouls battre jusque dans ses oreilles.

— Ils cherchaient le document… tout comme nous ?

— Oui, répondit Matthew. Ce qui signifie qu’il existe. Père avait raison… il détenait réellement quelque chose.

Sa voix était claire et nette, juste un peu tremblante, comme s’il s’attendait à être contredit.

— Et il ne le leur a pas donné.

Joseph ravala sa salive, conscient de la multitude de significations contenues dans cette affirmation.

Ils ne l’ont toujours pas, parce qu’il ne se trouvait pas ici. Nous avons cherché partout. Alors où est-il ?

— Je n’en sais rien !

Matthew parut singulièrement déconcerté. À présent, son esprit agité devançait ses paroles.

— J’ignore ce qu’il en a fait, mais eux ne l’ont pas, sinon ils ne seraient pas encore en train de chercher.

— Qui sont-ils ? demanda Joseph.

Matthew le regarda de nouveau, perplexe, toujours troublé.

— Je n’en ai aucune idée. Je t’ai répété tout ce qu’il m’a dit.

Des bruits de voix montèrent de l’escalier. Du côté de la cuisine, une porte se ferma en claquant. Matthew et lui devaient retrouver les autres au rez-de-chaussée. C’était injuste de laisser Judith et Hannah s’occuper toutes seules des invités. Il fit mine de se tourner.

— Joe !

Il s’arrêta net. Matthew le dévisageait, les yeux sombres et fixes, hâve en dépit des pommettes hautes, si semblables aux siennes.

— Il ne s’agit pas seulement de savoir ce que ce document est devenu et ce qu’il contient, dit-il d’une voix calme, comme s’il craignait qu’on ne les entende dans le vestibule au-dessous. Il est aussi question des personnes impliquées. Où père se l’est-il procuré ? À l’évidence, nos visiteurs savent qu’il le possédait, sinon ils ne seraient pas venus fouiller ici.

Il laissa les mots en suspens, la main agrippée au châssis de la porte.

L’idée mit un certain temps à éclore dans la tête de Joseph. C’était trop grave et trop horrible pour qu’il l’admette d’emblée. Puis, quand il comprit, il ne put la désavouer.

— Était-ce un accident ?

Matthew ne bougea pas. Il respirait à peine.

— Je ne sais pas. Si le document représentait réellement ce qu’il disait, et si celui ou celle à qui il l’a pris savait qu’il venait me l’apporter, alors probablement pas.

On entendit des pas au pied de l’escalier.

Joseph fit volte-face. Hannah avait la main sur la rampe, la mine blafarde, luttant pour garder son sang-froid.

— Que se passe-t-il ? lança-t-elle avec brusquerie. Les gens commencent à demander où vous êtes ! Vous devez leur parler, vous ne pouvez pas vous défiler comme ça. Nous avons tous l’impression que…

— Nous ne nous défilons pas, l’interrompit Joseph, en commençant à descendre.

Inutile d’effrayer sa sœur avec la vérité. Ce n’était pas le moment.

— Matthew a perdu quelque chose, mais il s’est rappelé où il l’avait rangé.

— Tu dois parler aux gens, reprit-elle lorsqu’il parvint à sa hauteur. Ils attendent cela de nous tous. Tu ne vis plus ici, mais ils étaient nos voisins et adoraient mère.

Il la prit en douceur par l’épaule.

— Bien sûr qu’ils l’adoraient. Je le sais.

Elle sourit, mais son visage trahissait encore sa contrariété et sa peine. Aujourd’hui, elle avait pris la place de sa mère et détestait tout ce que cela signifiait.

 

Joseph revit Matthew seul, juste avant le dîner. Il emmena Henry au jardin, dans la lumière déclinante qu’il regarda s’estomper dans les ors à la cime des arbres. Il regarda les étourneaux qui tourbillonnaient dans le ciel lumineux.

Il n’entendit pas Matthew s’approcher dans l’herbe en silence derrière lui et sursauta quand le chien se retourna en remuant la queue.

— Je vais emmener Hannah à la gare demain matin, dit Matthew. Elle prendra le train de dix heures quinze. Elle arrivera tranquillement à Portsmouth avant l’heure du thé. La correspondance est bonne.

— Je suppose que je devrais rentrer à Cambridge. Il n’y a plus rien d’autre à faire ici. Pettigrew nous appellera s’il a besoin de quoi que ce soit. Judith va rester à la maison. Je présume qu’elle te l’a dit. De toute façon, Mme Appleton a besoin de s’occuper de quelqu’un.

Il prononça la dernière phrase avec une ironie désabusée. Il s’inquiétait pour Judith, comme John et Alys s’étaient fait du souci pour elle. Elle ne semblait s’intéresser à aucun domaine particulier et donnait l’impression de passer le plus clair de sa vie à perdre son temps. Maintenant que ses parents n’étaient plus de ce monde, elle devrait prendre sa propre destinée en main, mais il était trop tôt pour le lui dire.

— Combien de temps peut-elle diriger la maison avec les finances dont elle dispose, avant l’homologation du testament ? s’enquit Matthew.

Tous deux évitaient de dire ce qu’ils pensaient vraiment. Comment leur sœur allait-elle apprivoiser la douleur ? Contre qui allait-elle se rebeller, à présent qu’Alys n’était plus là ? Se connaissaient-ils suffisamment les uns les autres pour entamer ce processus d’amour, de patience, de soutien, dont ils avaient soudain la responsabilité ?

C’était trop tôt, beaucoup trop tôt. Aucun d’eux n’était encore prêt.

— Selon Pettigrew, environ une année, répondit Joseph. Plus, s’il le faut. Mais elle a besoin de faire autre chose que passer son temps avec des amis et sillonner la campagne au volant de sa voiture. Je ne crois pas que père ait jamais su où elle allait, ni à quelle vitesse elle roulait !

— Bien sûr que si ! rétorqua Matthew. En fait, il était assez fier des aptitudes de Judith… et du fait qu’elle soit meilleur mécanicien qu’Albert. Je parie qu’elle utilisera une partie de son héritage pour l’achat d’une nouvelle automobile, ajouta-t-il dans un haussement d’épaules. Plus rapide et plus éblouissante que la Model T. Tant qu’elle n’opte pas pour une voiture de course !

Joseph tendit la main :

— Combien serais-tu prêt à parier ?

— Rien que je ne puisse me permettre de perdre, répondit Matthew sèchement. Je ne pense pas que nous puissions l’en empêcher.

— Comment le pourrions-nous ? Elle a vingt-trois ans. Elle fera ce qu’elle veut.

— Comme toujours, répliqua Matthew. Tant qu’elle garde le sens des réalités ! Sur un plan financier, j’entends.

Ce n’était pas ce qu’il voulait dire, et tous deux le savaient. C’était bien plus important que l’argent. Leur sœur avait besoin d’un but, de quelque chose pour surmonter sa peine.

Joseph haussa les sourcils.

— Est-ce une façon détournée de dire que la responsabilité m’incombe de le lui annoncer ?

Bien sûr. Il était l’aîné, celui qui allait prendre la place de leur père, indépendamment du fait qu’il vivait à Cambridge, à cinq ou six kilomètres de là, tandis que Matthew habitait Londres. L’idée lui déplaisait, car il n’était pas préparé.

Matthew lui souriait à belles dents.

— Tout juste ! reconnut-il.

Puis son sourire s’estompa et son visage trahit ses idées noires.

— Mais nous devons faire encore quelque chose avant ton départ. Nous aurions dû y songer auparavant.

Joseph devina ce que son frère allait dire juste avant que celui-ci n’enchaîne.

— L’accident.

Ce n’était pas le mot approprié. Une moitié du visage de Matthew évoquait un bronze dans la lumière agonisante, l’ombre empêchait qu’on en distingue l’autre.

— J’ignore si nous pouvons en dire quoi que ce soit, mais nous devons essayer. Il n’a pas plu depuis ce jour-là. En vérité, c’est le plus bel été que j’aie jamais connu.

— Moi aussi, dit Joseph en détournant le regard. La finale de Wimbledon avait lieu aujourd’hui. Aucune interruption à cause du temps. Norman Brookes et Anthony Wilding.

Il ne voyait rien qui pût être davantage dénué d’importance, mais les mots lui vinrent facilement à l’esprit, ils permettaient d’échapper à la douleur.

— Shearing m’a téléphoné, répliqua Matthew. Il a dit que Brookes avait gagné et que Dorothea Chambers a remporté la finale dames.

— J’avais pensé qu’elle serait championne. Qui est Shearing ?

Il essayait de situer un ami de la famille, quelqu’un qui appelait pour s’excuser de son absence. Il caressa doucement la tête du chien.

— Calder Shearing, dit Matthew. Mon patron aux services secrets. Simplement pour présenter ses condoléances et, bien sûr, savoir quand je rentrerais.

Joseph l’observa de nouveau.

— Et ce sera quand ?

Matthew avait le regard fixe.

— Demain, une fois que nous serons allés sur la route d’Hauxton. Nous ne pouvons pas rester ici indéfiniment. Nous devons tous reprendre le cours de notre vie, et plus nous tarderons à partir, plus ce sera difficile.

L’idée d’une telle violence délibérée était horrible. Il ne pouvait supporter que des gens aient pu organiser et perpétrer le meurtre de ses parents. Pourtant, l’autre éventualité, c’était que John Reavley ait manqué de son habituel esprit incisif et logique, au point de fuir une menace irréelle, en imaginant des horreurs. C’était pire, Joseph refusait d’y croire.

— Et si ce n’était pas un accident ?

Pourquoi cette phrase était-elle si pénible à prononcer ?

Matthew contempla le dernier rayon du soleil qui s’embrasait dans les nuages à l’horizon, vermillon et ambre, l’ombre des arbres qui s’allongeait dans les champs. La brise se chargeait d’odeurs de foin, de terre sèche et d’herbe coupée. C’était bientôt la saison des moissons. Telle une griffure ensanglantée, une poignée de coquelicots écarlates parsemait l’étendue dorée en train de s’assombrir.

— Je ne sais pas, dit Matthew. C’est tout le problème ! Nous ne pouvons en parler à personne, car nous ignorons en qui nous pouvons avoir confiance. Père ne s’est pas fié à la police, sinon il n’aurait pas apporté le document à Londres. Mais il faut que j’aille voir malgré tout. Pas toi ?

Joseph réfléchit un instant.

— Oui, admit-il. Oui, je dois savoir.

 

L’après-midi du lendemain, le 3 juillet, Matthew et Joseph s’arrêtèrent au poste de police de Great Shelford et demandèrent qu’on leur montre sur la carte l’endroit exact de l’accident. Le sergent leur répondit à contrecœur.

— Vous n’avez pas b’soin d’aller r’garder ça, dit-il avec tristesse. Bien sûr, vous voulez comprendre, mais y a rien à voir. Laissez tomber, m’sieur, croyez-moi.

— Merci, dit Matthew avec un sourire forcé. C’est seulement pour voir. C’est là, vous avez dit ?

Il posa le doigt sur la carte.

— Exact, m’sieur. En direction du sud.

— Il y a déjà eu des accidents auparavant ?

— Pas qu’je sache, m’sieur.

Le sergent fronça les sourcils.

— J’peux pas dire c’qui s’est passé. Mais parfois, faut pas chercher à comprendre. Les Lanchester, c’est des bonnes autos. On fait d’la vitesse avec. Quatre-vingts kilomètres à l’heure qu’ça m’étonnerait pas. Suffit d’une crevaison pour quitter la route. Ça arriverait à n’importe qui.

— Merci, dit Joseph d’un ton sec.

Il souhaitait mettre un terme à la conversation et se retrouver sur les lieux. En finir. Mais il l’appréhendait. Quoi qu’ils y trouvent, son esprit constituerait une image de ce qui s’était passé. Il se détourna et quitta le poste de police pour sortir dans l’air humide. Les nuages se massaient à l’ouest et de minuscules moucherons se posaient sur sa peau, comme autant de petites épingles noires… ils préfiguraient l’orage.

Il marcha vers l’automobile, y monta et attendit Matthew.

Ils roulèrent vers l’ouest en traversant Little Shelford et Hauxton, puis empruntèrent la route de Londres, avant de tourner au nord en direction du pont du moulin. En tout et pour tout, ils ne firent que cinq ou six kilomètres. Matthew garda le pied enfoncé sur l’accélérateur, pour tenter de devancer la pluie. Il ne prit pas la peine d’expliquer, Joseph comprit.

Il ne leur restait plus que quelques minutes avant de franchir le pont. Matthew dut freiner d’un coup pour ne pas dépasser l’endroit repéré sur la carte. Il s’arrêta sur le bas-côté dans un crissement de pneus et une gerbe de gravillons.

— Désolé, dit-il, l’air absent. Nous ferions mieux de nous presser. Il va pleuvoir d’une minute à l’autre.

Il sortit vivement du véhicule et laissa son frère lui emboîter le pas.

Ce n’était qu’à une vingtaine de mètres et il distinguait déjà le long sillon dans l’herbe, là où la voiture avait dévié pour dépasser l’accotement et s’engager sur la vaste bordure, en broyant les digitales sauvages et les genêts. Elle avait aussi déraciné un arbrisseau et déplacé quelques pierres, avant de s’écraser dans un bosquet de bouleaux, où elle avait éraflé les troncs et arraché une branche basse qui gisait à quelques mètres, ses feuilles déjà en train de flétrir.

Matthew se tint tout près des buissons de genêts et contempla le lieu.

Joseph le rejoignit. Tout à coup, il se sentit stupide et plus vulnérable que jamais. L’agent de police avait raison. Désormais, il ne pourrait plus jamais oublier.

On entendit un bruit sourd de tonnerre à l’horizon, l’ouest, comme le grondement menaçant de quelque bête gigantesque par-delà les arbres et les champs silencieux.

— Ça ne nous apprendra rien, dit Joseph à haute voix. L’automobile a quitté la route. Nous ne saurons jamais pourquoi.

Matthew l’ignora, les yeux toujours fixés sur le sillon laissé par le véhicule.

Joseph suivit son regard. Au moins, la mort avait dû être rapide, presque instantanée, un instant d’effroi lorsqu’ils avaient compris qu’ils ne contrôlaient plus le véhicule, une sensation de vitesse folle, destructrice, et ensuite, peut-être, le bruit de la tôle qui se froisse et la douleur… et puis plus rien. Quelques secondes en tout moins de temps qu’il ne fallait pour le concevoir.

Matthew se tourna et revint vers la route, à côté du sillon, en prenant soin de ne pas le piétiner… encore qu’il n’y eût rien de plus que des plantes arrachées. La terre était trop sèche pour qu’on y distingue des traces de pneus.

Joseph allait répéter qu’il n’y avait rien à voir, lorsqu’il se rendit compte que son frère s’était arrêté et observait le sol.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il brusquement. Qu’as-tu trouvé ?

— La voiture zigzaguait, répondit Matthew. Regarde !

Il désigna le bord de la route dix mètres plus loin, où était écrasée une autre touffe de digitales.

— C’est d’abord à cet endroit qu’elle a quitté la chaussée, reprit-il. Il a essayé de la redresser, mais en vain. Une crevaison ne produirait pas cet effet, pas de cette façon, j’en ai eu une… je connais.

— Plus d’une, lui rappela Joseph. Tous les pneus ont éclaté.

— Alors c’est quelque chose sur la route qui l’a provoqué, dit Matthew avec conviction. Inutile d’envisager quatre crevaisons spontanées et simultanées.

Il se mit à courir jusqu’aux premières digitales écrasées, puis ralentit le pas et commença à examiner le sol.

Joseph le suivit, en scrutant le sol. Ce fut lui qui découvrit le premier les minuscules éraflures. Il jeta un regard de biais et en vit d’autres à moins de trente centimètres, puis d’autres encore au-delà.

— Matthew !

— Oui, je les vois.

Son frère le rejoignit et s’agenouilla. Une fois qu’il les eut trouvées, ce fut facile de suivre les traces en travers de la route, séparées par un intervalle de la largeur d’un pneu ou presque. Ce n’étaient que des écorchures légères, sauf à deux endroits où l’écart avoisinait cette fois la largeur d’un essieu : plus profondes, elles formaient de vraies rainures sur la surface. Avec la chaleur, le goudron s’était ramolli et se creusait plus aisément. En hiver, il n’y aurait peut-être eu aucune marque.

— À quoi correspondaient-elles ? s’enquit Joseph.

Il essayait de comprendre ce qui avait pu faire éclater les pneus d’une voiture en train de rouler et laisser ce genre d’empreintes, sans qu’on le retrouve maintenant sur la chaussée, ni même enfoncé dans les pneus eux-mêmes. Mais, bien entendu, personne n’avait cherché ce genre de chose.

Matthew se redressa, le visage blême.

— Ça ne peut pas être des clous, dit-il. Comment pourrais-tu placer des clous sur une route la pointe vers le haut, dans l’intention d’arrêter une voiture bien précise, et sans les laisser dans les pneus pour éviter que la police ne les découvre ?

— Il suffisait de les guetter, répondit Joseph, le cœur battant si violemment qu’il en frémissait.

Une colère froide et insupportable s’empara de lui à l’idée que n’importe qui pouvait disposer de sang-froid une telle arme sur la chaussée, avant de se tapir dans un coin, pour attendre une voiture et assister à l’accident. Il était oppressé en imaginant les malfaiteurs rejoindre l’épave, ignorer les corps meurtris et sanguinolents, peut-être encore vivants, pour se mettre en quête d’un document. Et comme ils ne l’avaient pas trouvé, partir simplement, en prenant soin de récupérer ce qui avait causé l’accident.

Matthew était revenu sur le bas-côté, mais face à l’endroit où le véhicule avait fait une embardée. De ce côté-ci se trouvait un fossé plus profond, regorgeant de feuilles de primevères. On discernait une fine ligne droite, là où elles étaient arrachées, comme si, depuis le bord du macadam, quelque chose de pointu avait lacéré le fossé et ce qui se trouvait au-delà.

Saisi de vertige, Joseph sentit son champ de vision se brouiller, à l’exception d’une image limpide en plein milieu. Il y avait un jeune bouleau près de la haie. Un bout de corde déchiqueté pendait du tronc, entamant l’écorce à environ trente centimètres du sol. Il put imaginer la force qui avait pu provoquer cela. Il put voir la scène… la Lanchester jaune avec John Reavley au volant et Alys sur le siège passager, sans doute à quatre-vingts kilomètres à l’heure, et roulant tout à coup sur… sur quoi ?

Il se tourna vers son frère, prêt à nier l’évidence, à effacer ce qu’il échafaudait dans sa tête.

— Une herse, dit Matthew calmement, en secouant la tête comme s’il cherchait à chasser l’idée.

— Une herse ? répéta Joseph, interdit.

— Un treillage de pointes de fer, dit Matthew en crochetant ses doigts pour lui montrer. Comme ce qu’on met dans le barbelé, mais en plus gros.

Le tonnerre gronda de nouveau, l’orage approchait. L’air était moite et étouffant.

— Au bout d’une corde, poursuivit Matthew, mais sans regarder Joseph, comme si celui-ci lui était insupportable. Ils ont dû patienter jusqu’à ce qu’ils entendent la voiture arriver. Puis, lorsqu’ils ont su que c’était la Lanchester, ils ont traversé la route en courant et tendu la herse.

Il baissa la tête un instant.

— Même si père l’a vu, dit-il d’une voix rauque, il n’y avait aucun moyen de l’éviter.

Il hésita un peu, prit une profonde inspiration.

— Ensuite, ils ont coupé la corde – au couteau, à en juger par son état et ils ont remporté le piège.

Tout était clair, Joseph n’ajouta rien. On avait assassiné John et Alys Reavley : lui, pour le réduire au silence et récupérer le document, elle, pour s’être trouvée par hasard à ses côtés. C’était d’une monstrueuse brutalité ! Une douleur fulgurante le parcourut. Il imaginait la terreur sur le visage de sa mère, son père luttant désespérément pour contrôler le véhicule, tout en sachant qu’il échouerait… Avaient-ils pu comprendre qu’ils allaient mourir sans pouvoir rien faire l’un pour l’autre, sans avoir même le temps d’une dernière étreinte, d’un dernier mot ?

Et Joseph n’y pouvait rien. C’était fini, terminé, hors de sa portée. Seule demeurait une rage folle, éclatante. Ils allaient trouver les auteurs du meurtre. Son père, sa mère en étaient les victimes. On avait détruit des êtres précieux et bons, on les lui avait pris. Qui était responsable ? Quel genre de personnes… et pourquoi ?

Il allait faire son devoir. Il allait se montrer aimable, respectueux, honorable… mais ne souffrirait plus ainsi. C’était au-dessus de ses forces.

— Judith ne risque-t-elle rien ? demanda-t-il soudain. Et s’ils revenaient à la maison ?

La perspective de devoir lui dire la vérité l’horrifiait, mais comment pouvaient-ils l’éviter ?

— Ils n’y retourneront pas, répondit Matthew en se redressant maladroitement. Ils savent que le document n’y est pas. Mais où peut-il être, bon sang ? Je veux bien être pendu si je le sais !

Sa voix se brisait, menaçait d’échapper à son contrôle. Il regardait fixement Joseph, sollicitant son aide, afin qu’il trouve une réponse là où lui n’en avait aucune.

Le tonnerre gronda au-dessus de leurs têtes et les premières grosses gouttes tombèrent, en les éclaboussant, de leur tiédeur.

Joseph saisit son frère par le bras et ils tournèrent les talons pour rejoindre la voiture au pas de course. Ils grimpèrent tant bien que mal dans le véhicule et bataillèrent pour rabattre la capote, tandis qu’une pluie torrentielle se déversait sur les champs et les haies, obscurcissant le pare-brise et martelant la carrosserie. Un éclair zébra le ciel.

Matthew démarra et ce fut un soulagement d’entendre le moteur ronronner. Il enclencha le levier de vitesses et s’engagea sur la route ruisselante. Ni lui ni Joseph ne prononcèrent un mot.

Quand les trombes d’eau cessèrent et qu’ils purent ouvrir les vitres, l’air était chargé du parfum de la terre mouillée. Le soleil revint, étincelant sur les routes gorgées de pluie et les haies dégoulinantes, dont la moindre feuille miroitait.

— Qu’a dit père, au juste ? demanda Joseph lorsqu’il put enfin se ressaisir et s’exprimer à peu près calmement.

— J’y ai tant pensé et repensé que je n’en suis plus sûr, répondit Matthew, les yeux rivés sur la route. J’ai cru qu’il avait dit qu’il l’apportait, mais je n’en suis plus certain. Et puisqu’ils ne l’ont pas trouvé et qu’ils ont dû chercher, comme nous, il ne reste que la possibilité, semble-t-il, que père l’ait caché quelque part.

Matthew était presque calme, considérant la question comme un problème intellectuel à résoudre, dépourvu d’urgence.

— Nous devons en parler à Judith, dit Joseph, en guettant la réaction de son frère. Hormis le fait qu’elle doit fermer la maison à clé, si elle s’y trouve seule, elle a le droit de savoir. Et Hannah… mais peut-être pas encore.

Matthew restait silencieux. Un autre éclair jaillit au loin, puis un coup de tonnerre retentit vers le sud.

Joseph allait répéter sa phrase, mais son frère finit par répondre.

— Je suppose que nous devons le faire, mais laisse-moi m’en charger.

Joseph ne le contredit pas. Si Matthew pensait que Judith le laisserait se dérober le moindrement, alors il ne connaissait pas sa sœur aussi bien que lui.

 

Lorsqu’ils parvinrent à St. Giles, il se remit à pleuvoir. Ils étaient tous deux contents de quitter la voiture et profitèrent du fait qu’ils étaient trempés pour éviter une conversation immédiate. C’était déjà assez éprouvant de dire au revoir à Hannah, comme Albert chargeait ses bagages dans la Ford. Elle ne souhaitait pas être accompagnée à la gare.

— J’aime autant ça ! se hâta-t-elle de préciser. Si je dois fondre en larmes, laissez-moi au moins le faire ici, pas sur le quai !

Personne ne s’y opposa. Peut-être préféraient-ils aussi que cela se passe ainsi. Elle les serra à tour de rôle dans ses bras, incapable de trouver les mots nécessaires ou même de parler. Puis, relevant la tête si haut qu’elle manqua trébucher, elle suivit Albert jusqu’à l’automobile. Joseph, Matthew et Judith se tinrent sur le perron et la regardèrent s’en aller, jusqu’à ce que le véhicule disparaisse.

 

— Je sais ce que tu vas dire, répliqua Judith sur la défensive, alors qu’ils étaient assis dans la salle à manger, après le dîner.

Elle regarda Joseph.

— Est-ce que ce n’est pas toi qui devrais t’en charger ? le défia-t-elle, la rage dans la voix et dans les yeux. Pourquoi n’es-tu pas en train de me dire ce que je dois faire ? N’en as-tu pas le cran ? À moins que tu saches que c’est une perte de temps ? Tu es un prêtre ! Tu n’essayes même pas et c’est lâche ! Papa a toujours essayé !

Elle l’accusait de ne pas être le père, pas assez avisé, pas assez patient ou opiniâtre. Il le savait, en souffrait terriblement et pestait aussi de ne pas avoir été préparé à cette tâche. John Reavley avait disparu en laissant celle-ci à demi accomplie et personne pour le remplacer.

— Judith… commença Matthew.

— Je sais !

Elle virevolta pour lui faire face, en lui coupant la parole.

— La maison appartient à Joseph, mais je peux y vivre aussi longtemps qu’il n’en a pas besoin, et c’est le cas. Nous en avons déjà discuté. Je ne peux certes pas continuer à perdre mon temps. C’est une condition. Je dois soit me marier, soit trouver quelque chose d’utile à faire, de préférence suffisamment rémunéré pour au moins me nourrir et me vêtir !

Ses yeux étaient cernés de rouge, elle était au bord des larmes.

— Pourquoi n’as-tu pas le courage de me le dire ? Père l’aurait eu ! Et je n’ai pas besoin d’un jardinier, d’une cuisinière, d’un valet de chambre et d’une bonne pour s’occuper de moi.

Elle le dévisagea d’un air rageur.

— J’y ai réfléchi toute seule.

Dédaigneuse, elle jeta à Joseph un regard de biais.

Il en sentit toute la hargne, mais ne pouvait se défendre. C’était vrai.

— En fait, cela n’a rien à voir avec ce que j’allais te confier, reprit Matthew d’un ton amer. Joseph m’a dit que tu étais parfaitement consciente de la situation. J’allais t’expliquer pourquoi père venait me voir, le jour où il a été tué, et ce que nous avons appris depuis. J’aurais préféré t’épargner cela, mais je ne crois pas que nous puissions nous le permettre et, de toute manière, Joseph pense que tu as le droit d’être au courant.

— Au courant de quoi ? dit-elle d’une voix sourde, en se mordant la lèvre.

Son frère lui rapporta brièvement l’appel téléphonique de leur père, en reconnaissant qu’il n’était plus très sûr des paroles exactes, à présent.

— Et, pendant l’enterrement, quelqu’un a fouillé la maison, acheva-t-il. C’est pourquoi Joseph et moi sommes arrivés en retard dans la salle à manger.

— Eh bien, où se trouve ce document ? s’enquit-elle, en regardant ses frères à tour de rôle.

La confusion et les débuts d’une peur panique venaient s’ajouter à sa colère.

— Nous l’ignorons, répondit Matthew. Nous avons cherché dans tous les endroits qui nous sont passés par la tête. J’ai même tenté ma chance dans la buanderie, l’armurerie et la remise aux pommes, ce matin, mais nous n’avons rien trouvé.

— Alors qui l’a en sa possession ?

Elle se tourna vers Joseph.

— Il existe bel et bien, non ?

C’était une question qu’il n’était pas prêt à affronter. Elle défiait trop la foi en son père et il refusait d’y renoncer.

— Oui, il existe, répondit-il d’un ton sans réplique.

Il lut le doute dans les yeux de sa sœur.

— Nous sommes allés sur le tronçon de route où c’est arrivé, poursuivit-il d’un ton haché, mesuré, incisif. Nous avons vu l’endroit où la voiture a fait son embardée, là où elle a franchi l’accotement et s’est écrasée contre les arbres…

Matthew allait renchérir, mais il s’interrompit, battant des paupières, et détourna les yeux.

Judith fixa Joseph, dans l’attente d’une explication.

— Dès lors que nous avions compris ce qui s’était passé, tout s’est éclairci, continua-t-il. Quelqu’un avait utilisé une sorte de fil de fer barbelé, relié à une corde… dont l’extrémité est encore nouée au tronc d’un arbuste… et l’avait tendu à dessein sur la route. Il y avait les marques dans le macadam.

— Mais c’est un meurtre ! s’exclama-t-elle.

— Oui.

Elle se mit à secouer la tête, et il songea un instant qu’elle n’allait pas reprendre son souffle. Il tendit la main et elle s’y agrippa si fort qu’elle la meurtrit.

— Qu’allez-vous faire ? dit-elle. Vous allez agir, non ?

— Bien sûr ! rétorqua Matthew en levant violemment la tête. Bien sûr. Mais nous ne savons pas encore où commencer. Nous n’arrivons pas à mettre la main sur le document et nous ignorons ce qu’il contient.

— Où se l’est-il procuré ? demanda-t-elle, en tentant de retrouver un semblant de voix calme. Quel que soit celui qui le lui a confié, il devrait savoir de quoi il retourne.

Matthew fit un geste d’impuissance.

— Aucune idée ! Il pourrait s’agir de quasiment n’importe quoi : corruption gouvernementale, malversation dans les finances, même un scandale dans la famille royale, d’ailleurs. Cela pourrait être politique ou diplomatique. Voire une solution déshonorante à la question irlandaise.

— Il n’en existe aucune pour la question irlandaise, honorable ou pas, répondit-elle. Mais père est toujours resté en contact avec quelques-uns de ses anciens collègues du Parlement. Peut-être que l’un d’entre eux lui a remis ce document ?

Matthew se pencha un peu.

— Vraiment ? Connais-tu une personne qu’il fréquentait ces temps-ci ? Cela ne faisait que quelques heures qu’il l’avait quand il m’a téléphoné.

— Tu en es sûr ? demanda Joseph. Cela voudrait alors dire qu’on le lui a remis le samedi avant sa mort. Mais s’il y a réfléchi quelque temps avant de t’appeler, cela aurait pu être le vendredi ou même le jeudi.

— Commençons par le samedi, décida Matthew, en regardant de nouveau sa sœur. Sais-tu ce qu’il a fait ce jour-là ? Était-il ici ? Est-il sorti ou quelqu’un est-il venu le voir ?

— Je n’en sais rien, dit-elle, l’air pitoyable. Je me suis moi-même absentée dans la journée. Je peux à peine me souvenir, à présent. Albert était censé faire je ne sais quoi dans le verger. La seule personne qui le saurait, ce serait… mère.

Elle ravala sa salive et respira par saccades. Elle se cramponnait toujours à la main de Joseph.

— Mais tu ne peux laisser faire ! Tu vas faire quelque chose ? Sinon, je m’en charge ! Ils ne peuvent pas s’en tirer à si bon compte !

— Oui, bien sûr que je vais m’en occuper, lui assura Matthew. Personne ne va y échapper ! Mais père a dit qu’il s’agissait d’un complot. Cela signifie que plusieurs individus sont impliqués, et nous ignorons lesquels.

— Mais… commença-t-elle.

Elle s’interrompit, baissa fortement la voix.

— J’allais dire que ça ne pouvait pas être quelqu’un de notre connaissance, mais ce n’est pas vrai, si ? C’est tout le contraire ! Ça ne pouvait qu’être une personne qui lui faisait confiance, sinon on ne lui aurait pas confié le document pour commencer.

Il ne répondit pas.

Elle laissa exploser toute sa rage et son affliction.

— Tu fais partie des services secrets ! N’est-ce pas ton lot quotidien ? À quoi sers-tu donc si tu ne peux pas mettre la main sur les assassins de nos parents ?

Elle lança un regard furieux à Joseph.

— Et si tu me dis de leur pardonner, je jure devant Dieu que je vais te frapper !

— Tu n’auras pas à le faire, promit-il. Je ne te dirai pas d’agir comme je ne peux le faire moi-même.

Elle scruta son visage, comme s’il lui apparaissait plus nettement dessiné que jamais.

— Je ne t’ai jamais entendu dire ça dans le passé, aussi pénible qu’aient été les circonstances.

Elle se pencha et enfouit la tête au creux de son épaule.

— Joe ! Qu’est-ce qu’il nous arrive ? Comment est-ce possible ?

Il l’entoura de ses bras.

— Je ne sais pas, admit-il. Je ne sais pas.

Matthew se frotta les yeux, puis repoussa vivement ses cheveux en arrière.

— Bien sûr que je vais faire quelque chose, répéta-t-il. C’est la raison pour laquelle il m’apportait ce document.

Sa voix était chargée de fierté et de rage. Son visage était marqué par une perte désormais irrémédiable.

— Si la police avait pu s’en charger, il le lui aurait apporté.

Il regarda Joseph.

— Nous ne devons faire confiance à personne, les prévint-il tous deux. Judith, tu dois veiller à ce que la maison soit fermée à clé tous les soirs, et chaque fois que toi et les domestiques, vous êtes tous sortis… juste par précaution. Je ne pense pas qu’ils reviendront, car ils ont déjà fouillé ici, et ils savent que nous ne possédons pas le document. Mais si tu préfères t’en aller habiter chez…

— Une amie ? Non, pas question ! s’empressa-t-elle de répondre.

— Judith…

— Si je change d’avis, j’irai chez les Manning, trancha-t-elle. Je dirai que je me sens seule. Ils comprendront. C’est promis ! Mais ne m’y force pas. Je ferai ce que je veux.

— Pour changer ! répliqua Matthew avec un petit sourire inopiné et triste, comme pour briser la tension ambiante.

Elle lui adressa un regard farouche, puis son visage s’adoucit et les larmes lui vinrent aux yeux.

— Je les trouverai, affirmat-il, la voix entrecoupée. Pas seulement parce qu’ils ont tué père et mère, mais pour les empêcher de mettre à exécution ce qui était dans le document… si nous le pouvons.

— Je suis contente que tu dises nous.

Elle lui rendait son sourire, à présent.

— Dis-moi ce que je peux faire.

— Dès qu’il y aura du nouveau, je n’y manquerai pas, dit-il. Promis. Mais appelle-moi si tu apprends quoi que ce soit ! Ou Joseph… simplement pour discuter, si tu veux. Tu dois le faire !

— Cesse de me dire ce que je dois faire !

Mais la voix de Judith trahissait un certain soulagement. Un semblant de sécurité était revenu, quelque chose de familier, même s’il s’agissait d’une restriction à combattre.

— Mais bien entendu, je le ferai.

Elle tendit la main vers lui et ajouta :

— Merci.