Chapitre IX

Joseph rentra à Cambridge le lendemain matin, le 22 juillet. Le train baissa derrière lui des rues et les toits de la ville, pour s’en aller vers le nord et la campagne.

Il éprouvait l’envie urgente de regagner le collège, afin d’y observer d’un œil neuf et plus attentif les gens de son entourage. Il savait qu’il verrait des choses qu’il préférait ignorer : des faiblesses dont il prendrait conscience, la colère de Morel et peut-être sa jalousie, car Abigail avait aimé Sebastian. Morel avait-il pris sa revanche, en laissant grandir en lui cette colère jusqu’à ce qu’elle devienne insoutenable ? Ou était-ce l’affront fait à Abigail qu’il réparait ? À moins que cela n’ait aucun lien avec eux, mais avec une tout autre vexation ? Quelqu’un avait triché et s’était fait prendre ? Un homme irait-il jusqu’à tuer pour sauver sa carrière ? Un renvoi de l’université brisait sans doute l’espoir de réussite professionnelle et sociale.

La question de Matthew au sujet de l’arme revint à l’esprit de Joseph. D’où venait-elle ? Selon Perth, il s’agissait d’un pistolet. Joseph n’était pas en expert en armes à feu ; il les détestait. Même à la campagne où il vivait, près des bois et de la rivière, il ne connaissait personne qui en possédât.

Dès qu’il parvint au collège, il monta dans son appartement. Après s’être lavé et changé, il examina la situation. Cela revenait à ôter les pansements d’une blessure pour circonscrire l’infection, la partie non soignée, et déterminer son ampleur. S’il devait s’avouer la vérité, il savait que le mal atteindrait l’os.

Et il était temps pour lui d’affronter l’autre problème dont il avait conscience. Quelqu’un avait-il copié sur Sebastian ou l’inverse ? On avait suggéré que c’était Foubister, et Joseph savait pourquoi. Foubister venait d’une famille d’ouvriers du Nord. Il avait étudié à la Manchester Grammar School, l’une des meilleures du pays, avant de venir à Cambridge en qualité de boursier. Ses parents avaient dû économiser le moindre penny pour lui offrir l’essentiel comme les vêtements et les transports. Il ne pouvait nier le choc qu’il avait eu en quittant sa ville industrielle avec ses rangées de maisons mitoyennes, pour Cambridge et sa campagne environnante, cité ancestrale entièrement consacrée aux études, riche d’une culture séculaire.

Il avait un esprit remarquable, vif, imprévisible, hautement individuel, mais sa culture d’origine était celle d’une pauvreté non seulement matérielle, mais aussi du point de vue de l’art, de la littérature, de l’histoire de la pensée occidentale. Le loisir de créer quelque chose de beau, mais sans utilité pratique immédiate, était une idée étrangère à toutes les personnes qu’il avait connues avant de venir ici. On avait peine à croire qu’il ait pu trouver la même expression heureuse que Sebastian Allard, aux origines si différentes, nourri aux classiques depuis son entrée à l’école, pour traduire un passage du grec ou de l’hébreu.

Joseph se leva avec lassitude, puis sortit en quête de Foubister. Il le vit descendre l’escalier depuis sa chambre. Ils se rencontrèrent au bas des marches, devant la grande porte de chêne qui s’ouvrait sur la cour.

— 'jour, monsieur, dit le jeune homme avec tristesse. Ce maudit policier n’a toujours rien trouvé, vous savez ?

Il avait le visage pâle, le regard rebelle, comme s’il avait déjà deviné les intentions de Joseph.

— Il fourre son nez dans les affaires de tout le monde, veut savoir qui a dit quoi. Il a même consulté mes derniers résultats d’examen, vous vous rendez compte ?

Perth poursuivait donc l’idée d’une éventuelle tricherie ! Comprenait-il qu’une telle accusation harcèlerait un homme toute son existence ? Un simple murmure ferait obstacle à sa carrière, l’évincerait des clubs, le discréditerait même en société. Un individu tel que Perth pouvait-il saisir cela ?

Quelqu’un avait tué Sebastian. Si ce n’était pas pour cette raison, c’était alors pour un motif tout aussi horrible. Peut-être serait-ce même pire si le prétexte se révélait dérisoire.

Il regarda la mine pitoyable de Foubister, avec toute sa colère, sa détresse. Un tel fardeau de confiance, d’espoir et de sacrifice pesait sur ses épaules… Sans compter que même sa venue à Cambridge lui avait ouvert un monde qu’il n’oublierait jamais. La famille qui l’avait nourri et aimé de manière si désintéressée se trouvait en un lieu où il ne reviendrait jamais tout à fait. Le gouffre se creusait de jour en jour. Il avait déjà quasiment perdu son accent du Lancashire, hormis une voyelle par-ci, par-là. Il avait dû travailler dur pour y parvenir.

Foubister devina les pensées de Joseph, comme s’il les avait exprimées à voix haute.

— Je n’ai pas triché ! s’exclama-t-il, le visage blême, les yeux blessés et furieux.

— Ce serait pure folie, répliqua Joseph. Votre style n’a rien à voir avec le sien.

Puis, au cas où sa remarque aurait passé pour une insulte, il ajouta :

— Le vôtre est très personnel. Mais pensez-vous qu’il soit possible que quelqu’un d’autre ait copié, et que Sebastian l’ait su ?

— Je suppose, admit Foubister à contrecœur, en se balançant d’un pied sur l’autre. Mais ce serait stupide. Vous auriez fait la différence entre les styles, les modes de pensée, les mots, les expressions, les idées. Même sans en être certain, vous auriez eu des doutes.

C’était vrai. Joseph distinguait chaque style comme le coup de pinceau d’un peintre ou la phrase musicale d’un compositeur.

— Oui, bien entendu, reconnut-il. Je cherche seulement une raison.

— Nous en cherchons tous une, dit Foubister d’une voix tendue, en serrant d’une main plus ferme l’ouvrage qu’il tenait. Nous passons notre temps à errer et à nous entre-déchirer. Il ne comprend pas !

Il agita le bras en arrière pour désigner Perth, quelque part dans le collège.

— Il ne sait quasiment rien sur nous ! Comment le pourrait-il ? Il n’a jamais connu un univers comme celui-ci.

Foubister s’exprimait sans condescendance, mais non sans exaspération envers ceux qui avaient placé Perth dans un monde qui le dépassait, comme lui-même en faisait l’expérience chaque jour, même si son importance diminuait, ne fût-ce qu’en surface. Mais, en son for intérieur, il avait dû comprendre que qu’il imprégnait tout : la classe sociale, les manières, les mots employés, même les rêves.

Joseph reprit sa respiration avant de l’interrompre, puis se ravisa. Il devait écouter. Des paroles irréfléchies, c’était exactement ce qu’il avait besoin d’entendre… et de peser. Il s’efforça de se détendre et s’appuya au chambranle de la porte.

— Quelqu’un fait allusion à une dispute et il pense que c’est une bagarre ! poursuivit Foubister.

Il regardait Joseph les yeux écarquillés, dans l’espoir qu’il le comprendrait.

— C’est à cela que sert l’université, l’exploration des idées ! Si on ne les remet pas en question, on n’essaye pas de les détruire, on ne sait jamais si on y croit vraiment ou pas.

Joseph hocha la tête.

— Nous ne débattons pas pour prouver un point de vue ! s’enflamma le jeune homme, en haussant le ton avec désespoir. Nous débattons pour affirmer notre existence ! Les divergences d’opinion ne signifient pas que nous nous haïssons, pour l’amour du ciel… c’est exactement le contraire ! On ne perd pas de temps à discuter avec quelqu’un qu’on ne respecte pas. Et le respect s’apparente à l’estime, n’est-ce pas ?

— Quasiment, admit Joseph en songeant à ses années de faculté.

Ils entendirent des bruits de pas dans l’escalier au-dessus et, l’instant d’après, un étudiant passa devant eux en s’excusant, une pile de livres dans les bras. Il lança un regard à Joseph et à Foubister. Ses yeux exprimaient l’étonnement et la suspicion. Nul doute qu’il avait déjà sa petite idée. Il se tourna et traversa la cour au pas de course, puis le porche.

— Vous voyez ? lâcha Foubister. Il croit que j’ai triché et que vous m’avez convoqué !

— Vous ne pouvez pas empêcher les gens de tirer des conclusions hâtives. Si vous niez, vous ne ferez qu’aggraver la situation, prévint Joseph. Il découvrira qu’il fait erreur.

— Vraiment ? Quand ? Et s’ils ne trouvent jamais qui a tué Sebastian ? Ils n’ont pas beaucoup avancé jusqu’ici !

— Vous disiez que les gens débattaient et que Perth ne comprenait pas, reprit Joseph d’une voix posée. À qui pensait-il en particulier ?

— Morel et Rattray, répondit Foubister. Et Elwyn et Rattray, parce que ce dernier ne pense pas qu’il y aura la guerre, mais Elwyn si. Parfois, on a l’impression qu’il l’attend presque avec impatience ! Il n’y voit que de l’héroïsme, comme la charge de la brigade légère ou Kitchener à Khartoum.

La voix du jeune homme traduisait non seulement la crainte mais aussi le dégoût.

— Sebastian s’imaginait que la guerre éclaterait et que ce serait catastrophique, ce que Perth a l’air de penser aussi. Il a la tête d’un croque-mort ! Elwyn a seulement peur que tout soit fini avant qu’il ait l’occasion d’y participer. Mais c’était juste une discussion

Il dévisagea Joseph, en implorant son approbation.

— On ne tue pas quelqu’un qui n’est pas d’accord avec soi ! Autant me tuer moi-même, si personne ne le fait !

Un sourire éclaira son visage puis disparut.

— Ce serait le signe manifeste que je dis trop de niaiseries pour que qui que ce soit ne soucie de me contredire. Ou alors ce serait l’enfer.

Il resta immobile, sa chemise de coton flottant mollement sur sa peau.

— Imaginez un peu, docteur Reavley ! L’isolement total… aucun esprit différent du vôtre, lequel vous renvoie exactement ce que vous avez dit ! Mieux vaudrait sombrer dans l’oubli. Au moins, vous n’auriez pas conscience d’être mort !

Joseph sentit une note d’hystérie dans la voix de l’étudiant.

— Foubister, dit-il avec gentillesse. Tout le monde a peur. Un événement terrible a eu lieu, mais nous devons y faire face et apprendre la vérité. Ce sentiment ne nous quittera pas tant que nous ne saurons pas.

Le jeune homme se calma un peu.

— Mais vous auriez dû entendre ce que les gens disaient !

Il tressaillit en dépit de la chaleur accablante dans l’entrée.

— Personne ne regarde les autres comme avant. C’est une sorte de poison. Quelqu’un parmi nous a certes pris un revolver, est entré dans la chambre de Sebastian et, pour une raison abominable, lui a tiré une balle dans la tête.

Il haussa les épaules et Joseph remarqua combien il avait maigri depuis un mois.

— Nous avons tous nos défauts et, ces deux dernières semaines, j’en ai vu plus que je ne l’aurais jamais souhaité.

Le visage de Foubister était livide et misérable, et il se voûta comme pour se protéger d’une froidure imaginaire.

— J’observe des camarades avec lesquels j’ai travaillé, je reste assis au pub toute la soirée, et je me demande si l’un d’entre eux aurait pu tuer Sebastian.

Joseph se garda de lui couper la parole.

— Et ce qui est pire encore, enchaîna Foubister, de plus en plus vite, les gens m’observent aussi… toutes sortes de gens, même Morel… et je vois les mêmes pensées dans leur regard, puis la même gêne ensuite. Que va-t-il se passer quand ce sera fini et que nous connaîtrons le coupable ? Redeviendrons-nous un jour comme nous étions auparavant ? Je n’oublierai jamais celui qui a pensé que cela pouvait être moi ! Comment puis-je les apprécier comme par le passé ? Et comment pourraient-ils me pardonner, parce que moi aussi, je me suis interrogé… sur beaucoup de gens !

— Ce ne sera plus pareil, intervint Joseph avec franchise. Mais certes encore supportable. Les amitiés changent, mais ce n’est pas forcément mauvais. Nous commettons tous des erreurs. Songez combien vous aimeriez que les vôtres soient enterrées et oubliées, eh bien, agissez ainsi pour les autres… et vous-même.

Il craignait de débiter des lieux communs, car il n’osait pas dire ce qu’il avait réellement en tête. Et si l’on ne retrouvait jamais l’assassin de Sebastian ? Et si la suspicion et le doute subsistaient, poursuivant leur travail de sape, de division, de destruction, de déchirement ?

— Vous croyez ? s’enquit Foubister avec gravité.

Il haussa les épaules et fourra les mains dans ses poches.

— J’en doute. Nous sommes bien trop effrayés pour être idéalistes.

— Est-ce que vous aimiez bien Sebastian ? demanda Joseph spontanément, au moment où Foubister se tournait pour s’en aller.

— Je n’en suis pas certain, répondit le jeune homme avec une sincérité qui lui coûtait. Je le croyais. Je n’aurais même pas songé à remettre mon amitié en question. Tout le monde l’appréciait ; en apparence, du moins. Il était drôle et intelligent, et pouvait se montrer d’une gentillesse extraordinaire. Et dès lors qu’on commence à aimer quelqu’un, ça devient une habitude. On ne change pas, même si cette personne évolue.

— Mais ? suggéra Joseph.

— Quand vous étiez avec lui, vous perceviez de la bonté, dit Foubister avec tristesse, et vous aviez l’impression de pouvoir faire quelque chose d’important, aussi. Mais parfois il vous oubliait ou allait de l’avant et faisait quelque chose de tellement mieux que vous vous sentiez écrasé.

Joseph tenta d’oublier ses propres sentiments. Sebastian avait encore eu besoin de lui, mais le jour où il aurait pu s’en passer, l’aurait-il traité avec la même arrogance désinvolte ? Joseph ne le saurait jamais. Tout cela n’était qu’une question de conviction, et il devait être capable de l’établir.

— Vous songez à quelqu’un en particulier ? reprit-il.

Foubister le regarda, interloqué.

— Si vous voulez dire que je sais qui l’a tué, non, je l’ignore. On ne prend pas un revolver pour tuer quelqu’un parce qu’il vous a blessé ou ridiculisé, à moins d’être fou ! Vous pouvez lui flanquer un coup de poing ou…

Il se mordit la lèvre, avant de reprendre :

— … non, vous ne feriez même pas cela, sinon vous montreriez à tout le monde combien cela vous touche. Vous arborez votre plus joli sourire, tant qu’on vous regarde, et souhaitez seulement vous cacher dans un trou de souris. Ça dépend de la personne que vous êtes ; soit vous cherchez quelque chose de spectaculaire à faire vous-même, pour prouver que vous êtes tout aussi fort, soit vous vous en prenez à quelqu’un d’autre. Je ne sais pas, docteur Reavley, peut-être que vous en arrivez au meurtre, en effet. J’aimerais le savoir, car ça signifierait au moins que je peux arrêter de soupçonner tous les autres.

— Je comprends, dit Joseph, bienveillant.

— Oui, je suppose que vous comprenez. Merci en tout cas de me le dire.

Foubister le gratifia d’un maigre sourire, puis tourna les talons et s’éloigna, les épaules toujours tendues, son corps efflanqué conservant néanmoins une certaine allure.

C’était inévitable à présent. Joseph devait revoir ces traductions qui le tracassaient, pour lesquelles Foubister et Sebastian avaient trouvé la même expression brillante et inattendue. Il détestait l’idée que Foubister ait pu tricher, mais cela semblait de plus en plus vraisemblable. Était-ce seulement à cause des chuchotements des autres que l’étudiant avait à ce point conscience et peur des soupçons pesant sur lui, ou bien était-ce le fruit de sa culpabilité ?

Joseph risquait de ne jamais le savoir, mais il était contraint de le vérifier. Il pouvait relire, comparer certains devoirs… faire tout son possible pour satisfaire sa propre conscience. Il connaissait le travail de Foubister, de même que celui de Sebastian. S’il possédait le moindre savoir-faire, la moindre perception du rythme de la langue, il saurait si l’un des deux copiait sur l’autre. Sinon, il n’était rien d’autre qu’un mécanicien.

Il remonta lentement l’escalier, ses doigts effleurant le chêne sombre de la rampe. Le premier étage était plus frais, plus aéré, avec son haut plafond et sa fenêtre ouverte.

Son logement venait d’être rangé grâce aux bons soins de la femme de chambre. C’était une brave dame, consciencieuse, rapide et agréable.

Il sortit les devoirs concernés et se concentra sur celui de Sebastian. C’était une traduction du grec, lyrique, pleine d’images et de métaphores. Sebastian en avait fait un joli texte, en conservant un rythme allègre et léger, un excellent mélange de termes longs et brefs, complexes et simples, le tout se fondant en un ensemble parfait. Et il y avait la fameuse phrase dont il se souvenait : « Les arbres aux grosses branches courbées, se rassemblant sur la corniche et portant le fardeau du ciel sur leur échine. »

Il posa la feuille sur le bureau et chercha la traduction du même passage, rédigée par Foubister. C’était au milieu de la page : « Les arbres aux grosses branches voûtées, grouillant sur la corniche et portant le ciel sur leur échine. »

Le texte grec les avait décrits simplement comme des silhouettes informes se découpant sur le ciel. L’idée de soutien n’était pas présente, pas plus que la représentation humaine. Les deux passages se ressemblaient trop pour qu’il y ait coïncidence.

Joseph resta assis sans bouger, torturé par le chagrin. Il ne pouvait demander à Sebastian comment il avait pu permettre qu’on imite d’aussi près son travail, et cela ne servirait à rien d’affronter Foubister. Celui-ci venait de jurer qu’il n’avait jamais triché. Si Joseph le mettait maintenant en présence de ce devoir, l’étudiant continuerait-il à nier ? À jurer que ce n’était que pur hasard ? Joseph tressaillit à cette idée. Il appréciait Foubister et ne pouvait imaginer le chagrin que cela causerait à ses parents, si le jeune homme était renvoyé sous l’opprobre.

Mais s’il avait tué Sebastian, on ne pouvait pas fermer les yeux là-dessus. Il comprit avec surprise que, même si les mots n’avaient pas franchi ses lèvres, il venait d’envisager comme une éventualité le fait d’ignorer la tricherie.

Quelle autre explication pouvait-il y avoir ? Où chercher ? À qui s’adresser ?

Il songea aussitôt à Beecher. Il pouvait au moins se fier à lui pour son honnêteté et sa gentillesse. Peut-être qu’il honorerait le silence de Joseph si on le lui demandait.

Il croisa Beecher alors qu’il traversait la cour pour se rendre au réfectoire.

Celui-ci le scruta sans ménagement.

— Tu fais une de ces têtes ! dit-il en grimaçant un sourire. Tu crains la présence d’un ingrédient écœurant dans le potage ?

Joseph se mit à marcher à ses côtés.

— Tu enseignes depuis bien plus longtemps que moi, lança-t-il sans cérémonie. Comment expliquerais-tu que deux étudiants puissent parvenir à la même traduction très personnelle d’un passage, s’ils n’ont pas triché ?

Beecher fronça les sourcils.

— Est-ce en rapport avec Sebastian Allard ? s’enquit-il comme ils marchaient à l’ombre du passage voûté, puis s’engageaient dans le réfectoire.

Les armoiries des vitraux projetaient d’éclatants motifs sur les murs. La salle bruissait des conversations et de l’attente fébrile.

Beecher s’installa à une table à l’écart, en saluant une ou deux personnes d’un signe de tête, mais sans suggérer par aucun par aucun signe qu’il souhaitait leur compagnie.

— C’est peut-être dû à une conversation, dit-il enfin, comme le serveur apparaissait pour leur proposer du potage. Une expérience partagée qui provoque un cheminement de la pensée. Ils ont éventuellement pu lire le même ouvrage de référence.

Il refusa le potage et préféra prendre du pain qu’il rompit.

Joseph le déclina aussi. Il se pencha un peu au-dessus de la table.

— Ça s’est déjà produit avec toi ?

— Tu veux dire que c’est vraisemblable ? De qui parlons-nous ?

Joseph hésita.

— Pour l’amour du ciel ! s’exaspéra Beecher. Je ne peux te livrer une opinion si tu ne me donnes pas les faits.

Joseph était-il prêt à les mettre à l’épreuve ? Était-ce inévitable, à présent ?

— Sebastian et Foubister, répondit-il d’une voix pitoyable.

Beecher se mordit la lèvre supérieure.

— Peu probable, je suis d’accord. Sauf que Sebastian n’avait pas besoin de tricher, et je ne vois pas Foubister le faire. C’est un brave garçon, qui n’a rien d’un imbécile. Il est ici depuis assez longtemps pour mesurer ce que cela lui coûterait. Et s’il voulait copier, il choisirait quelqu’un de plus neutre que Sebastian.

— Comment le savoir ?

— Demande-le-lui ! Je ne vois pas comment faire autrement, dit Beecher en souriant soudain jusqu’aux oreilles. La logique, mon cher confrère ! Cette déesse rigide que tu admires tant.

— La raison, rectifia Joseph. Et elle n’est pas rigide… il se trouve qu’elle ne fléchit pas facilement.

 

Il retourna voir Foubister, la traduction à la main.

— C’est un passage excellent, dit-il, se détestant pour sa duplicité. Qu’est-ce qui vous l’a inspiré ? C’est assez loin de l’original.

Foubister sourit.

— Il existe un alignement d’arbres du même acabit, répondit-il. Là-bas, sur les collines Gog et Magog.

Il désigna le sud d’un geste vague.

— Nous avons été plusieurs à y monter un dimanche et nous les avons vus se découper sur le ciel sans nuages, et puis un orage d’été a éclaté. C’était assez spectaculaire.

— Vous avez su profiter de l’occasion, observa Joseph. Faites-le chaque fois que c’est possible, tant que cela ne nuit pas à la pensée de l’auteur. Dans le cas présent, je pense que cela renforce l’image. C’était bien ressenti.

Foubister était radieux. Son sourire illumina son visage sombre et le rendit aussitôt plus agréable.

— Merci, monsieur.

— Qui d’autre se trouvait là-bas et a vu la scène ?

L’étudiant prit le temps de réfléchir.

— Crawley, Hopper et Sebastian, je crois.

Joseph se surprit à sourire à son tour, exalté par une sympathie bon enfant et sincère.

— J’aurais dû vous le dire plus tôt, conclut-il. C’est de l’excellent travail.

 

En milieu d’après-midi, Connie envoya un petit mot à Joseph pour l’inviter à boire une limonade bien fraîche en compagnie de Mary Allard. Il y vit un appel au secours et se cuirassa pour y répondre. Il referma son livre, traversa la cour, puis le Fellows’ Garden, où il trouva la mère de Sebastian toute seule.

Elle se tourna en entendant les pas de Joseph dans l’allée.

— Révérend Reavley, dit-elle en guise de salutation.

Mais sa voix comme son regard ne lui souhaitaient pas la bienvenue.

— Bonjour, madame Allard, répondit-il. J’aimerais avoir quelque nouvelle essentielle à vous apporter, mais je crains de rien savoir qui puisse vous réconforter.

— Il n’y a rien, dit-elle d’un ton qui adoucissait un peu la brusquerie de ses paroles. À moins que vous puissiez les empêcher de proférer de telles horreurs sur mon fils. Est-ce en votre pouvoir, révérend ? Vous le connaissiez aussi bien que moi !

— Je ne le connaissais pas autant que vous, lui rappela-t-il. Par exemple, j’ignorais qu’il était fiancé. Il ne m’en a jamais parlé.

Elle lui décocha un regard insolent.

— C’est un sujet privé. Ces dispositions étaient prises depuis quelque temps, mais à l’évidence il aurait tout d’abord terminé ses études. Ce que je voulais dire, c’est que vous étiez fort bien placé pour connaître ses qualités ! Vous savez qu’il possédait un esprit clair, un cœur limpide, qu’il était honnête d’une façon qui échappe à la plupart des gens.

La colère et le chagrin embrasaient ses propos.

— Vous le saviez plus noble que les hommes ordinaires, avec des rêves plus élevés, empreints d’une beauté qu’ils ne percevront jamais.

Elle l’examina des pieds à la tête, comme si elle le voyait pour la première fois et ne savait quoi en penser.

— Ne trouvez-vous pas insupportable de voir que tous remettent en question son intégrité, à présent ?

Son mépris était aussi net qu’absolu.

À ce moment-là, Elwyn sortit par la porte du salon et s’avança vers eux. Mary Allard ne se tourna pas.

— Quand on aime quelqu’un, on doit tout de même trouver le courage au fond de soi de le considérer avec honnêteté, aussi bien dans ses zones d’ombre que dans sa lumière, déclara Joseph.

Il vit qu’elle était sur le point d’exploser de colère.

— Il était bon, madame Allard, et il était promis à brillant avenir, mais il n’était pas parfait. Son esprit était encore loin de la maturité et, en refusant de percevoir ses zones d’ombre, nous n’avons fait que les accentuer, plutôt que de l’aider à les vaincre. J’en suis coupable moi aussi et j’aimerais qu’il ne soit pas trop tard pour réparer mon erreur.

Le visage de Mary trahissait la rancune.

— Révérend Reavley…

Elwyn la prit par le bras, tout en croisant le regard de Joseph. Il savait que sa mère se trompait, mais ignorait comment faire face à cette faiblesse, encore moins la surmonter. Ses yeux imploraient Joseph de ne pas y être contraint.

— Lâche-moi, Elwyn ! jeta Mary avec brusquerie en voulant se libérer de son fils.

— Maman, nous ne pouvons rien faire contre ce que disent les gens ! Pourquoi ne pas rentrer ? On étouffe ici, surtout en noir.

Elle fit volte-face.

— Est-ce que tu insinues que je ne devrais pas porter le deuil de ton frère ? Crois-tu qu’un peu de désagrément ait la moindre importance à mes yeux ?

Elwyn eut l’air d’avoir reçu une gifle, mais aussi d’y être habitué. Il ne la lâcha pas.

— J’aimerais que tu viennes à l’intérieur, où il fait plus frais.

Mary détacha son bras. Elle ne pouvait se montrer gentille, tant elle était absorbée par sa peine et insensible à celle de son fils.

Elle exaspéra soudain Joseph. Sa douleur était certes insupportable, mais également égoïste. Il se tourna vers Elwyn.

— Certaines peines sont intolérables, dit-il d’une voix posée. Mais c’est généreux de ta part de montrer davantage de considération pour celle de ta mère que pour la tienne, et ton attitude force mon admiration.

Elwyn devint tout rouge.

— J’aimais Sebastian, dit-il, la voix cassée. Nous nous ressemblions peu… il était plus intelligent que je ne le serai jamais… mais, grâce à lui, je me sentais respecté dans ce que j’accomplissais : les sports, la peinture… Je pense que beaucoup de gens l’appréciaient.

— Je sais, approuva Joseph. Et je sais aussi qu’il t’admirait, mais plus encore, qu’il t’aimait aussi.

Elwyn détourna le regard, gêné.

Joseph regarda Mary droit dans les yeux, jusqu’à ce que ses joues s’empourprent. En le gratifiant d’un regard furieux pour avoir percé à jour sa faiblesse, elle rattrapa son fils cadet, tandis qu’il gravissait les marches en direction de la porte du jardin.

Joseph la suivit dans la maison, mais elle s’attarda à peine au salon. Présentant ses excuses les plus brèves aux personnes présentes, elle emboîta vivement le pas à Elwyn et disparut par la porte donnant sur le vestibule.

Joseph contempla Thyer, Connie et Harry Beecher qui se tenaient debout, mal à l’aise, dans le silence.

— Je ne trouve rien d’utile à déclarer, avoua-t-il.

Le directeur était dans son coin, près de la porte du jardin, Connie et Beecher ensemble à l’autre bout de la pièce, un verre de limonade en main.

— Personne n’en est capable, dit Connie. Ne vous en voulez pas, je vous prie.

Thyer eut un mince sourire.

— Surtout son mari, le pauvre diable, et il fait de son mieux, dit-il avec pitié et une certaine irritation. C’est curieux qu’en des moments de grand chagrin certaines personnes s’éloignent, plutôt que de se rapprocher.

Il jeta un regard à Connie, puis revint vers Joseph.

— J’aimerais lui rappeler que son mari souffre autant qu’elle, mais ma femme affirme que cela ne ferait qu’envenimer la situation.

— Tout l’envenime, renchérit Connie. C’est Elwyn que je plains le plus. M. Allard est assez adulte pour veiller sur lui-même.

— Non, la contredit Beecher avec calme. Personne n’est assez mature pour souffrir seul. Un peu de tendresse l’aiderait à affronter sa peine et à remonter suffisamment la pente pour faire de nouveau face à ce qui s’apparente à la réalité.

Connie lui sourit avec une chaleur qui illumina ses yeux, son visage.

— Je ne pense pas que Mary s’en rende compte avant longtemps. C’est dommage. En pleurant ce qu’elle a perdu, elle risque de sacrifier ce qu’elle possède encore.

Le visage de Beecher se crispa.

Connie le vit, rougit un peu et détourna le regard.

Joseph entendit Thyer reprendre sa respiration et lui lança un regard, mais le visage du directeur restait de marbre.

Connie brisa le silence en s’adressant à Joseph

— Nous ferons tout notre possible, mais je ne crois pas que cela y changera grand-chose. J’ai tenté de rassurer Elwyn, mais je sais qu’une parole de vous de temps en temps le toucherait davantage.

— Il vit une situation impossible, renchérit Thyer. Aucun des deux ne semble s’intéresser à lui.

Connie posa son verre.

— C’est dans leur nature. Ils étaient ainsi bien avant que Sebastian soit tué.

 

Plus tard, ce même après-midi, Joseph rejoignit Edgar Morel qui marchait le long de la rivière.

La conversation s’engagea assez mal.

— Je suppose que vous pensez que je l’ai tué à cause d’Abigail ! lança-t-il à Joseph.

Ce dernier se dit qu’il lui fallait découvrir la vérité au plus tôt, avant qu’elle ne fasse davantage de dégâts.

— Je n’y avais pas songé, répondit-il.

Le visage de Morel était dur et sur la défensive.

— Bien sûr, si on a assassiné Sebastian, ça ne peut être que parce qu’il savait quelque chose de louche sur quelqu’un, non ? répliqua-t-il avec amertume. Ça ne peut être que par jalousie, à cause de son intelligence, de son charme ou de je ne sais fichtre quoi ! Et non pas parce qu’il aurait triché, volé, ou accompli quoi que ce soit d’aussi infâme !

Le sarcasme se révélait trop besogneux pour être véritablement cassant.

— Il était bien trop subtil pour cela.

Sans le vouloir, il imitait la voix de Mary Allard.

— Rien n’était jamais de sa faute. À écouter sa mère, on le prendrait pour un martyr d’une cause sacrée et nous autres serions les hérétiques qui dansent sur sa tombe.

— Essayez de vous montrer patient avec elle, conseilla vivement Joseph. Elle n’a aucun moyen de s’accommoder de sa perte.

— Personne n’en a, répliqua Morel avec une fureur soudaine. Ma mère est morte l’an dernier, quasiment à l’époque où Abigail m’a laissé tomber pour Sebastian. Je ne suis pas allé raconter partout que les gens étaient sans cœur parce qu’ils s’en moquaient ! La terre ne cesse pas de tourner à la mort de quelqu’un ! Et ça ne vous donne pas non plus l’autorisation d’emmerder tout le monde !

— Morel ! lâcha Joseph avec force, en tendant la main pour le calmer.

Le jeune homme se méprit sur son geste et réagit en lui lançant un coup de poing qui l’atteignit de biais sur la joue. Surpris, Joseph perdit l’équilibre.

Morel en resta abasourdi.

Joseph se redressa. Il se sentait un peu ridicule et espérait que personne ne l’avait vu. Il ne souhaitait pas répondre mais, s’il faisait comme si de rien n’était, cela mettrait un terme à son autorité et au respect que Morel lui devait. La réaction lui vint d’instinct. Il fit un pas en avant et, pour la plus grande stupéfaction de l’étudiant, lui rendit son coup de poing. Pas très fort, mais assez pour que Morel vacille. Joseph fut le premier surpris par sa propre adresse ; un peu plus de force et il l’aurait assommé.

— Ne recommencez plus, dit-il avec autant de pondération que possible. Et ressaisissez-vous. Quelqu’un a abattu Sebastian et nous devons garder la tête froide pour découvrir le coupable, et non pas courir dans tous les sens comme une bande d’écolières hystériques.

Morel reprit son souffle entre deux spasmes, tout en se frottant la mâchoire.

— Oui, monsieur, répondit-il, docile. Oui, monsieur !

 

Joseph savait qu’il avait réagi comme il convenait, mais il avait envie d’une longue promenade et d’un verre en solitaire. Les émotions d’autrui l’épuisaient. Son propre fardeau lui suffisait largement. Cela ne faisait même pas un mois que ses parents avaient été tués et la douleur de la perte était toujours aussi forte.

Depuis que le décès d’Eleanor avait laminé son univers affectif, en puisant dans sa foi l’énergie et la vitalité, il s’était soigneusement reconstruit une force toute de bon sens, de raison, impersonnelle. Cela avait semblé bénéfique contre les blessures du deuil, de la solitude, les doutes de toutes sortes. Il y était parvenu à grand-peine, et cet effort trouvait sa justification dans une beauté qui suffisait à le soutenir dans l’adversité.

Sauf que cela ne fonctionnait pas. Tout ce qu’il savait demeurait présent, toujours vrai… mais sans âme. Peut-être l’espoir est-il déraisonnable. La confiance ne se fonde pas sur les faits. Lorsqu’on traite avec les hommes, il est prudent de ne pas naviguer à vue. Lorsqu’il s’agit de Dieu, c’est la dernière étape sans laquelle le voyage se révèle sans but.

Il chassa ces pensées et revint à des problèmes actuels, plus terre à terre. Il oscillait entre la crainte que son père ait eu raison et le doute obsédant que John Reavley ait pu se fourvoyer, et perdre tout contact avec la réalité.

Quant à la joue que Morel avait frappée, elle était écorchée et nettement sensible au toucher. Il ne souhaitait pas devoir s’en expliquer, surtout à Beecher. D’une manière ou d’une autre, la conversation dévierait sur Sebastian et finirait par prendre un tour désagréable.

Aussi, plutôt que d’aller au Pickerel, Joseph partit vers les Backs, dans la direction opposée, presque aussi loin que Lammas Land. Il dénicha un petit pub donnant sur les prés et le bief. L’intérieur était lambrissé de chêne, assombri par la patine du temps, et les chopes en étain, accrochées le long du râtelier au-dessus du comptoir, miroitaient sous le soleil qui passait par la porte ouverte. Le plancher se composait de grosses lattes brutes qui, il n’y avait pas si longtemps, auraient été recouvertes de sciure.

Il était tôt ; il n’y avait que deux hommes d’un certain âge dans un coin et une serveuse à la peau claire, dont l’opulente chevelure ondulée était nouée sans façon sur la nuque.

Elle tendit une chope mousseuse à l’un des clients, de toute évidence un habitué de l’établissement. Puis elle se tourna vers Joseph.

— 'jour, m’sieur ! lança-t-elle gaiement, d’une voix plaisante, douce, à l’accent du Cambridgeshire. Qu’est-ce qui vous f’rait donc plaisir ?

— Du cidre, répondit-il. Une demi-pinte.

Il commencerait par un bock, puis en boirait peut-être un second. L’endroit était agréable et son isolement correspondait tout à fait à ce qu’il recherchait.

— Pas d’problème, m’sieur. C’est la première fois que j’vous vois ici. On a un r’pas tout c’qu’y a d’correct, si vous voulez cassez la croûte. Tout simple, mais y a d’quoi vous contenter, si ça vous dit.

Il n’avait pas songé qu’il pouvait avoir faim mais, soudain, l’idée de s’attabler là, en contemplant l’eau stagnante du bassin et le soleil glisser lentement derrière les arbres, lui parut plus souriante que de rentrer au réfectoire. Il pourrait bavarder de la pluie et du beau temps, même s’il savait très bien que tout le monde s’interrogerait sur sa joue tuméfiée, en échafaudant mille conjectures. Quelquefois, le tact se révélait si bruyant qu’il en devenait assourdissant.

— Merci, dit-il. Je vais sans doute dîner.

— Vous d’vez faire partie d’un des collèges ? s’enquit-elle sur le ton de la conversation, en lui tendant une carte avec la liste des plats du soir.

— St. John, dit-il en lisant le menu. Quels sont vos condiments, au juste ?

— Des tomates vertes, monsieur. C’est fait maison et j’devrais p’t’êt’ pas vous l’dire, mais c’est les meilleures qu’on ait jamais eues, et la plupart des gens vous diront pas l’contraire.

— Alors, c’est ce que je vais prendre, s’il vous plaît.

— Entendu, m’sieur. Quel fromage vous f’rait plaisir ? On a de l’Ely ou un bon demi-crème d’la région. À moins que vous aimiez les français ? Y d’vrait nous rester un peu d’brie.

— Le demi-crème m’a l’air parfait.

— Il l’est. Tout frais. Tucky Nunn l’a apporté ce matin.

Elle hésita, comme pour ajouter quelque chose.

Il attendit.

— Vous avez dit St. John, m’sieur ? reprit-elle, le visage un peu tendu et empourpré.

— Oui.

— Vous… commença-t-elle en ravalant sa salive. Vous… connaissiez Sebastian Allard ?

— Oui, fort bien.

Que pouvait-elle savoir au sujet de l’étudiant ?

— Vous aussi ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête, les larmes aux yeux.

— Je crois que je vais prendre mon repas dehors, précisa-t-il. Vous voudrez bien me l’apporter ?

— Oui m’sieur, bien sûr.

Et elle eut tôt fait de se détourner, pour cacher sa peine.

Il ressortit au soleil et trouva une table dressée pour deux couverts. Moins de cinq minutes plus tard, la serveuse arrivait avec un plateau qu’elle posa devant lui.

— Merci, dit-il, en prenant le temps d’apprécier son assiette, avant de lever la tête pour croiser son regard.

Elle demeurait troublée, confuse.

— Est-ce que… est-ce qu’ils savent déjà c’qui s’est passé ? questionna-t-elle.

— Non, dit-il en lui indiquant l’autre chaise. Je suis certain que ces messieurs à l’intérieur pourront se passer de vous quelques minutes. Asseyez-vous et parlez-moi. J’aimais beaucoup Sebastian, mais je crois ne pas l’avoir connu aussi bien que je l’imaginais. Venait-il souvent ici ?

Elle baissa les yeux un moment, avant de les relever avec une candeur stupéfiante.

— Oui, cet été.

Elle ne précisa pas qu’il venait pour la voir ; c’était inutile. Toute explication se révélait superflue, il n’y avait là rien d’étonnant de la part d’un jeune homme. Il se demanda avec amertume, bien qu’il acceptât de plus en plus les faits, si Sebastian s’était servi d’elle par pur égoïsme, sans qu’elle eût la moindre idée de son engagement envers Regina Coopersmith. Mais cette charmante serveuse n’aurait sans doute jamais pu s’imaginer être l’épouse de Sebastian Allard. À moins que ? Était-il possible qu’elle n’ait aucune idée du monde d’où il venait ?

— Je m’appelle Joseph Reavley, se présenta-t-il. J’enseigne les langues bibliques à St. John.

Elle eut un sourire timide.

— J’m’en doutais un peu, figurez-vous. Sebastian parlait beaucoup d’vous. Il disait qu’vous donniez d’la vie aux gens du passé, d’même qu’à leurs idées et à leurs rêves, pas seulement comme si c’était juste des mots sur le papier. Il disait qu’vous y accordiez d’l’importance. Vous faisiez le lien entre le passé et le présent, pour qu’on forme un tout ; et c’est c’qui donne plus d’importance à l’avenir, aussi.

Elle rougit, un peu gênée d’utiliser le langage d’autrui, même si elle le comprenait, à l’évidence, et partageait ces opinions.

— Il disait qu’vous lui montriez la durée d’la beauté, la vraie beauté, celle qu’est en vous.

Elle reprit sa respiration, un sanglot dans la gorge, en ayant peine à se contrôler.

— Et ça comptait vraiment, c’qu’on laissait derrière soi. Il disait qu’c’était not’ façon d’rendre hommage au passé, de témoigner not’ amour du présent, et d’en faire don à l’avenir.

Joseph était surpris et bien plus ravi qu’il ne l’aurait souhaité, car cela réveillait tous les vieux émois de l’amitié, la confiance et l’espoir en l’intégrité de Sebastian, qu’il craignait désormais de voir lui échapper.

— J’m’appelle Flora Whickham, poursuivit-elle, subitement consciente de ne pas s’être présentée.

— Enchantée, mademoiselle Wickham, répondit-il avec aménité.

Elle se rembrunit en revenant au sujet initial.

— Pensez-vous qu’c’était en rapport avec la guerre ? s’enquit-elle.

Il était décontenancé.

— La guerre ?

— Il avait terriblement peur qu’elle éclate en Europe, expliqua-t-elle. Il disait qu’tout l’monde était à deux doigts d’la déclarer. Bien sûr, c’est toujours le cas, sauf que c’est pire d’puis c’t’assassinat en Serbie. Mais Sebastian disait qu’elle éclaterait d’toute manière. Les Russes et les Allemands la veulent… et les Français aussi. J’écoute les gens causer là-dedans…

Elle hocha légèrement la tête en direction du bar, puis ajouta :

— … et y racontent qu’les banquiers et les patrons d’usine n’les laisseront pas faire, qu’ils ont trop à perdre. Et qu’ils ont l’pouvoir d’l’empêcher.

Elle baissa son regard, puis releva aussitôt la tête.

— Mais Sebastian disait que ça arriverait, parce que c’est dans la nature des gouvernements et d’l’armée… et c’est eux qu’ont l’pouvoir. Ils ont la tête farcie de rêves de gloire et savent même pas à quoi ça r’ssemblerait si ça devenait réel. Il disait qu’ils étaient comme une ribambelle d’aveugles qu’on aurait attachés et qui s’précipiteraient dans l’gouffre. Il pensait qu’des millions d’gens allaient mourir.

Elle scruta le visage de Joseph, dans l’espoir qu’il lui rétorquerait que tout cela n’arriverait pas.

— Aucune personne sensée ne veut la guerre, dit-il avec prudence, mais aussi tout le sérieux que méritaient la fougue et l’intelligence de son interlocutrice. Pas réellement. Quelques expéditions punitives ici et là, mais pas un conflit à tout crin. Et personne n’aurait tué Sebastian parce qu’il ne le souhaitait pas non plus.

À l’instant même où les mots sortaient de sa bouche, il sut qu’ils ne servaient à rien. Pourquoi ne pouvait-il s’exprimer avec son cœur ?

— Vous comprenez pas, dit-elle, gênée de le contredire.

Mais son sentiment était trop fort pour qu’elle l’étouffe.

— Il avait l’intention d’agir en conséquence, enchaîna-t-elle. Il était pacifiste. Je n’veux pas dire qu’il s’contentait d’pas vouloir s’battre… il allait faire quelque chose pour empêcher qu’ça arrive.

Son visage se crispa un peu.

— J’sais qu’son frère n’appréciait pas et qu’sa mère aurait détesté ça. Elle l’aurait pris pour un lâche. D’après elle, soit vous êtes loyal et vous combattez, soit vous êtes déloyal et ça veut dire qu’vous trahissez vot’propre peuple. Y a pas d’aut’solution. Du moins, c’est c’qu’il disait.

Elle regarda ses mains.

— Mais il s’était éloigné d’eux en grandissant. Il le savait. Ses idées étaient différentes, avec un siècle d’avance sur les leurs. Il voulait une Europe unie et plus jamais qu’on s’bat’entre nous, comme pour la guerre franco-prussienne, ou toutes celles qu’on a eues avec la France.

Elle releva les yeux et croisa ceux de Joseph avec une gravité intense.

— Ç’avait plus d’importance pour lui qu’tout l’reste dans l’monde, monsieur Reavley. Il savait des choses sur la guerre des Boers et sur la façon dont les gens avaient souffert, aussi bien les femmes que les enfants, des choses horribles. Et pas seulement les victimes, mais c’que ça f’sait aux gens quand y s’battent comme ça.

Dans la douce lumière, le visage de la jeune fille était tendu et lugubre. Le soleil brillait sur le bief comme sur un vieux miroir terni par les mauvaises herbes.

— Ça les change à l’intérieur, continua-t-elle, en sondant son visage, pour s’assurer qu’il saisissait vraiment. Avez-vous idée de c’que vous pouvez ressentir si c’est vot’frère ou vot’mari, quelqu’un qu’vous aimez, qu’a massacré des gens comme un vrai boucher… toutes sortes de gens, des femmes, des enfants, des personnes âgées, comme dans vot’ famille ?

Sa voix était douce et un peu attirée par l’émotion que lui causait l’évocation de ces souffrances.

— Est-ce que vous vous imaginez redevenir quelqu’un d’bien ensuite ? En train d’prendre vot’ petit déjeuner tout en causant, comme si tout ça était arrivé à d’aut’ gens et qu’vous n’ayez jamais participé à toutes ces horreurs ? Ou bien en train d’raconter une histoire à vos gamins, d’mettre des fleurs dans un vase, de penser à c’que vous allez préparer à dîner, alors que vous êtes la même personne qui a conduit une centaine de femmes et d’enfants dans un camp d’concentration, en les laissant crever d’faim ? Sebastian aurait fait n’importe quoi pour éviter qu’ça s’reproduise… Mais j’peux pas confier ça à quelqu’un d’autre. Ses parents détestent l’idée ; y comprendraient rien. Ils le prendraient pour un lâche.

Le simple fait de prononcer le mot la blessait ; les fines ridules de son visage l’attestaient.

— Non… dit Joseph lentement, sachant sans conteste qu’elle avait raison.

Il imaginait sans peine la réaction de Mary Allard. Elle aurait refusé d’y croire. Aucun de ses fils, surtout son bien-aimé Sebastian, n’aurait pu caresser un point de vue aussi étranger au genre de patriotisme auquel elle avait cru toute son existence, avec son sens du devoir, du sacrifice, et de la suprématie innée de son propre mode de vie à elle, son propre code de l’honneur.

— Son frère était-il au courant des idées de Sebastian ? ajouta-t-il.

Elle secoua la tête.

— J’pense pas. C’est un idéaliste, mais d’une aut’manière. Pour lui, la guerre, c’est qu’ des grandes batailles et des exploits glorieux, ce genre de choses… Il s’imagine pas être épuisé au point de n’plus pouvoir se t’nir debout, et d’avoir mal partout… de tuer des gens qui sont comme vous, et d’essayer d’ briser toute leur vie.

— Tel n’était pas le but de la guerre des Boers, s’empressa de préciser Joseph. Est-ce réellement ce que croyait Sebastian ?

— Plus qu’tout au monde, dit-elle simplement.

Il contempla ses yeux paisibles, baignés de larmes, sa mâchoire tendue pour se maîtriser, ses lèvres tremblantes, et il comprit qu’elle avait mieux connu Sebastian que lui et infiniment mieux que Mary Allard… ou Regina Coopersmith, qui ne savait sans doute rien à son sujet.

— Merci de vous être confiée à moi, dit-il avec sincérité. Peut-être que c’est en rapport avec l’événement. Je n’en sais vraiment rien. C’est aussi plausible que le reste, semble-t-il.

Il resta dîner sous le soleil couchant, prit un deuxième verre de cidre et une tranche de tourte aux pommes, nappée de crème épaisse, parla encore avec Flora, en évoquant de bons souvenirs. Puis, au crépuscule, il rentra à St. John, en suivant la berge de la rivière pâlissante. Peut-être avait-il découvert l’endroit où Sebastian disparaissait pendant ces absences mystérieuses, et ce n’était pas difficile à comprendre. Joseph sourit en songeant combien même c’était simple : en présence d’une mère telle que la sienne d’une telle idolâtrie étouffante, lui aussi aurait agi de la sorte.