Chapitre XIII

Joseph attendit seul le retour de Matthew, parti rendre visite à Shanley Corcoran. Il était presque minuit.

— Rien, répondit ce dernier à la question muette.

Il paraissait fatigué, les cheveux blonds ébouriffés par le vent et, même se le trajet en voiture lui avait momentanément donné des couleurs, son teint était pâle.

— Il ne peut pas nous aider.

Matthew s’assit dans le fauteuil en face de son frère.

— Tu veux boire quelque chose ? demanda Joseph.

Puis, sans attendre la réponse, il lui raconta ce que Judith et lui avaient découvert au sujet de Reisenburg.

— Ça doit être ça ! s’écria Matthew, emporté par l’enthousiasme.

Il se pencha en avant, impatient, l’œil vif, en concentrant soudain toute son attention.

— Le pauvre diable ! J’ai bien l’impression qu’ils l’ont tué aussi pour la même raison. Aucune preuve, évidemment.

Il se passa la main sur la figure et repoussa ses cheveux en arrière.

— Ça a tout l’air d’être aussi dangereux que père l’assurait. Je me demande comment Reisenburg se l’est procuré… et où ?

— Il a peut-être servi de messager, suggéra Joseph, dubitatif. Mais je crois bien plus probable qu’il l’ait volé, non ?

— Mais à qui l’apportait-il donc quand ils le lui ont repris ? Pas à père, tout de même ? Pourquoi ? S’il avait été membre d’un quelconque bureau de renseignements, je le saurais !

Il semblait l’affirmer, mais Joseph voyait bien dans les yeux de son frère que c’était une question. L’incertitude se lisait sur son visage, accentuée par les ombres que projetait la lumière jaune de la lampe.

Joseph anéantit ses propres doutes par un effort de volonté.

— Je pense qu’il connaissait seulement père, répondit-il. Les gens auxquels il a dérobé le document savaient qu’il l’avait en sa possession et le pourchassaient. Il l’a confié à la seule personne honorable de sa connaissance. Père s’est trouvé là. Le temps pressait pour le transmettre à Londres ou à celui, quel qu’il soit, auquel il avait l’intention de le remettre.

— Rien de plus que le hasard ? s’étonna Matthew en faisant la moue.

Une telle ironie du sort paraissait peu crédible.

— Peut-être qu’il est venu ici parce que père y vivait, suggéra Joseph. Il semblait connaître le Cambridgeshire… il a loué la maison dans le coin.

— À qui comptait-il le remettre ? questionna Matthew, le regard dans le vague. Si seulement nous pouvions le découvrir !

— Je ne vois pas comment, répondit Joseph. Reisenburg est mort, et la maison est louée à quelqu’un d’autre. Nous sommes passés devant en voiture.

— Au moins nous savons où père se l’est procuré, dit Matthew en s’adossant au fauteuil pour se détendre enfin. C’est beaucoup. Pour la première fois, on entrevoit une lueur de logique !

Ils veillèrent encore une demi-heure à débattre d’autres éventualités et des chances d’en savoir plus au sujet de Reisenburg, puis ils allèrent se coucher, car Matthew devait se lever à six heures pour rentrer tôt à Londres. Joseph regagnait quant à lui Cambridge à une heure mois matinale.

Presque aussitôt avoir franchi la grille de St. John, Joseph tomba sur l’inspecteur Perth, la mine livide, le dos voûté et l’air agité.

— Ne m’posez pas la question ! dit-il avant même que Joseph n’ouvre la bouche. J’sais pas qui a tué M. Allard, mais, avec l’aide de Dieu, j’ai bien l’intention de l’découvrir, même si j’dois tous les démolir, l’un après l’autre !

Et, sans attendre de réponse, il poursuivit sa route à grandes enjambées, laissant Joseph bouche bée.

Il avait quitté St. Giles avant le petit déjeuner et avait faim, à présent. Il traversa la cour ensoleillée, puis passa sous l’arcade menant au réfectoire. L’ambiance était sinistre. Personne ne semblait d’humeur à bavarder. On murmurait que des rebelles irlandais circulaient dans les rues de Dublin et qu’on enverrait sans doute des soldats britanniques les désarmer, dans la journée peut-être.

Toute la matinée, Joseph s’affaira à rattraper le retard qu’il avait pris dans son travail et, quand il put revenir à ses propres préoccupations, ses pensées allèrent vers Reisenburg, gisant dans une tombe du Cambridgeshire, inconnu de ceux qui l’aimaient ou pour lesquels il comptait, assassiné pour un morceau de papier. Le document pouvait-il avoir un lien avec quelque horreur encore ignorée en Irlande, qui entacherait l’honneur de l’Angleterre davantage que ne l’avaient fait ses négociations avec ce malheureux pays ? Plus il y songeait, moins cela semblait plausible. Ce devait être un événement en Europe. Sarajevo ? Ou autre chose ? Une révolution socialiste ? Un bouleversement gigantesque des valeurs comme les révolutions qui avaient le continent en 1848 ?

Il ne souhaitait retourner au réfectoire pour le déjeuner et préféra s’acheter un sandwich. Tôt dans l’après-midi, comme il retraversait la cour pour rentrer chez lui, il vit Connie sortant de l’ombre du porche. Elle paraissait exténuée et un peu rougissante.

— Docteur Reavley ! Quel plaisir de vous voir ! Avez-vous passé un week-end agréable ?

Il sourit.

— À bien des égards, oui, merci.

Il allait lui poser la même question, mais se ravisa juste à temps. Avec Mary Allard encore à demeure, toujours à attendre la justice et la vengeance, comment aurait-elle pu se distraire ?

— Comment allez-vous ? préféra-t-il demander.

— Ça empire, avoua-t-elle, résignée. Bien sûr, ce maudit policier doit interroger tout le monde : qui aimait Sebastian et qui ne l’aimait pas, et pourquoi.

Elle fit soudain une grimace accablée et son regard s’assombrit.

— Mais ce qu’il découvre est si affreux…

Joseph attendit. Plusieurs minutes, sembla-t-il, car il appréhendait ce qu’elle allait dire ; il prolongeait ce moment en feignant l’ignorance. Il n’était pas dupe.

Elle soupira.

— Bien entendu, il ne dit pas ce qu’il a trouvé, mais on ne peut pas s’empêcher de savoir, car les gens parlent. Les étudiants se sentent si coupables ! Personne ne souhaite dire du mal du défunt, surtout quand sa famille est là tout près. Et puis ils sont en colère, car on les place dans une situation où ils ne peuvent agir autrement.

Il lui offrit son bras et ils marchèrent très lentement, comme s’ils avaient l’intention d’aller quelque part.

— Et parce qu’on les a acculés à faire quelque chose dont ils ont honte, poursuivit-elle. Ce pauvre Eardslie est furieux contre lui-même et Morel en veut à Foubister, qui a dû déclarer quelque chose d’horrible, car il a tellement honte qu’il n’ose pas regarder les gens en face, notamment Mary Allard.

Elle lui lança un rapide coup d’œil.

— Et je pense que Foubister a peur que Morel ait quelque chose à voir avec l’affaire ou, à tout le moins, qu’il soit suspecté. Rattray a tout aussi peur, mais pour lui-même, je pense, et Perth ne le laisse pas en paix. Le pauvre garçon a l’air plus ombrageux de jour en jour. Même moi, je commence à me dire qu’il doit savoir quelque chose, mais j’ignore si c’est important ou pas.

Ils passèrent de l’ombre du passage voûté à la cour suivante.

— Et qu’en est-il d’Elwyn ? s’enquit-il.

Ils s’inquiétait pour tout le monde, mais surtout pour Elwyn. C’était un jeune homme avec un fardeau bien trop lourd à porter.

— Oh, mon Dieu, murmura-t-elle avec une note d’émotion. C’est la raison pour laquelle Mary me déplaît vraiment. Je n’ai jamais eu d’enfants.

Était-ce de la peine dans sa voix, dissimulée au fil des ans, ou simplement un léger regret ? Il ne se tourna pas vers elle – c’eût été d’une indiscrétion impardonnable –, mais songea à sa liaison avec Beecher sous un nouveau jour. Peut-être y avait-il davantage de choses à comprendre qu’il ne l’avait imaginé.

— Je ne peux pas mesurer l’ampleur de sa perte, poursuivit-elle. Mais Elwyn est aussi son fils et elle se consacre à son chagrin sans la moindre pensée pour lui. Gerald ne sert à rien ! Il passe son temps à se morfondre, sans rien dire si ce n’est pour approuver sa femme. Et je crains qu’il abuse un peu du porto d’Aidan ! Il a l’œil vitreux, la plupart du temps, et ce n’est pas dû à la peine ou à la fatigue. Encore que Mary épuiserait n’importe qui à elle toute seule !

Joseph marchait à la même allure qu’elle.

— Ce pauvre Elwyn n’a plus qu’à essayer de consoler sa mère, dit-elle en secouant la tête. Il tente de la protéger des vérités les moins agréables qui surgissent au sujet de Sebastian, lequel avait atteint les proportions d’un saint aux yeux de sa mère. N’importe qui penserait qu’il a été sacrifié pour une grande cause, plutôt qu’assassiné par une personne acculée au désespoir.

Elle s’arrêta et fit face à Joseph, le regard misérable.

— Ça ne va pas durer. C’est impossible !

Il resta interdit.

— Elle va le découvrir un jour, c’est évident ! dit-elle d’une voix si basse et crispée par la peur qu’il dut se pencher pour saisir les paroles. Et ensuite, que pourrons-nous faire pour elle ?

Ses yeux interrogeaient Joseph.

— Pour n’importe lequel d’entre eux ? Elle a construit son propre monde autour de Sebastian, et il n’est pas réel !

— Parfois, je la plains terriblement. Comment quelqu’un pourrait-il être à la hauteur de l’image qu’elle avait de lui ? Pensez-vous que la pression exercée, le fait que lui sache qui il était réellement, l’ont poussé aux choses horribles qu’il semble avoir accomplies ? Est-ce possible ?

— Je ne sais pas, dit-il en toute sincérité. Il était d’une intelligence remarquable, mais avait des défauts comme n’importe qui parmi nous. Peut-être paraissent-ils d’autant plus flagrants maintenant, parce que nous ignorions leur existence.

— En sommes-nous fautifs ? demanda-t-elle avec gravité. Je le trouvais… merveilleux. Superbement doué et sa personnalité était aussi belle que son visage.

— Et ses rêves, ajouta-t-il.

L’espace d’une seconde, la propre voix de Joseph prit des accents rauques, tandis que le chagrin l’envahissait pour la perte non seulement de Sebastian, mais aussi d’une forme d’innocence en lui, d’un certain confort qu’elle renfermait.

— Eh oui, c’était ma faute, certes, reprit-il. Je l’ai vu tel que je voulais le voir et je l’ai aimé pour cela. Si j’étais moins égoïste, je l’aurais aimé pour ce qu’il était.

Il évita de croiser son regard.

— Peut-être que nous pouvons détruire les gens en refusant de voir ce qu’ils sont réellement, en leur offrant notre amour uniquement selon nos propres conditions, qui exigent qu’ils deviennent ce que nous avons besoin qu’ils soient… pour nous-mêmes, non pour eux.

C’était la vérité, et cela arrachait l’ultime faux-semblant subsistant en lui et le laissait à nu.

Elle esquissa un maigre sourire et, d’une voix très douce, lui dit :

— Vous n’avez pas tout à fait agi ainsi, Joseph. Vous étiez son professeur et vous avez vu et encouragé le meilleur en lui. Mais vous êtes un idéaliste. Je crois qu’aucun parmi nous n’est aussi parfait que vous le pensez.

De nouveau, l’amour de Connie pour Beecher lui traversa l’esprit, entraînant l’idée que Sebastian ait pu être au courant et s’en servir pour manipuler Beecher et le pousser à agir contre sa nature.

— Non, concéda-t-il aussitôt, ravi qu’ils soient enfin à l’ombre du passage suivant. Je pense que j’ai appris cela. J’aimerais pouvoir vous aider en ce qui concerne Mary Allard, mais je crains qu’elle soit trop fragile pour accepter la vérité sans en sortir brisée. C’est une femme dure, vulnérable, qui a édifié une carapace autour d’elle, et la réalité n’y pénètre pas facilement. Mais je serai là. Et si cela peut vous être d’une quelconque utilité, je vous en prie, n’hésitez pas à vous adresser à moi, chaque fois que vous le souhaitez.

— Merci, je le ferai, j’en ai bien peur, répondit-elle. Je ne vois pas l’issue de tout cela et je dois admettre que ça m’effraie. J’observe Elwyn et je me demande combien de temps il va encore tenir. Elle ne semble même pas être consciente de sa présence, comment ferait-elle quoi que ce soit pour le réconforter ? Ça me met dans de telles rages, parfois, que je pourrais la gifler, je dois l’avouer.

Elle s’empourpra un peu, ce qui égaya son visage en lui prêtant un charme tout à fait unique. Joseph était sensible à son parfum, délicat et fleuri, ainsi qu’aux riches nuances de sa chevelure.

— Navrée, dit-elle dans un souffle. Ce n’est guère charitable de ma part, mais je ne peux m’en empêcher.

Il sourit malgré lui.

— Quelquefois, je pense que nous imaginons le Christ un peu moins humain qu’Il ne l’était, dit-il avec conviction. Je suis certain qu’Il doit avoir envie de nous gifler de temps en temps… quand notre chagrin nous dépasse et que nous le faisons aussi supporter à notre entourage.

Elle le remercia encore par un sourire inattendu, puis se tourna pour s’éloigner et regagner la demeure du directeur.

 

Joseph sentit la tension s’aggraver pendant l’après-midi. Il vit Rattray qui portait une pile d’ouvrages. Le jeune homme marchait rapidement et sans regarder où il mettait les pieds, si bien qu’il trébucha sur un pavé biscornu de la cour et fit tout dégringoler. Les lèvres blêmes de colère, il se mit à jurer et, plutôt que de l’aider, un autre étudiant ricana d’un air amusé, tandis qu’un troisième raillait sa maladresse.

Joseph n’avait plus qu’à se baisser pour lui prêter main-forte.

Il croisa un jeune maître de conférences et essuya d’autres sarcasmes, auxquels il répondit calmement et, dans son irritation, snoba sans le vouloir Gorley-Brown.

L’hostilité atteignit son apogée aux environs de quatre heures et, malheureusement, ce fut dans un couloir, juste à la sortie d’une des salles de cours. Cela commença par Foubister et Morel. Le premier s’était arrêté pour parler à Joseph d’une traduction récente qui ne lui convenait pas.

— Je pense qu’elle aurait pu être meilleure, se plaignit-il.

— La métaphore était un peu excessive, admit Joseph.

— Selon Sebastian, elle se rapportait à un fleuve et non à la mer, suggéra Foubister.

Morel passa devant eux et surprit leur conversation. Il s’arrêta et se retourna, comme s’il attendait ce que Joseph allait dire.

— Tu veux quelque chose ? s’enquit Foubister d’un ton brusque.

Morel sourit, mais cela s’apparentait davantage à une grimace.

— On dirait que tu n’as pas entendu la traduction de ce passage par Sebastian, répondit-il. C’est le problème quand on ne capte que des bribes ! Impossible de rassembler le tout !

Foubister devint livide :

— À l’évidence, tu as eu la phrase complète ! lança-t-il en guise de représailles.

Au tour de Morel de changer de couleur, mais à l’inverse de Foubister, car le sang lui montait aux joues.

— J’admirais son travail ! Je n’ai jamais prétendu le contraire ! répliqua-t-il en haussant la voix. J’ai toujours su que c’était un sale manipulateur, quand il le voulait, et pas question de jouer les hypocrites en le louant partout comme un saint, maintenant qu’il est mort. Pour l’amour du ciel, quelqu’un l’a assassiné !

Le tonnerre gronda au-dessus de leurs têtes et, tout à coup, la pluie se mit à tambouriner sauvagement. Personne n’avait entendu des bruits de pas et tout le monde sursauta en découvrant avec embarras Elwyn à deux ou trois mètres. Il paraissait broyé par l’épuisement et les cernes sous ses yeux semblaient refléter ses bleus à l’âme.

— Est-ce à dire qu’il l’avait mérité, Morel ? demanda-t-il, la voix éraillée, en dépit de ses efforts pour la contrôler.

Foubister dévisagea Morel avec curiosité.

Joseph allait prendre la parole, quand il comprit que son intervention ne ferait qu’envenimer la situation. Morel devait lui-même répondre, s’il parvenait à se faire entendre, malgré le martèlement de la pluie sur les vitres et l’eau coulant à flots par les gouttières.

Morel prit une profonde inspiration.

— Non, bien sûr que non ! beugla-t-il pour couvrir le vacarme. Mais celui qui l’a tué devait penser qu’il avait une bonne raison de le faire. Ce serait bien plus confortable de penser qu’il s’agit d’un fou venu de l’extérieur et qui s’est introduit par effraction, mais nous savons que ce n’est pas le cas. C’est l’un d’entre nous… quelqu’un qui le connaissait bien. Admets-le ! Quelqu’un le détestait assez pour s’emparer d’une arme et l’abattre.

— Par jalousie, intervint Elwyn d’une voix rauque.

Beecher surgit à l’entrée de l’amphithéâtre, le visage blême.

— Du calme, bon sang ! s’écria-t-il en semblant ne pas voir Joseph. Vous en avez tous déjà trop dit ! Retournez à votre travail ! Fichez le camp !

— Ça n’a aucun sens ! explosa Morel en ignorant totalement Beecher. Ce ne sont que de foutues inepties ! C’était un petit salaud charmeur, brillant, ambitieux, arrogant, qui jouissait de son influence sur les autres et, pour une fois, il est allé trop loin.

Il fit de grands gestes avec le bras en manquant frapper Foubister et enchaîna de plus belle :

— Il te faisait faire ses commissions comme un garçon d’hôtel. Il a séduit ma petite amie à seule fin de montrer à tout le monde qu’il en était capable.

Il lança un bref regard à Beecher et ajouta :

— On lui passait tous ses caprices, contrairement aux autres !

Sa voix couvrait quasiment le bruit de l’averse, tellement il hurlait.

— Bouclez-la, Morel, vous êtes ivre ! lui lança Beecher. Allez vous mettre la tête sous l’eau froide avant de vous ridiculiser davantage. Ou flanquez-vous sous la pluie !

Il désigna la vitre qui ruisselait.

— Je ne suis pas saoul ! rétorqua Morel d’un ton amer. Vous l’êtes tous, en revanche ! Vous n’avez aucune idée de ce qui se passe !

Il brandit l’index dans le vague avec rancœur.

— Perth le sait bien, lui ! Cette misérable fripouille voit clair dans notre jeu à tous. Il prendra un malin plaisir à arrêter l’un d’entre nous. Vous ne voyez donc pas qu’il jubile ? Il se lèche les babines, pour ainsi dire.

— Eh bien au moins c’en sera fini ! brailla Foubister comme une accusation.

— Mais non, pauvre abruti ! lui répliqua Morel. Ce ne sera jamais terminé ! Tu crois que nous pourrons reprendre notre vie comme avant ? Tu n’es qu’un imbécile !

Foubister se lança sur lui, mais Beecher l’avait pressenti et il l’intercepta en plein élan, avant de vaciller en heurtant le mur, Foubister dans les bras.

Au-dehors, la pluie faisait rage, crépitant sur les toits et rebondissant avec violence sur le sol.

Beecher se redressa et écarta Foubister. Ce dernier virevolta pour se retrouver face à Morel, Joseph et Elwyn.

— Bien sûr que nous ne serons plus les mêmes ! lança Morel, la voix entrecoupée. Pour commencer, l’un d’entre nous sera pendu !

Elwyn eut l’air abasourdi, comme si on l’avait frappé lui aussi.

Morel avait les lèvres exsangues.

— C’est toujours mieux que d’aller à la guerre, où le reste d’entre nous finira, lâcha Foubister en retour. Il avait toujours peur de ça, n’est-ce pas… notre grand Sebastian ! Il…

Elwyn bondit en avant et frappa Foubister aussi fort qu’il le put, et celui-ci bascula en arrière pour se cogner la tête et les épaules contre le mur, avant de s’affaler comme une masse.

— Ce n’était pas un lâche ! s’étrangla Elwyn en larmes. Répète-le et je te tue !

Et il allait porter un deuxième coup, mais Foubister le vit arriver et l’esquiva.

Beecher contemplait Elwyn et n’en croyait pas ses yeux.

Le jeune homme s’avança de nouveau et Joseph lui saisit les bras, en exerçant toute sa force pour le retenir, surpris d’y parvenir.

— C’était stupide, dit-il froidement. Je pense que tu ferais mieux d’aller te dégriser toi aussi. Si nous ne te revoyons pas avant demain, ce sera bien assez tôt.

Elwyn se détendit et Joseph le relâcha.

Beecher aida Foubister à se relever.

Elwyn lança un regard noir à Joseph, puis tourna les talons et s’en alla.

Foubister se ressaisit et tressaillit, puis marmonna quelque chose et effleura sa joue en maculant ses lèvres de sang.

— Ça vous évitera peut-être de parler à tort et à travers ! lui dit Joseph d’un ton hostile.

Foubister ne répondit rien et s’éloigna en claudiquant.

— Un lâche ?…. questionna Beecher comme s’il avait découvert un sens nouveau et profond au mot.

— Tout le monde a peur, reprit Joseph, sauf ceux qui sont trop arrogants pour se rendre compte du danger. C’est un mot facile à lancer ici ou là, et l’on est sûr de blesser n’importe qui.

— Oui… certes, admit Beecher. Et je ne sais fichtre pas ce que nous pourrons y faire. N’existe-t-il pas quelque chose qui mérite d’être sauvé ? Dieu seul le sait !

Il repoussa ses cheveux en arrière, lui décocha soudain un sourire lumineux et plein d’affection, puis s’en alla par où il était venu.

La pluie avait cessé aussi subitement qu’elle s’était mise à tomber. Dans la cour, les pavés fumaient et tout était pimpant.

Joseph poursuivit son chemin jusque chez lui. Mais il savait qu’il devait affronter sa crainte que Sebastian ait pu exercer un chantage moral sur la personne de Beecher. Il lui fallait soit prouver que c’était vrai, et peut-être détruire l’un des meilleurs amis qu’il ait jamais eus, ou démontrer le contraire – ou du moins que son collègue n’avait pas tué Sebastian –, et les libérer, Beecher et lui, de cette peur qui désormais leur empoisonnait la vie. Il ne pouvait plus l’éviter.

Il traversa la cour et se retrouva à l’ombre de son propre escalier. La conclusion que Beecher et Connie Thyer étaient amoureux l’un de l’autre était devenue inévitable, mais, sans la moindre preuve, comment Sebastian avait-il pu faire chanter son professeur ? Le moment était venu d’en avoir le cœur net.

Il revint lentement sur ses pas et gravit les marches menant à la chambre de Sebastian. La porte était fermée à clé, mais il trouva la femme de chambre qui le fit entrer.

— Vous êtes sûr, docteur Reavley ? demanda-t-elle tristement, avec une grimace d’inquiétude. Y a rien là-dedans qui mérite d’êt’vu.

— Ouvrez-la-moi, s’il vous plaît, madame Nunn, répéta-t-il. Tout ira bien. Il y a quelque chose que j’ai besoin de trouver… si l’est à l’intérieur.

Elle obéit, tout en se pinçant les lèvres d’un air dubitatif.

Il pénétra dans la pièce et poussa la porte derrière lui. Le silence l’accueillit. Il prit une profonde inspiration. L’endroit sentait le renfermé. Les fenêtres étaient closes depuis plus de trois semaines et la chaleur s’était accumulée, pesante, accablante. Pourtant l’odeur de sang ne lui effleurait pas les narines, contrairement à ce qu’il avait craint.

Le mur attira son regard. Il devait d’abord y jeter un œil, sinon il ne pourrait rien faire d’autre. Il gardait cette image dans la tête partout où ses yeux se posaient, et même s’ils étaient clos.

Le fauteuil était vide, les livres toujours empilés sur la table et sur les étagères. Bien sûr Perth avait dû les examiner, comme tout le reste, même les vêtements. Il devait le faire, dans l’espoir de trouver n’importe quel indice qui désignerait l’assassin. De toute évidence, il n’avait rien trouvé.

Pourtant, Joseph feuilleta machinalement les notes de Sebastian, de même que chaque ouvrage, en quête d’une feuille volante, d’un bout de papier dissimulé. Qu’espérait-il ? Une lettre ? Des billets pour un spectacle ou une destination quelconque ?

Lorsqu’il trouva la photographie, il l’a regarda à peine. Si elle attira son attention, ce fut parce qu’on y voyait Connie Thyer et Beecher debout, côte à côte, en train de sourire à l’objectif. Non loin d’eux se dressaient des arbres, massifs, le tronc lisse, tels qu’en automne. Plus loin, on distinguait un chemin tortueux qui descendait vers la rivière, puis remontait à l’arrière-plan. La scène pouvait se situer un peu partout. À deux ou trois kilomètres de Cambridge, il existait un endroit assez ressemblant.

Il posa le cliché et continua. Il y en avait d’autres : Connie et son époux, même une photo de Connie et Joseph lui-même, et plusieurs portraits d’étudiants et de diverses jeunes femmes. Il songea que l’une d’elles, debout et en train de rire, auprès de Morel, devait être Abigail.

Il revint à celle de Connie et Beecher. Elle avait quelque chose de familier. Mais il était certain de ne l’avoir jamais vue. Ce devait être l’endroit. Si c’était quelque part près de là, il devait le connaître, même si le cadre différait de celui des autres clichés.

Il tint l’image dans la main et la fixa, en essayant de se remémorer le paysage, la berge de la rivière, au-delà de l’œil de l’objectif. La pente était assez abrupte. Il se souvint de l’avoir gravie… avec Beecher. Ils y avaient mangé des pommes et ri à propos d’une blague interminable. C’était par une journée radieuse, le soleil leur chauffait le dos, la rivière coulait avec force en contrebas. De petits cailloux glissaient et tombaient dans l’eau en éclaboussant la berge. L’ombre était fraîche sous les arbres. Il y avait de l’ail sauvage. Il remontait la colline, vers la lande, sous le ciel battu par le vent… le Northumberland !

Que faisait donc Connie dans cette région avec Beecher ? Il n’avait pas sitôt fini de s’interroger que la réponse lui vint clairement à l’esprit. Il se souvint qu’elle avait pris des vacances tardives l’été précédent, juste après son arrivée à Cambridge. Elle était allée dans le Nord rendre visite à une parente, une tante ou autre. Et Beecher était parti seul en randonnée ; Joseph venait de perdre Eleanor et refusait même de songer à accompagner son ami. Il avait besoin de s’affairer, d’occuper son esprit jusqu’à ce que la fatigue prenne le dessus. L’idée d’aussi vastes étendues de beauté sauvage et solitaire lui était insupportable.

Mais où Sebastian s’était-il donc procuré la photographie ? Une dizaine de réponses s’offraient à lui : trouvée lors d’une visite chez Beecher, tombée d’une veste laissée sur une chaise, ou du sac à main de Connie, après l’avoir retourné.

Était-ce ce qui avait troublé Beecher, au point de l’amener à critiquer si ouvertement Sebastian, tout en fermant les yeux sur son comportement désinvolte et provocateur ? Il avait peur d’en avoir là la preuve.

Joseph glissa la photo dans sa poche et tourna les talons. La pièce devenait suffocante, à présent, l’air oppressant le saisissait à la gorge.

Il était temps d’affronter Beecher. Joseph sortit et ferma la porte derrière lui. Il se sentait tendu et épuisé, plein d’appréhension.

Il n’y avait pas un brin d’air, lorsqu’il traversa la cour sous le dernier rayon oblique du soleil, avant de franchir la porte à l’autre bout et de gravir les marches menant chez son collègue. Il redoutait de devoir se montrer brusque avec Beecher à propos de sa vie privée, mais plus rien n’était vraiment privé, maintenant.

Il atteignit le palier et eut la surprise de trouver la porte du logement de son ami entrebâillée. C’était inhabituel et invitait n’importe qui à le déranger, et cela ne correspondait pas aux habitudes du personnage.

— Beecher ? appela-t-il, en ouvrant davantage la porte. Beecher ?

Pas de réponse. S’était-il esquivé pour voir quelqu’un, dans l’intention de revenir peu après ?

Joseph n’aimait pas entrer dans une pièce sans y être invité. Il se montrerait déjà assez indiscret, lorsque cela deviendrait inévitable. Il appela encore, mais toujours pas de réponse. Il demeura devant l’entrée, dans l’espoir d’entendre bientôt le pas familier de son ami, mais aucun son ne lui parvint, hormis des voix lointaines.

Joseph entendit enfin marcher, d’un pas léger et rapide. Il fit volte-face. Mais c’était Rattray qui descendait de l’étage supérieur.

— Avez-vous vu le docteur Beecher ? lui demanda-t-il.

— Non, monsieur. Je pensais qu’il était chez lui. Vous êtes sûr qu’il n’y est pas ?

— Beecher ! appela de nouveau Joseph, en haussant considérablement la voix.

Toujours le silence. Mais cela ne ressemblait pas du tout à Beecher de s’en aller en laissant la porte entrebâillée. Il l’ouvrit en grand et entra. Personne dans le bureau, mais celle de la chambre était aussi entrouverte. Joseph s’approcha et frappa. La porte était à peine poussée et s’ouvrit. Il découvrit alors son ami. Beecher était effondré dans son fauteuil, la tête fléchie contre le mur derrière lui. Il présentait exactement le même aspect que Sebastian : le petit trou dans la tempe droite, la blessure béante de l’autre côté du crâne. La tapisserie était trempée de sang.

Mais cette fois le revolver gisait à terre, où il avait dû tomber en glissant de la main du mort.

Pendant quelques instants, Joseph resta pétrifié par l’horreur de la scène. Il eut un haut-le-cœur et crut bel et bien qu’il allait vomir. La pièce chavirait et ses oreilles bourdonnaient.

Il inspira profondément et sentit la bile lui monter à la gorge. Peu à peu, il recula, franchit la porte et passa dans l’autre pièce pour découvrir Rattray qui attendait toujours sur le palier. L’étudiant vit sa tête et, d’une voix presque étouffée, lui demanda :

— Que se passe-t-il ?

— Le docteur Beecher est mort, répondit Joseph, comme paralysé. Allez chercher Perth… ou… n’importe qui !

— Oui, monsieur.

Mais pendant plusieurs secondes Rattray fut incapable de bouger.

Joseph ferma le logement de son ami et resta quelques instants devant la porte, pour reprendre son souffle. Puis ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’effondra sur le plancher. Adossé au linteau, il se mit à trembler de tout son corps, sans pouvoir se contrôler, et les larmes coulèrent le long de ses joues. C’en était trop ; il ne pouvait plus supporter tout cela.

Rattray revint enfin, en trébuchant sur les deux ou trois premières marches, et Joseph perçut ses pas tout au long de la descente, puis un horrible silence suivit.

Ce fut ensuite la confusion la plus totale, qui sembla durer une éternité, l’horreur et un chagrin accablant, jusqu’à l’arrivée de Perth accompagné de Mitchell, avec Aidan Thyer sur leurs brisées. Ils passèrent devant Joseph et Thyer sortit du logement quelques instants après, la mine terreuse.

— Je suis désolé, Reavley, dit-il avec douceur. Ça doit être atroce pour vous. Vous avez deviné ?

— Quoi ? dit Joseph en levant lentement les yeux sur lui, craignant ce qu’il allait dire.

La tête lui tournait, les idées lui échappaient, incohérentes, mais il les savait endeuillées par la tragédie.

Thyer lui tendit la main.

— Allons. Vous avez besoin d’un grand verre de cognac. Venez à la maison et je vous…

Oh, Seigneur ! Une pensée jaillit de la multitude et terrifia Joseph : Connie ! On allait devoir lui annoncer le décès de Beecher ! Qui devait s’en charger ? Elle ne le supporterait pas, quel que soit celui qui lui apprendrait la nouvelle, mais qu’est-ce qui serait le moins pénible ? Son mari… seul ? Pouvait-elle masquer ses sentiments pour Beecher ? Était-il même concevable que Thyer soit au courant ?

Beecher avait-il mis fin à ses jours, en sachant que la vérité éclaterait, et qu’on le tiendrait pour responsable du meurtre de Sebastian ? Joseph refusait même de penser que son ami puisse être coupable… mais l’éventualité subsistait néanmoins dans les zones d’ombre de son esprit. Ou bien était-ce Aidan Thyer qui avait maquillé cette mort en suicide, alors qu’il se tenait là debout devant lui, le visage grave et la main tendue pour l’aider à se relever ?

Il ne pouvait esquiver la réponse. Certes, il devait se rendre chez le directeur, que Thyer ou lui-même se charge d’informer Connie. Elle aurait besoin d’aide. S’il n’y allait pas et qu’une autre tragédie avait lieu, il serait à blâmer.

Il saisit la main de Thyer et se laissa faire, puis accepta son bras pour s’appuyer, jusqu’à ce qu’il retrouve l’équilibre.

— Merci, murmura-t-il, la voix cassée. Oui, je pense qu’un cognac bien tassé me fera le plus grand bien.

Thyer hocha la tête et l’aida à descendre l’escalier, puis ils traversèrent la cour, passèrent sous l’arcade qui menait à la demeure du directeur. Tout en marchant à ses côtés, un peu étourdi, l’esprit en ébullition, Joseph songea que chaque pas le rapprochait de l’instant où prendrait fin le bonheur de Connie. Allait-elle croire que Beecher avait tué Sebastian ? Avait-elle même été au courant du chantage ? Beecher lui en avait-il parlé ou avait-il gardé cela pour lui ? La photographie appartenait-elle à Beecher ?

Et pourrait-elle s’imaginer qu’Aidan Thyer fût coupable ? Auquel cas, elle risquait d’être épouvantée en sa présence. Toutefois, Joseph ne pouvait pas rester là-bas éternellement pour la protéger. Que pourrait-il dire ou faire pour qu’elle se sente en sécurité, après son départ ? C’était à lui que la tâche incombait, car il était le seul à savoir.

Rien. On ne pouvait rien faire : Connie devrait affronter ses responsabilités envers l’époux qu’elle avait trompé, dans son cour, si ce n’était plus.

Ils se trouvaient devant la porte. Thyer l’ouvrit et la tint pour Joseph, en veillant sur lui au cas où il trébucherait.

Le temps sembla interminable avant l’apparition de Connie. L’espace de quelques secondes, elle ne se rendit pas compte de ce qui se passait et proposa du thé. Puis elle finit par remarquer l’expression de Thyer et se tourna vers Joseph.

Son mari allait prendre la parole. Joseph devait agir à présent. Il fit quelques pas en avant.

— Connie, je crains qu’un événement affreux soit arrivé. Je pense que vous feriez mieux de vous asseoir… s’il vous plaît…

Elle hésita un instant.

— Je vous en prie, insista-t-il.

Lentement, elle obtempéra.

— Qu’y a-t-il ?

— Harry Beecher s’est donné la mort, annonça-t-il posément.

Impossible d’atténuer la réalité de l’événement. Il ne lui restait plus qu’à tenter d’empêcher Connie de se trahir par sa réaction.

Il y eut un terrible silence, puis elle se mit à blêmir. Elle le dévisagea.

Il se glissa entre elle et son mari, lui prit les mains comme pour la retenir de s’effondrer et, d’une certaine façon, combler le gouffre de son isolement. Ce qu’il souhaitait, à vrai dire, c’était la protéger du regard de Thyer.

— Je suis vraiment désolé, poursuivit-il. Je sais que vous aviez de l’affection pour lui comme moi-même, et c’est un choc terrible, qui s’ajoute à tout ce qui s’est déjà passé. Ç’a été très rapide, un seul coup de feu. Mais personne ne sait pourquoi. J’ai bien peur que cela donne matière aux spéculations. Nous devons nous y préparer.

Elle reprit son souffle avec une sorte de petit cri étouffé, les yeux exorbités et vides. Comprenait-elle qu’il était au courant de sa liaison, qu’il disait tout cela pour tenter de la protéger ?

Thyer s’approcha avec deux verres de cognac. Joseph se redressa pour le laisser en donner un à Connie. Thyer se doutait-il de quoi que ce soit ? Son visage blême et ses lèvres pincées ne laissaient rien transparaître. Cela pouvait tout aussi bien exprimer son effroi, face à une nouvelle tragédie survenue dans son collège.

Joseph prit le cognac qu’on lui tendait et le but, en manquant s’étrangler. La chaleur de l’alcool lui fit du bien et il put se ressaisir momentanément.

Thyer prit le relais :

— Nous ignorons encore ce qui s’est passé, déclara-t-il à Connie. Le revolver était par terre, près de lui. On a l’impression que c’est peut-être la fin de toute cette histoire.

Elle le fixa et s’apprêta à lui répondre, mais les mots moururent dans sa gorge. Elle secoua la tête et se retint de sangloter : elle devrait toujours cacher sa douleur. Personne ne lui présenterait ses condoléances, ni ne comprendrait son chagrin. Elle allait devoir le garder en elle, faire même comme s’il n’existait pas.

Joseph pouvait l’aider ; il pouvait évoquer avec elle la perte d’un ami, se remémorer ses meilleurs souvenirs en sa compagnie et lui permettre d’exprimer sa peine sous couvert de partager la sienne. Sans éprouver l’embarras de le dire ouvertement, ni même solliciter de sa part une confession ou de la reconnaissance, il pourrait lui faire comprendre qu’il savait de quoi il retournait.

Il s’attarda un peu. Ils échangèrent des remarques anodines. Thyer leur proposa un autre cognac et il en prit un lui aussi, cette fois. Au bout d’environ une demi-heure, Joseph rentra chez lui, accablé et confus, pour y passer l’une des nuits les plus éprouvantes de son existence. Un peu avant une heure du matin, il sombra enfin dans un sommeil peuplé de cauchemars. Il y échappa par intermittence jusqu’à cinq heures, puis s’éveilla avec une terrible migraine. Il se leva, se fit une tasse de thé et avala deux aspirines. Il s’installa ensuite dans le fauteuil et lut L’Enfer de Dante. La traversée de l’enfer décrite dans l’ouvrage se révélait vaguement réconfortante ; peut-être était-ce dû à la puissante vision de l’auteur, à la musique des mots, et au fait de savoir que même dans les pires tourments du cœur, il n’était pas seul.

Finalement, à huit heures il sortit. Le temps demeurait fidèle à ce qu’il avait été quasiment tout l’été – calme et paisible, avec une légère brume de chaleur planant sur la ville –, mais, dans l’enceinte de St. John, la pression semblait avoir soudain monté d’un cran.

Joseph croisa Perth qui allait traverser la cour.

— Ah ! Bonjour, docteur Reavley ! lança l’inspecteur, jovial.

Il avait encore l’air fatigué, des cernes autour des yeux, mais il redressait les épaules et avançait d’un pas plus léger.

— J’regrette c’qu’ est arrivé au docteur Beecher. J’sais bien qu’c’était un ami à vous, mais p’t’êt’ que c’est l’ meilleur moyen. Une fin bien nette. Pas d’procès. C’est mieux pour la famille de M. Allard aussi. Maint’nant, le public n’a pas b’soin d’connaît’ tous les détails.

Prononcées avec l’assurance absolue du policier, ces paroles cristallisèrent toute la colère intérieure de Joseph. Tout ce que Perth savait, c’est que Beecher était mort et qu’on avait retrouvé l’arme auprès de lui, et pourtant il était joyeux, presque euphorique, de tenir pour acquis le fait que le professeur avait tué Sebastian, avant de mettre lui-même fin à ses jours. Les arguments se mirent à bouillonner dans l’esprit de Joseph, de même que sa fureur contre l’inspecteur qui croyait volontiers tout cela sans enquêter plus avant. Joseph voulait crier à Perth de prendre la peine de s’arrêter, de réfléchir, de peser et d’apprécier les faits. Le geste de Beecher n’avait rien à voir avec l’homme que Joseph avait connu ! Comment ce policier, ou quiconque, du reste, pouvait-il affirmer le contraire ?

Mais Joseph lui-même n’avait pas vu la liaison avec Connie Thyer, juste sous son nez ! Dans quelle mesure connaissait-il les gens ?

Et tout cela obéissait à une logique atroce. En réalité, il en voulait à l’inspecteur seulement d’être soulagé. Chacun le serait. Les soupçons avaient cessé. Ils pourraient se mettre à reconstruire les vieilles amitiés qui cimentaient leurs existences.

— Et vous en êtes vraiment certain ? dit-il d’une voix rauque, tendue.

Perth secoua la tête.

— C’est logique, révérend. C’est à peu près la seule réponse possible… quand on y songe.

Joseph ne répondit pas. La cour semblait flotter autour de lui, telle une image brouillée par la pluie.

— Y semble qu’c’soit la même arme, poursuivit l’inspecteur. Quand on aura fait les tests, j’parie qu’on en aura la preuve. C’était un Webley qu’a tué M. Allard. Est-ce que j’vous l’avais pas dit ?

Joseph regarda dans le vague, en essayant de ne pas s’imaginer la scène. Qu’est-ce qui était donc arrivé à Beecher, l’universitaire, le pince-sans-rire qu’il avait connu, le bon ami, pour qu’il ait tué Sebastian, afin de protéger sa propre réputation ? À moins que ce ne soit Connie ? Thyer aurait veillé à ce que personne ne le sache. Ce genre de situations se produisaient assez souvent. Mais rendre l’affaire publique eût été différent. Personne ne pouvait l’ignorer. Beecher aurait perdu son emploi, mais certes pu en trouver un autre, même au sein d’une université moins prestigieuse que Cambridge, voire hors d’Angleterre ! Tout valait sans doute mieux qu’un meurtre !

Ou bien était-ce pour protéger Connie ? Peut-être que Thyer aurait demandé le divorce. Mais même de cela, ils pouvaient s’en accommoder.

Et Sebastian se serait-il vraiment abaissé à colporter la nouvelle ? Ce qui aurait démoli Connie et Beecher, et fait de Thyer un objet de pitié. Mais cela aurait brisé à jamais l’image de Sebastian, jeune homme brillant à l’avenir prometteur. Il n’aurait certes pas agi ainsi à seule fin d’exercer son pouvoir…

— Je suis désolé, répéta Perth. C’est très triste et dur à croire d’la part d’amis. C’est l’problème avec une profession comme la vôt’. Vous n’voyez toujours que l’meilleur chez les gens. Ça fait un choc, quand vous découvrez le r’vers d’la médaille. Pour ma part, ça m’étonne pas du tout, renifla-t-il. Mais c’est quand même affreux.

— Oui… dit Joseph en rassemblant ses idées. Oui, bien sûr. Bonne journée, inspecteur.

Sans attendre de réponse, il s’éloigna en direction du réfectoire. Il ne souhaitait pas se restaurer et ne cherchait certes pas de compagnie, mais c’était comme entrer dans l’eau froide… autant s’y jeter d’un seul coup.

Dans la salle à manger, il retrouva la même atmosphère un peu hystérique de soulagement. Les gens entamaient des conversations, puis s’interrompaient soudain et éclataient d’un rire haut perché et honteux. Ils n’étaient pas certains qu’il soit correct d’afficher leur joie d’être débarrassés du poids de la suspicion, mais ils osaient se regarder en face, car on ne surveillait plus le sens caché des mots, désormais. Ils parlaient de l’avenir, allaient même jusqu’à plaisanter.

Joseph jugea cela intolérable. Après deux ou trois toasts et une tasse de thé, il s’excusa et quitta la salle. Ils se comportaient comme si Beecher n’avait pas fait partie des leurs, comme s’ils n’avaient pas perdu un ami de la manière la plus abominable qu’on puisse imaginer. Dès lors que la véritable amitié était mise à l’épreuve, ils prenaient à la fuite.

Ce jugement était injuste, mais il le hantait, en dépit de son habituel bon sens. La blessure se révélait trop profonde.

Il ne savait pas s’il devait retourner ou non chez le directeur. Il ne voulait pas jouer les intrus auprès de Connie, qui devrait supporter jusqu’au bout son épreuve. On ne pouvait certes pas mourir de chagrin. Il l’avait découvert après la mort d’Eleanor.

Mais même s’il ne se rendait pas là-bas uniquement pour Connie, il devait parler à Mary, à présent qu’il était admis par tout le monde que le décès de Beecher venait clore l’affaire. Ils allaient rentrer chez eux et, s’il attendait, il risquait d’arriver trop tard et de donner l’impression d’être indifférent.

La bonne le conduisit au salon et, quelques instants plus tard, Connie apparut. Elle arborait une robe en soie à la mode, pourvue d’une large ceinture à nœud et d’une tunique plissée, noire de haut en bas, et des chaussures à l’avenant. Son visage avait en revanche la pâleur de la craie.

— Bonjour, Joseph, dit-elle paisiblement. J’imagine que vous êtes venu voir Mme Allard. Elle est vengée à présent et peut s’en aller.

Ses yeux exprimaient la peine et la fureur qu’elle n’osait crier. Elle baissa la voix et murmura :

— Merci d’être venu hier soir, je… je…

— Inutile de me remercier, intervint-il. Je l’aimais beaucoup. C’était mon meilleur ami, depuis le début.

Il vit le regard de Connie se remplir de larmes. Il lui fut presque impossible de continuer, car lui-même avait la gorge trop nouée et pouvait à peine respirer sous le poids qui l’oppressait.

Mary Allard entra à ce moment dans la pièce.

— Oh, bonjour, docteur Reavley.

Elle semblait toujours aussi fière et furieuse, et était inévitablement vêtue de noir, ce qui flattait son teint olivâtre mais non pas son corps osseux.

— C’est gentil de venir nous dire au revoir, ajouta-t-elle d’une voix un peu radoucie.

Il ne savait quoi lui répondre. Rien en elle n’attirait la sympathie.

— J’espère que l’issue de l’affaire vous apportera une certaine quiétude, dit-il.

Il regretta aussitôt ses paroles. Il eut l’impression d’avoir trahi son ami.

— J’en doute ! répliqua-t-elle. Et je ne m’attendais pas que vous, en particulier, puissiez le suggérer !

Connie prit une profonde inspiration. Mary regarda Joseph, sur la défensive. Sa voix chevrota, lorsqu’elle reprit la parole :

— Vous avez laissé dire que mon fils faisait chanter ce maudit individu pour je ne sais quelle faute, Dieu seul le sait – personne ne veut me le dire –, et il a assassiné Sebastian afin de le faire taire.

Sa stupéfaction et sa douleur incomprise la faisaient trembler.

— Qu’on puisse le supposer est monstrueux ! Quoi qu’il ait fait – ou dont mon fils ait eu vent –, Sebastian n’aurait jamais exercé une pression sur lui, hormis pour le persuader d’agir avec dignité.

Elle déglutit avec peine et enchaîna :

— De toute évidence, cela n’a pas marché, et ce misérable a tué Sebastian afin de se protéger. À présent, cet endroit maudit a non seulement pris la vie de mon fils, mais vous voudriez aussi le dépouiller du souvenir de ce qu’il était et représentait. Vous ne méritez même pas le mépris ! Si je ne vous revois plus jamais, docteur Reavley, j’en serai bien aise !

— Les gens diront ce qu’ils veulent, madame Allard, déclara-t-il avec raideur. Ou du moins ce qu’ils croient être vrai. Je ne peux ni ne veux les en empêcher, tout comme je ne puis vous défendre de proférer ce que bon vous semble à propos du docteur Beecher, qui était aussi mon ami.

— Alors, vous avez la main bien malheureuse dans le choix de vos fréquentations, docteur Reavley, rétorqua-t-elle. Vous êtes naïf et placez une trop grande estime en beaucoup de gens, mais pas assez en d’autres. Je pense que vous gagneriez à vous livrer à une longue et profonde réflexion sur vos propres capacités de jugement.

Elle haussa davantage le menton et ajouta :

— C’était courtois de votre part de venir nous dire adieu. Nul doute que vous jugiez cela comme votre devoir. Je vous prie de considérer que c’est chose faite, mais surtout n’éprouvez aucun besoin de nous rendre visite, désormais. Au revoir.

— Merci, dit Joseph avec une ironie inhabituelle. Vous m’en voyez grandement ravi.

Elle fit volte-face et le fustigea du regard :

— Je vous demande pardon ?

— Je me sentirai libre de ne plus venir vous voir, répondit-il. Je vous en sais gré.

Elle ouvrit la bouche pour lâcher quelque réplique mais, pour sa plus grande rage, ses yeux ne noyèrent de larmes. Elle tourna les talons et s’en alla à grandes enjambées, dans un frémissement de soie noire, les épaules tendues.

Joseph se sentit coupable, furieux, et infiniment pitoyable.

— Ne vous en voulez pas… murmura Connie. Elle le méritait. Cela fait trois semaines qu’elle se comporte comme si c’était la seule personne au monde qui ait jamais pleuré un être cher. Je la plains, certes, mais je ne peux éprouver de l’affection pour elle !

Elle prit une longue et profonde inspiration, qui s’acheva dans un sanglot.

— Encore moins maintenant, conclut-elle.

Il la regarda.

— Moi aussi, dit-il avec douceur.

Et tous deux restèrent là à sourire et à battre des paupières, en essayant de ne pas pleurer.

 

Joseph passa le reste de la journée dans une sorte de brouillard tant sa détresse était grande. La nuit, il dormit mal, et il se réveilla tard le lendemain, submergé par une nouvelle vague de chagrin. Dans la foulée, il manqua le petit déjeuner et se força à descendre au réfectoire pour le repas de midi. Il s’attendait à ce que les conversations portent encore sur la mort de Beecher. Mais il fut surpris de constater que tout le monde discutait en réalité des gros titres de la presse de la veille, ajoutés à ceux du matin.

— Des soldats ? interrogea-t-il en se tournant d’un collègue à l’autre. Où cela ?

— En Russie, répondit Moulton. Plus d’un million d’hommes. Le tsar les a mobilisés hier.

— Pour l’amour du ciel, pourquoi ? demanda Joseph, abasourdi.

Un million d’hommes ! C’était ahurissant et absurde.

Moulton le dévisagea d’un œil sévère.

— Parce que l’Autriche-Hongrie a déclaré la guerre à la Serbie, expliqua-t-il. Et hier, ils ont bombardé Belgrade.

— Bombardé !….

Joseph sentit le froid l’envahir, comme si l’on ouvrait soudain une porte sur une nuit glaciale.

— Bombardé Belgrade ?

Moulton avait le visage tendu.

— J’en ai bien peur. Je suppose qu’avec le décès de ce pauvre Beecher, personne n’en a parlé. C’est ridicule, je sais, mais la mort de quelqu’un de notre entourage paraît pire que celle de dizaines voire de centaines d’inconnus… pauvres diables. Dieu seul sait ce qui va se passer ensuite. Il semble que nous ne puissions pas arrêter cela, maintenant.

— J’ai bien peur que la guerre en Europe soit inévitable, intervint Gorley-Smith à l’autre bout de la table, son long visage plus grave que jamais. Je ne saurais dire si nous allons être entraînés dans le conflit. Je ne vois pas pourquoi.

Joseph songeait au million de soldats russes et à la promesse faite par le tsar de soutenir la Serbie contre l’Autriche-Hongrie.

— En comparaison, nos troupes dans les rues de Dublin passent pour une broutille, pas vrai ? commenta Moulton avec ironie.

— Quoi ! s’exclama Joseph.

— Depuis lundi, expliqua Moulton en haussant ses sourcils duveteux. Nous avons envoyé nos soldats pour désarmer les rebelles.

Il plissa le front.

— Il faut te ressaisir, Reavley. Il semble qu’Allard n’était pas blanc comme neige, en fin de compte. Et ce pauvre Beecher a complètement perdu la tête. Pour sauver la réputation d’une femme, je suppose, ou quelque chose de ce genre.

— Quelque chose de ce genre, répéta Addison d’un ton acerbe, de l’autre côté de la table. Je ne l’ai jamais vu en galante compagnie, et vous ?

Joseph se redressa brusquement et lui décocha un regard furieux :

— Si c’était une raison susceptible de le faire chanter, ce n’est pas étonnant ! répliqua-t-il.

Gorley-Smith leva son verre.

— Messieurs, nous avons des sujets de préoccupation bien plus vastes et bien plus graves que la tragédie d’un homme et d’un étudiant qui, en l’occurrence, n’était pas aussi bon que nous souhaitions le croire. Il semble que l’Europe soit au seuil de la guerre. De nouvelles ténèbres nous menacent, différentes de ce que nous avons connu auparavant. D’ici quelques semaines des jeunes gens des quatre coins du pays devront peut-être affronter un avenir bien singulier.

— Ça ne concernera pas l’Angleterre ! lâcha Addison avec mépris. Ce sera l’Autriche-Hongrie et l’Est, ou le Nord, si l’on compte la Russie.

— Puisqu’ils viennent de mobiliser plus d’un million d’hommes, on ne peut guère les négliger ! rétorqua Gorley-Smith.

— Ils ont encore du chemin à faire, avant d’arriver à Douvres, commenta Moulton avec assurance, et d’autant plus pour Londres. Ça n’arrivera pas. Songez à ce que cela coûterait, déjà ! La destruction pure ! Les banquiers ne laisseront jamais faire ça.

Addison se pencha en arrière, son verre à la main, la lumière brillant à travers le vin blanc allemand qu’il contenait.

— Tu as entièrement raison. Bien sûr qu’ils ne le permettront pas. Tout personne ayant quelques notions de finance internationale doit s’en rendre compte. Ils seront à deux doigts de la déclaration de guerre, puis parviendront à un accord. Tout cela n’est que fanfaronnade. Pour l’amour du ciel, l’Europe a atteint le plus haut degré de civilisation que le monde ait jamais connu. Ce ne sont que des bruits de sabre.

La conversation se poursuivit autour de Joseph, mais il écouta à peine. Il avait toujours peine à croire que Sebastian se soit comporté comme un misérable maître chanteur. Et Harry Beecher… Comment pouvait-il avoir tué Sebastian ?

Et cela était-il lié d’une manière ou d’une autre aux meurtres de John et Alys Reavley ? Sebastian avait-il été témoin de leur mort et connaissait-il les coupables ? Ou était-ce seulement une horrible coïncidence ? Comment cela avait-il un lien quelconque avec Reisenburg et la personne qui l’avait tué ?

Ou pis encore : Sebastian faisait-il chanter Beecher non pas à cause de Connie, mais de la mort des Reavley ?

Ou bien existait-il quelqu’un d’autre, qui aurait profité de la liaison de Beecher pour dissimuler le fait que c’était lui que Sebastian faisait chanter ? Quelqu’un que le jeune homme aurait vu en train de poser la herse en travers de la route ?

À moins que Joseph soit uniquement en train d’essayer une fois encore d’éviter une réalité qu’il jugeait trop pénible à admettre ? Malgré son amour proclamé de la raison, sa foi en Dieu professée haut et fort, témoignait-il de lâcheté morale, était-il dénué du courage d’éprouver la vérité ou la réalité de ses croyances, dès lors qu’il ne s’agissait plus simplement des faits qu’il avait sous les yeux ?

Joseph posa sa serviette et se leva.

— Excusez-moi. J’ai certaines tâches à accomplir. Je vous verrai au dîner.

Il n’attendit pas leurs réactions ébahies, mais traversa rapidement la salle et franchit la porte pour retrouver le soleil.

Il était temps pour lui de considérer le meurtre de Sebastian sans se dérober ou protéger ses propres sentiments. Il devait au moins faire preuve de cette honnêteté. Peut-être ne l’avait-il pas vraiment accepté jusque-là. Il était encore sous le choc causé par le décès de ses parents.

Il marchait sans but précis, mais d’un assez bon pas pour dissuader quiconque de lui parler.

Sebastian avait été abattu tôt le matin, avant que la plupart des gens soient levés. Selon Perth, l’arme était un revolver Webley, sans doute semblable à celui qui avait tué Beecher. Personne n’avait jamais vu une telle arme dans le collège. Alors d’où provenait-elle ? À qui appartenait-elle ?

Le simple fait de posséder ce genre d’objet indiquait sans doute l’intention de tuer. Où pouvait-on se procurer ou voler un pistolet ? Il était possible d’affirmer avec une quasi-certitude que le même avait servi les deux fois, alors où se trouvait-il pour que la police n’ait pu mettre la main dessus ?

Il emprunta le pont des Soupirs, puis ressortit à la lumière. Il connaissait St. John mieux que la police. S’il se concentrait sur la question, nul doute qu’il parviendrait à déduire où l’on avait caché l’arme.

Il passa devant deux étudiants qui flânaient, en pleine conversation. À bord d’un bateau plat, un homme et une jeune femme avançaient avec nonchalance au fil de l’eau. Trois jeunes gens bavardaient, assis dans l’herbe. Un autre était installé à l’écart, plongé dans un livre. La paix enveloppait les êtres, telle la chaleur du soleil. S’ils avaient lu les mêmes nouvelles que Moulton et Gorley-Smith, ils n’y croyaient pas.

Il s’arrêta sur le chemin et fit face au collège. Comme toujours sa beauté le combla. Depuis le pont des Soupirs, la brique délicate rejoignait la pierre blanche jusque dans l’eau. Plus loin, une petite bande de verdure descendait en pente vers la berge. Les murs étaient lisses, à l’exception des fenêtres, jusqu’aux rebords crénelés du toit, avec ses lucarnes et ses hautes cheminées.

Mais les hommes de Perth étaient montés là-haut.

Sauf au-dessus du logement du directeur. Par respect pour les Allard, ils l’avaient à peine regardé depuis le toit suivant, d’où ils pouvaient tout voir. Une idée lui vint soudain. Était-ce possible ? À sa connaissance, c’était l’unique endroit que personne n’avait inspecté.

Beecher avait-il pu y cacher le revolver après avoir tué Sebastian ? Et avait-il pu le récupérer à temps pour se donner la mort ? Mais même si Joseph avait raison, ce serait impossible à prouver maintenant.

Peut-être pourrait-il le démontrer, s’il essayait. Par où commencerait-il ? Par les allées et venues de tout le monde, après la découverte du cadavre de Sebastian. Si quelqu’un avait entrepris de grimper sur le toit de la maison du directeur il aurait pris le risque d’être remarqué, même à cinq heures et demie du matin. En cette saison, il faisait déjà grand jour.

Joseph se mit à marcher d’un pas lent.

Avait-on pu dissimuler l’arme provisoirement, avant de la mettre plus tard en lieu sûr ? La placer tout en haut de la gouttière n’aurait pris que quelques instants ; le temps de monter dans l’une des mansardes, d’ouvrir la lucarne en grand, puis de se pencher suffisamment au-dehors et de déposer l’arme, peut-être enveloppée dans quelque chose. Même une écharpe ou deux ou trois mouchoirs pouvaient la dissimuler, et ensuite une poignée de feuilles mortes.

Dans ce cas, on ne pouvait agir que depuis la maison du directeur. Joseph ne pouvait s’imaginer qu’il ait pu s’agir d’un des domestiques. Ce qui réduisait le champ des possibilités à Aidan et Connie Thyer, Beecher s’il avait vu Connie là-bas, et toute autre personne qui leur aurait rendu visite.

Qui que ce fût, le coupable avait dû cacher l’arme, très peu de temps après le meurtre de Sebastian, car la police avait lancé les recherches dans l’heure de son arrivée.

Qu’aurait fait Joseph en pareille situation ? Il l’aurait dissimulée dans les broussailles du Fellows’Garden jusqu’à ce qu’il ait le champ libre pour retourner chez le directeur sans qu’on l’observe.

Et pour la récupérer ? De la même manière sans doute.

Ce qui le ramenait donc à Connie et Aidan Thyer… et peut-être à Beecher. Joseph ne pouvait pas croire que c’était Connie mais, plus il y songeait, plus Thyer devenait une éventualité. C’était peut-être lui que Sebastian avait vu sur la route d’Hauxton. C’était peut-être même lui qui se trouvait derrière le complot proprement dit. C’était un homme brillant avec une situation qui lui procurait bien plus de pouvoir que la plupart des gens l’imaginait. En sa qualité de directeur de collège à Cambridge, il exerçait une certaine influence sur nombre des jeunes gens qui, une génération plus tard, deviendraient les responsables de la nation. Il semait les graines que le monde récolterait.

À présent que Joseph avait cette idée en tête, il devait la confirmer ou l’infirmer. Et il n’existait qu’un seul endroit par où commencer. Agir ainsi lui faisait horreur, mais il n’avait aucune autre solution.

Il repartit lentement en direction de la demeure du directeur. À cette heure-ci, en début d’après-midi, Thyer serait à la bibliothèque. Pourvu que Connie soit chez elle…

La bonne le fit entrer et il trouva Connie debout à la fenêtre, contemplant les fleurs éclatantes du Fellows’ Garden. Elle lui sourit au prix d’un effort.

— Merci d’être venu hier, dit-elle d’une voix un peu rauque. C’était gentil de votre part.

Elle n’expliqua pas qu’elle voulait dire et se détourna presque aussitôt.

— Je suis soulagée que les Allard aient regagné leur foyer et qu’Elwyn ait retrouvé sa propre chambre. Mais la maison est d’un calme inhabituel, maintenant. Elle est plus silencieuse que paisible, en réalité. C’est absurde, non ?

— Non, répondit-il.

Il détestait ce qu’il allait faire, surtout parce que si cela prouvait quoi que ce soit, ce serait sans doute quelque chose qu’elle préférerait absolument ne pas savoir.

— J’ai besoin de vous poser une ou deux questions…

Il hésita, ne sachant trop comment s’adresser à elle sans faire preuve de familiarité ou de froideur.

— À quel propos ? s’enquit-elle, à peine curieuse.

— J’ai trouvé une photographie dans la chambre de Sebastian.

Il détestait son attitude. Il la vit se contracter et devina sur-le-champ qu’elle avait compris, confirmant ainsi tout ce qu’il avait supposé.

— Vous avez retrouvé Harry dans le Northumberland. Je connais la région. Lui et moi y avons fait des randonnées.

Les larmes vinrent aux yeux de Connie.

— Il me l’a dit, murmura-t-elle, la voix entrecoupée. Je ne suis pas allée le retrouver là-bas. C’était presque par hasard.

Elle eut un léger haussement d’épaules embarrassé.

— J’aurais dû y mettre fin moi-même. Je savais que j’avais tort et où cela nous mènerait… mais j’en avais tellement envie ! Juste une fois, pour…

Elle détourna de nouveau son regard, puis mit un certain temps à se ressaisir.

— Un promeneur a pris la photo. Harry l’a conservée. Elle a dû tomber de sa poche, quand sa veste était posée sur l’accoudoir du fauteuil. Il est devenu comme fou en découvrant qu’elle avait disparu. J’ignorais que Sebastian l’avait en sa possession.

Une colère terrible envahit son visage. Il en fut effrayé.

— Connie…

L’expression disparut, ne laissant place qu’au chagrin.

Il devait poursuivre. Plus question de perdre du temps.

— Au sujet du matin où Sebastian a été assassiné et du moment qui a précédé la mort de Harry…

— Je ne sais rien d’utile.

Sa voix était de nouveau neutre, l’émotion enfouie sous une détresse bien trop profonde pour qu’on ose même la frôler.

— Et concernant le dimanche où l’archiduc et l’archiduchesse ont été tués à Sarajevo ? continua-t-il.

Elle réagit vivement :

— Oh, mon Dieu ! Vous ne pensez tout de même pas qu’Harry ait quelque chose à y voir ! Ça n’a pas de sens !

— Bien sûr que non !

Il nia avec véhémence, mais l’image de la Lanchester jaune écrasée et des corps de ses parents ensanglantés lui revint en mémoire. L’idée que Beecher pût être coupable n’avait fait que l’effleurer auparavant, mais à présent elle l’aiguillonnait, telle une minuscule écharde.

Connie le dévisagea, incrédule.

— Non ! répéta-t-il, se forçant à sourire, tant l’idée que Beecher pût être responsable de l’assassinat de Sarajevo semblait absurde. J’ai seulement fait allusion à l’événement pour vous rappeler le jour. Si vous vous souvenez, ce fut aussi celui où mes parents ont été tués.

— Oh ! fit-elle, consternée et sincèrement compatissante. Joseph, je suis si désolée. J’avais totalement oublié ! Avec ce…

Elle prit une profonde inspiration, puis s’efforça de prononcer le mot :

— … ce meurtre ici au collège, une mort accidentelle, voire deux, semble tellement plus… propre. Qu’avez-vous donc besoin de savoir ? Si je puis vous aider, je le ferai volontiers.

Le moment était venu de dire ce qu’il avait à dire.

— Je pense que quelqu’un a pu voir ce qui s’est passé. Savez-vous où se trouvait Harry aux environs de midi, ce jour-là ?

Elle reprit des couleurs.

— Oui. Ça ne pouvait pas être lui, dit-elle.

Il ne pouvait se contenter de cela.

— En êtes-vous certaine, s’agit-il d’un fait réel et non d’une conviction ?

— Absolument, dit-elle en baissant la tête.

— Et le matin où l’on a tué Sebastian ? demanda-t-il.

Elle se tourna légèrement vers la fenêtre.

— Je me suis levée tôt pour me promener dans les Backs. J’étais avec Harry. Je ne peux le prouver, car nous sommes restés près des arbres. Nous ne souhaitions pas être vus, et il y a souvent des gens dans les parages, des étudiants pour la plupart, même à cinq ou six heures du matin.

— Alors, il n’est pas possible que Harry ait pu tuer Sebastian, dit-il.

Il guettait la moindre lueur dans le regard de Connie, tout changement dans sa posture, indiquant qu’elle mentait pour protéger Beecher, même s’il était mort désormais.

Elle se retourna vers lui, les yeux écarquillés, brillants.

— Comment pouvez-vous en être sûr ? dit-elle, n’osant pas encore s’accrocher à un espoir quelconque. Nous ne nous sommes pas retrouvés avant six heures environ. On a pu tuer Sebastian auparavant, non ?

Elle était pâle, à présent, et se demandait peut-être si Beecher l’avait rejointe aussitôt après avoir assassiné celui-là même qui les menaçait tous les deux.

— Où vous êtes-vous retrouvés ? questionna-t-il.

Elle était confuse.

— Où cela ? Je suis passé par le pont des Soupirs, car il est couvert et personne ne pouvait me voir, puis j’ai marché jusqu’au bouquet d’arbres. Il se trouvait là.

— Il n’est pas venu chez vous ?

— Dieu du ciel, bien sûr que non ! répondit-elle, les yeux plus exorbités que jamais. Nous n’étions pas complètement fous !

— Quand y est-il revenu ?

— Je ne sais pas. Pourquoi ? Deux jours plus tard, je pense. Entre-temps, les Allard étaient arrivés à la maison et tout avait tourné au cauchemar.

Joseph commença à se détendre. Beecher n’avait certes pas tué Sebastian, car il n’avait pas eu le temps de cacher le revolver ! Pas sur le toit de la maison du directeur, en tout cas… et plus Joseph y songeait, plus il était certain que c’était là-haut qu’on l’avait dissimulé.

— Et avant qu’il ne mette fin à ses jours ? demanda-t-il.

Elle se raidit à nouveau, le visage blême.

— Je l’ai vu dans le Fellows’ Garden la veille au soir, juste un bref moment, un quart d’heure tout au plus. Aidan allait rentrer.

— Harry est-il venu chez vous ?

— Non. Pourquoi ?

Devait-il le lui dire ? La prudence l’invitait à ne pas le faire… mais elle avait aimé Beecher et l’idée qu’il ait commis un meurtre, puis un suicide, était comme une plaie ouverte en elle.

Toutefois s’il lui expliquait, elle découvrirait toute seule l’unique et terrible possibilité : il s’agissait d’une personne ayant accès au toit de sa maison, – son mari. Elle représenterait alors un danger pour lui… et allait-il la tuer elle aussi ?

Ne parviendrait-elle pas à cette conclusion, même s’il ne la mettait pas au courant ? Non. Tout dépendait du revolver caché sur le toit. Il n’osait pas lui en parler.

— Je ne suis pas sûr, mentit-il. Quand je le serai, je vous le dirai.

— Harry a-t-il tué Sebastian ? dit-elle d’une voix tremblante, la figure exsangue.

Allait-elle le deviner, d’une manière ou d’une autre ?

— Non, il n’a pas pu, répondit-il. Mais n’en dites rien à quiconque !

Il la mit en garde sans détour, afin qu’elle mesure le danger encouru :

— S’il n’est pas coupable, Connie, quelqu’un d’autre l’est forcément ! Quelqu’un qui risque de vous tuer. Je vous en prie, ne dites rien du tout… à qui que ce soit… y compris votre mari ! Je peux fort bien me tromper.

Cela aussi, c’était un mensonge ; Joseph savait qu’il avait raison. Aidan Thyer pouvait peut-être tuer, mais il était certain que Harry Beecher ne l’avait pas fait. Et si Connie s’en était allée au petit matin dans les Backs, alors Aidan avait pu se trouver n’importe où… certes aussi bien dans la chambre de Sebastian. Et Thyer pouvait avoir tué le jeune homme pour la raison déjà invoquée – le chantage, la menace de révéler la liaison de Connie.

Ou alors c’était Thyer que Sebastian avait vu sur la route d’Hauxton.

— Ne dites rien, répéta-t-il avec plus d’insistance encore, en lui prenant le bras.

Le poignet de Connie semblait menu sous ses doigts.

— Je vous en prie… rappelez-vous que c’est de meurtre que nous parlons.

— Deux meurtres ? murmura-t-elle.

— Peut-être.

Il n’ajouta pas qu’ils pouvaient être au nombre de quatre… voire cinq, si l’on avait aussi assassiné Reisenburg.

Elle hocha la tête.

Il resta seulement pour lui prodiguer quelques paroles rassurantes, puis ressortit. Le soleil était éclatant, mais il se sentait transi jusqu’aux os.