Chapitre XII
Le samedi en fin d’après-midi, Matthew dîna avec Joseph au Pickerel, près de la rivière. On y dénombrait autant de clients que d’habitude, plongés dans leurs discussions, mais ils parlaient moins fort qu’une semaine plus tôt et les rires étaient plus rares.
Les bachots allaient et venaient toujours sur l’eau, les jeunes gens juchés à la poupe et poussant sur leur longue perche, certains avec élégance, d’autres avec maladresse. Les jeunes filles étaient presque allongées sur leur siège, les manches légères de leurs robes claires flottant au vent.
— L’un de nous devrait être à la maison, dit Matthew en plongeant son couteau dans le pâté pour en tartiner sa tranche de pain. Ça devrait être toi, car je dois de toute façon revoir Shanley Corcoran. C’est à peu près la seule personne en qui j’ose avoir confiance.
— Tu as un peu avancé ? s’enquit Joseph, en regrettant aussitôt sa question.
Il vit la frustration sur le visage de son frère et devina la réponse.
Matthew prit une autre bouchée et avala le reste de son vin rouge, puis se resservit avant de reprendre la parole.
— Uniquement des hypothèses. Shearing ne pense pas qu’il s’agisse d’un complot irlandais. Il semble vouloir m’éloigner de l’affaire, même si je dois bien admettre que sa logique est tout à fait sensée.
Il tendit la main pour se resservir en beurre.
— Mais après tout, rien ne me certifie qu’il n’est pas derrière tout ça.
— C’est le cas de tout le monde, non ? observa Joseph.
— En effet, reconnut Matthew. Hormis pour Shanley. C’est pourquoi j’ai besoin de lui parler. Il pourrait toujours…
Il regarda la rivière en plissant les yeux pour se protéger de la réverbération du soleil couchant.
— Il pourrait toujours y avoir une tentative d’assassinat contre le roi, mais plus j’y réfléchis et moins je suis certain que ça puisse profiter à quelqu’un. Je ne sais plus quoi en penser.
— Il y avait un document, dit Joseph. Et, quel que soit son contenu, ça suffisait pour tuer père.
Matthew paraissait las.
— Peut-être était-ce la preuve d’un crime, dit-il d’une voix morne. Quelque chose d’ordinaire. Peut-être que nous avons cherché dans des sphères trop élevées, une vaste machination politique qui laisserait son empreinte dans l’Histoire, et ce n’était rien d’autre qu’une attaque de banque ou une imposture minable.
— Deux exemplaires ? s’enquit Joseph, sceptique.
Matthew leva la tête et écarquilla les yeux.
— Ça pourrait bien être logique ! Des copies pour des gens différents ? Et s’il s’agissait d’un scandale boursier ou quelque chose du même acabit ? Je vais voir Shanley demain. Il a des contacts à la City et il saura au moins où commencer. Si seulement père en avait dit davantage !
Il se pencha en avant, oubliant son repas.
— Écoute, Joe, l’un de nous doit aller passer un peu de temps avec Judith. Nous l’avons négligée tous les deux. Hannah prend tout cela très mal, mais elle a au moins Archie de temps en temps, et les enfants. Judith n’a personne, à vrai dire.
— Je sais, reconnut Joseph en se sentant coupable.
Il avait écrit à Judith et à Hannah, mais comme il n’était qu’à quelques kilomètres de chez sa sœur, cela ne suffisait pas.
Des rires éclatèrent à la table voisine, puis un silence tomba soudain. Quelqu’un s’empressa de reprendre la parole, en disant n’importe quoi, à propos de la publication d’un nouveau roman. Personne ne réagit et il tenta de nouveau sa chance.
— Rien de neuf au sujet de Sebastian Allard ? demanda Matthew avec douceur, en devinant que son frère avait fini par découvrir des faits répugnants, et que ses convictions les plus chères se désagrégeaient.
Joseph hésita. Ce serait un soulagement de partager ses pensées, même si la veille encore il aurait préféré ne pas le faire.
— À vrai dire… oui, répondit-il lentement, en regardant au-delà de Matthew.
La lumière déclinait sur la rivière, tandis que l’horizon se parait d’un feu écarlate et jaune, depuis les arbres de Haslingfield jusqu’aux toits de Madingley.
— J’ai découvert que Sebastian pouvait jouer les maîtres chanteurs, annonça-t-il d’un air piteux.
Même les mots le blessaient.
— Je pense qu’il faisait chanter Harry Beecher à cause de son amour pour la femme du directeur. Pas pour une raison aussi évidente que l’argent… uniquement pour être favorisé en cours et, je pense, peut-être par goût du pouvoir. Cela devait l’amuser d’exercer une pression très subtile, mais du genre auquel Beecher n’a pas osé résister.
— En es-tu sûr ? demanda Matthew avec une grimace dubitative.
Mais sa voix n’avait pas les accents réprobateurs que Joseph aurait tant aimé entendre. Il avait volontiers grossi l’affaire, s’attendant que Matthew la juge ridicule. Pourquoi ne le faisait-il pas ?
— Non ! répondit Joseph. Non, je ne suis pas sûr ! Mais tout semble indiquer que j’ai raison. Il a menti sur ses allées et venues. Il était fiancé à une fille que sa mère avait sans doute choisie pour lui, mais il avait néanmoins une petite amie, dans l’un des pubs de Cambridge…
Il vit le regard amusé de son frère.
— Je sais que tu penses que c’est courant dans la jeunesse, ajouta-t-il, irrité. Mais Mary Allard ne l’entendra pas de cette oreille ! Et je ne crois pas que Regina Coopersmith le fasse non plus, si jamais elle le découvre.
— C’est un peu minable, concéda Matthew avec toujours cette lueur d’humour dans les yeux. Une dernière escapade avant que les portes de la respectabilité se referment à jamais sur lui, avec la bénédiction de maman. Pourquoi n’avait-il pas le cran de se rebeller ?
— Je n’en ai aucune idée ! J’ignorais tout cela ! Mais pour l’amour du ciel, il n’aurait jamais épousé Flora, de toute manière ! C’est une serveuse. Doublée d’une pacifiste.
Matthew lui décocha un regard sidéré.
— Une vraie pacifiste ? Ou bien tu veux dire qu’elle approuvait ce que lui disait son admirateur du moment ?
Joseph prit le temps d’y réfléchir.
— Non, je ne pense pas. Elle semblait bien connaître la question.
— Nom d’un chien, Joe ! lâcha Matthew, en s’adossant brusquement à sa chaise, qu’il fit glisser sur le plancher. Ce n’est pas parce qu’elle sert de la bière aux gars du coin qu’elle est forcément idiote !
— Ne me fais pas la morale, répliqua Joseph. Je n’ai jamais dit ça. J’ai dit qu’elle en savait plus sur le pacifisme et sur les idées de Sebastian qu’une fille jouant les auditrices complaisantes. Il s’éloignait peu à peu de ses racines à une vitesse qui devait probablement l’effrayer. Sa mère l’idolâtrait. À ses yeux, il représentait tout ce qu’elle aurait souhaité pour son mari : un homme brillant, séduisant, charmant, un rêveur animé de la passion susceptible de l’aider à atteindre son but.
— Un fardeau assez lourd à porter… la défroque des rêves de quelqu’un d’autre, commenta Matthew en se radoucissant, avec une note de tristesse. Surtout sa mère. Impossible d’y échapper.
— Non, dit Joseph, pensif. Sauf en brisant tout cela, et la tentation devait être grande !
Il observa son frère avec curiosité pour voir s’il comprenait. La réponse apparut immédiatement dans le regard de Matthew.
— Ce n’est pas toujours aussi facile qu’on le pense, pas vrai ? acheva-t-il.
— C’est ce que tu crois ? demanda Matthew. En un sens, Sebastian faisait un pari sur la liberté et les choses ont mal tourné ?
— Je n’en sais rien au juste, avoua Joseph, les yeux de nouveau dans le lointain, vers la rivière.
— Mais très peu de ce que j’ai découvert cadre avec l’idée que j’avais de lui… au point que je me demande si je n’étais aussi coupable que Mary Allard de lui avoir construit une sorte de prison dorée.
— Ne sois pas si dur envers toi-même, dit gentiment Matthew. Il s’est construit sa propre image. Elle était peut-être en partie illusoire, mais il en restait le principal architecte. Tu n’as fait que l’aider. Et, crois-moi, il était ravi de te laisser agir. Mais s’il a vu en effet ce qui est arrivé sur la route d’Hauxton, pourquoi n’aurait-il rien confié ?
Il plissa le front, le regard assombri et intense.
— Le crois-tu assez fou pour essayer de faire chanter quelqu’un dont il savait qu’il avait déjà tué deux personnes ? Était-il aussi insensé ?
Vue sous cet angle, la manœuvre semblait non seulement irréfléchie, mais trop dangereuse pour en tirer le moindre bénéfice. Et il aurait tout de même su que les gens concernés n’étaient autres que les parents de Joseph ?…. Sinon à ce moment-là, en tout cas plus tard.
— Non, répondit-il, mais sans conviction.
Matthew n’aurait jamais agi ainsi, mais il était habitué à évaluer le danger. Il n’avait que quelques années de plus que Sebastian, en fait, mais, avec son expérience, cela équivalait à des décennies. Aux yeux de Sebastian, la mort était un concept, non pas une réalité, et il était en toute innocence convaincu de sa propre immortalité, une certitude qui va de pair avec la jeunesse.
Matthew observait Joseph.
— Sois prudent, Joe, prévint-il. Pour une raison ou une autre, quelqu’un d’ici l’a tué. Ne t’aventure pas n’importe où, je t’en prie ! Tu n’es pas armé pour cela !
La colère et la peur brillaient dans son regard.
— Cette affaire te tient trop à cœur pour y voir clair !
— Je dois bien essayer, dit Joseph, avec bon sens – la seule chose à quoi se raccrocher. La suspicion est en train de réduire le collège en miettes. Tout le monde est assailli de doutes, les amitiés se déchirent, les fidélités sont faussées. J’ai besoin de savoir pour mon propre compte. C’est mon univers… Je dois agir pour le protéger.
Il baissa les yeux.
— Et si Sebastian a réellement vu ce qui s’est passé sur la route d’Hauxton, il doit bien exister un moyen de le découvrir.
Il croisa le regard de son frère qui le contemplait sans sourciller.
— Je dois essayer. Me disait-il quelque chose ce dernier soir dans les Backs à quoi je n’ai pas prêté attention ? Plus j’y songe, plus je me rends compte qu’il était bien plus tourmenté que je l’ai cru alors. J’aurais dû me montrer plus sensible, plus disponible. Si j’avais su de quoi il s’agissait, je l’aurais peut-être sauvé.
Matthew referma les mains sur le poignet de Joseph, puis le lâcha.
— Possible, dit-il, dubitatif. Ou l’on t’aurait peut-être tué aussi. Tu ne sais pas si cela a le moindre rapport avec le reste. Au moins ce week-end, va voir Judith. Elle fait aussi partie de notre monde, et elle a besoin de quelqu’un, toi, de préférence.
C’était dit gentiment, mais il s’agissait d’une responsabilité qu’il lui confiait et non d’une suggestion.
Matthew proposa de le conduire en voiture, et nul doute que Judith l’aurait ramené avec la sienne, cependant Joseph souhaitait profiter du court trajet à bicyclette pour être seul et réfléchir avant de retrouver sa sœur.
Il remercia son cadet, mais déclina l’offre. Il rentra d’un bon pas à St. John, prit les quelques affaires dont il aurait besoin, puis grimpa sur son vélo et se mit en route.
Dès qu’il eut quitté la ville, il s’engagea sur les chemins tranquilles, enveloppé par l’ombre des haies profondes, immobiles dans le crépuscule. Les champs fleuraient bon la moisson, cette odeur suave et familière de poussière, de paille et de grain. Quelques étourneaux formaient des points noirs dans le bleu du ciel, qui grisaillait déjà à l’est. Sous la lumière languissante les ombres des meules semblaient gigantesques sur les éteules.
Toute cette beauté renfermait un aspect douloureux, comme si quelque chose lui échappait, sans qu’il puisse réagir pour éviter de le perdre. L’été cédait toujours la place à l’automne. C’était dans l’ordre des saisons. Les couleurs fauves envahiraient le paysage, les feuilles tomberaient, on cueillerait les baies écarlates, on sentirait la terre labourée, la fumée de bois, l’humidité ; puis l’hiver, sa froidure piquante, le sol gelé, les mottes de terre éclatées, le givre sur les branches comme une dentelle immaculée. Il y aurait la pluie, la neige, le vent mordant, puis de nouveau le printemps et sa débauche de floraison.
Mais ses propres certitudes avaient disparu. Ce refuge qu’il avait bâti avec tant de soin après la mort d’Eleanor, en l’imaginant indestructible, le chemin qui menait à la compréhension des voies du Seigneur, même à leur acceptation, accusait soudain certains signes de faiblesse. C’était un chemin destiné à franchir l’abîme de la douleur, et il cédait sous son poids. Joseph tombait.
Et il était là, à deux pas de chez lui, censé devenir pour Judith le genre de force que son père aurait représentée. Il n’y avait pas prêté une grande attention et John n’en avait jamais parlé, ne lui avait jamais indiqué les exigences et les mots censés y répondre. Joseph n’était pas prêt !
Mais il se trouvait déjà dans la grand-rue. Les maisons semblaient assoupies dans la lumière du soir, les fenêtres étaient éclairées. Ici et là, une porte restait ouverte, il faisait encore doux. On entendait des bribes de conversations. Shummer Munn arrachait les mauvaises herbes de son jardin. Runham le Grincheux se tenait debout au coin de la rue et allumait sa pipe en terre. Il grommela quelque chose, quand Joseph passa devant lui, et le salua machinalement de la main.
Joseph ralentit. Il était presque arrivé. Trop tard pour trouver des réponses à offrir à Judith, ou une force plus réfléchie, plus grande.
Il tourna à l’angle et pédala encore sur une centaine de mètres. Il arriva dans la toute dernière lumière du soir et rangea sa bicyclette au garage, à côté de la Model T de sa sœur, en remarquant l’énorme vide laissé par la Lanchester. Il passa par-derrière et le jardin potager, en s’arrêtant pour cueillir une poignée de framboises au parfum doux et fort, qu’il mangea avant de franchir la porte. Mme Appleton était debout devant l’évier.
— Oh ! Monsieur Joseph, vous m’avez flanqué une de ces frousses ! lâcha-t-elle tout de go. C’est pas que j’sois pas ravie d’vous voir, r’marquez.
Elle l’examina en plissant les yeux, puis ajouta :
— Vous avez soupé, au moins ? Un verre d’limonade, p’t’êt’bien ? Vous avez l’air d’avoir drôl’ment chaud.
— Je suis venu en bicyclette depuis Cambridge, expliqua-t-il en lui souriant.
La cuisine lui était familière, pleine d’odeurs rassurantes.
— J’vais vous en chercher dans l’garde-manger, dit-elle en s’essuyant les mains. J’imagine que vous allez pas cracher sur quelques scones avec du beurre, pas vrai ? J’les ai faits aujourd’hui. J’vous les apporte au salon. Mademoiselle Judith y est. Elle vous attendait pas, si ? Elle m’a rien dit ! Mais vot’lit est préparé, comme toujours.
Il sentait déjà la chaleur du foyer enveloppe et lui procurer une sorte de sécurité. Il connaissait chaque reflet sur le plancher encaustiqué, aux endroits fissurés, les petites traces d’usures des tapis apparues au fil des générations, les légères anfractuosités du parquet, les marches qui grinçaient dans l’escalier, l’emplacement des ombres selon l’heure du jour. Il respirait la lavande et la cire d’abeille, l’odeur des fleurs, du foin, portée par la brise au-dehors.
Judith était pelotonnée sur le sofa, la tête penchée sur un ouvrage. Ses cheveux étaient relevés à la diable, un peu de guingois. Elle paraissait absorbée et triste, comme repliée sur elle-même. Elle ne l’entendit pas venir.
— Un bon livre ? s’enquit-il.
— Pas mal, répondit-elle en se levant, tandis que le volume se refermait en tombant sur la petite table.
Elle contempla son frère avec prudence, comme pour protéger ses émotions.
— J’aime qu’il y ait un peu plus de réalité dans les contes de fées, ajouta-t-elle. C’est trop joli pour être crédible… ou vraiment bien, je suppose. Qui se soucie de la victoire de l’héroïne, s’il n’y a eu aucune bataille ?
— Uniquement elle-même, j’imagine.
Il la détailla du regard. Des ombres de fatigue cernaient ses yeux et elle n’avait pas bonne mine. Elle portait une jupe vert pâle, assez flatteuse parce qu’elle se déplaçait avec grâce, mais très ordinaire. Son corsage de coton blanc évoquait ceux qu’arboraient la plupart des jeunes femmes à la campagne : le col montant, la coupe ajustée et avec un minimum de colifichets. Elle se moquait de plaire ou non à autrui. Il constata, stupéfait, le changement opéré en elle durant les dernières semaines. Elle avait toujours ses traits réguliers, le sourire avenant, mais la vitalité qui la rendait belle avait disparu.
— Mme Appleton m’apporte des scones et de la limonade. Tu en veux ? lui suggéra-t-il pour briser le silence, en songeant combien il l’avait négligée.
— Non, merci. J’en ai déjà pris. Tu es rentré pour quelque chose de particulier ? Je suppose qu’on ne sait toujours pas qui a tué Sebastian Allard ? Cette affaire me désole.
Elle croisa son regard, en cherchant à deviner s’il en était peiné.
Il s’assit, en optant volontiers pour le fauteuil de son père.
— Pas encore, dit-il. Je ne suis même pas certain qu’ils aient progressé.
Elle s’assit à son tour.
— Et en ce qui concerne papa et maman ? demanda-t-elle. Matthew ne me dit rien. Parfois, il doit oublier que je sais qu’il s’agit d’un meurtre ou que je suis au courant du document, je pense. Nous recevons toujours les journaux et les nouvelles sont affreuses. Tout le monde au village parle de l’éventualité d’une guerre.
Mme Appleton apporta à Joseph ses scones et sa limonade, et il la remercia. Lorsqu’elle fut partie, il regarda à nouveau sa sœur et songea combien il savait peu de chose de ses forces et de ses faiblesses. Pouvait-elle supporter la vérité, le fait qu’ils ignoraient qui avait tué John Reavley, ou encore que celui-ci avait fort bien pu se fourvoyer en estimant ce fameux document ? Il était peut-être mort pour un simple crime motivé par la cupidité. Pouvait-elle supporter l’idée que la guerre constituait une réelle possibilité dont personne ne mesurait l’ampleur ? Un avenir ombrageux et incertain les attendait… peut-être serait-il même tragique.
Joseph sentit monter en lui une colère sourde contre son père.
John Reavley aurait dû faire preuve d’un peu de bon sens, plutôt que d’annoncer à Matthew qu’il possédait un document susceptible de bouleverser le monde entier, puis de rouler sans protection sur la route, pour se faire tuer… et non seulement lui, mais Alys aussi !
— Eh bien, est-ce qu’ils ont raison ? demanda Judith en l’arrachant à ses pensées. Ils ont raison, alors ? Y aura-t-il la guerre ? Tu n’es quand même pas isolé dans ta tour d’ivoire au point de ne pas savoir que l’Autriche et la Serbie sont à deux doigts de la déclencher !
— Non, je suis au courant, répliqua-t-il avec une dureté qu’expliquaient sa propre colère et sa frustration. Oui, ils sont sur la brèche et je pense que l’Autriche va envahir la Serbie pour la reconquérir.
— Les gens disent que la Russie va s’en mêler, si ça se produit.
— Il est possible que toute l’Europe entre dans le conflit, dit-il en croisant son regard. C’est peu vraisemblable, mais si ça doit arriver, nous risquons d’y être mêlés. Il est aussi probable qu’ils battent en retraite, après avoir mesuré ce que cela allait leur coûter.
— Et sinon ? insista-t-elle en luttant pour garder la voix posée, mais son visage était livide.
Il se leva et gagna les portes-fenêtres donnant sur le jardin.
— Nous devrons alors nous comporter avec honneur et agir comme nous l’avons toujours fait… en envoyant nos troupes à la bataille, répondit-il. M’est avis que ça ne durera pas très longtemps. Ce n’est pas l’Afrique, avec de vastes étendues à ciel ouvert pour se cacher.
Elle avait dû se lever aussi, car il l’entendit parler juste dans son dos.
— Oui, je suppose, admit-elle en hésitant un peu. Joseph, crois-tu que c’était précisément ce que père savait ? Quelque chose en rapport avec l’assassinat de Sarajevo, je veux dire ? Aurait-il pu tomber sur le complot menant à cela ?
Avait-elle envie de le croire ? Ce serait bien plus facile que d’imaginer quelque nouveau danger. Il lui fallait prendre une décision. Esquiver ou lui déclarer franchement qu’il n’en savait rien ?
— Peut-être, répondit-il en s’engageant sur la pelouse.
Elle lui emboîta le pas. La nuit était douce et embaumée par la lourde suavité des œillets et des lis tardifs.
— Peut-être qu’il n’y avait aucune date sur le papier et père ne s’est pas rendu compte que c’était prévu pour ce jour-là.
— Non, dit-elle, lugubre. Ça n’a rien à voir avec l’honneur de l’Angleterre !
Il perçut toute l’ardeur de sa voix. Elle était en colère, retrouvait sa vivacité.
— Ne prends pas tes grands airs avec moi, Joseph ! dit-elle en l’agrippant par le bras. J’ai horreur de ça ! Le meurtre d’un archiduc d’Autriche n’a rien à voir avec notre pays.
— C’est toi qui l’as suggéré, observa-t-il.
Joseph était vexé qu’elle lui reproche sa condescendance, car il savait qu’elle disait vrai. Il avait tort de choisir l’esquive.
— Et c’était stupide, poursuivit-elle. Pourquoi ne peux-tu pas me dire franchement quand je suis stupide ? Cesse d’être toujours aussi poli, bon sang ! Je ne suis pas une de tes paroissiennes et tu n’es pas mon père ! Mais j’imagine que tu essayes de l’être et, au moins, tu es quelqu’un à qui je peux parler normalement.
— Merci, dit-il sèchement.
C’était un compliment équivoque qu’il n’avait pas mérité et l’importance qu’il y attachait le dérangeait.
Ils passèrent devant la bordure et furent saisis par la fragrance chaude et douce. Un chat-huant fondit en piqué entre les arbres, avant de disparaître sans un bruit à tire-d’aile.
— Veux-tu savoir ce que contenait le document ? questionna-t-elle.
— Bien sûr.
Il répondit machinalement et réalisa après coup que, si leur père s’était mépris à ce sujet, il préférait peut-être ne pas savoir.
Il s’arrêta à la lisière de la pelouse et elle se tint auprès de lui, la lune éclairant son visage.
— Alors, nous devrions sûrement pouvoir découvrir où il se l’est procuré, dit-elle. Il ne devait pas l’avoir depuis très longtemps, sinon il l’aurait apporté plus tôt à Matthew.
Sa voix avait recouvré son calme, à présent, comme pour affirmer sa résolution.
— Nous avons déjà cherché tous les endroits où il aurait pu se rendre pendant les jours qui ont précédé les fait, répondit-il. Il a vu le banquier, Robert Isenham, et ce vieux M. Frawley, qui tient la brocante sur la route de Cambridge.
Il la regarda avec gentillesse.
— Lui et Frawley se connaissaient fort bien. Si père avait découvert quelque chose de terrible, Frawley aurait senti que ça clochait.
— Mère est allée voir Maude Channery, le jour où père a appelé Matthew, dit Judith avec gravité.
— Qui est cette femme ?
S’il la connaissait, il avait dû l’oublier.
— L’une des bonnes œuvres de maman, répondit-elle en luttant un peu pour ne pas hausser la voix. Papa ne pouvait pas la supporter, il disait que c’était une horrible vieille sournoise, mais il a quand même conduit maman là-bas en voiture.
— Forcément, si c’était loin, remarqua-t-il. À moins que tu aies pris le volant, mais mère n’aurait jamais été rendre une visite importante dans ta Model T ! Pas si la Lanchester était disponible.
— J’aurais dû l’y emmener dans la Lanchester, contra-t-elle.
— Oh ? Depuis quand pouvais-tu la conduire ? s’étonna-t-il. Ou… disons plutôt… depuis quand père acceptait-il de te la prêter ?
— Depuis qu’il avait décidé ne pas pouvoir supporter Maude Channery, rétorqua-t-elle, une lueur d’humour dans les yeux. Mais il ne l’a pas fait. C’est lui qui a emmené maman. Et, à leur retour, il est allé tout droit dans son bureau, tandis que mère et moi nous avons dîné toutes seules.
Il hésita. L’idée était absurde.
— Tu n’es tout de même pas en train de suggérer qu’il était en possession d’un document d’une importante internationale, remis par une vieille femme comptant parmi les bonnes œuvres de maman ?
— Je ne sais pas ! Tu penses à un meilleur point de départ ? Tu n’as rien et Matthew non plus.
— Nous passerons la voir demain, si tu veux, proposa-t-il.
Elle lui décocha un regard ironique et il savait qu’elle allait de nouveau lui reprocher sa condescendance… c’était sur le bout de sa langue, mais elle se contenta d’accepter l’offre. Ils s’y rendraient dans la matinée, avant qu’il ne puisse changer d’avis… elle serait prête à dix heures.
Joseph se leva tôt. Il faisait chaud et le vent soufflait par rafales, chargées de la fine poussière des premières récoltes. Il se rendit à pied au village et acheta les journaux du dimanche chez Cully Teversham, au bureau de tabac, puis il y eut les amabilités d’usage – quelques mots sur le temps, les derniers commérages – et rentra à la maison. Il croisa des voisins en chemin et les salua au passage.
Il avait l’intention de n’ouvrir les quotidiens qu’au petit déjeuner, mais sa curiosité eut raison de sa patience. Les nouvelles se révélaient pires que prévues. La Serbie avait rejeté les exigences de l’Autriche et les relations diplomatiques étaient rompues entre les deux pays. Tout cela ressemblait à un prélude à la guerre. La Russie avait déclaré qu’elle agirait en vue de protéger les intérêts de la Serbie. Le nom du vainqueur du Tour de France semblait déjà appartenir à un passé presque irrévocable, et rendre visite à Maude Channery était le cadet de ses soucis.
Mais il avait promis à Judith et cela changerait un peu du temps où il était si préoccupé par ses propres sentiments qu’il en oubliait ceux de sa sœur.
Ils partirent à dix heures, mais il leur fallut une bonne demi-heure pour arriver à Cherry Hinton. Après s’être renseignés au magasin du village, ils dénichèrent Fen Cottage à la sortie du bourg et rangèrent l’automobile au coin de la rue.
Ils frappèrent deux fois à la porte avant qu’elle ne s’ouvre sur une petite femme âgée, lourdement appuyée sur une canne toute simple, en bois solide, du genre qu’utiliserait un homme. Leur hôtesse avait un air irrité, ses cheveux blancs crêpelés étaient relevés en un chignon démodé depuis vingt ans. Ses jupes noires balayaient le sol et semblaient lui avoir été cédées par une femme la dépassant de dix bons centimètres.
— Si vous cherchez les Taylor, ils ont déménagé y a six mois d’ça, et j’sais pas où, lâcha-t-elle d’un ton rogue. Et si c’est pour quelqu’un d’aut’, faut d’mander à Porky Andrews, à la boutique. Il est au courant d’tout et y vous renseignera.
Elle ignora Judith et examiner Joseph de la tête aux pieds, avec curiosité.
— Mme Channery ? s’enquit-il.
Son passé de curé de paroisse lui revint à l’esprit avec une clarté étonnante. Combien de fois n’avait-il pas rendu visite à des gens revêches, la langue mordante par orgueil, culpabilité, ou besoin de tenir à distance une douleur quelconque qu’ils ne pouvaient apprivoiser ni partager.
— Je suis Joseph Reavley et voici ma sœur Judith. Je crois que vous étiez une grande amie de notre mère.
Ce n’était pas une question, mais une affirmation.
— Oh ! fit-elle, décontenancée.
La réplique acerbe qu’elle lui préparait mourut sur ses lèvres. Elle s’adoucit.
— Oui... eh bien… ma foi, j’suppose, oui. Une histoire affreuse. J’suis vraiment désolée. Elle nous manque à tous. Inutile d’vous présenter mes condoléances. Ça sert à rien.
— J’accepterais volontiers une tasse de thé.
Pas question pour Joseph de se laisser éconduire.
— Dans c’cas, vous feriez mieux d’entrer, répondit Mme Channery. Je le sers pas su’l’pas d’la porte.
Elle tourna les talons et les conduisit dans un salon étonnamment agréable, qui donnait sur un petit jardin broussailleux, adossé au cimetière. Il distingua un ange de pierre livide au-dessus de la haie, lequel se découpait nettement sur la masse sombre des ifs.
Mme Channery suivit son regard.
— Humpf ! fit-elle. Les bons jours, j’pense qu’il veille sur moi… la plupart du temps, j’dirais qu’il m’espionne !
Elle désigna le canapé et un fauteuil.
— Si vous voulez du thé, j’vais mettre la bouilloire su’l’feu, alors autant vous asseoir, en attendant. J’ai des biscuits. J’vais pas couper un gâteau à c’t’ heure d’la matinée.
Judith dompta son agacement avec un effort manifeste, en tout cas pour Joseph.
— Merci, dit-elle humblement. Puis-je vous aider ?
— Dieu du ciel, ma fille ! s’exclama Mme Channery. Que croyez-vous que j’vais apporter ? Il est à peine onze heures.
La colère monta aux joues de Judith, mais elle se mordit la langue pour ne pas répondre.
Mme Channery pivota et disparut dans la cuisine.
Judith regarda son frère.
— Mère mérite d’être canonisée pour l’avoir supportée ! murmura-t-elle d’un air farouche.
— Je comprends que père ait pu la détester, admit-il. Je me demande pourquoi il est venu.
— Avec un sabre, en cas de nécessité, j’imagine ! répliqua Judith. Ou un sachet de mort-aux-rats !
Mais la question préoccupait Joseph. Pourquoi John Reavley était-il venu là ? Judith aurait pu facilement conduire Alys, et cette dernière en aurait profité pour donner à sa fille une leçon de charité. John avait tendance à éviter les gens désagréables et il ne supportait guère la muflerie. Il admirait la patience de sa femme, mais n’avait aucunement l’intention de l’imiter.
Mme Channery s’en revint, chancelant un peu sous le poids d’un plateau de thé fort bien garni. Elle s’en était tenue à ce quelle avait dit : n’y avait pas de gâteau. Mais elle disposé sur le plateau trois sortes de biscuits, ainsi que des scones aux raisins de Corinthe faits maison et une gresse motte de beurre.
Joseph se leva d’un bond pour l’aider, en saisissant le plateau avant qu’elle le lâche, pour le poser sur la petite table, près d’une jarre remplie d’œillets de poète. Le rituel consistant à verser le breuvage, accepter la tasse, faire passer les aliments et prononcer les commentaires idoines fut observé à la lettre. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que Joseph pût aborder le sujet de leur venue. Il y avait un peu réfléchi, mais à présent cela lui paraissait fantaisiste. Le seul avantage de cette visite résidait dans le temps passé en compagnie de Judith. En chemin, ils avaient parlé de tout et de rien, mais elle avait paru plus accessible, et même ri à une ou deux reprises.
— Vous avez un joli jardin, commenta Joseph.
— Il est tout chamboulé, répliqua Mme Channery. J’suis pas d’taille à faire l’travail et pas question d’payer c’nigaud qu’emploie Mme Copthorne. Elle lui donne deux fois c’qu’il mérite, elle est encore plus bête que lui ! Et c’est encore plein d’souris ! J’les ai vues !
Joseph sentait que Judith se retenait d’exploser.
— C’est peut-être pour ça que je l’aime, répondit-il, refusant toujours de se laisser dérouter.
— Par comparaison, l’vôt’ a belle allure, pas vrai ?
— Oui, admit-il en lui souriant.
Du coin de l’œil, il entrevit l’expression écœurée de sa sœur. Il remarqua une énorme bourrache étouffant les plantes voisines.
— Et vous avez un certain nombre d’aromates.
— Vous v’là jardinier, maint’nant ? dit Mme Channery d’un ton sec. J’vous croyais du genre farfelu qu’enseigne à l’université.
— On peut être les deux, observa-t-il. Mon père l’était, mais vous devez le savoir, je présume.
— J’en avais aucune idée. J’le voyais à peine. Juste le temps d’me dire bonjour, pis il se sauvait comme si j’allais l’mordre.
Judith éternua… en tout cas, le bruit évoquait un éternuement.
— Vraiment ? s’étonna Joseph, son attention soudain prise comme dans un étau. Il n’est pas resté avec mère la dernière fois qu’elle se trouvait ici ?
— Même pas pour l’thé, répondit leur hôtesse en secouant la tête. J’avais fait du gâteau au chocolat. Et au madère. Il l’a r’gardé comme s’il avait pas mangé d’puis une semaine, pis il est r’parti tout droit par la porte et il est monté dans sa grande voiture jaune. Ça sent mauvais, les autos. Et pis, ça fait du bruit. J’comprends pas qu’un homme civilisé puisse pas utiliser un cheval et un attelage. La reine s’en contentait bien, elle, paix à son âme…
Elle serra les lèvres et papillonna des paupières.
— Au moins, les chevaux d’viennent pas fous au point d’aller s’écraser dans les arbres et tuer d’braves gens !
— Bien sûr que si ! la contredit Judith. Des centaines de chevaux ont pris peur et se sont emballés, en entraînant les attelages sur les bas-côté, dans des arbres, des haies, des fossés, même des rivières. On ne peut pas effrayer une voiture. Elle n’a pas peur du tonnerre ou de la foudre, et encore moins d’un bout de tissu qu’on agite.
Elle reprit son souffle, avant de conclure :
— Et les roues se détachent tout autant des attelages que des automobiles.
— J’ai cru qu’vous aviez perdu vot’langue, dit Mme Channery d’un air satisfait. Vous l’avez r’trouvée, pas vrai ? Eh ben, vous aurez beau dire, rien n’me fera monter dans un d’ces engins !
— Alors je n’essayerai pas, répondit Judith, comme si elle en avait eu l’intention. Savez-vous où il est allé ?
— Qui donc ? Vot’père ? Vous croyez que j’lui ai d’mandé, mam’zelle Reavley ? Ce s’rait drôlement malvenu d’ma part, non ?
Judith écarquilla les yeux un instant.
— J’entends bien, madame Channery. Mais il aurait pu le mentionner. J’imagine que ce n’était pas un secret.
— Eh ben, vous vous trompez, rétorqua son interlocutrice avec un immense plaisir. C’en était un. Vot’chère maman lui a d’mandé et il a tourné autour du pot sans vraiment lui répondre. Il a juste dit qu’il s’rait de r’tour dans la demi-heure… et il l’était pas ! Ça lui a pris une heure et demie, et elle a pas pipé mot.
Elle fixa Judith d’un œil accusateur :
— C’était une sainte femme, vot’maman ! Y en reste plus des comme elle.
— Je sais, acquiesça calmement Judith.
Mme Channery maugréa :
— J’aurais pas dû dire ça, s’excusat-elle. Non pas qu’ce soit pas vrai. Mais ça vaut rien d’bon d’se lamenter. C’est pas c’qu’elle aurait voulu. C’était une femme très sensée, pardi. Beaucoup d’patience avec les autres, même si ça servait à rien, mais aucune pour elle-même. Et elle aurait espéré qu’vous dev’niez comme elle !
Judith lui décocha un regard furieux, non seulement à cause de ce qu’elle avait dit, mais aussi parce que cette femme – aussi incroyable que cela puisse paraître – avait dû suffisamment connaître Alys pour l’avoir si bien comprise.
— Vous aviez beaucoup d’affection pour elle, reprit Joseph, surtout pour meubler le silence.
Les lèvres de Mme Channery se mirent à trembler un peu.
— C’est peu de l’dire ! lui lança-t-elle. Elle savait comment s’montrer gentille avec les gens sans les r’garder de haut, et y en a pas beaucoup qui sont capables de le faire ! Elle ne v’nait jamais sans me d’mander d’abord et elle mangeait mon gâteau. Elle en a jamais apporté qu’elle aurait fait elle-même, comme si y avait b’soin de rend’la pareille. Mais elle m’apportait d’la confiture de temps en temps. À l’abricot. Et j’lui ai jamais dit qu’celle à la rhubarbe était horrible. On aurait cru d’la ficelle bouillie. J’l’ai refilée à Diddy Warner, celle qu’a les ch’veux en l’air comme une sorcière. Ça l’a surprise. Z’auriez dû voir la tête qu’elle faisait…
Elle eut un sourire ravi.
— Coiffée comme un épouvantail ? précisa Judith.
— C’est-y point c’que j’viens d’dire ? répliqua Mme Channery.
— J’imagine la scène ! dit Judith sans détour. C’est elle qui l’a offerte à maman. C’était répugnant.
Pour la plus grande stupéfaction de Joseph, Mme Channery éclata de rire. Elle gloussait de plaisir et de plus en plus fort, au point qu’il craignît de la voir s’étrangler. C’était si sincère et si contagieux qu’il se joignit à elle malgré lui, bientôt imité par Judith. Soudain, il comprit pourquoi sa mère avait pris la peine de s’intéresser à Maude Channery.
Ils restèrent encore une demi-heure, puis s’en allèrent d’une humeur étonnamment guillerette.
Ils retrouvèrent leur sérieux en regagnant l’automobile.
— Il est allé quelque part, dit Judith d’une voix pressante, en saisissant son frère par la manche pour l’obliger à s’arrêter. Comment trouver à quel endroit ? Il était différent à son retour et, ce soir-là, il a téléphoné à Matthew. Ça ne peut être que là-bas qu’il a pris possession du document !
— Peut-être, concéda-t-il, en essayant de contenir ses idées.
Son cerveau était de nouveau en ébullition. Il souhaitait ardemment croire à l’existence d’un document de l’importance suggérée par son père. Et pourtant, si c’était le cas, les implications étaient énormes et leur ampleur couvrirait un avenir aussi incertain que dangereux. Et où se trouvait ce document, à présent ? John Reavley s’était-il débrouillé pour le mettre à l’abri, avant d’être assassiné ? En l’occurrence, pourquoi personne ne l’avait-il trouvé ?
Ils parvinrent à la voiture.
— Qu’allons-nous faire ? s’enquit Judith, en claquant la portière, comme son frère donnait un tour de manivelle pour lancer le moteur.
Une fois assis auprès d’elle, la voiture démarra et Judith changea de vitesse avec l’aisance d’une automobiliste aguerrie.
— Nous rentrons à la maison pour demander à Appleton s’il sait où est allée la voiture, répondit Joseph.
— Père ne lui aurait pas dit.
Elle négocia le virage avec panache et s’engagea sur la grand-route qui menait de Cherry Hinton à St. Giles.
— Appleton ne nettoyait plus l’auto ? demanda-t-il.
Elle lui lança un regard oblique et accéléra.
Il tendit la main pour garder l’équilibre.
— Bien sûr qu’il s’en occupait, répondit-elle. Tu penses qu’il aurait remarqué un détail ? Quoi, par exemple ?
— Nous allons lui demander. À en croire Mme Channery, mère est restée chez elle une heure et demie, alors il n’a pu aller trop loin. Nous devrions réussir à déterminer la distance. Si nous interrogeons les gens, quelqu’un l’aura forcément aperçu. La Lanchester était assez voyante.
— Oui ! s’enthousiasma-t-elle, en appuyant davantage sur l’accélérateur pour lancer le véhicule à près de quatre-vingts kilomètres à l’heure.
Interroger Appleton se révéla une entreprise délicate. Joseph le trouva au jardin en train de poser des tuteurs sur les derniers delphiniums qui commençaient à ployer sous leur propre poids.
— Alfred, commença Joseph, quand mon père est rentré, après avoir déposé ma mère chez Mme Channery, à Cherry Hinton, est-ce que vous avez nettoyé la voiture ensuite ?
Appleton se redressa, la mine sombre.
— Pour sûr que j’ai nettoyé l’auto, monsieur Joseph ! Même que j’ai vérifié les freins, l’niveau d’essence et les pneus ! Si vous pensez qu’j’ai point…
— Je veux savoir où il est allé ! s’empressa de préciser Joseph, en prenant conscience de l’accusation implicite qu’entraînait sa question. J’ai pensé que vous seriez peut-être capable de m’aider, à partir de ce que vous auriez remarqué.
— Où il est allé ? répéta Appleton, confus. Il a emmené Mme Reavley à Cherry Hinton, ma foi.
— Oui, je sais. Mais il l’a laissée là-bas, avant d’aller ailleurs, puis il est revenu la chercher.
L’air absent, Appleton ligatura les derniers delphiniums bleu ciel, puis quitta les plates-bandes pour rejoindre l’allée.
— Vous croyez qu’il est arrivé quelque chose à la voiture ?
— Non, je crois qu’il a peut-être vu quelqu’un, et j’ai besoin de savoir qui c’était.
Il ne souhaitait pas en dire plus.
— Cherry Hinton se situe à environ cinq ou six kilomètres d’ici. Y a-t-il un moyen qui vous permettrait de m’indiquer la distance qu’il a parcouru ?
— Bien sûr que j’ peux ! Suffit de r’garder le compteur. Ça vous l’dira exactement. Même si ça vous dit pas où, ça vous donne au moins la distance.
Joseph sentit le silence s’établir dans le jardin écrasé de chaleur, avec ses fleurs immobiles formant des taches de couleurs vives, les papillons accrochés aux lis, tels de précieux ornements.
— Avez-vous vu quoi que ce soit qui puisse nous indiquer où il s’est rendu ?
Appleton fit la grimace.
— De la poussière ? suggéra Joseph. Des gravillons ? De la boue ? De l’argile ? De la tourbe, peut-être ? Ou bien du purin ? Du goudron ?
— D’la chaux, répondit lentement le jardinier. Y en avait sous les garde-boue. J’ai dû les nettoyer.
— Des fours à chaux ! s’exclama Joseph. Il est parti en tout et pour tout pendant une heure et demie. À quelle vitesse roule la Lanchester ? Soixante… quatre-vingts à l’heure ?
— M. Reavley était un très bon conducteur, remarqua Appleton d’un ton plein de sous-entendus, en lorgnant l’allée que Judith empruntait pour les rejoindre. Plutôt dans les cinquante-cinq à l’heure.
— Je vois.
Judith parvint à leur hauteur et les regarda à tour de rôle, d’un air interrogateur.
— Appleton a trouvé de la chaux sur la voiture, lui expliqua son frère. Où trouve-t-on des fours dans la région, assez près de la chaussée pour qu’un véhicule puisse en recueillir au passage ?
— Il y en a au bord des routes au sud et à l’ouest, justement à la sortie de Cherry Hinton, répondit-elle. Pas vers l’est en revenant vers St. Giles ou Cambridge, ni vers le nord et Teversham ou Fen Ditton.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a vers le sud ou vers l’ouest ? s’enquit-il, impatient.
— Au-delà des collines de Gog et Magog ? Stapleford, Great Shelford, dit-elle, pensive, comme si elle s’imaginait la carte. Vers l’ouest, il y a Fulbourn ou Great et Little Wilbraham. Par où commençons-nous ?
— Shelford n’est qu’à trois kilomètres d’ici. Nous pourrions commencer là-bas, puis repartir vers le nord et nous orienter vers l’ouest. Merci, Appleton.
— Bien, monsieur. Z’auriez b’soin d’aut’chose ? dit le jardinier perplexe et un peu attristé.
— Non, merci. À moins qu’il ait donné une indication quelconque sur l’endroit où il allait ?
— Non, m’sieur, pas qu’je sache. Vous r’prendrez la voiture, Miss Judith ? Ou bien j’dois la mett’au garage ?
— Nous partirons directement, merci, répondit-elle fermement, en se retournant vers la maison sans attendre Joseph.
Qu’allons-nous dire aux gens si nous découvrons où il s’est procuré le document ? demanda-t-elle, tandis qu’ils quittaient à nouveau St. Giles.
Judith regardait droit devant elle.
— Ils sauront qui nous sommes, poursuivit-elle, et ils finiront par comprendre la raison de notre venue.
C’était une question, mais il n’y avait aucune hésitation dans sa voix, de même qu’elle tenait le volant d’une main ferme et avec aisance. Si elle éprouvait la moindre tension, elle la masquait à merveille.
Il n’avait pas songé à tout cela dans le détail ; il n’avait qu’une obsession : connaître la vérité et faire taire les doutes.
— Je ne sais pas, répondit-il. Mme Channery n’a pas posé de problème, c’était comme si nous suivions la trace de maman. Je suppose que nous pourrions dire qu’il avait laissé quelque chose ?
— Quoi, par exemple ? répliqua-t-elle avec un soupçon d’ironie. Un parapluie ? Pendant l’été le plus chaud et le plus sec que nous ayons eu depuis des années ! Une veste ? Des gants ?
— Un tableau, dit Joseph, la solution lui venant juste avant de parler. Il avait un tableau qu’il était sur le point de vendre. Sont-ce les gens auxquels il allait le montrer ?
— Ça paraît raisonnable. Oui… c’est bien.
Sans s’en rendre compte, elle accéléra et l’automobile s’élança à vive allure, en manquant arracher l’herbe du bas-côté au passage.
— Judith ! s’écria-t-il malgré lui.
— Ne sois pas vieux jeu ! rétorqua-t-elle, en ralentissant malgré tout.
Sa sœur avait failli perdre le contrôle du véhicule, et elle le savait mieux encore que lui. Ce qu’il mit plus longtemps à comprendre, et non sans surprise, c’est que l’enthousiasme l’aiguillonnait, le sentiment qu’elle était enfin capable de faire quelque chose, aussi minimes que soient les possibilités de réussite – et non la peur, des dangers de leur enquête ou du risque de découvrir des faits pénibles.
Il observait le profil de sa cadette, et commençait à saisir combien l’enfant était loin, prenant conscience de la femme en elle, lorsqu’elle se tourna pour lui lancer un regard, puis un bref sourire.
Ils s’arrêtèrent à Shelford et interrogèrent les gens, mais personne n’avait vu John Reavley le dimanche avant sa mort, et ils se seraient forcément souvenus de la Lanchester jaune.
Ils prirent des sandwiches et un verre de cidre sur la place du village, devant le pub de Stapleford.
Joseph ne savait pas trop quoi dire, de peur que sa voix ne trahisse malgré lui sa déception. Tandis qu’il réfléchissait, Judith lança la conversation, en parlant de choses et d’autres, intéressantes mais plutôt anodines. Il sentit qu’il y prenait peu à peu du plaisir, tandis qu’elle abordait le théâtre russe, puis la céramique chinoise. Sa sœur avait des opinons sur une multitude de sujets. Il les trouvait par trop hâtives, jusqu’à ce qu’il comprenne enfin qu’elle bavardait pour le rassurer, l’aider à trouver tout cela normal et à oublier pendant un moment qu’il était le chef de famille. Il en resta stupéfait et même un peu gêné, mais il y avait beaucoup d’affection dans l’attitude de Judith, au point qu’il en fut ému aux larmes et dut détourner un instant le regard.
Si elle le remarqua, elle fit comme si de rien n’était.
Plus tard, ils repartirent vers le nord. Ils obliquèrent à droite sur le chemin de l’usine, passèrent devant les carrières de gravier et la glaisière – une mine d’argile locale particulièrement poisseuse –, puis entrèrent dans le village de Fulbourn. Il était presque trois heures, le soleil brillait et la chaleur faisait miroiter la chaussée. Même les vaches dans les prés recherchaient l’ombre, tandis que les chiens allongés dans l’herbe, sous les arbres et les haies, haletaient d’un air satisfait.
Ils s’engagèrent dans la rue principale et s’arrêtèrent. Elle était quasi déserte. Deux gamins d’environ sept ou huit ans les contemplèrent, intrigués. L’un deux tenait un ballon dans sa main sale et sourit, en révélant une cavité à l’endroit où une incisive poussait encore. À l’évidence, il s’intéressait davantage à l’automobile qu’à ses occupants.
— Tu as déjà vu une voiture jaune par ici ? s’enquit Joseph avec désinvolture.
Le garçon le dévisagea.
— Tu veux jeter un coup d’œil à l’intérieur ? proposa Judith.
L’autre gosse recula mais son compagnon édenté se révéla moins farouche ou plus curieux. Il fit oui de la tête.
— Eh bien, viens, l’encouragea-t-elle.
Il s’approcha pas à pas du véhicule et se laissa amadouer pour regarder par la portière ouverte, tandis qu’elle lui expliquait à quoi servait chaque élément. Enfin, elle lui redemanda s’il avait vu une voiture jaune.
Il acquiesça lentement d’un hochement de tête.
— Oui. mam’zelle. Plus grande que celle-ci, mais j’ai jamais pu r’garder dedans.
— C’était quand ?
— J’sais pas, répondit-il, les yeux toujours écarquillés. Y a longtemps.
Et elle eut beau insister, c’est tout ce qu’il savait. Elle le remercia et le gamin la laissa à contrecœur refermer la portière. Il la gratifia d’un sourire rayonnant, puis s’en alla en courant, avant de disparaître entre deux chaumières, suivi de près par son camarade.
— C’est bon signe, dit Judith avec plus de courage que de véritable conviction. Nous allons demander plus loin.
Ils trouvèrent un couple d’un certain âge qui se promenait, puis un homme avec un chien, en train de flâner dans un petit chemin, suçant sa pipe d’un air pensif. Aucun d’entre eux ne se souvenait d’une auto jaune. Pas plus que les autres qu’ils croisèrent dans Fulbourn.
— Nous allons devoir essayer Great et Little Wilbraham, suggéra Joseph, morose. Ce n’est pas très loin.
Il lui lança un regard et lut de l’inquiétude dans ses yeux.
— Tu vas bien ? demanda-t-il.
— Bien sûr ! répondit sa sœur, en le regardant franchement. Et toi ?
Il lui sourit en opinant du chef, puis donna un tour de manivelle pour démarrer la voiture et grimpa à l’intérieur. Ils retraversèrent Fulbourn et coupèrent la voie ferrée pour rejoindre Great Wilbraham. Les rues étaient paisibles, les grands arbres immobiles, à l’exception des plus hautes feuilles qui bruissaient gentiment dans la brise. Une nuée d’étourneaux tourbillonna dans le ciel. Juché sur un montant de portail plat, un chat tigré cligna des yeux, ensommeillé. Dans la douceur de l’air, les cloches de l’église se mirent à carillonner avec clarté et harmonie, aussi douces et familières que l’odeur de foin ou le soleil sur les pavés.
— Les vêpres, observa Joseph. Nous allons devoir attendre. Tu veux grignoter quelque chose ?
— C’est un peu tôt pour dîner, répondit-elle.
— Un goûter ? suggéra-t-il. Des scones, de la confiture de framboise et de la crème en grumeaux ?
Ils dénichèrent un salon de thé acceptant de les servir à cette-heure-là. Ils revinrent ensuite dans la rue, qu’ils remontèrent en direction de l’église, au moment où les fidèles en sortaient.
Difficile d’aborder les gens sans les brusquer, aussi Joseph attendait-il une occasion, lorsque le pasteur l’aperçut et s’approcha deux, en souriant à Judith, avant de s’adresser à lui.
— Bonsoir, monsieur. Encore une belle journée. Navré que vous arriviez trop tard pour l’office, mais si je puis vous être utile…
— Merci, dit Joseph en regardant avec une émotion sincère l’ancienne bâtisse, les pierres tombales usées, un peu de guingois dans la terre.
L’herbe qui les séparait était soigneusement tondue ; ici et là, des fleurs fraîches étaient disposées avec amour.
— Vous avez une belle église, ajouta-t-il.
— En effet, reconnut le pasteur avec joie.
Il avait la quarantaine, le visage rond et la voix douce.
— C’est un joli village. Voulez-vous en faire le tour ? suggéra-t-il en regardant aussi Judith.
— En fait, je pense que mon défunt père est peut-être venu ici il y a quelque temps, répondit Joseph. Son automobile était assez caractéristique, une Lanchester jaune.
— Oh oui ! s’exclama son interlocuteur avec un plaisir évident. Un gentleman charmant.
Il se rembrunit soudain :
— « Défunt », avez-vous dit ? Je suis désolé. Je vous prie d’accepter mes condoléances. Un homme si agréable. Il cherchait un ami à lui, un monsieur allemand. Je l’ai dirigé vers Frog End, où celui-ci venait de louer la maison.
Il secoua la tête en se mordillant un peu la lèvre.
— C’est vraiment très triste. Il faut parfois avoir une foi énorme, franchement. Ce pauvre monsieur a lui-même été victime d’un accident juste après.
Joseph était consterné. Il sentit Judith à ses côtés retenir son souffle, la main s’agrippant au bras de son frère. Il tenta de ne pas flancher.
— Il se promenait le soir et a dû glisser et tomber dans Candle Ditch, continua le pasteur, accablé. À cet endroit, ce canal rejoint la rivière près de Fulbourn Fen.
Il secoua encore la tête, dépité.
— Il ne devait pas connaître le coin, bien sûr. Je suppose qu’il s’est cogné la tête sur une pierre. Et vous dites que votre pauvre père est mort récemment aussi. Je suis désolé.
— Oui, dit Joseph, qui avait grand-peine à maîtriser ses émotions, face à cette compassion aussi soudaine qu’authentique.
L’indifférence réveille la colère ou un sentiment d’isolement, et c’était en un sens plus facile.
— Connaissiez-vous ce monsieur allemand ?
— Je ne comptais pas parmi ses proches, je regrette, reprit l’ecclésiastique, alors qu’ils se tenaient toujours sur la route, en plein soleil. Mais en réalité c’est moi qui ai loué la maison, pour le compte de son propriétaire, voyez-vous. Une dame d’un certain âge qui vit maintenant à l’étranger. Herr Reisenburg était un monsieur fort intelligent, m’a-t-on dit, un philosophe, je crois… assez solitaire, la plupart du temps. Du genre mélancolique.
La peine envahit son visage amène, tandis qu’il ajoutait :
— Il n’était pas désagréable pour autant, mais je sentais un certain désarroi en lui. C’est du moins ce que je pensais. Ma femme me dit que j’ai trop d’imagination.
— Je crois que vous aviez peut-être raison, et c’était plus de la sensibilité que votre imagination débordante, dit gentiment Joseph. Il s’appelait Reisenburg, avez-vous dit ?
Le pasteur opina du chef.
— Oui, c’est exact. Un gentleman fort distingué, grand et un peu voûté, avec une voix posée. Un anglais excellent. Il disait se plaire ici…
Il s’interrompit et soupira.
— Oh, mon Dieu. Il y a tant de douleur quelquefois. Au dire du monsieur à la voiture jaune, j’ai compris qu’ils étaient amis. Il m’a confié qu’ils s’écrivaient depuis des années. Il m’a remercié puis a rejoint Frog End avec son auto. Je ne l’ai plus revu.
Il regarda Judith d’un air un peu timide :
— Je suis désolé.
— Merci, dit Joseph, la gorge nouée. Mon père est mort dans un accident de voiture le lendemain… et ma mère aussi.
— Comme c’est affreux… dit le pasteur en murmurant presque. Si vous souhaitez vous recueillir quelques instants à l’église, je veillerai à ce que personne ne vienne vous déranger.
Son invitation les incluait tous les deux, mais ce fut le bras de Joseph qu’il effleura de la main.
— Ayez confiance en Dieu, mon ami. Il connaît notre chemin pour l’avoir accompli pas à pas avant nous.
Joseph hésita.
— Selon vous, Herr Reisenburg avait-il d’autres amis ? Quelqu’un à qui je pourrais peut-être parler ?
Son interlocuteur fit une grimace de regret.
— Aucun que j’aie pu voir. Comme je le disais, il était très solitaire. Un seul gentleman a demandé après lui, en dehors de votre père, m’a-t-on dit, du moins, mais c’est tout.
— Qui était-ce ? s’enquit aussitôt Judith.
— Je crains de ne pas le savoir, répondit-il. C’était le même jour que votre père et, en toute franchise, je pense que c’était juste quelqu’un d’autre à qui il avait dû parler. Je suis navré.
Joseph avait trop de peine pour reprendre la parole. Mais il croyait avoir trouvé la source du document en la personne de Herr Reisenburg, d’autant que ce dernier l’avait lui aussi payé de sa vie. Désormais, il paraissait impossible que John Reavley se soit trompé sur l’importance du papier. Mais où se trouvait celui-ci, à présent, et qui était derrière tout cela ?
— Tu n’as pas la moindre idée de ce que pouvait contenir ce document ? demanda Judith lorsqu’ils se retrouvèrent dans la voiture, en reprenant la direction de la maison. Tu as dû y réfléchir.
— Oui, bien sûr, mais je l’ignore, répondit Joseph. Je ne me souviens pas avoir jamais entendu père faire allusion à Reisenburg.
— Moi non plus, concéda-t-elle. Mais à l’évidence ils se connaissaient et c’était vraiment important, sinon père ne serait pas allé à sa recherche, pendant que mère était en compagnie de Maude Channery. Pourquoi penses-tu que Reisenburg possédait le document ?
Elle négocia un long virage avec une adresse remarquable, mais Joseph se cramponna malgré lui à son siège.
— Tu crois qu’il l’aurait volé à quelqu’un ? ajouta-t-elle.
— Ça m’en a tout l’air, répondit-il.
Elle haussa les épaules.
— Et c’est pour cette raison qu’ils l’ont assassiné, sauf qu’il l’avait déjà donné à père… alors, ils l’ont tué lui aussi. Que vont-ils en faire, selon toi ? S’ils l’ont récupéré à ce moment-là, voilà quatre semaines, maintenant, pourquoi rien ne s’est-il donc passé ?
Sa voix s’estompa, puis :
— Ou alors il s’est passé quelque chose… et nous l’ignorons ?
Il aurait aimé pouvoir lui répondre, mais n’avait aucune idée de ce qu’était la vérité.
Elle attendait ; il le devinait à son port de tête, à la concentration qui se lisait sur son visage.
— Matthew pense qu’il y a peut-être deux exemplaires, dit-il posément. Le problème pour eux, c’est qu’il y en ait un en circulation, car il risque de tomber dans de mauvaises mains. C’est pourquoi ils cherchent encore.
Il fut saisi d’une crainte soudaine pour la vie de sa sœur.
— Pour l’amour de Dieu, Judith, sois prudente ! Si quiconque…
— Promis ! l’interrompit-elle. Ne te fais pas de bile, Joseph. Je vais très bien et pas question que ça change. Le document n’est pas dans la maison et ils le savent ! Bon sang, ils ont suffisamment fouillé ! Tu restes dormir, ce soir ? Et je ne te le demande pas parce que j’ai peur… c’est seulement pour bavarder avec toi, voilà tout.
Elle le gratifia d’un petit sourire doux et presque débonnaire, en évitant de le regarder.
— La plupart du temps, tu n’es pas vraiment comme père, mais parfois si.
— Merci, dit-il en masquant le mieux possible son émotion.
Mais il comprit qu’il ne pouvait rien ajouter. Il avait une boule dans la gorge et il dut se détourner pour se ressaisir, en regardant les champs interminables à flanc de colline.