Chapitre IV

Joseph se coula à nouveau dans ses habitudes d’enseignant et trouva que le vieux plaisir de l’érudition adoucissait un peu sa peine. La musique des mots rejetait le passé, en créant leur propre monde. Debout dans la salle de cours, il vit les visages graves devant lui, tous assombris par l’appréhension. Seul Sebastian avait manifesté sa crainte d’une guerre éventuelle en Europe, mais Joseph en retrouvait l’écho chez chacun d’eux. On avait signalé un aéroplane français en train d’effectuer des vols de reconnaissance au-dessus de l’Allemagne, on spéculait sur le type de réparations que l’Autriche-Hongrie allait exiger de la Serbie, et même sur les prochaines victimes d’assassinat.

Joseph s’était exprimé une ou deux fois sur le sujet en présence des autres étudiants. Hormis les comptes rendus journalistiques auxquels tout le monde avait accès, il n’en savait guère plus, mais puisque le doyen avait pris un court congé, il songea qu’il devait le remplacer et user de ses ressources spirituelles, nécessaires en la circonstance. Rien ne pouvait mieux répondre à la peur que le bon sens. Il n’y avait aucune raison de croire qu’un conflit impliquant l’Angleterre pouvait éclater. On n’allait pas demander à ces jeunes gens de se battre et peut-être de mourir.

Ils l’écoutèrent poliment, en attendant qu’il réponde à leur besoin d’être rassurés, et il devina dans leurs regards, dans leurs voix toujours tendues, que le vieux pouvoir du réconfort ne suffisait pas.

Le samedi soir, il passa chez Harry Beecher et trouva son collègue calé dans son fauteuil, en train de lire la dernière édition de l’Illustrated London News. Beecher leva les yeux et posa aussitôt le journal par terre. Joseph aperçut à l’envers la photographie d’une scène de théâtre.

Beecher y jeta un œil et sourit :

Eugène Onéguine, expliqua-t-il.

Joseph s’étonna :

— Ici ?

— Non, à Saint-Pétersbourg. Le monde est plus petit qu’on ne le croit, pas vrai ? Et Carmen.

Beecher désigna l’image en bas de la page.

— Mais, apparemment, on a remonté le Méphistophélès de Boito à Covent Garden et les critiques sont excellentes. Les ballets russes donnent Daphnis et Chloé à Drury Lane. Pas vraiment ma tasse de thé.

— La mienne non plus, admit Joseph en souriant à son tour. Que dirais-tu d’un sandwich ou d’une tourte avec un verre de cidre au Pickerel ?

C’était le plus ancien pub de Cambridge, situé dans la rue à quelques centaines de mètres à peine, de l’autre côté du Magdalene Bridge. Ils pourraient s’asseoir en terrasse à la tombée du jour et contempler la rivière, comme Samuel Pepys l’avait peut-être fait lorsqu’il étudiait là au XVIIe siècle.

— Bonne idée, accepta Beecher sur-le-champ, en se levant.

Son bureau offrait un joyeux désordre d’ouvrages disposés pêle-mêle. Il enseignait le latin, mais s’intéressait à la théologie. Joseph et lui avaient passé de nombreuses heures à énoncer hypothèse sur hypothèse sérieuse, passionnée ou drôle – sur la notion de sainteté. À quel moment, d’aide à la concentration, de réminiscence de la foi, devenait-elle objet de vénération, doté de pouvoirs miraculeux ?

Beecher prit sa veste sur le dossier du vieux fauteuil en cuir et suivit Joseph à l’extérieur. Quelques instants plus tard, ils sortirent dans St. John Street, avant d’emprunter le Magdalene Bridge.

La terrasse du Pickerel était bondée. Comme à l’accoutumée, des bachots voguaient au fil de l’eau et glissaient vers le pont, leur silhouette se découpant dans la pénombre lorsqu’ils passaient sous la voûte, pour disparaître ensuite au détour du courant.

Joseph commanda du cidre et de la tourte froide au gibier pour tous les deux, puis apporta le tout à une table et s’assit.

Beecher le contempla pendant un long moment.

— Est-ce que tu vas bien, Joseph ? lui demanda-t-il avec gentillesse. Si tu as encore besoin de temps, je peux te décharger d’une partie de tes cours. Franchement, je…

Joseph lui sourit.

— Je vais mieux en travaillant, merci.

Beecher l’observait toujours.

— Mais ? questionna-t-il.

— Ça se voit tant que ça ?

— Pour quelqu’un qui te connaît, oui.

Beecher but une longue gorgée de cidre, puis reposa le verre. Il n’insista pas pour obtenir une réponse. Ils étaient amis depuis leurs années d’études à Cambridge et avaient passé de nombreuses vacances à faire des randonnées dans le Park District ou le long de l’ancienne muraille romaine qui s’étendait, à travers le Northumberland et le Cumbria, de la mer du Nord à l’Atlantique. Ils avaient imaginé les légionnaires des Césars en garnison là-bas, lorsqu’elle constituait la frontière de l’Empire, chargée de le protéger des Barbares.

Ils avaient parcouru des kilomètres à pied, avaient dîné de pain croustillant et de fromage, en buvant du vin rouge bon marché. Et ils avaient parlé de tout et de rien, raconté des blagues interminables et partagé des fous rires.

Joseph se demanda s’il allait parler du complot de grande ampleur, que son père avait craint d’avoir découvert avant de mourir, mais Matthew et lui s’étaient mis d’accord pour ne rien dire, même à leurs plus proches amis.

— Je réfléchissais à l’horrible situation en Europe, reprit-il, et je me demandais quelle sorte d’avenir attendait les étudiants qui obtiendraient leur licence cette année. Un avenir plus sombre que le nôtre.

Il regarda son cidre qui pétillait sous la lumière ambrée déclinante.

— Quand j’ai eu mon diplôme, la guerre des Boers était finie et le monde s’enthousiasmait pour le siècle naissant. On avait l’impression que rien ne changerait, si ce n’est en mieux… une sagesse plus grande, des lois plus libérales, les voyages, un art nouveau.

Le visage légèrement penché de Beecher était grave.

— Le pouvoir change sans cesse de mains et le socialisme est une force montante que rien, selon moi, ne peut arrêter, continua Joseph.

— Je ne le pense pas non plus. Nous avançons vers une véritable époque de lumières ; même le vote des femmes deviendra un jour une réalité.

— Je songeais davantage à la crise des Balkans, précisa Joseph, tandis qu’il reprenait un morceau de tourte et parlait la bouche pleine. C’est ce qui inquiète bon nombre de nos étudiants.

Il pensait surtout à Sebastian, en fait.

— Je n’en imagine pas un seul rejoindre l’armée, dit Beecher avant d’avaler sa dernière bouchée. Et qu’importe si la situation s’envenime entre l’Autriche et la Serbie, c’est loin de chez nous, ça ne nous regarde pas. Les jeunes gens s’inquiètent toujours avant de quitter l’université et de faire leur entrée dans le monde.

Il sourit jusqu’aux oreilles.

— Malgré la compétition, on est en sécurité ici, et les distractions ne manquent pas. La faculté est un vivier d’idées auxquelles la plupart d’entre eux n’ont même jamais pensé, sans parler des premières tentations de la vie adulte… mais les seules véritables limites sont tes propres capacités. Tu peux obtenir ta licence avec mention, mais l’unique personne qui puisse t’empêcher de réussir, c’est toi. À l’extérieur, c’est différent. C’est un monde plus froid. Les meilleurs d’entre eux le savent.

— Laisse-les se tourmenter, Joseph. C’est ainsi qu’on devient adulte.

Joseph songea à nouveau au visage torturé de Sebastian contemplant avec tant d’intensité l’eau miroitante près du collège.

— Il ne s’inquiétait pas pour lui. Mais pour les conséquences d’une guerre en Europe sur la civilisation en général.

Beecher le gratifia d’un sourire bon enfant.

— Voilà ce qui arrive quand on passe trop de temps plongé dans les langues mortes, Joseph. Il y a toujours une sorte de tristesse ineffable à étudier une civilisation disparue qui a laissé quelques vestiges de sa beauté, surtout si elle fait partie de notre culture.

— Il pensait à l’anéantissement de notre langue et à la perte de la pensée qui nous est propre.

— Il ? reprit Beecher en haussant les sourcils. Tu as quelqu’un de particulier en tête ?

— Sebastian Allard.

Joseph avait à peine prononcé ce nom qu’il vit son ami se rembrunir.

— Il est plus circonspect que les autres, expliqua-t-il.

— Il possède une meilleure intelligence, admit Beecher, sans regarder Joseph.

— C’est encore plus profond que l’intelligence.

Joseph éprouva le besoin de se défendre et peut-être même de défendre Sebastian.

— On peut jouir d’un esprit brillant mais sans la délicatesse, la fougue, l’intuition…

Il n’y avait pas d’autres termes pour décrire ce qu’il sentait en Sebastian. Enseigner à un esprit comme le sien était le souhait de tout professeur.

— Tu le sais, voyons ! s’exclama-t-il avec plus de vigueur qu’il ne le souhaitait.

— Nous ne courrons pas le risque de disparaître comme Carthage ou l’Étrurie, répliqua Beecher dans un sourire moins marqué, cette fois. Les Barbares ne piaffent pas à nos portes. S’ils existent, alors ils sont ici, parmi nous.

— Je pense que nous sommes de taille à les tenir en échec, du moins la plupart du temps.

Joseph perçut une note douloureuse dans la voix de son compagnon, l’indice de quelque chose qu’il n’avait pas senti auparavant.

— Pas tout le temps ? s’enquit-il avec calme.

— Bien sûr que non, répondit Beecher, le regard posé au-delà de la tête de Joseph, inconscient de l’émotion qui envahissait son ami.

— Ce sont de jeunes esprits débordant d’énergie et de promesses, mais moralement indisciplinés, parfois. Ils sont à deux doigts de conquérir le monde et de se découvrir eux-mêmes. Ils jouissent du privilège des études dans l’une des meilleures écoles qui existent, avec pour enseignants – pardonne-moi l’immodestie – certains des meilleurs mentors de la langue anglaise. Ils vivent dans l’une des cultures les plus raffinées et les plus tolérantes d’Europe. Et ils ont l’intellect et l’ambition, le besoin et la fougue d’en faire quelque chose. Pour la plupart, en tout cas.

Il se tourna vers Joseph.

— C’est aussi notre travail de les civiliser. De leur apprendre la patience, la compassion, comment accepter l’échec aussi bien que le succès, ne pas condamner autrui, ne pas trop s’en vouloir à soi, mais continuer et recommencer, et faire comme si on n’avait pas souffert. Cela leur arrivera plusieurs fois dans la vie. Au besoin, il faut s’y habituer et remettre cela à sa juste place. C’est difficile, quand on est jeune. Ils sont très fiers et n’ont pas encore tout à fait le sens de la mesure.

— Mais ils ont du courage, s’empressa d’ajouter Joseph. Et se sentent fortement concernés !

Beecher regarda ses mains sur la table.

— Bien sûr. Seigneur, si les jeunes s’en moquent, il n’y a plus grand-chose à espérer du reste d’entre nous ! Mais ils sont encore égoïstes, parfois. Plus que tu ne veux le croire, selon moi.

— Je sais ! Mais c’est anodin, contra Joseph en se penchant un peu. Leur générosité se révèle tout aussi grande que leur idéalisme. Ils découvrent le monde et il compte plus que tout à leurs yeux ! À l’heure qu’il est, ils s’effraient d’être sur le point de le perdre.

Il ajouta, implorant presque :

— Que puis-je leur dire ? Comment rendre cette crainte supportable ?

— Tu ne peux pas, répondit Beecher en secouant la tête. Tu ne peux pas porter le monde sur tes épaules, au risque de te déchirer un muscle… et de le faire sans doute dégringoler. Laisse cette tâche au géant Atlas !

Il recula sa chaise et se leva.

— Tu veux un autre cidre ?

Sans attendre la réponse, il s’empara du verre de Joseph et du sien, puis s’éloigna.

Joseph entendait murmurer autour de lui, des gens qui trinquaient, quelques éclats de rire ici ou là, et il se sentit seul. Il ne s’était jamais rendu compte que Beecher n’aimait pas Sebastian. Ce n’étaient pas seulement ses paroles dédaigneuses, mais aussi la froideur de son visage lorsqu’il les prononçait qui le laissaient penser. Joseph eut l’impression d’être privé d’un réconfort qu’il avait espéré.

Il ne s’attarda pas ensuite, mais s’excusa et rejoignit lentement St. John dans la pénombre.

 

Joseph était fatigué mais ne dormit pas bien. Il se leva peu avant six heures et enfila ses vêtements de la veille, puis sortit et alla vers la rivière. C’était un matin sans un souffle d’air, et les arbres se découpaient, immobiles, sur le bleu du ciel. La lumière pâle et translucide était si intense que le moindre brin d’herbe brillait sous la rosée, et aucune ride ne troublait la surface miroitante de l’eau.

Il défit les amarres d’une des barques et grimpa à bord, détacha les rames et canota en passant devant Trinity, puis vers l’est, et sentit la chaleur sur son dos. Il s’attela à la tâche et rama en cadence. Le rythme l’apaisait et il prit de la vitesse jusqu’au Mathematical Bridge, avant de faire demi-tour. Son esprit était vide de toute pensée et il ressentait le simple plaisir physique de l’effort.

De retour chez lui, il se rasait torse nu, quand il entendit frapper avec insistance à sa porte. Pieds nus, il s’avança à pas feutrés et l’ouvrit à la volée.

Elwyn Allard se tenait sur le seuil, le visage crispé, une mèche lui barrant le sourcil, le poing droit fermé, prêt à tambouriner encore.

— Elwyn ! s’écria Joseph horrifié. Que s’est-il passé ? Entre.

Il recula pour le laisser passer.

— Tu as une mine affreuse. Qu’y a-t-il ?

Elwyn tremblait de tous ses membres. Il haletait et s’y reprit à deux fois avant de pouvoir parler.

— On a tiré sur Sebastian ! Il est mort ! J’en suis sûr ! Vous devez venir m’aider !

Joseph mit quelques instants avant de comprendre la signification de ses paroles.

— Aidez-moi ! implora Elwyn, appuyé contre le chambranle pour ne pas fléchir.

— Bien sûr !

Joseph prit son peignoir derrière la porte et oublia ses mules. Elwyn devait se tromper. Il n’était pas trop tard pour prêter assistance… Sebastian était sans doute souffrant, à moins que… quoi ? Elwyn avait dit qu’on avait tiré sur son frère. Les gens ne se tiraient pas dessus à Cambridge. Personne ne possédait d’arme à feu ! C’était impensable.

Il dévala l’escalier derrière Elwyn et traversa la cour silencieuse. Ils franchirent une autre porte et Elwyn se mit à gravir les marches, en vacillant un peu. Tout en haut, il obliqua à droite, puis se rua sur la seconde porte, en y flanquant un coup d’épaule comme s’il ne pouvait pas actionner la poignée, alors que sa main tentait de la saisir.

Joseph passa devant lui et l’ouvrit convenablement.

On avait écarté les rideaux et la scène baignait dans la lumière crue du soleil matinal. Sebastian était assis dans son fauteuil, légèrement penché en arrière. Près de lui, la table basse croulait sous les ouvrages, non pas étalés en vrac, mais soigneusement empilés, avec ici ou là un bout de papier marquant une page. Un livre était ouvert sur ses genoux et ses mains, fines mais solides, brunies par le soleil, reposaient mollement par-dessus. Sa tête inclinée présentait un visage calme, d’où la peur et la douleur étaient absentes. Ses yeux étaient clos, ses cheveux blonds à peine défaits. Il aurait pu dormir, si ce n’était la blessure écarlate sur sa tempe droite et le sang qui avait éclaboussé l’accoudoir ainsi que le plancher, depuis la plaie béante de l’autre côté du crâne. Elwyn avait raison. Avec une telle blessure, Sebastian devait être mort.

Joseph s’approcha du jeune homme, comme si un geste futile de secours était encore nécessaire. Puis il se figea, le froid envahissant son corps tandis qu’il contemplait, dans une consternation confinant à la nausée, la troisième personne qui avait compté pour lui, réduite à néant elle aussi. C’était comme s’il se réveillait d’un cauchemar pour sombrer dans un autre.

Il tendit la main et effleura la joue de Sebastian. Pas encore refroidie.

Elwyn eut un cri étouffé qui l’arracha à sa torpeur. Au prix d’un effort intense, il surmonta sa propre horreur et se tourna vers le garçon. Le teint terreux, la sueur perlant sur sa lèvre et ses sourcils, les yeux caverneux sous l’émotion. Il tremblait de tout son corps et haletait, en s’escrimant à recouvrer son calme.

— Tu ne peux plus rien faire, dit Joseph, surpris par le son paisible de sa voix dans le silence de la pièce.

Toujours personne en bas dans la cour, aucun bruit de pas dans l’escalier.

— Va chercher l’appariteur.

Elwyn ne bougea pas.

— Qui… qui a pu faire ça ? bredouilla-t-il, le souffle court. Qui… ?

Il s’interrompit, les yeux noyés de larmes.

— Je ne sais pas. Mais nous devons le trouver, répondit Joseph.

Il n’y avait aucune arme dans la main de Sebastian, pas plus que sur le sol, si elle lui avait glissé des doigts.

— Va chercher l’appariteur, répéta-t-il. Mais ne parle à personne.

Il jeta un regard autour de lui. Son esprit retrouvait un semblant de clarté. La pendule sur la cheminée indiquait sept heures moins trois. Ils se trouvaient au premier étage. Les fenêtres étaient fermées, chaque vitre intacte. Rien n’était forcé ou brisé, et la porte ne portait aucune trace d’effraction. Une horrible pensée trottait déjà dans la tête de Joseph : le meurtrier appartenait à la faculté, quelqu’un que Sebastian connaissait, et il avait dû le faire entrer.

— Oui, répondit Elwyn, docile. Oui…

Il tourna les talons et sortit d’un pas mal assuré, laissant la porte ouverte, puis Joseph l’entendit descendre les marches avec lourdeur et maladresse.

Il s’avança et ferma la porte, puis revint observer Sebastian. Celui-ci avait le visage tranquille mais semblait épuisé, comme s’il s’était enfin débarrassé d’un terrible fardeau et laissé engloutir par le sommeil. Quel qu’ait été son visiteur avec une arme au poing, Sebastian n’avait pas eu le temps de comprendre ce qu’il allait faire ou peut-être de croire qu’il ne plaisantait pas.

La peine paralysait encore trop Joseph pour qu’il laisse libre cours à sa colère. Son esprit ne pouvait l’accepter. Qui avait commis un tel acte ? Et pourquoi ?

Les jeunes gens étaient fougueux, leur vie commençait et ils voyaient tout en grand, avec une sensibilité plus aiguë : le premier amour, l’ambition au seuil de l’accomplissement, le triomphe et les peines de cœur à fleur de peau, le pouvoir illimité des rêves, l’esprit en plein essor goûtant le plaisir de l’envol. Des passions de toutes sortes trouvaient leur justification, mais la violence s’exprimait lors de rares échauffourées, quand l’un ou l’autre avait trop bu.

Or l’acte qui venait d’être commis revêtait une noirceur étrangère à tout ce que Joseph connaissait et aimait à Cambridge. Avec une force qui l’ébranla, il se rappela ce que Sebastian disait au sujet de la guerre. Comme si ces brèves paroles constituaient sa propre épitaphe.

La porte s’ouvrit derrière lui et il se tourna pour découvrir l’appariteur dans l’entrée, hirsute et la mine ravagée par l’effroi. Il lança un regard à Joseph, puis contempla Sebastian, et son visage blêmit. Il voulut parler mais manqua s’étrangler.

— Mitchell, voulez-vous fermer la porte de cette chambre à clé, je vous prie, et emmener M. Allard avec vous…

Joseph hocha la tête pour désigner Elwyn, en retrait de quelques pas sur le palier.

— … et faites-lui une tasse de thé bien chaude avec une bonne goutte de cognac. Occupez-vous de lui.

Il reprit son souffle du mieux qu’il put avant d’ajouter :

— Nous allons devoir prévenir la police, alors que personne ne monte ou descende cet escalier pour le moment. Voulez-vous demander aux jeunes gens qui passent par ici de garder leur chambre jusqu’à nouvel ordre ? Dites-leur qu’il y a eu un accident. Vous comprenez ?

— Oui, docteur Reavley… Je…

Mitchell était un brave homme, en service à St. John depuis plus de vingt ans et capable d’affronter la plupart des problèmes : depuis les rixes de jeunes gens éméchés jusqu’à l’étudiant jouant les matamores, resté coincé sur le toit, en passant par les foulures et fractures diverses des pensionnaires. Mais jusqu’ici, les pires forfaits s’étaient limités à un vol de quelques livres et une tricherie pendant un examen. Ce crime-là revêtait une nature bien différente, comme une intrusion extérieure dans son univers.

— Merci, dit Joseph, en s’avançant lui-même sur le palier.

Il regarda Elwyn, derrière le portier.

— Je vais aller voir le directeur et faire le nécessaire. Tu accompagnes Mitchell et tu restes avec lui.

— Oui… oui, répondit Elwyn d’une voix étouffée.

Et il demeura sans bouger, jusqu’à ce que le concierge ferme la porte à clé. Joseph le prit ensuite doucement par le bras pour l’obliger à se tourner, puis l’aida à descendre les marches, l’une après l’autre.

Une fois dehors, Joseph emprunta l’allée d’un bon pas pour rejoindre l’autre cour, plus petite et plus tranquille, avec son arbre élancé, planté sur la gauche. Tout au bout se dressait la grille en fer forgé menant au Fellows’Garden. À cette heure-là, elle serait fermée, comme à l’accoutumée. La résidence du directeur possédait deux portes, l’une donnant sur le jardin, l’autre sur cette cour.

Il passa à l’ombre, dans l’herbe encore humide, et se rappela soudain qu’il était pieds nus. Il n’avait même pas songé à regagner sa chambre pour enfiler ses mules. Trop tard… et cela n’avait plus d’importance, à présent.

Il frappa à la porte et se passa la main dans les cheveux pour les ramener en arrière, subitement conscient de son allure, au cas où Connie Thyer et non le directeur en personne lui ouvrirait.

Il dut frapper à deux reprises, avant d’entendre des pas. Puis la clé tourna dans la serrure et Aidan Thyer apparut devant lui en clignant des paupières.

— Seigneur, Reavley ! Savez-vous l’heure qu’il est ?

Son long visage pâle était encore embrumé par le sommeil, tandis que ses cheveux blonds retombaient sur son front. Il lorgna le peignoir de Joseph et ses pieds nus, puis releva aussitôt les yeux, une lueur de panique dans le regard.

— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Sebastian Allard a été abattu d’un coup d’arme à feu, répondit Joseph.

D’une certaine façon, les paroles transformaient le cauchemar en une écœurante réalité. À en croire la confusion de Thyer, le directeur n’avait pas saisi que Joseph suggérait autant la violence de l’esprit que celle de l’acte. Il n’avait pas employé le mot meurtre, mais c’était tout comme.

— C’est Elwyn qui est venu me l’annoncer, ajouta-t-il. Laissez-moi entrer, je vous prie.

— Oh ! fit Thyer, embarrassé, en se ressaisissant d’un coup. Oui, bien sûr. Désolé.

Il ouvrit la porte en grand et recula.

Joseph le suivit, soulagé de poser les pieds sur un tapis, après la pierre froide de l’allée.

— Venez dans le bureau, dit Thyer en le précédant.

Joseph ferma la porte et lui emboîta le pas. Il s’assit dans l’un des grands fauteuils, tandis que Thyer sortait une bouteille de la cave à liqueurs posée sur le buffet pour lui servir un grand verre de cognac qu’il lui tendit, avant de s’en octroyer un lui-même.

— Racontez-moi ce qui s’est passé, demanda-t-il. Où étaient-ils ?

Il jeta un œil sur la pendule en acajou qui trônait sur la cheminée. Il était sept heures et quart.

— Le pauvre Elwyn doit être dans un piteux état. Et les autres qui se trouvaient là ?

Il ferma les yeux un court instant.

— Pour l’amour du ciel, comment s’est-on débrouillé pour abattre quelqu’un ?

Joseph ne savait pas trop ce que le directeur pouvait s’imaginer : exercices de tir à la cible, une négligence tragique ?

— Dans sa chambre, répondit-il. Il a dû se lever tôt pour travailler. C’est… c’était l’un de mes meilleurs étudiants.

Il tenta de se contrôler.

— Il était assis, seul, hormis la personne qui lui a tiré dessus. Les fenêtres étaient fermées et la porte n’avait aucune trace d’effraction. On l’a abattu d’un seul coup de feu, sur le côté de la tête, mais l’arme a disparu.

Le visage de Thyer se contracta et ses mains se crispèrent sur les bras de son fauteuil. Il se redressa un peu.

— Qu’êtes-vous en train de dire, Joseph ?

Sans s’en rendre compte, il cédait à la familiarité.

— Qu’une tierce personne l’a abattu, puis s’en est allée, en emportant l’arme avec elle. Je ne vois pas d’autre explication.

Thyer resta immobile un certain temps. Joseph entendit un bruissement dans son dos et se tourna pour découvrir Connie, debout dans l’entrée de la pièce, ses cheveux sombres défaits et retombant sur ses épaules, vêtue d’un peignoir de satin pâle qui la couvrait du cou jusqu’aux pieds.

Les deux hommes se levèrent.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’une voix calme.

Sa figure trahissait l’inquiétude et la faisait paraître plus jeune et plus vulnérable que la jolie femme pleine d’assurance qu’elle était d’ordinaire. C’était la première fois que Joseph la surprenait autrement que dans son rôle principal d’épouse du directeur.

— Docteur Reavley, vous allez bien ? s’enquit-elle, anxieuse. Vous n’en avez pas l’air. Je crains que vous ne traversiez une période atroce.

Elle pénétra dans la pièce, sans se soucier de sa tenue qui n’allait guère pour recevoir de la visite.

— Si je suis indiscrète, dites-le-moi, je vous prie. Mais si je puis vous être d’une aide quelconque…

Joseph prit conscience de la chaleur qui émanait d’elle… pas seulement de la proximité physique, du léger parfum de sa chevelure et de sa peau, ou du glissement soyeux de l’étoffe quand elle se déplaçait, mais de la douceur de son visage, signifiant qu’elle comprenait sa souffrance.

— Merci, madame Thyer, dit Joseph dans une esquisse de sourire. J’ai bien peur qu’un événement affreux ait eu lieu. Je…

— Tu n’y peux rien, ma chère, intervint Thyer, en laissant à Joseph l’impression d’avoir été maladroit.

Et pourtant il n’y aucune raison d’épargner sa femme. Dans les heures qui suivraient, tout le monde serait forcément au courant à St. John.

— C’est absurde ! répliqua-t-elle brusquement. Il y a toujours quelque chose à faire, même si cela se borne à veiller à la bonne marche des dispositions domestiques. Que s’est-il donc passé ?

Le visage de Thyer se crispa.

— On a tué Sebastian Allard. À l’évidence, il ne peut s’agir d’un accident.

Il la regarda d’un air d’excuse, tandis qu’elle pâlissait sous ses yeux.

Joseph s’avança vers elle et manqua perdre l’équilibre en tendant les mains pour qu’elle ne chancelle pas, et il la sentit se cramponner à lui avec une force surprenante.

— Merci, docteur Reavley, dit-elle d’un ton très paisible en se ressaisissant presque aussitôt. Ça va aller. Mais c’est atroce. Vous connaissez le coupable ?

Thyer s’avança aussi vers elle mais ne la toucha pas.

— Non. C’est plutôt ce que Joseph attend de nous, j’imagine… que nous appelions la police ? N’est-ce pas ?

— On ne peut s’en dispenser, monsieur le directeur, répondit Joseph en baissant les mains. Et si vous voulez bien m’excuser, je dois aller voir ce que je peux faire pour Elwyn. Le doyen…

Il n’acheva pas sa phrase.

Thyer sortit dans le hall, où il y avait un téléphone sur un guéridon. Il décrocha le combiné et Joseph l’entendit demander à l’opératrice de lui passer le commissariat.

Le regard de Connie sonda celui de Joseph, comme pour y trouver la réponse à la crainte qu’il sentait déjà grandir en elle.

— Je… commença-t-il, avant de se rendre compte qu’il ne pouvait poursuivre.

Elle espérait qu’en sa qualité d’homme affirmant sa foi en Dieu il lui expliquerait d’une manière ou d’une autre ce qui au moins à lui paraissait logique. Les lieux communs dont les gens avaient fait usage à la mort d’Eleanor lui vinrent à l’esprit… la volonté de Dieu dépassait l’entendement humain, l’obéissance résidait dans l’acceptation. Autant de phrases dépourvues de sens à l’époque pour Joseph, et plus encore à présent, puisque l’acte de violence était délibéré et personnel.

— Je ne sais pas, admit-il.

Il lut la confusion sur le visage de Connie. Cela ne suffisait pas.

— Vous avez raison, enchaîna-t-il en s’efforçant de paraître sûr de lui. Nous devons accomplir les tâches ordinaires pour nous aider mutuellement. J’apprécie votre bon sens. Les étudiants de ce collège vont être bouleversés. Nous allons devoir garder notre sang-froid dans leur propre intérêt. La présence de la police procédant à des interrogatoires nous sera désagréable, mais nous devons l’affronter avec le plus de dignité possible.

La figure de Connie se détendit et elle eut un léger sourire.

— Bien entendu. Si nous devons subir une telle épreuve, je serai très heureuse que vous soyez là. Vous saisissez toujours l’essence même des choses. D’autres gens se bornent, semble-t-il, à en effleurer les contours.

Il était gêné. Elle voyait en lui plus qu’il ne s’y trouvait en réalité. Mais si cela la réconfortait, il n’allait pas céder à l’honnêteté et le nier à ses dépens à elle.

— C’est bien d’avoir quelque chose à faire, n’est-ce pas ? dit-elle avec une ironie désabusée. Comme vous faites preuve de sagesse ! Cela nous aidera au moins à traverser les pires moments avec une sorte de dignité. Je ferais mieux de m’habiller. J’imagine que la police sera là d’un instant à l’autre. Mon mari va avertir la famille de ce pauvre jeune homme, mais je devrai veiller à ce qu’elle soit logée ici à la faculté, au cas où elle le souhaiterait. Heureusement, à cette époque de l’année, les chambres sont légion.

« Nous voilà revenus au pratique et aux affaires domestiques. Je n’arrive pas savoir ce que je vais pouvoir dire à une femme dont le fils a été… assassiné !

Joseph songea à Mary Allard et au chagrin qui la rongerait. Nulle mère ne peut supporter la mort de son enfant, mais Mary avait aimé Sebastian avec une fierté farouche, obsessionnelle. Elle voyait en lui tout ce qui nourrissait sa propre ambition et ses propres rêves.

Il le comprenait aisément. Sebastian avait possédé une flamme spirituelle qui éclairait non seulement sa propre réflexion mais aussi celle des autres. Il avait touché leur existence, qu’ils le veuillent ou non. On ne pouvait croire que sa pensée n’existait plus. Comment Mary Allard parviendrait-elle jamais s’en accommoder ?

— Oui, dit-il en se tournant vers elle avec une intensité soudaine. Vous allez devoir vous occuper d’eux et ne pas être froissée ou désarçonnée si leur douleur venait à blesser autrui de manière involontaire. Parfois, quand on sombre dans son propre chagrin, on fustige ses semblables : la colère est momentanément plus facile à affronter.

C’était d’une atroce vérité, et pourtant il ne s’inspirait pas de ses propres sentiments : il usait des mêmes platitudes depuis des années. Il en avait honte, mais ne savait quoi dire d’autre. S’il donnait libre cours à ses sentiments, il accepterait que Connie puisse voir toute la rage et la confusion qui le taraudaient, et il ne pouvait se le permettre. Elle serait écœurée… et effrayée par une telle violence.

— Je sais, dit-elle avec un sourire très doux. Inutile de me le dire… ni de vous inquiéter à leur sujet.

Elle parlait comme s’il avait répondu à ses besoins.

— Merci.

Il lui fallait s’échapper avant de briser le charme.

— Oui… merci. Je dois voir ce que je peux faire d’autre.

Il s’excusa, puis s’en alla, toujours pieds nus, et se sentit à présent ridicule en plein jour. Il n’avait proposé aucune réponse émanant de sa foi. Il s’était borné à prodiguer des conseils de bon sens : s’occuper de ce qu’on pouvait. Faire quelque chose, à tout le moins.

Il passa sous le porche pour regagner sa propre cour. De retour de leur gymnastique matinale, deux étudiants le contemplèrent d’un œil amusé en riant sous cape. S’imaginaient-ils qu’il rentrait en pyjama d’un rendez-vous galant ? En d’autres circonstances, il aurait fait en sorte que ne subsiste plus en eux le moindre doute, mais en l’occurrence les mots lui faisaient défaut. C’était comme si deux réalités se retrouvaient en parallèle : l’une où la mort était violente et atroce, avec le goût du sang dans la gorge, des images flottant devant les yeux, même clos, et l’autre, où il avait simplement l’air grotesque, à se promener ainsi en peignoir.

Il n’osa pas s’adresser aux jeunes gens, par crainte de hurler l’horrible vérité. Il entendait sa propre voix dans sa tête, féroce et échappant à tout contrôle.

Il courut gauchement le long des derniers mètres le séparant de la porte, puis monta les marches quatre à quatre, en trébuchant, jusqu’à ce qu’il s’engouffre chez lui et referme sa porte avec brusquerie.

Il se tint debout sans bouger, en respirant bruyamment. Il devait se maîtriser. Il y avait des choses à accomplir, des tâches… cela aidait toujours. D’abord, il devait finir de se raser et se vêtir. Il devait recouvrer une allure respectable. Il se sentirait mieux. Et manger un morceau ! Mais son estomac et sa gorge étaient si noués qu’il ne pourrait rien avaler.

Il ôta son peignoir. Cambridge connaissait un été radieux et lui avait froid. Il pouvait respirer le sang et la peur, comme s’ils l’enveloppaient.

Il fit couler de l’eau chaude et se lava, puis s’observa dans le miroir : des yeux noirs qui le regardaient, au-dessus de pommettes saillantes ; un nez vigoureux, légèrement aquilin, et une bouche avec beaucoup de caractère. Sa chair paraissait grisâtre, même sous le duvet sombre de sa barbe à demi rasée. Son teint avait un aspect cireux.

Il eut beau procéder avec soin, il se coupa malgré tout. Il enfila une chemise propre et ses doigts malhabiles ne parvenaient pas à la boutonner.

Tout cela était absurde ! Les étudiants l’avaient imaginé revenant d’une escapade amoureuse. À cause de son allure ? Il croyait nager en plein cauchemar. Et pourtant Connie Thyer l’avait tellement marqué… par sa chaleur, son doux parfum, sa proximité. Comment pouvait-il même avoir de telles pensées ?

Parce qu’il souffrait d’une solitude flagrante, désespérée ! Il aurait donné n’importe quoi pour avoir Eleanor auprès de lui, la prendre dans ses bras et lui demander de le serrer fort, le soulager un peu de cette perte insupportable.

Ses parents étaient morts, broyés, renversés sur le bas-côté de la route, pour un document. Et à présent Sebastian, le cerveau détruit, éclaté par une balle.

Tout lui échappait, tout ce qui était bon, précieux, éclairait son existence et lui donnait un sens. Que lui restait-il qu’il puisse encore oser aimer ? Quand Dieu le broierait-il aussi pour le lui arracher ?

C’était la dernière fois qu’il laisserait faire une chose pareille. Plus jamais une telle douleur ! Il ne pouvait s’y résoudre.

Il savait par habitude que Dieu n’y était pour rien. Combien de fois l’avait-il expliqué à d’autres gens qui contenaient leur rage à cause d’un événement intolérable pour eux ?

Si, c’était de sa faute à Lui ! Il aurait pu faire quelque chose ! S’Il n’y pouvait rien, pourquoi était-Il Dieu ?

Et la voix glacée de la raison lui répondit : Dieu n’existe pas. Tu es seul.

C’était la pire des vérités : seul. Le mot lui-même exhalait la mort.

Il demeura figé quelques minutes, sans pensées cohérentes. La froideur disparut petit à petit. Il était trop en colère. Quelqu’un avait tué John et Alys Reavley, et il était incapable de trouver qui ni pourquoi.

Les souvenirs affluaient dans sa tête : il s’occupait paisiblement au jardin, John racontait ses blagues interminables, le parfum du muguet, Hannah brossant les cheveux d’Alys, le dîner dominical.

Il s’appuya au manteau de la cheminée et se mit à pleurer, abandonnant enfin toute retenue, pour libérer le chagrin qui le submergeait.

 

En milieu de matinée, il avait le visage encore terreux, mais se sentait rasséréné. Sa femme de chambre, une dame d’un certain âge, était passée, tremblante et éplorée, mais avait accompli sa tâche. La police était sur place, sous la férule d’un certain inspecteur Perth, un homme de taille tout juste moyenne, aux cheveux clairsemés et grisonnants, avec des dents de guingois, dont deux manquantes. Il s’exprimait calmement mais remuait sans cesse. Bien qu’il se montrât gentil avec les étudiants accablés et sérieusement ébranlés, il ne laissa aucune de ses questions sans réponse.

Dès qu’il découvrit que le doyen était parti en Italie, mais que Joseph était un pasteur ayant reçu l’ordination, Perth lui demanda de rester à sa portée.

— Y s’peut qu’vous m’soyez utile, dit-il dans un hochement de tête.

Il n’expliqua pas si c’était pour s’assurer de la franchise des étudiants ou pour les réconforter dans leur chagrin.

— Y semble que personne soit entré ou sorti pendant la nuit, dit Perth en fixant Joseph de ses yeux gris perçants.

Ils étaient seuls tous les deux dans le pavillon du gardien, Mitchell s’étant absenté pour faire une course.

— Aucune effraction. Mes hommes ont r’gardé partout. Désolé, révérend, mais j’crois bien que vot’ jeune M. Allard – le défunt, j’veux dire – a été abattu par quelqu’un qu’habite ici, à la faculté. Le médecin légiste devrait pouvoir nous dire à quelle heure, mais ça change rien pour c’qui est d’savoir qui pouvait être là-bas. Il était sorti du lit, habillé et assis en train d’étudier avec ses livres…

— Je lui ai touché la joue, interrompit Joseph. Quand je suis entré. Elle n’était pas froide… je veux dire, elle était… à peine fraîche.

Il tressaillit en se remémorant la scène. Cela se passait trois heures plus tôt. Sebastian devait être froid à présent… l’esprit, les rêves, et cette fougue qui le rendait unique… tout cela avait disparu dans… quoi ? Il connaissait la réponse attendue… mais aucune ardeur en lui ne la lui rendait certaine.

Perth hochait la tête, en se mordant la lèvre.

— Ça a l’air normal, m’sieur. J’crois qu’son meurtrier lui était pas étranger, d’après c’qu’on m’a dit. Vous l’connaissiez, révérend. Est-ce que c’était l’genre de jeune homme à laisser entrer un inconnu, à c’t’ heure-là – vers les cinq heures et demie – et pendant qu’il travaillait ?

— Non. C’était un étudiant très sérieux. Il n’aurait guère apprécié l’intrusion. Les gens ne se rendent pas chez les autres avant le petit déjeuner, sauf en cas d’urgence.

— C’est bien c’que j’me suis dit, approuva Perth. Et on a fouillé toute la chambre, l’arme y est pas. On va chercher dans tout l’collège, bien sûr. Il a pas l’air de s’être débattu. Pris par surprise, à c’qu’on peut en juger. C’était quelqu’un en qui il avait confiance.

Joseph avait pensé la même chose, mais jusqu’à présent ne l’avait pas formulé. C’était trop atroce.

Perth le dévisageait.

— J’ai causé à quelques-uns d’ces jeunes gens, m’sieur. J’leur ai demandé si quelqu’un avait entendu un coup d’feu, parce qu’y doit bien en avoir eu un. Un d’ces messieurs a bien entendu une détonation, mais il a pas prêté attention. Il a pensé que ça venait seul’ment d’la rue, une auto, p’t’êt’ bien, et y se rappelait plus d’ l’heure. Y s’est rendormi.

Perth mâchonnait sa lèvre.

— Et personne a la moindre idée pour c’qui est d’savoir pourquoi et comment ça s’est passé. Tout le monde a l’air surpris. Mais on en est qu’au début. Vous auriez pas eu vent d’une dispute avec lui ? D’la jalousie, p’t’êt’ bien ? C’était un beau brin d’gars. Intelligent avec ça, à c’qu’on en dit… un bon étudiant, l’un des meilleurs. Licence avec mention très bien, à c’qui paraît ?

L’inspecteur prenait soin de conserver un visage inexpressif.

— On ne tue pas les gens parce qu’ils vous font de l’ombre dans les études ! répliqua Joseph d’un ton par trop agacé.

Malgré lui, il se montrait grossier.

— Vraiment ? dit Perth comme si la question restait sans réponse.

Il s’assit sur le bord du bureau du gardien.

— Alors pourquoi qu’on tue des gens, révérend ? Des jeunes messieurs comme eux, avec tous les avantages du monde et toute leur vie d’vant eux…

Il désigna le siège en invitant Joseph à s’asseoir.

— Qu’est-ce qui pousserait l’un d’entre eux à prend’ une arme, puis à aller chez quelqu’un avant six heures du matin pour lui tirer une balle dans la tête ? Faut qu’y ait une fichue bonne raison, m’sieur.

Joseph sentit ses jambes flageoler et se laissa choir dans le fauteuil.

— Et ça s’est pas fait sur un coup d’tête, poursuivit Perth. Y a quelqu’un qui s’est levé tout spécialement, qu’a pris une arme, et y a pas eu de dispute, sinon M. Allard aurait pas été assis comme ça, tout détendu, sans qu’on ait déplacé le moindre livre.

Il s’interrompit et attendit, en observant Joseph d’un air curieux.

— Je ne sais pas.

Toute l’énormité de l’acte s’abattait si lourdement sur lui qu’il avait peine à respirer. Il se mit à passer en revue dans sa tête les étudiants les plus proches de Sebastian. Qui aurait-il pu laisser entrer à cette heure-là, en restant assis pour lui parler, plutôt que de se lever en lui enjoignant avec fermeté de revenir à une heure plus civilisée ? Elwyn, bien sûr. Et pourquoi Elwyn était-il passé le voir de si bonne heure ? Joseph ne le lui avait pas demandé, mais Perth s’en était sans doute chargé.

Nigel Eardslie. Sebastian et lui partageaient le même intérêt pour la poésie grecque. Eardslie était le meilleur linguiste des deux ; il possédait le vocabulaire, mais était moins sensible à la musique et au rythme de la langue, ainsi qu’à la subtilité de la culture. Ils travaillaient bien ensemble et tous deux y prenaient plaisir, souvent en publiant dans l’une des gazettes de la faculté. Si Eardslie s’était lui aussi levé tôt pour étudier et avait trouvé une phrase ou une expression particulièrement bien tournée, mais qu’il ne maîtrisait pas bien, il aurait dérangé Sebastian, mais pas à cette heure-là.

Toutefois Joseph n’en parlerait pas à Perth, pas encore, en tout cas.

Et il y avait Foubister et Morel, eux-mêmes bons amis, qui jouaient souvent en double au tennis avec Peter Rattray et Sebastian. Rattray aimait débattre, et Sebastian et lui avaient participé à nombre de discussions nocturnes pour leur plus grande satisfaction mutuelle. Bien que cela ne semblât pas une raison suffisante pour rendre visite à quelqu’un de si bonne heure.

Qui d’autre ? Une demi-douzaine d’étudiants lui vinrent à l’esprit, qui tous se trouvaient encore au collège pour une raison quelconque, mais il ne pouvait les imaginer avoir ne fût-ce que des idées violentes, encore moins les appliquer.

Perth le regardait, ne demandant pas mieux que d’attendre, aussi patient qu’un chat devant un trou de souris.

— Je n’en ai aucune idée, répéta Joseph, impuissant, conscient que Perth n’ignorait rien de sa manœuvre dilatoire.

Comment un homme éduqué pour réconforter autrui sur un plan spirituel, vivant et travaillant avec un groupe d’étudiants, avait pu ne rien voir d’une passion intense au point de s’achever par un meurtre ? Une telle épouvante ou une telle haine ne surgissaient pas d’un seul coup en une journée. Comment diable n’avait-il rien découvert ?

— Ça fait combien d’temps qu’vous êtes ici, révérend ? s’enquit l’inspecteur.

Joseph se sentit rougir, et cette chaleur subite lui fut pénible.

— Voilà un peu plus d’un an.

Il avait dû percevoir cette animosité, mais refusé de l’admettre. C’était stupide et ça ne servait à rien !

— Et vous étiez le professeur de M. Sebastian Allard ? Et à propos d’son frère, M. Elwyn ? Il était aussi votre élève ?

— Pendant un certain temps, en latin. Il a abandonné.

— Pourquoi ?

— Il trouvait la matière difficile et pensait que ce n’était pas indispensable à sa carrière. Il avait raison.

— Il n’était donc pas aussi intelligent qu’son aîné ?

— Peu d’étudiants le sont. Sebastian était remarquablement doué. Il aurait…

Les mots lui restaient dans la gorge. Sans prévenir, la réalité de la mort le submergea à nouveau. Tout l’avenir prometteur qu’il envisageait pour Sebastian avait disparu. Il lui fallut quelques instants pour se ressaisir et reprendre la parole.

— Une carrière formidable l’attendait, acheva-t-il.

— Dans quelle branche ? interrogea Perth en haussant les sourcils.

— Pratiquement tout ce qu’il souhaitait.

— Maître d’école ? Prêtre ?

— Poète, philosophe. Entrer au gouvernement, s’il le désirait.

— Au gouvernement ? En étudiant les langues mortes ?

Perth était pour le moins confus.

— Beaucoup de nos grands dirigeants ont commencé par des études classiques, expliqua Joseph. M. Gladstone en est l’exemple le plus manifeste.

— Ma foi, j’en savais fichtre rien ! s’exclama l’inspecteur pour qui pareille nouvelle dépassait l’entendement.

— Vous ne comprenez pas, enchaîna Joseph. À l’université, il y a toujours des gens plus brillants que vous. Si vous l’ignorez en vous inscrivant, vous l’apprenez certes bien assez tôt. Chaque étudiant d’ici possède un talent et un intellect suffisants pour réussir, s’il travaille. Je ne connais personne d’assez fou qui puisse éprouver davantage qu’une jalousie momentanée pour un esprit supérieur.

Il affirma cela avec une certitude absolue et ce fut seulement en regardant Perth qu’il comprit combien son discours avait des accents condescendants, mais c’était trop tard pour se rétracter.

— Vous avez donc rien r’marqué ? observa l’inspecteur.

Impossible de savoir s’il y croyait ou ce qu’il pensait d’un professeur doublé d’un pasteur qui puisse être aussi aveugle.

Joseph eut l’impression d’être un jeune étudiant fustigé pour une erreur stupide.

— Rien de plus qu’une certaine morgue, une mise à l’écart passagère, selon moi, se défendit-il. Les jeunes gens sont émotifs, impulsifs parfois… Les examens…

Il s’interrompit, ne sachant quoi ajouter. On ne pouvait combler le gouffre entre un étudiant de Cambridge et un policier. Comment Perth pouvait-il donc comprendre les passions et les rêves de jeunes gens issus des classes privilégiées et, dans la plupart des cas, jouissant d’une certaine aisance, des hommes dont les capacités universitaires étaient assez imposantes pour leur valoir une place ici ? Il devait provenir d’un foyer ordinaire, où l’éducation était un luxe, où l’argent devait souvent manquer, et où la nécessité devait constamment accompagner le travail.

Il sentit comme un souffle glacé l’envahir : la crainte que Perth ne parvienne inévitablement à des conclusions erronées sur ces étudiants, en interprétant mal ce qu’ils disaient et faisaient, confondant les motivations et accusant l’innocence. Et les dégâts se révéleraient irréparables.

Puis l’instant d’après, sa propre arrogance lui sauta aux yeux. Il appartenait au même monde, il les connaissait depuis au moins un an, les avait vus presque chaque jour de l’année universitaire et n’avait pas soupçonné la moindre haine en train de grandir peu à peu, jusqu’à exploser en une violence fatale.

Certains signes avaient dû se manifester ; il les avait ignorés, interprétés à tort comme inoffensifs, en jugeant mal leur portée. Il aurait aimé qualifier son attitude de charitable, mais elle ne l’était pas. Au mieux, un tel aveuglement se résumait à de la stupidité ; au pire, à de la lâcheté morale.

— Si je puis vous aider, bien entendu, je le ferai, reprit-il avec un regain d’humilité. Je… je suis… si bouleversé.

— Bien sûr, m’sieur, répondit Perth avec une bienveillance surprenante. Tout le monde est sous l’choc. Personne s’attend à une chose pareille. Dites-moi seulement si y a quelque chose qui vous r’vient ou si vous voyez quoi que ce soit maintenant. Et je doute pas que vous ferez vot’ possible pour aider ces jeunes messieurs. Certains ont l’air en piteux état.

— Oui, naturellement. Y a-t-il… ?

— Rien, m’sieur, lui assura l’inspecteur.

Joseph le remercia et prit congé, en sortant dans la lumière éblouissante de la cour.

Il tomba presque aussitôt sur Lucian Foubister, le visage pâle, les cheveux noirs dressés sur la tête, comme s’il n’avait cessé d’y passer la main.

— Docteur Reavley ! lâcha-t-il dans un souffle. Ils croient que le coupable est parmi nous. C’est impossible. Quelqu’un d’autre a dû…

Il s’arrêta net devant Joseph en lui barrant le passage. Il ignorait comment demander de l’aide, mais son regard trahissait le désarroi. C’était un jeune gars du Nord, des environs de Manchester, habitué aux rangées de petites maisons de briques rouges, accolées les unes aux autres. Le monde de Cambridge avec sa beauté ancestrale l’avait stupéfié et changé à jamais. Il ne pourrait jamais en faire partie, pas plus qu’il ne pourrait retourner à son existence passée. Aujourd’hui, il paraissait plus jeune que ses vingt-deux ans et plus mince que Joseph en avait souvenance.

— Il semble que ce soit le cas, dit ce dernier avec douceur. Nous finirons peut-être par trouver une autre réponse, mais personne n’a pénétré par effraction et Sebastian était calmement assis dans son fauteuil, ce qui laisse supposer que son visiteur, quel qu’il fût, ne l’a pas effrayé.

— Alors, il doit s’agir d’un accident, reprit Foubister, la voix entrecoupée. Et… le fautif a trop peur pour l’admettre. Je ne peux pas lui en vouloir, en fait. Mais il le dira quand il se rendra compte que la police songe à un meurtre.

C’était une explication à laquelle Joseph brûlait d’envie de croire. Quiconque avait commis un tel acte serait anéanti. S’enfuir équivalait à de la couardise et trahissait la honte, mais c’était toujours mieux que de passer pour un assassin. Ce qui signifierait que la haine n’avait pas échappé à Joseph. Il n’y en avait pas eu.

— J’espère que c’est vrai, répondit-il en posant une main sur le bras de Foubister. Attendez de voir ce qui se passe. Et ne cédez pas au jugement trop hâtif.

Joseph le regarda s’éloigner à la hâte. Il savait que le jeune homme se rendait tout droit chez son ami Morel.

 

Gerald et Mary Allard arrivèrent avant midi. Ils venaient de Haslingfield, à environ sept kilomètres au sud-ouest seulement. Le premier choc de la nouvelle avait dû les atteindre après le petit déjeuner, en les laissant sans doute trop stupéfaits pour réagir sur-le-champ. Il y avait peut-être des gens à prévenir, un médecin ou un prêtre, et d’autres membres de la famille.

Joseph appréhendait leur rencontre. Il savait que le chagrin de Mary serait insurmontable. Elle ressentirait toute la rage dévorante et contenue qu’il éprouvait. Les paroles de réconfort, qu’elle lui avait prodiguées avec tant de sincérité aux obsèques de ses parents, ne signifieraient rien, lorsqu’il les lui répéterait, de même qu’elles n’avaient rien signifié pour lui à ce moment-là.

Comme il craignait l’entrevue, il alla les affronter sitôt que leur automobile s’arrêta à la grille de St. John Street. Il vit Mitchell les conduire à la résidence du directeur. Joseph les accueillit à une dizaine de mètres du perron. Mary était vêtue de noir, le bas de sa jupe maculé de poussière, coiffée d’un large chapeau qui assombrissait son visage déjà voilé. À ses côtés, Gerald avait l’air d’un homme luttant pour tenir debout, le lendemain d’une soirée par trop arrosée. Il avait une mine de papier mâché, les yeux injectés de sang. Il mit quelques instants à reconnaître Joseph, puis avança vers lui d’une démarche un peu titubante et parut oublier momentanément son épouse.

— Reavley ! Grâce à Dieu, vous êtes là ! Que s’est-il passé ? Je ne comprends pas… ça n’a pas de sens ! Personne n’aurait…

Il s’interrompit, désarmé, ne sachant ce qu’il voulait dire d’autre. Il avait besoin d’aide, de toute personne qui lui dirait que ce n’était pas vrai et le soulagerait d’un chagrin qu’il ne pouvait endurer.

Joseph saisit la main de Gerald et immobilisa son autre bras, en supportant une partie de son poids, comme il chancelait.

— Nous ignorons ce qui s’est passé, dit-il avec fermeté. Ça semble avoir eu lieu autour de cinq heures et demie du matin, et je puis uniquement affirmer pour l’instant que ce fut très bref, une poignée de secondes à peine. Il n’a pas souffert.

Mary se trouvait devant lui, ses yeux noirs flamboyant sous son voile.

— Cela est-il censé me réconforter ? répliqua-t-elle d’une voix rauque. Il est mort ! Sebastian est mort !

Sa passion était trop brutale pour toucher Joseph et pourtant il se tenait là au beau milieu de la cour, sous le soleil de juillet, en train d’essayer de trouver des mots plus profonds que le simple aveu de sa propre inutilité. Que devenait la ferveur de sa foi lorsqu’il en avait besoin ? N’importe qui pouvait croire en Dieu, par un paisible dimanche, assis sur un banc d’église, quand ses jours n’étaient pas en péril. La foi n’est réelle que lorsque rien ne fait barrage entre soi et l’abîme, un fil invisible assez solide pour soutenir le monde.

— Je sais qu’il est mort, Mary, répondit-il. Je ne peux vous dire pourquoi ou comment. J’ignore qui est le responsable, ni même si le geste était volontaire. Il se peut que nous découvrions tout, hormis le mobile, mais cela prendra du temps.

— C’est le mobile qui m’intéresse ! Pourquoi Sebastian ? Il était… magnifique !

Il comprit qu’elle faisait allusion non seulement à la beauté de son visage, mais aussi à son esprit brillant, à ses rêves ardents.

— Certes, admit-il.

— Alors pourquoi votre Dieu a-t-il laissé un stupide et inutile…

Aucun mot n’était assez puissant pour traduire sa rancœur.

— Le détruire ? explosa-t-elle. Dites-moi pourquoi, révérend Reavley !

— Je ne sais pas. Me croyez-vous capable de vous fournir une réponse ? Je suis tout aussi humain que vous, avec le même désir de comprendre la foi, en avançant en toute confiance, non pas…

— Confiance en quoi ? reprit Mary en cinglant l’air de sa main fine, gantée de noir. En un Dieu qui me prend tout et laisse le mal détruire le bien ?

— Rien ne détruit le bien, dit-il, en s’interrogeant sur son affirmation. Si le bien n’était jamais menacé, voire vaincu parfois, alors il n’existerait pas, parce qu’il s’apparenterait ni plus ni moins à la sagesse, l’intérêt personnel. Si…

Elle se détourna de lui, impatiente, en retirant son bras, comme s’il le lui avait tenu, et traversa la pelouse à grands pas pour rejoindre Connie Thyer, laquelle se tenait debout à l’entrée de la maison.

— Je suis désolé, marmonna Gerald, impuissant. Elle prend cela… je… je… vraiment, je…

— Ne vous inquiétez pas, dit Joseph en coupant court à son bredouillage embarrassé. Je comprends. Allez donc la rejoindre. Elle a besoin de vous.

— Non, elle n’a pas besoin de moi, répondit Gerald avec une amertume aussi subite qu’inattendue.

Puis il se reprit, rougit et s’éloigna dans le sillage de son épouse.

Joseph repartit en direction de la première cour et y parvenait presque lorsqu’il aperçut une seconde femme, également voilée et de noir vêtue. À l’évidence, elle était perdue et hésitait à passer sous le porche. À en croire la grâce de sa posture, elle paraissait jeune, bien qu’elle témoignât d’une dignité et d’une assurance naturelles laissant supposer qu’en d’autres circonstances elle eût fait preuve d’une grande maîtrise d’elle-même.

— Puis-je vous aider ? s’enquit-il, surpris de la voir.

Il ne comprenait pas ce qu’elle faisait là, à St. John, ni pourquoi Mitchell l’avait même laissée entrer.

Elle s’avança, soulagée.

— Merci. C’est fort gentil à vous, monsieur… ?

— Révérend Joseph Reavley, se présenta-t-il. Vous semblez chercher votre chemin. Où désirez-vous aller ?

— Chez le directeur, dit-elle. Je crois qu’il s’appelle M. Aidan Thyer, c’est bien cela ?

— Oui, mais je crains qu’il soit occupé pour l’instant et sans doute le sera-t-il un certain temps encore. Un événement inopiné est venu bouleverser les activités de chacun.

Inutile de lui parler de la tragédie.

— Je lui transmettrai votre message lorsqu’il sera libre, et peut-être pouvez-vous prendre rendez-vous à un autre moment ?

Elle se redressa de plus belle.

— Je suis au courant, monsieur Reavley. Vous faites allusion au décès de Sebastian Allard. Je m’appelle Regina Coopersmith. J’étais sa fiancée.

Joseph la dévisagea comme si elle s’était exprimée en une langue étrangère. Comment Sebastian, l’idéaliste passionné, l’érudit dont l’esprit était bercé par la musique du langage, avait-il pu tomber amoureux et s’engager dans la voie du mariage sans même jamais en faire mention ?

Il continua à regarder Regina, sachant qu’il devait lui témoigner quelque compassion, mais son cerveau refusait d’accepter ce qu’elle avait dit.

— Navré, Miss Coopersmith, dit-il avec maladresse. Je ne savais pas.

Il se devait d’ajouter quelque chose. Cette jeune femme qui gardait un aplomb de façade avait perdu l’homme qu’elle aimait dans des circonstances atroces.

— Je compatis de tout cœur à votre chagrin.

Il savait ce que l’on ressentait face à ce gouffre de solitude que l’on devait affronter subitement, sans y être préparé. On croyait tout posséder et un beau jour il ne restait plus rien.

— Merci, dit-elle avec l’ombre d’un sourire.

— Puis-je vous accompagner chez le directeur ? C’est par là. Je suppose que le gardien a vos bagages ?

— Oui, merci. Ce serait des plus courtois de votre part.

Joseph tourna les talons et emprunta de nouveau l’allée baignée de soleil avec la jeune femme. Il l’observa de biais. Sa voilette ne masquait qu’une partie de son visage et laissait découverts sa bouche et son menton. Ses traits étaient marqués, plus agréables que véritablement jolis. Elle possédait une certaine dignité, de la détermination, mais ce n’était pas le visage de la passion. En quoi avait-elle éveillé l’amour chez Sebastian ? Pouvait-elle représenter le choix de Mary Allard pour son fils, plutôt que celui de ce dernier ? Peut-être avait-elle de l’argent et de bonnes relations dans les familles du comté ? Elle aurait apporté à Sebastian la sécurité et le cadre nécessaires à une carrière dans la poésie ou la philosophie, que celles-ci n’auraient peut-être pas pu lui fournir d’emblée.

À moins qu’il existât des facettes entières de la nature de Sebastian totalement insoupçonnées de Joseph.

Le soleil de midi était brûlant et projetait des ombres bien découpées, telles les réalités acérées de la connaissance.