Chapitre VI

À quelques kilomètres de là, à Cambridge, le dimanche se révélait tout aussi calme et désolant. Le tonnerre menaça toute la matinée et, dans l’après-midi, gronda à l’ouest en se chargeant de pluies torrentielles. Joseph resta seul le plus clair de la journée. Comme les autres, il se rendit à la chapelle à onze heures et noya toute pensée dans la musique, pendant une heure. Il prit son déjeuner au réfectoire qui, en dépit de sa magnificence, rendait claustrophobe à cause de la chaleur et du temps accablant au-dehors. Au prix d’un effort, il discuta à bâtons rompus avec Harry Beecher qui s’enthousiasmait pour les dernières découvertes des égyptologues. Il rentra ensuite lire chez lui. L’Illustrated London News était posé sur la table de son bureau et il jeta un coup d’œil à la rubrique « Arts et spectacles », en évitant l’actualité, dominée par les images des obsèques du grand homme d’État Joseph Chamberlain. Il n’avait aucun désir de regarder des photographies de personnes endeuillées.

Il envisagea de lire la Bible, mais préféra se perdre dans la splendeur familière de L’Enfer de Dante. Son imagerie se révélait si puissante qu’elle le transportait hors du présent, de même que sa sagesse était pour l’instant assez intemporelle pour l’arracher à son chagrin et à sa confusion.

C’était infiniment juste : les châtiments pour les péchés n’étaient pas jugés de l’extérieur, décidés par une puissance suprême, mais étaient les péchés eux-mêmes, perpétués pour l’éternité, dépourvus des masques qui les avaient jadis rendus séduisants. Ceux qui cédaient aux tempêtes égoïstes de la passion, sans se soucier de ce qu’elles coûteraient à autrui, se retrouvaient désormais battus et tourmentés par des vents incessants, forcés de se lever contre eux sans répit. Et ainsi de suite, en des cycles successifs, les péchés de complaisance qui blessaient l’individu, les péchés de colère qui blessaient autrui, jusqu’à la trahison et la corruption de l’esprit qui dégradaient toute l’humanité. Cela procédait d’une logique universelle.

Et néanmoins, songea Joseph, la beauté était là. Le Christ marchait toujours « sur les eaux du Styx sans se mouiller les pieds ».

Si l’inspecteur Perth travaillait, Joseph ne le vit pas ce jour-là. Pas plus qu’Aidan Thyer ou tout autre membre de la famille Allard.

Matthew passa le voir brièvement en rentrant à Londres, juste pour lui dire combien la mort de Sebastian l’attristait. Il se montra gentil, compatissant.

— C’est affreux, dit-il, laconique, en s’asseyant dans l’appartement de Joseph, comme le jour déclinait. Je suis réellement désolé.

Des milliers de mots tournoyaient dans la tête de Joseph, mais aucun ne paraissait important, et il en faudrait sans doute davantage pour le réconforter. Il demeura silencieux, simplement heureux de la présence de Matthew.

Le lundi se révéla différent, toutefois. C’était le 13 juillet. La veille, le Premier ministre avait, semblait-il, donné une longue allocution sur l’inefficacité des méthodes du recrutement de l’armée alors en vigueur. Un rappel cinglant et fâcheux : si la situation des Balkans n’était pas résolue et que la guerre éclatait, la Grande-Bretagne se verrait donc dans l’incapacité de se défendre.

Aux yeux de Joseph, la présence de Perth à St. John était une préoccupation plus immédiate. L’inspecteur se déplaçait discrètement, interrogeant les gens à tour de rôle. Joseph l’aperçut ici et là, laissant toujours dans son sillage un groupe de jeunes gens vivement troublés.

— Je déteste ça ! lâcha Elwyn en croisant Joseph dans la cour.

Elwyn était agité, comme ballotté de toutes parts, essayant d’aider tout le monde, alors qu’il souhaitait désespérément se retrouver seul avec son propre chagrin. Il contempla la silhouette de Perth qui s’éloignait.

— Il a l’air de penser que le coupable est l’un d’entre nous ! Mère le surveille comme un faucon. Elle le croit capable de fournir une réponse d’une minute à l’autre. Mais, pourtant, cela ne ressusciterait pas Sebastian.

Il baissa les yeux.

— Et c’est la seule chose qui la rendrait heureuse.

Joseph devinait dans le visage du jeune homme ce qu’il ne disait pas : Mary Allard folle de douleur, fustigeant tout le monde de ses propos, sans se rendre compte du mal qu’elle causait à son autre fils, tandis que Gerald n’avait que de vaines phrases de réconfort qui ne faisaient que décupler la rage de sa femme, et, pour finir, Elwyn qui tentait à tout prix d’adopter l’attitude qu’on attendait de lui.

— Je sais que c’est pénible, répondit Joseph. As-tu envie de t’éloigner un peu de la faculté pendant un moment ? Faire une balade en ville ? J’ai besoin de nouvelles chaussettes. J’en ai laissé à la maison.

Elwyn écarquilla les yeux.

— Oh, mon Dieu ! J’ai oublié pour vos parents. Je suis terriblement désolé

Joseph sourit.

— Ne t’inquiète pas. Moi-même, j’oublie parfois. Une promenade, ça te dit ?

— Oui, monsieur. Volontiers. En fait, il me faut certains livres. J’irai chez Heffer. Vous pouvez tenter votre chance chez Eaden Lilley. C’est quasiment la meilleure mercerie des environs.

Il faisait beau et frais après la pluie et, dans la circulation du lundi matin, une demi-douzaine d’automobiles se mêlaient aux camionnettes, camions et charrettes. Cyclistes et piétons louvoyaient entre les véhicules avec une habilité consommée. C’était plus calme qu’en période de cours, en raison de l’absence des habituelles silhouettes en toge.

— S’ils ne trouvent aucun coupable, que se passera-t-il ? s’enquit Elwyn dès qu’ils purent converser et s’entendre dans le brouhaha.

— Je suppose qu’ils abandonneront, répondit Joseph.

Il jeta un coup d’œil à son compagnon et lut l’anxiété sur sa figure.

— Mais ils trouveront.

Joseph n’avait pas sitôt prononcé ces paroles qu’il comprit son erreur. Il vit l’atroce souffrance d’Elwyn. Il s’arrêta sur le trottoir, prit le bras du jeune homme pour qu’il s’arrête lui aussi.

— Sais-tu quelque chose ? questionna-t-il brusquement. As-tu peur de le dire, au cas où cela fournirait à quiconque un mobile pour avoir tué Sebastian ?

— Non, je ne sais rien ! rétorqua Elwyn, le visage en feu et les yeux brillante. Sebastian n’était pas aussi parfait que maman le pense, mais c’était foncièrement quelqu’un de bien. Vous le savez ! Bien sûr, il disait des bêtises parfois et pouvait vous réduire en miettes avec ses mots, mais comme beaucoup de gens. Il faut bien vivre avec. C’est comme exceller en aviron ou en boxe… ou je ne sais quel domaine. Tantôt on gagne et tantôt on perd. Même ceux qui n’appréciaient guère Sebastian ne le détestaient pas !

L’émotion le subjuguait.

— J’aurais préféré… j’aurais préféré qu’ils n’aient pas eu à faire ça !

— Moi aussi, approuva Joseph avec sincérité. Peut-être va-t-on découvrir qu’il s’agissait d’un accident plutôt que d’un acte délibéré.

Elwyn ne lui fit pas grâce d’une réponse et préféra changer de sujet :

— Pensez-vous qu’il va y avoir la guerre, monsieur ? demanda-t-il en reprenant la marche.

Joseph songea aux paroles du Premier ministre dans le journal.

— Il nous faut une armée, que la guerre éclate ou non, dit-il avec bon sens. Et la mutinerie dans le Curragh a révélé quelques faiblesses.

— Et comment ! dit Elwyn en fourrant les mains dans ses poches, les épaules tendues.

Il était plus carré, plus musclé que Sebastian, mais ses cheveux blonds et son teint hâlé n’étaient pas sans évoquer son frère.

— Il est allé en Allemagne au printemps, vous savez ? poursuivit-il.

— Sebastian ? fit Joseph, surpris. Non, je l’ignorais. Il n’y a jamais fait allusion.

Elwyn lui lança un bref regard, ravi d’avoir été le premier au courant.

— Il a adoré le pays, dit-il avec un petit sourire. Il avait l’intention d’y retourner dès que possible. Il étudiait Schiller à ses heures perdues. Et Goethe, bien sûr. Selon lui, il fallait être barbare pour ne pas aimer la musique ! Dans toute l’histoire de l’humanité, un seul Beethoven a vu le jour.

— Je savais qu’il avait peur, bien entendu, lui répondit Joseph. Nous en avions parlé l’autre jour.

— Il s’inquiétait, vous voulez dire… il n’avait pas peur ! Sebastian n’était pas un lâche !

— Je le sais, s’empressa de répliquer Joseph avec franchise. Je voulais dire qu’il craignait que la beauté qu’il appréciait soit détruite, mais il n’avait pas peur pour lui.

— Oh… fit Elwyn en recouvrant son calme.

Dans ce simple accès d’humeur, Joseph discerna toute la ferveur de Mary, sa fierté et sa fragilité, son identification à ses fils, surtout l’aîné.

— Oui, bien sûr, ajouta Elwyn. Je suis navré.

Joseph lui sourit.

— N’y pense plus. Et ne passe pas ton temps à essayer d’imaginer qui haïssait Sebastian ou pourquoi on le détestait. Laisse faire l’inspecteur Perth. Occupe-toi de toi… et de ta mère.

— C’est ce que je fais. Du mieux possible.

— Je sais.

Elwyn hocha la tête avec tristesse.

— Au revoir, monsieur.

Il se dirigea vers la librairie et laissa Joseph continuer son chemin vers le grand magasin, en quête de chaussettes.

Une fois à l’intérieur, il navigua entre les tables et les étagères dressées jusqu’au plafond. Il en ressortait avec ses achats, lorsqu’il manqua heurter Edgar Morel.

Ce dernier eut l’air gêné.

— Désolé, monsieur, s’excusa-t-il, en s’écartant. Je… j’étais dans la lune.

— Tout le monde est bouleversé, affirma Joseph.

Et il allait s’éloigner quand il comprit que Morel le regardait toujours.

Une jeune femme passa devant eux. Elle portait une robe marine et blanc, les cheveux remontés sous un chapeau de paille. Elle hésita un instant, en souriant à Morel. Il s’empourpra, sembla sur le point de dire quelque chose, puis détourna le regard. Elle se ravisa et pressa le pas.

— J’espère ne pas l’avoir fait fuir, commenta Joseph.

— Non ! se défendit Morel un peu trop vivement. Elle… était plus l’amie de Sebastian que la mienne. Je suppose qu’elle voulait juste présenter ses condoléances.

Joseph songea qu’on était loin de la vérité. Elle avait dévisagé Morel avec une certaine insistance.

— Est-ce que Sebastian la connaissait bien ? s’enquit-il.

Elle avait paru séduisante, sans doute âgée d’un peu moins de vingt ans, et avait une démarche gracieuse.

— Je ne sais pas, répondit Morel.

Et, cette fois, Joseph fut certain que son interlocuteur mentait.

— Désolé de vous avoir bousculé, monsieur, enchaîna le jeune homme. Si vous voulez bien m’excuser…

Et avant que Joseph puisse poursuivre la conversation, Morel gagna prestement la porte d’Eaden Lilley et disparut dans le magasin.

Joseph marcha encore un peu dans la ville, en s’arrêtant un court moment dans Petty Cury, qui menait au marché. Il passa devant Jas. Smith and Sons, puis le Star and Garter, évita deux ou trois charrettes de livraison et deux dangereuses bicyclettes roulant à vive allure, puis revint à St. John par Trinity Street.

 

Mardi ressembla à la veille, une routine faite de menues corvées. Il vit l’inspecteur Perth aller et venir, l’air affairé, mais réussit à éviter de trop penser au décès de Sebastian jusqu’à ce que Nigel Eardslie l’interpelle comme il traversait la cour dans l’après-midi. Il faisait de nouveau très lourd ; les fenêtres de toutes les pièces occupées étaient ouvertes en grand et, ici ou là, de la musique ou des éclats de rire s’en échappaient.

— Docteur Reavley !

Joseph s’arrêta.

La figure carrée d’Eardslie était toute chiffonnée par l’inquiétude, ses yeux noisette fixés sur ceux de Joseph.

— Ce policier vient juste de me parler, monsieur ; il m’a posé beaucoup de questions sur Allard. Je ne sais vraiment pas quoi dire.

— Si vous savez quelque chose qui soit en rapport avec sa mort, alors vous devez dire la vérité, répliqua Joseph.

— J’ignore la vérité ! avoua Eardslie, pitoyable. S’il s’agit simplement de savoir où je me trouvais ou si j’ai vu ceci ou cela, je peux répondre, bien sûr. Mais il souhaitait savoir comment était Allard ! Comment puis-je y répondre correctement ?

— Vous le connaissiez fort bien. Parlez-lui de sa personnalité, dites-lui comment il travaillait, quels étaient ses amis, ses espoirs et ses ambitions.

— On ne l’a pas tué pour ces raisons-là, rétorqua le garçon. Dois-je aussi lui parler de ses sarcasmes ? La façon dont il vous dépeçait avec sa langue et vous faisait passer pour un fieffé imbécile ?

Eardslie avait le visage tendu et semblait accablé.

Joseph voulut le contredire. Tel n’était pas le jeune homme qu’il avait connu. Mais aucun étudiant n’oserait exercer sa vanité ou sa cruauté sur un professeur. Une brute choisit la cible la plus vulnérable.

— Je pourrais lui raconter combien Sebastian était drôle, poursuivait Eardslie. Il me faisait parfois rire à m’en couper le souffle, mais cela pouvait être aux dépens d’un tiers, surtout si celui-ci l’avait critiqué peu de temps auparavant.

Joseph ne répondit pas.

— Dois-je préciser qu’il pouvait pardonner de manière admirable et n’en attendait pas moins à son égard, quoi qu’il ait fait, parce qu’il était intelligent et beau ? continua Eardslie. Et si vous lui empruntiez quelque chose sans le lui demander, et que vous le perdiez ou le cassiez, il pouvait écarter le problème d’un geste désinvolte et vous faire croire qu’il s’en moquait, même s’il tenait à cet objet.

Il grimaça un peu, tandis que ses yeux perdaient de leur éclat.

— Mais si vous contestiez son jugement ou le battiez dans un de ses domaines de prédilection, il pouvait vous en vouloir beaucoup plus que n’importe qui de ma connaissance. Il était généreux… il vous aurait donné n’importe quoi. Mais Dieu qu’il pouvait être cruel !

Il dévisagea Joseph d’un air impuissant :

— Je ne peux pas dire cela à la police. Il est mort.

Joseph resta coi. Ce n’était pas le Sebastian qu’il connaissait. Eardslie exprimait-il sa jalousie ? Ou bien la vérité que Joseph avait refusé de voir ?

— Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ? le défia Eardslie. Perth le pourrait mais les autres non. Morel sait que Sebastian lui a pris sa petite amie, Abigail quelque chose, puis l’a laissée tomber. Je pense qu’il a simplement agi ainsi parce qu’il en était capable. Elle a rencontré Sebastian, a vu en lui une sorte de jeune Apollon, et il l’a laissée y croire. Ça le flattait.

— Si quelqu’un tombe amoureux de vous, vous n’y pouvez rien, protesta Joseph.

Mais il se rappela les traits de caractère attribués au dieu grec, l’infantilisme, la vanité, une certaine cruauté.

Eardslie le contempla avec une rage à peine contenue.

— On peut agir en conséquence ! rétorqua-t-il. On ne prend pas la petite amie de son ami. Vous le feriez, vous ?

Puis il rougit, l’air penaud.

— Navré, monsieur. Je me suis montré grossier.

Il releva le menton.

— Mais Perth pose tout un tas de questions. On tient à être respectueux et juste envers les morts. Pourtant quelqu’un l’a tué et ils disent que le coupable doit être parmi nous. Je n’arrête pas d’observer tout le monde et de m’interroger sur l’un ou l’autre. J’ai rencontré Rattray dans les Backs hier et j’ai commencé à me souvenir des disputes qu’il avait eues avec Sebastian, puis je me suis demandé si ça pouvait être lui. Il a un de ces fichus caractères !

Il rougit encore.

— Je me suis rappelé une querelle que j’avais eue, avant de me demander s’il pensait la même chose à mon égard !

Ses yeux imploraient, comme pour qu’on le rassure.

— Tout le monde a changé ! J’ai l’impression de ne plus vraiment connaître qui que ce soit… et pire encore, je crois bien que plus personne ne me fait confiance non plus. J’ai ma conscience pour moi et je sais que ne suis pas coupable, mais tout le monde l’ignore !

Il prit une profonde inspiration.

— Les amitiés que je croyais acquises ont disparu. Le mal est déjà fait !

— Elles existent toujours, répliqua Joseph avec fermeté. Ne vous laissez pas emporter par votre imagination, Eardslie. Bien sûr que tout le monde est bouleversé par le décès de Sebastian… et tout le monde a peur. Mais d’ici un jour ou deux, j’imagine que Perth aura résolu l’affaire, et vous comprendrez tous que vos soupçons étaient infondés. Une seule personne a commis un acte tragique et malveillant, mais en dehors d’elle aucun d’entre nous n’a changé.

Sa voix paraissait terne et irréelle. Il ne croyait pas ce qu’il affirmait lui-même… alors comment Eardslie le pourrait-il ? Il méritait mieux, pourtant Joseph ne pouvait lui offrir des paroles à la fois réconfortantes et tant soit peu honnêtes, même de manière détournée.

— Oui, monsieur, dit Eardslie, docile. Merci, monsieur.

Il s’éloigna, et disparut sous l’arcade donnant sur la seconde cour, laissant Joseph tout seul.

 

Le lendemain matin, Joseph se retrouva assis à son bureau, après avoir écrit à Hannah, une tâche des plus difficiles pour lui. Commencer la lettre se révélait assez simple, mais dès qu’il tenta de dire quelque chose de sincère, le visage de sa sœur lui apparut et il y vit toute sa solitude, la stupéfaction qu’elle essayait en vain de dissimuler. Le chagrin ne lui était pas familier. La gentillesse qu’elle témoignait à autrui s’enracinait dans les certitudes de sa propre existence ; d’abord ses parents et Joseph, puis Matthew et Judith, plus jeunes qu’elle et lui faisant confiance, voulant devenir comme elle. Plus tard, ce fut Archie, puis ses propres enfants.

Elle lui rappelait tant Alys, pas seulement dans son physique, mais dans ses gestes, le ton de sa voix, parfois même les mots qu’elle employait, les couleurs qu’elle aimait, sa façon de peler une pomme ou de marquer la page d’un livre qu’elle lisait, à l’aide d’un bout de papier plié.

Hannah et Eleanor s’étaient appréciées d’emblée, comme des amies s’étant perdues de vue puis retrouvées. Il se souvint combien cela lui avait plu.

Hannah avait été la première à venir vers lui, après la mort d’Eleanor, et c’est à elle qu’elle manquait le plus, même si elles avaient vécu à des kilomètres l’une de l’autre.

Il savait qu’elles s’étaient écrit chaque semaine de longues missives chargées de pensées et d’émotions, des menus détails de la vie domestique, plus par affection que pour donner des nouvelles. Écrire à Hannah relevait du tour de force, à présent, et ressuscitait les fantômes du passé.

Il avait fini, de manière plus ou moins satisfaisante, et tentait de composer une lettre à Judith, lorsqu’on frappa discrètement à la porte.

Supposant la visite d’un étudiant, Joseph invita simplement la personne à entrer. Cependant, c’était Perth qui apparut et qui referma derrière lui.

— 'jour, révérend ! lança-t-il chaleureusement.

Il arborait le même complet sombre, légèrement poché aux genoux, et un nouveau col raide immaculé.

— Désolé d’vous interromp’dans vot’courrier.

— Bonjour, inspecteur, répondit Joseph en se levant, par courtoisie, certes, mais aussi sous l’effet de la surprise et parce qu’il se sentait désavantagé en restant assis. Vous avez du nouveau ?

Il n’était pas certain de la réponse qu’il attendait. Il fallait bien se résoudre à l’évidence, mais Joseph n’était pas prêt à accepter qu’une personne de sa connaissance ait pu assassiner Sebastian, quand bien même son cerveau comprenait que cela devait être la vérité.

— Pas vraiment, répondit Perth en secouant la tête. J’ai causé à vos jeunes gens, bien sûr.

Il passa une main dans ses cheveux fins.

— Le problème, c’est qu’si un homme dit qu’il était au lit à cinq heures et demie du matin, qui donc va savoir s’il ment ou pas ? Mais j’peux pas m’permettre de l’croire sur parole, voyez ? Pour vous, c’est aut’ chose, puisque j’sais d’après l’docteur Beecher qu’vous étiez en train d’canoter sur la rivière.

— Oh ? s’étonna Joseph.

Il ne se rappelait pas avoir vu son collègue.

Il invita Perth à s’asseoir.

— Désolé, mais j’ignore comment vous aider. Personne ne traîne d’habitude dans les couloirs ou les escaliers à cette heure-là.

— Pas d’chance pour nous.

L’inspecteur s’installa dans le grand fauteuil, face à celui de Joseph, où ce dernier se rassit.

— Pas l’moindre témoin, reprit Perth d’une voix misérable. Certes, les gens poussent pas l’vice à commettre un meurtre quand y savent que quelqu’un d’aut’les r’garde. En général, on peut en éliminer un sacré bon nombre, parce qu’ils peuvent prouver qu’ils étaient ailleurs.

Il dévisagea Joseph avec gravité.

— On aborde un crime, notamment un meurtre, sous trois points d’vue différents, révérend.

Il leva le pouce, en poursuivant :

— D’abord, qui avait l’occasion de l’commettre ? Si quelqu’un s’trouvait pas là à ce moment-là, ça l’met hors de cause.

— Naturellement, dit Joseph dans un hochement de tête.

Perth continuait à le fixer des yeux.

— Ensuite, dit-il en levant l’index, y a l’arme… dans ce cas, un revolver. Qui en possédait un ?

— Aucune idée.

— C’est dommage, voyez, car personne d’aut’n’a la moindre idée, ou c’est c’qu’y disent, en tout cas.

Perth gardait l’attitude bienveillante d’un professeur en présence d’un étudiant brillant, tandis qu’il développait peu à peu son raisonnement.

— On sait qu’c’était un p’tit calibre, un revolver quelconque, en raison d’la balle… qu’on a retrouvée, soit dit en passant.

Joseph tressaillit à l’idée qu’elle avait traversé le cerveau de Sebastian, pour se ficher sans doute dans le mur de la chambre. Il n’avait pas regardé. À présent, il sentait les yeux de l’inspecteur qui l’observaient, mais ne pouvait masquer la révulsion sur son visage.

— Et, bien entendu, ce serait malvenu de transporter une carabine ou un fusil d’chasse avec soi dans un lieu pareil, reprit Perth d’une voix dépourvue émotion. Aucun endroit pour le cacher sans êt’vu, sauf si c’est une trompette ou quelque chose dans l’genre. Mais qu’est-ce qu’on f’rait avec une trompette à cinq heures du matin ?

— Une batte de cricket, suggéra aussitôt Joseph. Si…

Perth écarquilla les yeux.

— Très malin, révérend ! J’y ai jamais pensé, mais vous avez raison. Suffit d’aller s’entraîner tranquillement sur cette jolie pelouse, près d’la rivière, ou même sur un d’ces terrains de sport… Fenner’s… ou l’autre… comment qui s’appelle, déjà ? Parker’s Piece.

— Parker’s Piece appartient à la ville, remarqua Joseph. L’université utilise Fenner. Mais on ne peut pas s’entraîner tout seul.

— Bien sûr. La ville d’un côté, l’université de l’autre.

Perth opina du chef en plissant les lèvres.

Un gouffre les séparait, infranchissable, et Joseph venait de le lui rappeler par inadvertance.

— Mais, voyez, not’gars n’a p’t’êt’pas respecté la règle, dit l’inspecteur d’un ton rigide, l’expression tendue, sur la défensive. En fait, y s’peut qu’y s’soit même pas entraîné, dans la mesure où il aurait eu une arme à feu, dans son cas, et pas une batte.

Il se pencha en avant.

— Mais puisqu’on a beaucoup d’mal à mett’la main sur ce revolver, qui peut s’trouver n’importe où, à l’heure qu’il est, ça veut dire qu’il nous reste un dernier point à traiter pour le confondre, non ? Le mobile !

Et il leva le majeur.

Joseph aurait dû le comprendre dès l’arrivée de Perth. L’inspecteur savait que Joseph n’aurait aucun renseignement à lui fournir au sujet des méthodes ou des circonstances du meurtre. Il n’était certes pas là simplement pour tenir Joseph informé.

— Je vois, dit-il d’un ton morne.

— J’en suis certain, révérend, admit Perth, une lueur de satisfaction dans les yeux. Pas facile à trouver. Pas même en tenant compte du fait que personne veut s’incriminer, ni veut dire du mal du mort. C’est pas correct. Pourquoi qu’ça s’passe comme ça, révérend ? Ça doit souvent vous arriver dans vot’travail.

— Je n’exerce pas mon ministère en ce moment, expliqua Joseph, surpris par la culpabilité que cela éveillait en lui, tel un capitaine ayant abandonné son navire par mauvais temps, sous les yeux de son équipage.

C’était ridicule : il accomplissait là une tâche tout aussi importante, et qui lui convenait mieux.

— Vous êtes toujours ordonné, pas vrai ? répliqua l’inspecteur.

— Oui.

— Vous d’vez savoir juger les gens et m’est avis qu’ils vous font plus confiance qu’à la plupart pour vous dire des choses.

— Quelquefois, répondit Joseph avec prudence, en regrettant amèrement qu’on se soit si peu confié à lui.

— Mais c’est la nature même de la confiance, inspecteur, et je ne la trahirai pas. Toutefois, je puis vous dire que j’ignore qui a bien pu tuer Sebastian Allard, et pourquoi.

Perth hocha lentement la tête.

— J’vous crois sur parole, m’sieur. Mais vous devez sans doute connaît’ ces jeunes gens mieux qu’quiconque.

— Je ne vois pas pour quelle raison ! Être pasteur implique que les gens ont tendance à ne pas vous livrer leurs pensées les plus mauvaises !

Il saisit avec consternation la profonde évidence de sa déclaration. Combien de choses lui avaient-elles échappé ? Depuis combien de temps ? Combien d’années ? Son propre chagrin l’avait-il isolé de la réalité jusqu’à le rendre incompétent ? Sans saisir toute la teneur de ses propos, il s’exprima avec une véhémence inopinée :

— Mais je vais le découvrir ! J’aurais dû m’en douter !

Il le pensait farouchement, avec toute l’énergie d’un homme qui se débat pour ne pas sombrer. Perth avait peut-être besoin de résoudre le meurtre de Sebastian pour sauver sa réputation professionnelle, ou même prouver que les gens de la ville valaient bien ceux de l’université, mais Joseph en avait besoin pour sa foi en la raison et en la capacité des hommes à s’élever au-dessus du chaos.

Perth acquiesça d’un hochement de tête, mais il garda les yeux écarquillés sans battre des paupières.

— Fort bien, révérend.

Il reprit sa respiration, comme pour ajouter quelque chose, mais hocha de nouveau la tête.

Après le départ de l’inspecteur, Joseph commença à mesurer l’ampleur de la tâche qu’il s’était promise. Il devait mener sa propre enquête.

Aidan Thyer fut la première personne à laquelle il s’adressa. Il le trouva chez lui, en train d’achever un petit déjeuner tardif. Thyer semblait las et anxieux, ses cheveux blonds plus grisonnants qu’ils ne le paraissaient à première vue. Il dévisagea Joseph d’un air surpris, quand la bonne l’introduisit dans la salle à manger.

— Bonjour Reavley. Tout va bien, j’espère ?

— Rien de neuf, répondit Joseph un peu sèchement.

— Du thé ? proposa Thyer.

— Merci, dit Joseph en s’asseyant.

Non pas qu’il souhaitât particulièrement en boire, mais cela contraignait le maître de maison à poursuivre la conversation.

— Comment vont Gerald et Mary ?

La figure de Thyer se contracta.

— Inconsolables. C’est naturel, je présume. Je ne puis imaginer à quoi ressemble la perte d’un fils, encore moins en de telles circonstances.

Il prit une nouvelle bouchée de son toast.

— Connie fait de son mieux, mais cela n’y change quasiment rien.

— Je suppose que la pire des choses, c’est de se rendre compte qu’une personne le détestait au point d’avoir recours au meurtre. Je dois bien admettre que j’ignorais qu’une telle passion puisse agiter qui que ce soit ici.

Joseph saisit la théière en argent et se servit une tasse, qu’il but à timides gorgées : le thé était très chaud.

— Ce qui prouve que j’étais trop peu attentif.

Thyer le regarda d’un air étonné.

— Je l’ignorais moi-même ! Pour l’amour du ciel, pensez-vous que si j’avais…

— Non ! Bien sûr que non, se hâta de répondre Joseph. Mais vous auriez peut-être au moins soupçonné mieux que moi une violence sous-jacente, une rivalité, un affront réel ou imaginé, voire une menace quelconque.

La vérité l’embarrassait et c’était difficile à admettre.

— J’étais tellement plongé dans leur travail universitaire que j’accordais trop peu d’attention à leurs autres pensées ou à leurs sentiments. Peut-être que vous non ?

— Vous êtes un idéaliste, admit Thyer en prenant sa tasse.

Mais son regard perçant n’avait rien d’hostile.

— Et vous ne pouvez vous le permettre, répondit Joseph. Qui détestait Sebastian ?

— Vous ne mâchez pas vos mots !

— Je pense qu’il vaudrait mieux que nous le sachions avant Perth, non ?

Thyer reposa son thé et regarda son interlocuteur droit dans les yeux.

— En fait, plus de gens que vous n’oseriez croire. Vous l’aimiez beaucoup, car vous connaissiez sa famille, et peut-être vous a-t-il montré le meilleur de lui-même pour cette raison.

Joseph prit une longue inspiration.

— Et qui a vu sa face cachée ?

Comme à son insu, le visage familier et ironique de Harry Beecher lui apparut, assis sur le banc du Pickerel.

Thyer réfléchit quelques instants.

— La plupart des gens, d’une manière ou d’une autre. Oh, il poursuivait de brillantes études, vous aviez raison et vous l’avez perçu avant tout le monde. Il avait le potentiel qui confinerait un jour à l’excellence et ferait de lui l’un des grands poètes de la langue anglaise. Mais il lui restait du chemin à faire pour parvenir à une forme de maturité affective.

Il haussa les épaules.

— Non pas qu’elle soit nécessaire à un poète. On ne peut guère la déceler chez Byron ou Shelley, pour ne citer qu’eux. Et j’ai tendance à croire que tous deux ont probablement échappé au meurtre plus par chance que par vertu.

— Ce n’est pas très précis, dit Joseph, qui aurait souhaité se décharger sur Perth, et connaître uniquement le coupable, en ignorant à jamais le mobile.

Mais il était déjà trop tard.

Thyer soupira.

— Eh bien, cela cache toujours une histoire de femmes, je suppose. Sebastian était séduisant et adorait exercer son charme et le pouvoir qu’il lui conférait. Peut-être qu’avec le temps il aurait appris à le contrôler, ou bien cela n’aurait fait qu’empirer. Il faut posséder un certain caractère pour avoir du pouvoir et se retenir de l’exercer. Il en était encore loin.

Son visage se crispa jusqu’à en devenir singulièrement lugubre.

— Et, bien sûr, il y a toujours la possibilité qu’il ne s’agisse pas d’une femme, mais d’un homme. Cela arrive, surtout dans un endroit comme Cambridge. Un homme plus âgé, un étudiant plein de vitalité et d’idéaux, une envie…

Il s’interrompit. Inutile d’expliquer plus avant.

Joseph entendit du bruit et se tourna pour voir Connie debout derrière lui, le visage grave, une lueur de rage dans ses yeux sombres.

— Bonjour, docteur Reavley.

Elle entra et referma la porte d’un coup sec derrière elle. Les formes courbes de sa robe lavande, incroyablement entravée aux genoux, soulignaient sa silhouette voluptueuse et la couleur flattait son teint. Même en pareilles circonstances, cette femme constituait un plaisir pour les yeux.

— Voyons, Aidan, si tu dois parler avec une telle liberté, tu pourrais au moins le faire plus discrètement ! dit-elle d’un ton sec, en s’approchant. Et si Mme Allard t’avait entendu ? Elle ne supporte que les éloges pour son fils, ce qui est assez naturel en l’occurrence, je suppose. Je ne crois pas qu’il ait été un saint – peu d’entre nous le sont –, mais c’est ainsi qu’elle a besoin d’y songer en ce moment. Et, hormis la cruauté inutile de la chose, je n’ai pas envie de me retrouver avec un cas d’hystérie sur les bras.

Elle se détourna de son mari, probablement sans remarquer son visage assombri, comme s’il avait reçu un coup auquel il s’attendait à moitié.

— Voulez-vous prendre un petit déjeuner, docteur Reavley ? suggéra-t-elle. La cuisinière vous préparera quelque chose sans aucun problème.

— Non, merci.

Joseph se sentait mal à l’aise d’avoir souhaité que Thyer s’exprime librement, de même qu’il était gêné d’avoir assisté à son drame intime.

— Je crains d’avoir poussé le directeur à formuler ces remarques, dit-il à Connie. Je l’interrogeais, car j’ai l’impression que nous devons savoir la vérité, si possible avant que la police ne découvre une erreur de jugement chez un étudiant… ou l’un d’entre nous, du reste.

Il parlait trop, se lançait dans des explications inutiles, mais ne pouvait s’arrêter.

Connie s’assit en bout de table, et Joseph sentit son léger parfum de muguet. L’espace d’un instant, la perte d’Alys lui sembla plus cruelle que jamais.

— Je suppose que vous avez raison, concéda-t-elle. Parfois la peur se révèle plus forte que la vérité. En tout cas, la vérité ne détruira qu’une seule personne. Mais je me berce d’illusions, peut-être ?

Une lueur de lucidité traversa le visage de Thyer et il reprit sa respiration pour intervenir, puis se ravisa.

Cette fois, Joseph était sincère.

— Oui… je suis désolé, mais je crois que vous vous leurrez, dit-il à Connie. Les étudiants m’ont demandé s’ils devaient confier à l’inspecteur ce qu’ils savaient au sujet de Sebastian, ou bien être fidèles à sa mémoire et le dissimuler. Je leur ai conseillé de dire la vérité et, à cause de cela, Foubister et Morel, qui étaient amis depuis leur arrivée, se sont disputés âprement, chacun se sentant trahi par l’autre. Et nous avons tous appris les uns sur les autres des choses que nous étions ravis de ne pas savoir.

Toujours sans regarder son époux, elle tendit la main et effleura le bras de Joseph.

— Il semble que l’ignorance soit un luxe que nous ne pouvons plus nous accorder. Sebastian était très charmant et certainement doué, mais sa personnalité présentait aussi des facettes moins séduisantes. Je sais que vous auriez préféré ne pas les avoir vues et votre charité vous honore.

— Pas du tout, objecta-t-il, pitoyable. C’était pour me protéger et non par générosité d’esprit. Je dirais même que la lâcheté est le mot convenable.

— Vous êtes trop dur envers vous.

Elle se montrait d’une grande bienveillance. Son visage possédait une douceur qu’il avait toujours appréciée. À présent, avec un respect qui le surprit, il se disait qu’Aidan Thyer avait beaucoup de chance.

 

En début de soirée, Joseph se rendit comme toujours à la salle commune des seniors pour un moment de paisible camaraderie avant le dîner. Dès son arrivée ou presque, il vit Harry Beecher assis dans un fauteuil confortable près de la fenêtre, en train de siroter ce qui avait tout l’air d’un gintonic.

Transporté par une soudaine bouffée de plaisir, Joseph s’avança vers lui. Il entretenait depuis des années une relation amicale avec Beecher et n’avait jamais trouvé en lui cet esprit étriqué ou cet égocentrisme qui rendaient les gens aveugles aux sentiments d’autrui.

— Votre boisson habituelle, monsieur ? s’enquit le serveur.

Et Joseph accepta avec une profonde sensation d’aisance devant la parfaite opulence des lieux, les gens qu’ils connaissaient et trouvaient si chaleureux durant cette dernière année difficile. La plupart pensaient comme lui. Ils partageaient le même héritage et les mêmes valeurs. Les dissensions se révélaient mineures et, dans l’ensemble, ajoutaient de l’intérêt à ce qui autrement aurait pu devenir assez fade. Le débat d’idées donnait du sel à la vie. Se voir toujours approuvé devait mener à une solitude intolérable, fermée sur les jeux de miroirs sans fin d’un esprit, devenu stérile.

— On dirait que le président français va se rendre en Russie pour parler au tsar, observa Beecher en buvant son verre à petites gorgées.

— À propos de la Serbie ? demanda Joseph, même s’il s’agissait d’une question de pure forme.

— Quelle pagaïe ! fit Beecher en secouant la tête. Walcott pense qu’il y aura la guerre.

Walcott était un maître-assistant en histoire contemporaine que tous deux connaissaient.

— Bon sang, il pourrait se montrer plus discret dans ses opinions !

Une lueur de dégoût traversa son regard.

— Tout le monde est déjà assez bouleversé sans cela.

Joseph prit le verre que lui tendait le serveur et le remercia, puis attendit qu’il soit hors de portée de voix.

— Oui, je sais, admit-il, mécontent. Plusieurs étudiants en ont parlé. On ne peut guère leur en vouloir d’être inquiets.

— Même dans le pire des cas, je ne pense pas que nous serons impliqués dans le conflit.

Beecher rejeta l’idée en buvant une nouvelle gorgée.

— Mais si… disons, on fait appel à notre aide ?

Il haussa les sourcils d’un air légèrement espiègle.

— Je ne sais pas qui nous en demanderait. Je n’arrive pas à nous imaginer vraiment concernés par les Autrichiens ou les Serbes. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas de conscription. Uniquement une armée de volontaires.

Il eut un sourire de guingois.

— Je pense qu’ils sont fichtrement perturbés par le meurtre de Sebastian Allard, et c’est réellement cela qui les tourmente.

Ses lèvres se plissèrent un instant.

— Malheureusement, selon toute évidence, l’assassin doit être quelqu’un d’ici, à la faculté.

Il regarda soudain Joseph avec une franchise intense.

— Je suppose que tu n’as aucune idée, n’est-ce pas ? Tu ne pousserais pas ton devoir religieux jusqu’à les protéger ?….

— Non ! répondit Joseph, stupéfait.

À l’idée même de la disparition de la vitalité et des rêves de Sebastian, il sentit se réveiller la rage qu’il avait en lui.

Il contempla Beecher avec gravité.

— Mais j’en ressens le besoin. J’ai passé en revue tout ce dont je puis me souvenir des derniers jours où j’ai vu Sebastian, mais, en raison de la mort de mes parents, j’ai été absent un petit moment avant son meurtre. Je n’ai pas pu remarquer quoi que ce soit.

— Tu penses que c’était prévisible ?

Le regard de Beecher évoquait à la fois la surprise et la curiosité. Il ignora son verre inachevé.

— Je n’en sais rien, reconnut Joseph. Cela n’a pas pu se produire sans qu’un mobile se soit échafaudé au fil des jours. À moins qu’il s’agisse d’un accident… ce qui serait la meilleure réponse possible, bien sûr ! Mais je ne vois vraiment pas comment il pourrait en être ainsi, et toi ?

— Non, dit Beecher comme à regret.

La lumière vespérale filtrant au travers des hautes fenêtres souligna les fines ridules autour de ses yeux et de sa bouche. Il parut plus fatigué qu’il ne l’admettait, et peut-être beaucoup plus soucieux.

— Non, je crains qu’on ne se fourvoie, dit-il. Quelqu’un l’a tué parce qu’il en avait l’intention.

— Nul doute que son travail avait baissé ces dernières semaines. Et, pour ne rien te cacher…

Il leva les yeux sur Joseph, comme pour s’excuser, et poursuivit :

— … j’y ai vu une certaine froideur et un manque de délicatesse, ces derniers temps. J’ai songé qu’il s’agissait peut-être d’une désagréable transition d’un style à l’autre, effectué sans sa grâce habituelle.

C’était presque une question.

— Mais ? suggéra Joseph.

— Mais en y repensant, ce n’était pas seulement son travail, précisa Beecher. Son humeur était fragile, bien plus qu’à l’accoutumée. Je ne crois pas qu’il devait bien dormir, et je suis au courant d’au moins deux ou trois disputes idiotes auxquelles il a été mêlé.

— À quel sujet ? Avec qui ?

Les lèvres de Beecher grimacèrent une caricature de sourire.

— De la guerre et du nationalisme, des idées fausses sur l’honneur. Et avec plusieurs personnes, toutes assez stupides pour se laisser entraîner dans cette discussion.

— Pourquoi n’en as-tu pas parlé ? s’étonna Joseph.

Il n’avait rien vu de la sorte. Était-il aveugle ? Ou Sebastian le lui avait-il volontairement caché ? Pourquoi ? Par gentillesse, par souci de ne pas l’inquiéter ? Pour se protéger, car il souhaitait préserver l’image que Joseph avait de lui, qu’il y ait au moins personne à ne voir que ses bons côtés ? Ou bien ne lui faisait-il pas confiance, tout simplement, et leur amitié était-elle juste le fruit de l’imagination et de la vanité de Joseph ?

— Je supposais que Sebastian se confiait à toi, répondit Beecher. C’est seulement l’autre jour que je me suis rendu compte du contraire. Je suis navré.

— Tu n’en as rien dit à ce moment-là, observa Joseph. Tu as noté que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, mais sans me demander si j’avais ma petite idée. Peut-être qu’ensemble nous aurions pu l’aider.

— J’étais loin de l’apprécier autant que toi, expliqua posément Beecher. J’ai remarqué son charme, ainsi que sa manière de l’utiliser. J’ai envisagé de te demander si tu savais ce qui le troublait à ce point, et je crois bien que c’était profond. En réalité, j’ai plus ou moins abordé le sujet une fois, mais tu n’as pas relevé. On nous a interrompus et je n’y suis pas revenu. Je ne voulais pas me disputer avec toi.

Il leva la tête, le regard tout à la fois vif et confus et, pour une fois, l’humour lui fit défaut.

Joseph était abasourdi. Beecher avait tenté de le protéger, car il ne jugeait pas Joseph assez fort pour accepter la vérité. Il avait cru qu’il se détournerait d’un ami plutôt que d’affronter celle-ci en toute honnêteté.

Qu’est-ce que Joseph avait jamais dit ou fait pour que Beecher lui-même le juge non seulement aveugle, mais aussi lâche en matière de morale ?

Était-ce la raison pour laquelle Sebastian ne s’était pas confié à lui ? Le jeune homme avait parlé de sa crainte de la guerre et de la destruction possible de la beauté qu’il aimait, mais ce n’était certes pas suffisant pour le bouleverser de la façon dont Beecher le sous-entendait. Et cela avait manifestement commencé des semaines avant l’assassinat à Sarajevo.

Elwyn s’en était instantanément pris à lui quand Joseph avait parlé de la peur, niant avec véhémence l’idée que Sebastian pût être un couard, un reproche qui n’avait jamais traversé l’esprit de Joseph. Aurait-il dû y songer ? Sebastian avait-il eu peur, au point d’être incapable de se confier à Joseph, censé être son ami ? À quoi bon se dire amis s’il fallait masquer les pensées qui le tourmentaient vraiment, et éprouver le besoin de se présenter sous une apparence plus agréable, dans le but d’épargner Joseph ?

Cela ne servait pas à grand-chose. Sans la sincérité, la compassion, la volonté de comprendre, cela se résumait tout au plus à une vague relation, et pas des plus excellentes, d’ailleurs.

Et la pondération de Beecher ne valait guère mieux. Elle renfermait une certaine pitié, même de la gentillesse, mais méconnaissait l’égalité, et aussi le respect.

— J’aurais aimé être au courant, regretta Joseph d’un ton amer. À présent, nous savons simplement qu’une personne le haïssait tant qu’elle s’est rendue dans sa chambre tôt le matin, pour lui tirer une balle dans la tête. C’est une haine diablement profonde, Harry. Et si nous ne l’avons pas remarquée auparavant, nous ne pouvons toujours pas le faire maintenant, et Dieu sait que j’ouvre grands les yeux !

 

Le lendemain, en fin de matinée, Joseph rendit visite à Mary et Gerald Allard, toujours chez le directeur, où ils devaient séjourner au moins jusqu’aux obsèques, retardées par la police en raison de l’enquête. Ils étaient pour lui des amis de longue date. Aucune parole ne lui venait à l’esprit qui pourrait apaiser leur douleur, mais cela ne le dispensait pas de l’obligation d’exprimer à tout le moins son affection. Par ailleurs, il devait apprendre de leur bouche tout ce qui pourrait l’aider à mieux connaître Sebastian.

— Entrez, dit Connie dès que la bonne conduisit Joseph dans le paisible salon de la maîtresse de maison.

Il constata aussitôt qu’aucun des Allard n’était présent. Il pourrait ainsi différer tant soit peu l’entrevue et eut honte d’en être aussi soulagé.

— Asseyez-vous donc, docteur Reavley.

Elle le regarda en souriant, comme si elle lisait dans ses pensées et les comprenait.

Il s’exécuta. La pièce témoignait d’un éclectisme effréné. Bien sûr, la maison faisait partie de la faculté et l’on ne pouvait la modifier du tout au tout, mais Thyer avait des goûts classiques et la majeure partie de la demeure était meublée dans cet esprit. Toutefois, cette pièce était celle de Connie et, sur le tableau placé au-dessus du manteau de la cheminée, un danseur de flamenco tournoyait dans une débauche d’écarlate. L’ensemble éclatait de vitalité. C’était peint grossièrement et d’assez mauvais goût, mais les couleurs n’en demeuraient pas moins superbes. Joseph savait que Thyer le détestait. Il avait offert à Connie une onéreuse peinture moderne de facture impressionniste qu’il exécrait lui-même, en pensant qu’elle plairait à sa femme et qu’elle serait en tout cas susceptible d’être suspendue dans la maison. Connie l’avait acceptée de bonne grâce pour l’accrocher dans la salle à manger. Joseph était peut-être le seul à savoir qu’elle ne l’appréciait pas non plus.

Il s’assit près du plaid marocain aux riches nuances de terre et s’installa confortablement, indifférent à l’imposant narguilé en cuivre qui trônait sur la table voisine. Il jugea l’ambiance de la pièce à la fois unique et confortable.

— Comment va Mme Allard ? demanda-t-il.

— Noyée entre le chagrin et la fureur, répondit-elle avec une sincérité mâtinée d’ironie. Je ne sais que faire pour l’aider. Aidan doit poursuivre sa tâche auprès du reste de la faculté, bien sûr, mais j’ai fait mon possible pour qu’elle soit matériellement à son aise, même si j’avoue me sentir bien impuissante.

Elle le gratifia soudain d’un franc sourire.

— Je suis si heureuse que vous soyez venu ! Je ne sais plus à quel saint me vouer. J’ignore toujours si ce que je dis convient ou non.

Il eut la vague impression d’être mis dans la confidence, ce qui détendit l’atmosphère.

— Où est-elle ? s’enquit-il.

— Au Fellows’ Garden, répondit Connie. Ce policier l’a interrogée hier et elle l’a mis plus bas que terre pour n’avoir pas encore procédé à une arrestation.

Son regard redevint sérieux, tandis que les fines ridules de sa bouche se crispaient sous l’effet de la compassion.

— Elle a déclaré qu’il ne pouvait y avoir plus d’une ou deux personnes susceptibles de détester Sebastian.

Sa voix baissa.

— Je crains que ce ne soit pas tout à fait vrai. Il n’était pas toujours quelqu’un d’agréable. Quand j’observe cette pauvre jeune fille, Miss Coopersmith, je me demande ce qu’elle éprouve. Je ne vois rien sur son visage et Mme Allard est trop consumée de chagrin pour lui accorder autre chose qu’une attention de pure forme.

Joseph ne s’en étonna guère, mais cela le navrait.

— Le malheureux Elwyn fait de son mieux, enchaîna Connie. Mais même lui ne peut consoler sa mère. Bien que je l’imagine d’un appui considérable pour son père. J’ai bien peur que Gerald ne soit prisonnier de son propre enfer.

Elle s’abstint de plus amples commentaires, mais l’ombre d’un sourire traversa son regard comme il croisait celui de Joseph.

Il comprenait parfaitement, mais n’était pas prêt à le lui laisser entrevoir, pas encore. Il était plein de compassion envers la faiblesse de Gerald, et cela le forçait à la dissimuler, même à Connie.

Il se leva.

— Merci. Vous m’avez accordé quelques instants pour rassembler mes pensées. Je pense que je ferais mieux d’aller parler à Mme Allard, même si cela ne sert pas à grand-chose.

Elle acquiesça d’un hochement de tête et le conduisit dans le couloir, puis jusqu’à la porte dérobée qui donnait sur le jardin. Il la remercia encore et sortit dans le soleil et la chaleur embaumée, sans un brin d’air. Les fleurs jaillissaient dans une profusion de rouges et de pourpres, et serpentaient sur les allées pavées avec soin, entre les parterres. Un papillon s’approcha des œillets à l’arôme capiteux en vacillant tel un joyeux ivrogne, et le bourdonnement des abeilles offrait une musique d’ambiance somnolente et ininterrompue.

Mary Allard se tenait au centre et contemplait les roses moussues couleur lie-de-vin. Elle était vêtue de noir et Joseph ne put s’empêcher de penser combien elle devait souffrir de la chaleur. En dépit du soleil, elle n’avait aucune ombrelle et n’était pas voilée. La lumière crue révélait les minuscules rides de sa peau, toutes étirées vers les bas, trahissant la douleur qui la rongeait.

— Madame Allard, dit-il calmement.

À en juger d’après la rigidité subite de son corps, elle n’avait à l’évidence pas senti sa présence. Elle se retourna pour lui faire face.

— Révérend Reavley !

Sa posture et son regard franc exprimaient le défi.

Ce serait plus difficile qu’il ne l’avait imaginé.

— Je suis passé vous voir, commença-t-il, conscient de la banalité de sa phrase.

— En savez-vous davantage au sujet de celui qui a tué Sebastian ? demanda-t-elle. Ce policier est un bon à rien !

Joseph changea d’idée. Toute tentative de réconfort serait vouée à l’échec. Il suivrait plutôt ses exigences, qui étaient aussi celles de Mary.

— Qu’en pense-t-il ?

Elle parut surprise, comme si elle s’attendait à ce qu’il la contre en affirmant que Perth faisait de son mieux, ou du moins le défende en observant combien sa tâche était malaisée.

— Il interroge tout le monde, en cherchant les raisons pour lesquelles on détestait Sebastian, répondit-elle d’un ton de reproche. La convoitise, c’est la seule raison. Je le lui ai dit, mais il n’écoute pas.

— Sur un plan universitaire ? s’enquit-il. Personnel ? Dans un autre domaine particulier ?

— Pourquoi ?

Elle ébaucha un pas vers lui.

— Vous savez quelque chose ?

— Non, dit-il. Mais je veux de toutes mes forces découvrir qui a tué Sebastian, pour un certain nombre de raisons.

— Pour masquer votre propre échec ! répliqua-t-elle en crachant le mot comme du venin. Nous l’avons envoyé ici pour étudier. C’était votre idée ! Nous vous avons fait confiance et vous avez laissé une espèce de monstre l’assassiner. Je veux que justice soit rendue !

Ses yeux se noyèrent de larmes et elle se détourna.

— Rien ne peut me le rendre, dit-elle d’une voix cassée. Mais qui que soit le coupable, je veux qu’il souffre !

Joseph ne put se défendre. Elle avait raison ; il n’avait pas su protéger Sebastian car il n’avait vu que ce qu’il avait voulu voir, aucune des sombres jalousies ou des inimitiés qui avaient dû se former. Il avait cru côtoyer la réalité, une vision plus élevée, plus salubre de l’homme. En vérité, il avait cherché son propre bien-être.

Inutile aussi de la contredire en ce qui concernait la justice ou de lui faire remarquer qu’elle n’y trouverait aucun apaisement. C’était moralement faux, et elle ne saurait sans doute jamais toute la vérité sur ce qui s’était passé. Cela ne ferait qu’accroître sa colère de lui parler de miséricorde. Elle n’écoutait pas. Et, honnêtement, face à la violence et la mort absurde, ses mots camouflaient si mal sa propre rage qu’il se serait montré hypocrite en lui prêchant la bonne parole. Il ne pouvait oublier ce qu’il avait ressenti sur la route d’Hauxton, en comprenant ce que signifiaient les traces de herse.

— Je veux aussi qu’il souffre, avoua-t-il, placide.

Elle leva la tête et se retourna lentement vers lui, les yeux écarquillés.

— Veuillez m’excuser, murmura-t-elle. Je pensais que vous viendriez me faire un sermon. Gerald me dit que je ne devrais pas éprouver cela. Que ce n’est pas vraiment moi qui m’exprime ainsi et que je le regretterai plus tard.

— Peut-être que moi aussi, dit-il en lui souriant. Mais c’est ce que je ressens en ce moment.

De nouveau, le visage de Mary se contracta.

— Qu’est-ce qui a poussé quelqu’un à vouloir lui faire ça, Joseph ? Comment pouvait-on l’envier à ce point ? Ne devrions-nous pas aimer la beauté de l’esprit et souhaiter l’encourager, la protéger ? J’ai demandé au directeur si Sebastian se trouvait en lice pour recevoir un prix ou une gratification quelconque qui aurait exclu un tiers, mais il a répondu qu’il n’était pas au courant.

Ses sourcils noirs se froncèrent.

— Pensez-vous… pensez-vous qu’il aurait pu s’agir d’une femme ? Quelqu’un qui l’aimait, était obsédé par lui, et n’a pas supporté d’être rejeté ? Les jeunes filles peuvent s’imaginer qu’un homme éprouve des sentiments pour elles, alors qu’il s’agit d’une admiration passagère, rien de plus que de bonnes manières, en fait.

— Il pourrait être question d’une femme…

— Bien sûr ! l’interrompit-elle avec véhémence, en rebondissant sur l’idée, tandis que son visage s’éclaircissait et qu’elle se détendait un peu.

Il voyait sur ses frêles épaules affaissées la soie de sa robe miroiter sous le soleil.

— C’est la seule explication possible ! Une jalousie féroce parce qu’une femme était amoureuse de Sebastian et que quelqu’un s’est senti trahi par elle !

Elle posa une main hésitante sur le bras de Joseph.

— Merci, reprit-elle. Au moins, vous avez ramené un peu de bon sens dans toute cette noirceur. Si vous êtes venu pour me réconforter, vous avez réussi et je vous en suis reconnaissante.

Il n’envisageait certes pas d’y parvenir de cette manière, mais il ne savait comment se retirer. Il se rappela la jeune fille dans la rue, devant chez Eaden Lilley, ce qu’Eardslie avait dit au sujet de Morel, et que lui Joseph, aurait alors préféré ignorer.

Il cherchait toujours une réponse quand Gerald Allard arriva au jardin par la porte de la cour. Il marchait avec précaution au centre de l’allée, entre les cascades d’herbe à chats et d’œillets. Joseph mit un certain temps à saisir que cette démarche prudente était due au fait que Gerald avait bu plus que son content. Il regarda bizarrement Joseph, puis son épouse.

Mary plissa les yeux en le voyant.

— Comment vas-tu, ma chérie ? s’enquit-il avec sollicitude. Bonjour, Reavley. C’est gentil à vous de passer nous voir. Toutefois, je pense que nous devrions parler d’autre chose pendant quelque temps. C’est…

— Arrête ! répliqua Mary en serrant les dents. Je n’arrive pas à penser à autre chose ! Je ne veux même pas essayer ! Sebastian est mort ! Quelqu’un l’a tué ! Jusqu’à ce que nous connaissions le coupable, qu’il soit arrêté et pendu, rien d’autre n’a d’importance !

— Ma chérie, tu devrais…

Elle virevolta, en accrochant la fine soie de sa manche à une tige de rose moussue, et s’en alla comme une furie, peu soucieuse d’avoir déchiré l’étoffe, disparaissant par la porte du salon.

— Je suis désolé, dit Gerald avec gaucherie. Je ne sais vraiment pas…

— J’ai rencontré Miss Coopersmith, reprit subitement Joseph. Elle a l’air d’une jeune femme fort agréable.

— Oh… Regina ? Oui, des plus plaisantes, approuva Gerald. De bonne famille, nous la connaissons depuis des années. Son père possède une grosse propriété à quelques kilomètres d’ici, en direction de Madingley.

— Sebastian n’en a jamais parlé.

Gerald enfouit un peu plus les mains dans ses poches.

— Non, je ne pense pas qu’il l’aurait fait. C’est-à-dire que…

De nouveau, sa phrase resta en suspens.

Cette fois, Joseph attendit.

— Ma foi… deux vies séparées, poursuivit Gerald, mal à l’aise. À la maison et… et ici. C’est un univers d’hommes.

De son bras, il décrivit un cercle un peu malhabile.

— Pas un endroit pour parler de femmes, hein ?

— Mme Allard l’apprécie-t-elle ?

Gerald haussa les sourcils.

— Aucune idée ! Oui ! Enfin, je suppose. Oui, elle a dû aimer cette jeune fille.

— Vous en parlez au passé, observa Joseph.

— Oh ! Ma foi… Sebastian est mort, à présent, que Dieu nous vienne en aide.

Il eut un léger haussement d’épaules.

— Le prochain Noël sera insupportable. Nous le passons toujours avec la sœur de Mary, vous savez. Une femme épouvantable. Trois fils. Ils ont tous réussi d’une manière ou d’une autre. Elle en est fière comme Artaban.

Joseph ne sut quoi dire. Plus tard, Gerald s’en voudrait sans doute d’avoir fait cette remarque. Autant ne pas la relever maintenant. Prétextant la chaleur, il laissa son interlocuteur errer sans but parmi les fleurs et regagna la maison.

Il alla au salon remercier Connie et prendre congé, mais lorsqu’il vit la silhouette de la femme debout devant la cheminée, bien qu’elle fût environ de la même taille et de la même corpulence que Connie, il sut aussitôt que c’était quelqu’un d’autre. Les paroles moururent sur ses lèvres quand il vit le vêtement, à la mode, avec une large ceinture à la taille et une sorte de double tunique finement plissée par-dessus la longue jupe fuselée.

Elle se retourna et dans ses yeux écarquillés apparut une expression voisine du soulagement.

— Révérend Reavley ! Comme c’est agréable de vous voir !

— Miss Coopersmith. Comment allez-vous ?

Il ferma la porte derrière lui. Il allait profiter de l’occasion pour lui parler. Elle avait connu un aspect de Sebastian qu’il ignorait totalement.

Elle eut un petit haussement d’épaules, comme par dénigrement.

— C’est difficile. J’ignore au juste ce que je fais ici. J’espérais apporter un certain réconfort à Mme Allard, mais je sais que je n’y parviens pas. Mme Thyer est fort gentille, mais que faire d’une fiancée qui n’est pas une veuve ?

Son visage vigoureux, plutôt franc, se parait d’autodérision pour masquer l’humiliation.

— Je suis une vraie calamité pour une hôtesse.

Elle eut un petit rire et Joseph comprit qu’il s’en faudrait de peu pour qu’elle perdît son sang-froid.

— Connaissiez-vous Sebastian depuis longtemps ? lui demanda-t-il. Pour ma part, en dehors de l’aspect universitaire de sa vie…

L’affirmer à voix haute lui parut curieux ; il n’avait pas imaginé que ce fût vrai, mais c’était désormais indiscutable.

— Cela occupait la majeure partie de sa vie, répondit-elle. Il y tenait plus qu’au reste, je pense. C’est pourquoi il était si terrifié à l’idée qu’une guerre puisse éclater.

— Oui. Il m’en a parlé un jour ou deux avant de… mourir.

Il se remémora comme si elle datait de la veille cette longue et lente promenade dans les Backs, au coucher du soleil. Avec quelle rapidité certains instants peuvent sombrer dans le passé !

— Il a beaucoup voyagé récemment, poursuivit-elle, le regard dans le lointain. Il n’en parlait pas beaucoup, mais, quand c’était le cas, nul n’avait aucun doute sur son attachement pour ses semblables. Je pense que vous lui avez enseigné cela, révérend, comment percevoir la beauté et ce qu’il y a de précieux chez toutes sortes de gens, comment ouvrir son esprit et observer sans porter de jugement. Cela le rendait si enthousiaste. Il nourrissait le désir ardent de vivre plus…

Elle chercha le mot.

— … plus intensément qu’en s’enfermant dans les limites du nationalisme.

Comme elle prononçait ces mots, il se rappela les remarques de Sebastian sur la richesse et la diversité de l’Europe, mais il se garda d’interrompre la jeune fille.

Elle continua, en contrôlant avec peine sa voix tremblante.

— En dépit de toute son exaltation pour les différentes civilisations, notamment les anciennes, il était terriblement anglais de cœur, vous savez ?

Elle eut un instant d’hésitation, se mordit la lèvre, tentant de se ressaisir avant d’enchaîner :

— Il aurait tout donné pour protéger la beauté de ce pays : son côté pittoresque et drôle, la tolérance et l’excentricité, la grandeur et la modestie, de petits secrets qu’on découvre seul. Il aurait donné sa vie pour sauver une lande parcourue d’alouettes ou un champ de campanules.

Sa voix chevrotait.

— Un lac glacé où les roseaux se dressent telles des lances, une grève solitaire où la lumière tombe sur de pâles barres sablonneuses.

Elle réprima un sanglot.

— C’est dur de se dire que tout demeure intact et qu’il ne peut plus le voir.

Joseph était lui-même bien trop ému pour parler. Ses pensées englobaient également son père et les mille et une choses que sa mère avait chéries.

— Mais beaucoup de gens aiment la vie, n’est-ce pas ?

Elle le regardait avec intensité, à présent.

— Et il existe des aspects de sa personnalité que je ne connaissais pas du tout. Son exaspération était terrible, parfois, lorsqu’il songeait aux actes de certains de nos politiciens, à la manière dont ils laissaient l’Europe s’enliser dans le conflit, trop occupés à protéger leurs quelques kilomètres carrés de territoire. Il détestait le chauvinisme, vraiment. Je l’ai vu se mettre dans des colères noires, à en perdre le souffle.

Elle prit une profonde inspiration entrecoupée de spasmes.

— Pensez-vous qu’il y aura la guerre, monsieur Reavley ? Sebastian souhaitait la paix… avec une telle ferveur !

— Oui, je sais.

— Je me demande s’il serait surpris de voir tout ce tumulte qu’il a laissé dans son sillage.

Elle eut un rire étouffé, presque un hoquet :

— Nous nous entre-déchirons à essayer de trouver qui l’a tué et, vous savez, je ne suis pas certaine de vouloir y parvenir. Est-ce odieux de ma part, irresponsable ?

— Je ne crois pas que nous ayons le choix. Nous serons bel et bien obligés de savoir.

— C’est ce qui m’effraie !

Elle scruta son visage.

— Oui, admit-il. Moi aussi.