Chapitre V
Dans une demeure paisible de Marchmont Street, un homme se faisant appeler « le Pacificateur » par ceux qu’il jugeait dignes de sa confiance se tenait près du manteau de cheminée de son salon à l’étage et contemplait avec une fureur non dissimulée la silhouette immobile en face de lui.
— Vous avez fouillé son bureau sans rien y trouver ! marmonna-t-il en serrant les dents.
— Rien qui puisse nous intéresser, répondit l’autre individu.
Il parlait un anglais fluide mais dénué de toute expression familière.
— Cela concernait des choses que nous savions déjà. Le document n’y était pas.
— Eh bien, il ne se trouvait pas à la maison des Reavley, reprit le Pacificateur, amer. On l’a fouillée de fond en comble.
— Vraiment ? s’enquit l’autre d’un ton sceptique. Quand ça ?
— Pendant l’enterrement, répondit le Pacificateur avec exaspération.
Il n’aimait pas être défié, surtout par quelqu’un de beaucoup plus jeune que lui. C’était seulement par respect pour son cousin qu’il tolérait cet individu. Il était, après tout, l’allié de son parent.
— Ma foi, vous détenez la reproduction que Reavley avait sur lui, observa l’homme. Je vais suivre le fils. S’il sait où ça se trouve, je le trouverai.
Le Pacificateur se tenait debout avec une distinction qui, au premier abord, pouvait passer pour de la désinvolture. Un examen plus attentif aurait révélé une si forte tension dans son corps que l’étoffe de son veston était tendue aux épaules.
— Le temps nous manque, dit-il d’une voix posée mais ferme. Les événements n’attendent pas. Si vous ne pouvez comprendre cela, vous n’êtes qu’un crétin ! Nous devons l’utiliser dans les prochains jours, sinon il sera trop tard.
— Une copie…
— Je dois avoir les deux ! Je peux difficilement lui en présenter un seul !
— Je m’en procurerai un second, proposa l’homme.
Le Pacificateur devint blême.
— Vous ne pouvez pas !
L’autre se redressa comme s’il allait partir sur-le-champ :
— J’y retournerai ce soir.
— À quoi bon ? rétorqua le Pacificateur en levant la main. Le kaiser est dans une colère noire. Vous n’aurez rien. Vous risquez même de perdre ce que nous avons.
Le ton était sans réplique.
L’autre individu reprit lentement son souffle à plusieurs reprises, mais ne se rebiffa pas. Sa figure trahissait la colère et la frustration, lesquelles ne s’adressaient pas au dénommé Pacificateur, mais aux circonstances qu’il était contraint d’accepter.
— Vous vous êtes occupé de l’autre affaire ? demanda le Pacificateur d’une voix à peine plus élevée qu’un murmure.
La douleur se lisait sur son visage.
— Oui, répondit l’homme.
— Quoi qu’il en soit, comment se l’est-il procuré ? dit le Pacificateur, de profonds sillons se creusant entre ses sourcils.
— C’est lui qui l’a rédigé.
— Rédigé ? répéta le Pacificateur.
— Ce genre de choses doivent être manuscrites, expliqua l’individu. C’est la loi.
— Bon Dieu ! jura le Pacificateur.
Mais ces simples mots, aussi brefs qu’ils fussent, traduisaient toute sa hargne, comme si on les lui arrachait de ses entrailles. Il rentra la tête dans les épaules.
— Cela n’aurait pas dû se passer ainsi ! Nous n’aurions pas dû laisser faire ! Reavley était un brave homme, le genre dont nous avons besoin vivant !
— On n’y peut rien, expliqua l’autre, résigné.
— On aurait dû ! contra le Pacificateur, irrité, avec une amertume non dissimulée. Il nous faudra faire mieux.
L’autre homme eut un mouvement de recul.
— Nous tâcherons.
Le samedi, en fin d’après-midi, Matthew quitta Londres pour rentrer à St. Giles en voiture. Il avait vécu une dure journée, non pas à cause des nouvelles venues d’Irlande ou des Balkans, comme il s’y attendait, mais à cause d’un problème intérieur urgent. On avait découvert une bombe dans une église, au cœur de Westminster, avec le détonateur allumé. C’était, semblait-il, l’œuvre d’un groupe de femmes réclamant avec une violence accrue le droit vote.
Heureusement, personne n’avait été blessé, mais les risques de destruction n’en restaient pas moins inquiétants. De ce fait on avait arraché Matthew à son enquête sur Blunden et les armes politiques pouvant être utilisées à son encontre. Au lieu de quoi il avait passé son temps à renforcer la sécurité dans Londres, puis avait dû demander à Shearing l’autorisation de s’en aller, contrairement à son ordinaire, en fin de semaine.
Son sentiment d’exaltation en quittant la chaleur et le confinement de la ville évoquait la fuite d’un prisonnier. Il avait presque l’impression d’être grisé, tandis que la Sunbeam Talbot prenait de la vitesse sur la grand-route.
Encore une soirée bénie des dieux, avec de gros nuages en forme de vesses-de-loup se regroupant à l’est, frappés par le soleil jusqu’à ce qu’ils dérivent tels des galions blancs dans l’air miroitant, les voiles gonflées à l’horizon. Au-dessous, récoltes et moissons battaient leur plein dans les champs.
Matthew pénétra dans St. Giles, traversa la rue principale en passant devant le bief, puis s’engagea sur le chemin de la maison. Mme Appleton l’accueillit sur le pas de la porte, le visage illuminé de plaisir.
— Oh, m’sieur Matthew, c’est bien qu’vous soyez là. Et vous restez dormir ?
Elle recula pour le laisser entrer, alors que Judith descendait l’escalier, après avoir entendu les pneus crisser sur le gravier.
Judith descendit les dernières marches en courant, Henry sur ses talons, la queue frétillante. Elle se jeta au cou de Matthew et l’étreignit brièvement avec vigueur. Puis elle recula pour l’examiner avec attention.
— Oui, bien sûr, je vais rester, répondit-il à Mme Appleton, par-dessus l’épaule de sa sœur. Au moins jusqu’au déjeuner demain.
— C’est tout ? maugréa Judith. Nous sommes samedi soir ! Es-tu censé travailler tout le temps ?
Il ne prit pas la peine de la contredire. Ils avaient déjà eu cette discussion et ne risquaient guère de tomber d’accord. Matthew avait une passion pour son travail que sa sœur ne comprendrait sans doute jamais. S’il existait un domaine qui stimulerait suffisamment sa volonté et son imagination pour qu’elle s’y lance à corps perdu, elle ne l’avait certes pas encore découvert.
Matthew gratifia le chien d’une caresse, puis suivit Judith dans le salon familier avec son mobilier confortable et son tapis un peu usé, aux couleurs assourdies par le temps. Dès que la porte fut close, sa sœur lui demanda s’il avait découvert quelque chose.
— Non, répondit-il patiemment, en s’adossant au grand fauteuil qui avait été celui de son père.
Il éprouvait une certaine gêne à l’occuper. Il s’y était toujours installé en l’absence de John, mais il avait désormais l’impression d’en faire sa propriété. Pourtant il aurait paru bizarre qu’il s’asseye ailleurs, un changement d’habitude absurde, une rupture vide de sens avec le passé.
Elle l’observa, le front légèrement plissé.
— Tu t’y emploies, je suppose ? dit-elle, une lueur de défi dans le regard.
— C’est en partie la raison de ma venue ici en fin de semaine… ainsi que pour te voir, bien sûr. As-tu des nouvelles de Joseph ?
— Deux ou trois lettres. Et toi ?
— Pas depuis son retour à l’université.
Il la regarda, en essayant de deviner ses sentiments. Elle était assise un peu de profil sur le canapé, les pieds sous elle, dans cette posture qu’Alys jugeait peu distinguée. Se maîtrisait-elle autant qu’elle le paraissait, avec ses cheveux en arrière, son front paisible, ses joues satinées et sa bouche large et vulnérable ?
Ou bien l’émotion était-elle emprisonnée en elle, une douleur trop vive, pour qu’on y touche, mais entamant sa volonté ? Elle était la seule d’entre eux à vivre encore là. Combien de fois descendait-elle l’escalier en ayant la surprise de ne trouver que Mme Appleton pour l’accueillir ? Percevait-elle le silence, l’absence de voix, de bruits de pas ? Imaginait-elle l’ambiance coutumière, l’odeur de pipe, la porte du bureau fermée, indiquant que John ne devait pas être dérangé ? Écoutait-elle Alys en train de fredonner tandis qu’elle arrangeait les fleurs dans un vase ou s’occupait à mille et une choses, témoins de son amour pour cette demeure ?
Lui pouvait s’échapper. Sa vie n’avait pas changé, hormis les coups de téléphone et les visites à la maison. La différence résidait uniquement en lui. C’était une connaissance qu’il pouvait mettre de côté quand le besoin s’en faisait sentir.
Ce serait identique pour Hannah et Joseph. Il s’inquiétait aussi pour eux, mais d’une autre manière. Hannah avait Archie pour la réconforter, de même que ses enfants auxquels elle était indispensable et qui l’occupaient à plein temps.
Joseph, c’était différent. Depuis le décès d’Eleanor, quelque chose en lui avait quitté le domaine des émotions pour se réfugier dans la raison. Matthew avait grandi avec lui, qui était son aîné de sept ans et semblait toujours plus intelligent, plus avisé, plus vif. Matthew s’était dit qu’il le rattraperait, mais à présent qu’il avait atteint l’âge adulte, il commençait à croire que son frère jouissait d’une intelligence supérieure à la normale. Quand d’autres personnes mettaient un temps fou à comprendre, lui saisissait avec facilité. Il pouvait suivre sa pensée à tire-d’aile dans des contrées que la plupart osaient à peine imaginer.
Mais Joseph s’écartait aussi de la réalité de certaines douleurs et y avait échappé encore davantage l’an passé. À certains moments fugaces, où Joseph baissait la garde, Matthew avait vu l’isolement dans les yeux de son frère.
Judith l’observait et attendait qu’il poursuive.
— J’étais assez occupé ces derniers temps, dit-il enfin. Tout le monde se préoccupe de l’Irlande et, bien entendu, de l’affaire des Balkans.
— L’Irlande, je peux comprendre, mais pourquoi les Balkans ? dit-elle en haussant les sourcils. Ça n’a rien à voir avec nous. La Serbie se trouve à des kilomètres… de l’autre côté de l’Italie, bon sang ! L’idée peut révolter, mais les Autrichiens ne vont-ils pas simplement envahir le pays, prendre ce qu’ils veulent en guise de réparation et punir les responsables ? N’est-ce pas ce qui se produit d’habitude avec les révolutions… soit on réussit et l’on renverse le gouvernement, soit on est supprimé ? Ma foi, celui qui pense que deux ou trois assassins serbes vont faire sauter l’Empire austro-hongrois doit être fou.
Elle changea de position en repliant les jambes dans l’autre sens et s’enfonça davantage dans les coussins.
Henry se redressa et vint s’allonger plus près d’elle.
— Ce ne sont pas eux qui agiraient, dit Matthew d’un ton posé.
— Qui donc, alors ? Je croyais qu’ils n’étaient qu’une poignée de jeunes écervelés. J’avais tort ?
— Ça en a tout l’air, admit-il. La guerre n’est que l’aboutissement d’une succession d’événements qui pourraient se produire… mais il est presque sûr que quelqu’un ayant assez de bon sens interviendra pour l’éviter. Les banquiers, pour ne citer qu’eux. Un conflit coûterait beaucoup trop cher !
Elle le regarda très calmement, de ses yeux bleu-gris impassibles.
— Alors pourquoi en parles-tu ?
Il eut un sourire contraint.
— J’aurais préféré m’en dispenser. Je voulais seulement que tu saches que je ne cherche pas de prétextes. J’ignore par où commencer. J’ai pensé aller voir Robert Isenham demain. Je suppose qu’il sera à l’église… Je le retrouverai après.
— Un déjeuner dominical ? s’étonna-t-elle. Ne t’attends pas à ce qu’il t’en remercie ! Que veux-tu lui demander ?
Il secoua la tête en souriant encore.
— Rien d’aussi direct. Tu ferais un piètre détective, pas vrai ?
Le visage de Judith se crispa un peu.
— Que sait-il, d’après toi ?
Matthew recouvra son sérieux.
— Peut-être rien, mais si père s’est confié, ce sera sans doute à Isenham. Il risque même d’avoir précisé où il allait et qui il comptait voir. Je ne sais pas trop comment m’y prendre, si ce n’est en rendant visite à tous ceux qu’il connaissait.
— Ça peut prendre des siècles.
Elle se tenait tranquillement assise, le visage assombri par ses pensées.
— De quoi pourrait-il s’agir, Matthew ? Je veux dire… qu’est-ce que ère aurait pu savoir ? Les gens qui préparent un complot ne laissent pas traîner des documents susceptibles d’être découverts par hasard.
Il éprouva une sorte de frisson. L’espace d’un instant, il ne sut pas vraiment ce que cela signifiait, mais nul doute que la sensation était désagréable. Puis il le vit dans les yeux de sa sœur, une frayeur qu’elle ne pouvait définir.
— Je sais qu’il n’est pas tombé dessus par hasard, lui répondit-il. À moins que le document ait appartenu à une personne qu’il connaissait très bien…
— Comme Robert Isenham, acheva-t-elle à la place de son frère. Sois prudent.
La peur s’exprimait clairement, à présent.
— Je le serai, promit-il. Il n’y a rien de suspicieux à ce que je passe le voir. Je le ferai tôt ou tard, de toute façon. C’était l’un des amis les plus proches de père, ne fût-ce que sur un plan géographique. Je sais qu’ils étaient en désaccord sur beaucoup de sujets, mais ils s’appréciaient néanmoins.
— On peut aimer les gens et pourtant les trahir, dit-elle, s’il s’agit d’une cause en laquelle on croit avec passion. On doit trahir d’autres personnes plutôt que de se trahir soi-même… si c’est à cela que ça revient.
Puis, lisant la surprise sur le visage de Matthew, elle ajouta :
— C’est toi qui me l’as dit.
— Vraiment ? Je ne m’en souviens pas.
— Mais si. C’était à Noël dernier. Nous avons eu une sacrée dispute. Tu m’as traitée de naïve, en disant que les idéalistes faisaient passer leur cause avant le reste. Tu as ajouté que j’étais une femme et que je voyais tout de mon seul point de vue, plutôt que d’avoir une vue d’ensemble.
— Alors, tu n’es pas d’accord avec moi, mais tu me renvoies mes propres mots en guise d’argument ?
Elle se mordit la lèvre.
— En fait, je suis d’accord. C’est juste que je n’allais pas l’avouer. Tu es assez arrogant comme ça.
— Je serai prudent.
Il se détendit en souriant, se pencha pour la toucher, et la main de sa sœur se referma avec force sur la sienne.
Ce matin-là, le temps était couvert et lourd de cette chaleur poisseuse qui préfigure l’orage. Matthew se rendit à l’église, en grande partie pour faire mine d’y croiser inopinément Isenham.
Le pasteur l’aperçut parmi les fidèles juste avant d’entamer son sermon. Kerr n’était pas un orateur-né et l’émotion écrasante suscitée par la présence de Matthew – envers lequel il éprouvait une certaine culpabilité – le déconcentra. Il était embarrassé, et le souvenir de sa dernière rencontre avec Matthew, lors des obsèques de ses parents, n’était que trop présent. Il n’avait pas été à la hauteur à ce moment-là et savait qu’il ne l’était toujours pas.
Assis au cinquième rang, Matthew sentait presque Kerr transpirer à l’idée de le voir après l’office, se démenant comme un beau diable pour trouver quelques paroles adéquates. Il sourit intérieurement et le contempla de nouveau avec impatience. La seule solution consistait à s’en aller et ce serait encore pire.
Kerr termina tant bien que mal. On chanta le dernier cantique et il prononça la bénédiction puis, rangée par rangée, les fidèles sortirent en groupes dans la moiteur étouffante.
Matthew se dirigea droit sur Kerr et lui serra la main.
— Merci, pasteur, dit-il, courtois.
Il ne pouvait partir sans lui parler et ne souhaitait pas qu’on l’accoste entre-temps et manquer ainsi l’occasion de tomber sur Isenham.
— Je suis rentré pour voir comment allait Judith.
— Elle n’est pas à l’église, je le crains, répondit Kerr d’un ton lugubre. Peut-être pourriez-vous lui parler. La foi est d’une grande consolation en ce genre de circonstances.
C’était maladroit. Combien de gens avaient eu leurs deux parents assassinés en un seul crime horrible ? Bien sûr, Kerr ne savait pas qu’il s’agissait d’un meurtre. Mais, compte tenu de la personnalité de Judith, c’était bien la dernière personne que ce pauvre pasteur avait besoin de rencontrer ! Il tenterait désespérément de se montrer gentil, de dire quelque chose qui la toucherait, et elle s’énerverait de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle lui fasse comprendre combien il était inutile.
— Oui, bien sûr, murmura Matthew. Je lui transmettrai votre bon souvenir. Merci.
Comme il se tournait pour s’en aller, il songea que c’était exactement ce que sa mère… ou Joseph… auraient dit. Et ils n’en auraient pas pensé plus que lui.
Il surprit Isenham dans l’allée, juste après le porche du cimetière. L’individu était facilement identifiable, même de dos. De stature moyenne, il était de forte carrure et avait des cheveux blonds coupés courts qui grisonnaient rapidement, sans parler de sa démarche un rien hâbleuse.
Il entendit Matthew arriver, même si ses pas résonnaient peu sur le sol en pierre. Il se tourna et sourit en tendant la main.
— Comment allez-vous, Matthew ? Vous tenez le coup ?
C’était à la fois une question et un ordre à mots couverts. Isenham avait servi vingt ans dans l’armée et vécu la guerre des Boers. Il croyait dur comme fer aux valeurs du stoïcisme. On pouvait certes éprouver de l’émotion, c’était même nécessaire, mais il ne fallait jamais y céder, hormis dans les circonstances et les lieux les plus intimes, et brièvement, le cas échéant.
— Oui, monsieur.
Matthew savait ce qu’on attendait de lui ; il espérait que cette rencontre lui permettrait de gagner la confiance d’Isenham et de découvrir ce que John Reavley aurait pu lui confier, même de la manière la plus indirecte.
— Perdre notre sang-froid, c’eût été le dernier souhait de père.
— Tout à fait ! Tout à fait ! admit Isenham d’un ton ferme. Un homme avisé, votre père. Il nous manque à tous.
Matthew se mit à marcher à ses côtés, comme s’il empruntait le même chemin, alors qu’une fois au bout de l’allée il prendrait la direction opposée pour rentrer chez lui.
— J’aurais aimé mieux le connaître, reprit-il avec une intensité dans la voix plus marquée qu’il ne l’aurait voulu.
Il avait l’intention de mener la conversation.
— Vous étiez sans doute aussi proche de lui que les autres, j’imagine, poursuivit-il, abrupt. C’est curieux la façon différente dont on voit une personne au sein d’une famille… jusqu’à ce qu’on devienne adulte, en tout cas.
Isenham hocha la tête.
— Oui. Je n’y ai jamais pensé, mais je suppose que vous avez raison. C’est drôle, en effet. On considère ses parents sous un autre jour, je présume.
Sans le vouloir, il accéléra le pas.
Matthew garda aisément la cadence.
— Vous avez sans doute été la dernière personne avec laquelle il a réellement discuté, enchaîna-t-il. Je ne l’avais pas vu le week-end précédent, de même que Joseph, et Judith était si souvent sortie…
— Oui, je suppose que je l’ai été.
Isenham enfouit les mains dans ses poches.
— On traverse une très mauvaise période. Vous êtes au courant pour Sebastian Allard ? Une histoire horrible.
Il hésita un instant.
— Cela va d’autant plus bouleverser Joseph. Je crois bien que ce garçon n’aurait même pas poursuivi jusqu’à Cambridge, si Joseph ne l’y avait pas encouragé.
— Sebastian Allard ? fit Matthew, confus.
Isenham se tourna vers lui, en s’arrêtant sur la route qui s’était déjà transformée en la longue avenue bordée d’arbres menant à sa propre demeure.
— Oh, mon Dieu ! Personne ne vous a informé.
Il parut un peu désorienté.
— Je présume qu’ils se sont dit que vous aviez eu votre part de soucis. Sebastian Allard a été assassiné à Cambridge. En pleine université… à St. John. Une sombre affaire. Hier matin. C’est Hutchinson qui me l’a appris. Il connaît les Allard depuis des années. Il est anéanti, bien sûr.
Isenham plissa les lèvres.
— Vous ne pouvez pas en être autant affecté, naturellement. J’imagine que vous avez plus que votre part de chagrin en ce moment.
— Je suis vraiment désolé, dit Matthew avec calme.
On n’entendait aucun bruissement sous les arbres et il n’y avait pas un souffle d’air.
— Quelle horrible tragédie ! dit-il pour meubler le silence. Je dois rendre visite à Joseph avant de rentrer à Londres.
Il éprouve certainement beaucoup de peine. Il connaissait Sebastian de longue date.
Cependant, Matthew souhaitait questionner Isenham au sujet de John Reavley. Il chassa toute autre pensée de son esprit et continua à marcher aux côtés de son interlocuteur à l’ombre des ormes centenaires.
De nouveau, les minuscules moucherons d’orage voletaient, irritant les yeux et le visage. Matthew les chassait du revers de la main, même s’il savait son geste inutile. Si seulement la pluie pouvait bientôt tomber ! Il se moquait d’être mouillé, d’autant que ce serait un bon prétexte pour s’attarder chez Isenham.
— À dire vrai, nous vivons une période difficile à tout point de vue, poursuivit-il. Je connais nombre de gens qui s’inquiètent à propos des événements dans les Balkans.
Isenham ôta les mains de ses poches.
— Ah ! Ce sont en effet de réels sujets d’inquiétude, dit-il, sa large figure burinée affichant la plus profonde gravité. C’est fort inquiétant, vous savez. Oui, je suppose que vous devez le savoir… Même mieux que moi, si j’ose dire, hein ?
Il scruta le regard de Matthew avec intensité.
Ce dernier fut légèrement déconcerté. Il ne s’était pas rendu compte qu’Isenham savait où il travaillait. John avait sans doute dit quelque chose ? Par fierté ou pour confier sa honte ? La pensée l’accabla, d’autant que désormais Matthew ne pourrait plus prouver à son père toute la valeur de sa profession, qui n’était pas sournoise ou infecte, pleine de trahisons et de compromissions.
— Certes, reconnut-il. C’est assez effroyable. L’Autriche a exigé réparation et le kaiser a réaffirmé son alliance avec eux. Et, bien entendu, les Russes sont censés témoigner leur loyauté à la Serbie.
Les premières grosses gouttes de pluie éclaboussèrent le feuillage et le tonnerre gronda au loin, tel un lourd chariot sur des pavés, cahotant et grinçant à l’horizon.
— La guerre, reprit Isenham laconique. Aucun d’entre nous n’y échappera, nom d’un chien ! Faut s’y attendre. Préparer les hommes et les armes.
— Père le savait, vous croyez ? s’enquit Matthew.
Isenham fit la moue avant de répondre.
— Pas sûr, en toute honnêteté.
Il s’agissait d’une remarque tronquée, comme s’il s’était arrêté avant d’en avoir trop dit.
Matthew patienta.
Isenham ne parut guère enchanté, mais il comprit qu’il devait poursuivre.
— Il avait l’air un peu bizarre, ces derniers temps. Nerveux, vous voyez ? Il… euh…
Il secoua la tête, avant d’ajouter :
— La veille de sa mort, il s’attendait à ce que la guerre éclate.
Isenham était perplexe.
— Ça ne lui ressemblait pas, pas du tout.
Il hâta le pas, se raidissant, la tête dans les épaules. La pluie fouaillait la voûte de feuillage au-dessus d’eux et commençait à la transpercer.
— Navré, Matthew, mais c’est ainsi. Je ne saurais mentir. Bizarre, vraiment.
— Dans quel sens ? demanda spontanément Matthew, l’esprit en ébullition pour absorber cette nouvelle information, tout en se cuirassant contre sa signification.
Il était soulagé que le temps lui permît si facilement de rester avec Isenham, même si de ce fait il ne pouvait éviter de poser des questions encore plus indiscrètes. Grâce à Dieu, la maison n’était plus qu’à une soixantaine de mètres, sinon ils allaient subir un deluge. Isenham se courba et se mit à courir.
— Allons ! s’écria-t-il. Vous allez être trempé, mon vieux !
Ils parvinrent à la grille du jardin, qu’ils franchirent au pas de course pour aller ouvrir la porte d’entrée. Le chemin était déjà inondé et l’air exhalait une odeur de terre chaude et humide. Les plantes ployaient sous la férocité de l’orage qui tambourinait contre les feuilles.
Alors que Matthew se tournait pour fermer le portail, il vit un homme traverser l’allée, col remonté, visage ruisselant. Puis la silhouette disparut derrière les arbres.
Il retrouva Isenham à l’intérieur et resta dégoulinant dans le vestibule, entouré de lambris en chêne, de gravures de chasse et de lanières de cuir avec des médaillons en cuivre aux dizaines de motifs différents.
— Merci, dit Matthew en prenant la serviette qu’Isenham lui tendait.
Il se sécha le visage et les mains. Comme s’il l’avait prévu, la pluie n’aurait pu tomber à un moment plus opportun.
— Je pense que père se faisait du souci au sujet de certains groupes, poursuivit-il, en reprenant la conversation.
Isenham haussa les épaules en signe de dénégation et lui reprit la serviette, avant de la laisser choir par terre avec la sienne.
— Il a fait allusion à certains complots mais, franchement, Matthew, tout ça était un peu… fantaisiste.
De toute évidence, il avait choisi un mot courtois, mais la signification réelle se lisait sur sa figure. Il secoua la tête.
— La plupart de nos catastrophes proviennent de bonnes vieilles bévues britanniques. On ne complote pas pour déclencher des guerres. On trébuche et on se retrouve dans les conflits par accident.
Il grimaça, en ayant l’air de s’excuser, et passa une main dans ses cheveux mouillés.
— On finit par gagner, en vertu du principe que le bon Dieu s’occupe des fous et des ivrognes. Nul doute qu’il doit aussi avoir un faible pour nous
— Vous ne pensez pas qu’il aurait pu découvrir quelque chose ?
Le visage d’Isenham se contracta.
— Non. Il avait un peu perdu le fil, pour ne rien vous cacher. Il revenait sans cesse sur la mutinerie du Curragh… du moins je crois. Il n’était pas très clair, vous savez. Il disait que les choses ne feraient qu’empirer, en laissant entendre que cela aboutirait à un conflit qui pourrait englober l’Angleterre et même l’Europe.
Il rougit, embarrassé.
— Ça n’a pas de sens, vous voyez ? Le ministre de la Guerre a démissionné, certes, mais je vois mal l’Europe à feu et à sang. De l’autre côté de la Manche, je n’imagine pas qu’on s’en inquiète. Ils ont leurs propres problèmes.
Il ajouta, en lorgnant les épaules et les chaussures trempées de Matthew :
— Vous feriez mieux de rester grignoter un morceau. J’ai un téléphone. Prévenez donc Judith.
Isenham l’entraîna vers la salle à manger, où sa gouvernante avait préparé de la viande froide, des cornichons, du pain frais et du beurre, une tourte à peine sortie du four qui refroidissait encore, et un pot de crème épaisse.
— Ça devrait suffire pour deux personnes, je pense.
Il ignora ses vêtements mouillés, car il ne pouvait pas faire grand-chose pour ceux de Matthew.
Cela faisait partie de son code de l’hospitalité : il s’attablerait pour dîner en pantalon détrempé, car son invité était bel et bien forcé d’en faire autant.
— Vous ne pensez pas que la situation irlandaise pourrait s’aggraver ? s’enquit Matthew, alors qu’ils avaient mangé la moitié de l’excellente pièce d’agneau froid et calmé leur appétit.
— En impliquant l’Europe ? Aucun risque. Ce sont des affaires internes au pays. Elles l’ont toujours été.
Isenham prit une nouvelle bouchée, qu’il avala avant de continuer :
— Désolé, mais ce pauvre vieux John s’est un peu fourvoyé. Il a fait fausse route. Ça arrive.
C’était la note de pitié dans sa voix que Matthew ne pouvait pas supporter. Il songea à son père et revit son visage comme s’il avait quitté la pièce à peine quelques minutes plus tôt, à la fois grave et doux, le regard aussi franc que celui de Judith. Il s’emportait quelquefois et les imbéciles lui tapaient sur les nerfs, mais c’était un homme dépourvu d’hypocrisie. Qu’on parle de lui avec une telle condescendance affectait énormément Matthew qui fut aussitôt sur la défensive.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui arrive, au juste ?
Il sentait poindre la colère en lui et savait qu’il devait se maîtriser. Il était assis dans la maison d’Isenham, partageait son repas et, plus que tout, avait besoin de son aide.
— De quoi avait-il peur ?
— Mieux vaut en rester là, répondit Isenham, les yeux baissés sur son assiette, comme il tenait en équilibre un morceau de cornichon posé avec soin sur sa tranche de pain.
— Êtes-vous en train de dire qu’on l’avait dupé ?
Il n’avait pas sitôt prononcé le mot qu’il regrettait de ne pas en avoir employé un autre, moins péjoratif. Il trahissait sa propre peine, tout en baissant la garde. Il sabotait le but initial de la rencontre et s’en voulut. D’habitude, il faisait preuve d’une plus grande habileté !
Isenham releva la tête, tout rouge et l’air pitoyable.
— Non, non, bien sûr que non. Il était juste… un peu agité. Je dois avouer que nous le sommes tous, avec cette mutinerie, déjà, et puis toute cette violence dans les Balkans.
— Père n’était pas au courant pour l’archiduc, observa Matthew. Mère et lui ont été tués ce jour-là.
— Tués ? s’enquit Isenham.
Matthew se corrigea sur-le-champ :
— Quand la voiture a quitté la route.
— Bien sûr. Je… je ne saurais dire combien j’en suis désolé. Écoutez, est-ce que vous ne préféreriez pas…
— Non. J’aimerais bien savoir ce qui l’inquiétait. Vous voyez, il m’en a parlé, mais trop brièvement.
Prenait-il un risque ? Il était délibéré. Matthew contempla le visage d’Isenham avec minutie, afin d’y déceler ne fût-ce qu’une lueur dans les yeux qui en révélerait davantage que ce qu’il avait confié, mais il ne remarqua rien. Isenham était simplement gêné.
— Je ne sais pas quoi vous dire. Je ne veux pas ternir la mémoire d’un vieil ami. Souvenez-vous de lui tel qu’il était, Matthew.
— Était-ce vraiment si grave ?
Isenham s’empourpra de plus belle.
— Non, bien sûr que non ! Juste une interprétation erronée des faits, je pense. Un rien trop dramatique, démesuré. Après tout…
Il tentait de rendre ses propos plus acceptables, mais n’y réussissait pas.
— Nous avons toujours connu des guerres ici et là depuis environ mille ans. C’est l’esprit même de notre nation, notre destinée, si vous voulez.
Il éleva la voix, galvanisé par ses propres convictions.
— Nous y survivons. Nous y survivons toujours. Ce sera atroce pendant quelque temps, mais ça ne durera guère plus de quelques mois, à mon avis.
Pour Matthew, il était clair qu’Isenham avait conscience de révéler la faiblesse de son ami au propre fils de ce dernier, alors même que John Reavley n’était plus là pour se défendre.
— Je suis certain que peu de temps après il s’en serait rendu compte, ajouta-t-il avec maladresse.
Matthew se pencha en avant, coudes sur la table.
— À quoi pensait-il au juste ?
Il sentait son cœur lui marteler la poitrine.
— Arrêtez, voyons, dit Isenham en remuant la tête. Il n’était pas clair. Honnêtement, Matthew, je ne crois pas qu’il le savait lui-même ! Je pense que… je ne voulais pas dire ça, mais vous m’y avez forcé.
Il paraissait amer, la figure rougeaude sous son teint buriné.
— Je crois qu’il a pêché une vague idée et s’est imaginé la suite. Il n’a pas voulu me dire de quoi il retournait, et je pense qu’il ne le pouvait pas. Mais c’était en rapport avec l’honneur… et il souhaitait la guerre. Voilà ! Je suis désolé. Je savais que cela vous peinerait, mais vous avez insisté.
C’était grotesque. John Reavley n’aurait jamais cautionné la guerre, quelles que soient les responsabilités des belligérants. C’était barbare, révoltant ! Contraire à toutes les valeurs auxquelles il croyait et pour lesquelles il s’était battu toute sa vie durant, à l’honnêteté qu’il avait chérie, protégée, à la foi en l’humain qu’il avait professée ! La véritable raison de sa haine des services secrets était la malhonnêteté, la manipulation des gens à des fins nationalistes, dans l’ultime but de rendre la guerre inévitable, qu’il leur attribuait.
— Il n’aurait pas souhaité la guerre ! explosa Matthew, la voix tremblante.
L’idée même réduisait toutes ses certitudes à néant.
Mais avait-il si bien connu son père ? Combien d’enfants connaissaient-ils leur père dans la peau du soldat, de l’amant, de l’ami ? Les enfants devenaient-ils un jour assez matures pour voir clairement par-delà l’amour filial ?
— Il n’aurait jamais voulu la guerre ! réitéra Matthew avec véhémence, fixant Isenham d’un regard furieux.
Ce dernier hocha la tête.
— Il a brodé sur une vague histoire dont il avait eu vent, mais son raisonnement ne tenait pas debout. C’était un homme bon. Souvenez-vous-en, Matthew, et oubliez le reste.
Il prit une nouvelle bouchée de pain et de cornichon, puis se resservit de la viande, en parlant la bouche pleine.
— Ce genre de tension rend tout le monde un peu nerveux. La peur provoque des réactions diverses selon les gens. Certains s’enfuient. D’autres vont au-devant d’elle… car ils ne supportent pas le suspense. John faisait partie de ceux-là, semble-t-il. J’en ai vu sur le terrain de chasse parfois, davantage dans l’armée. Il faut être un homme solide pour attendre.
Matthew ressentit quasiment dans sa chair la douleur cuisante de l’accusation de faiblesse. John Reavley n’était pas un faible ! Il reprit avec peine sa respiration, brûlant de rétorquer quelque chose qui détruirait à jamais cette pensée, mais aucune idée ne lui vint et encore moins des mots.
— Il n’existe aucun complot d’envergure, seules de petites conspirations de temps à autre, dit Isenham, comme faisant fi des émotions qui tourmentaient Matthew. Il n’était plus au gouvernement et je pense que ça lui manquait.
Il agita sa main libre en ajoutant :
— Mais regardez autour de vous. Que pourrait-il donc se passer ici ?
La vérité s’abattit lentement de tout son poids sur Matthew ; Isenham avait sans doute raison, et plus il luttait contre cette prise de conscience, plus elle s’imposait à lui.
— Vous devriez vous rappeler ce qu’il y avait de meilleur en lui, Matthew. Voilà ce qu’il était vraiment.
Puis Isenham changea délibérément de sujet et Matthew laissa la conversation se porter sur le temps, les gens du village, le prochain match de cricket, les menus événements quotidiens d’une existence paisible et sûre au cœur d’un été magnifique.
Il rentra chez lui quand la pluie eut cessé. Les ormes gouttaient encore et la route exhalait une vapeur miroitant comme de la mousseline soyeuse. Le parfum de la terre était presque grisant. Les feuilles et les fleurs mouillées étincelaient sous les rayons du soleil.
En passant devant l’église, il vit un homme s’éclipser dans l’ombre du porche du cimetière, l’épais chèvrefeuille le dissimulant complètement. Lorsque Matthew parvint à sa hauteur et lança un regard oblique, l’individu avait disparu. À en juger d’après sa stature et l’inclinaison singulière de ses épaules, il s’agissait, selon lui, de la même silhouette aperçue plus tôt en arrivant chez Isenham. L’homme se rendait-il quelque part et s’était-il abrité de la pluie ? Sans pouvoir se l’expliquer, Matthew passa sous le porche et entra dans le cimetière.
Personne. Il fit quelques pas entre les tombes et jeta un regard vers le seul endroit où se cacher. L’individu n’était pas entré dans l’église, Matthew n’avait pas quitté la porte des yeux.
Il avança encore de deux ou trois mètres puis distingua sur la droite, la silhouette de l’homme à demi camouflée par les troncs des ifs. Il se tenait immobile. Il n’y avait rien devant lui, hormis le mur de l’église, et il ne regardait pas vers les pierres tombales, mais au loin, vers les champs déserts.
Matthew pencha la tête, faisant même de lire l’inscription sur la tombe devant lui. Il ne bougea pas pendant un long moment. Pas plus que l’individu derrière les ifs.
Finalement, Matthew s’approcha de la sépulture de ses parents. Il y avait des fleurs fraîches. Judith avait dû les apporter. Aucune pierre encore. L’emplacement paraissait très nu, très récent. Ce matin-là, il y avait deux semaines, ils étaient encore en vie.
Le monde semblait identique, mais c’était un leurre. Tout avait changé, comme par une belle journée soudain troublée par des nuages se massant devant le soleil. Tous les contours demeurent, mais les couleurs diffèrent, comme ternies, dépourvues de la vie qu’elles portaient en elles.
Les marques de herse sur la route étaient bien réelles, la corde sur le tronc, les pneus déchiquetés, la fouille de la maison, et à présent cet homme qui semblait le suivre.
À moins que son père ait exactement procédé ainsi, en additionnant de maigres indices sans aucun lien entre eux, pour en faire un ensemble qui ne reflétait aucune réalité ? Peut-être que les traces n’étaient pas celles de pointes de fer, mais d’autres marques laissées par quelque objet, à un autre moment ce jour-là. Peut-être qu’un engin agricole s’était arrêté là et avait laissé des empreintes de lames.
Quelqu’un avait-il réellement fouillé la maison ou avait-on mal disposé les choses, sous le choc de la tragédie, un changement d’habitude, comme le reste ?
Et qu’est-ce qui prouvait que l’homme derrière les ifs avait un rapport quelconque avec Matthew ? Il souhaitait peut-être qu’on ne le voie pas pour une dizaine de raisons : quelque chose d’aussi simple qu’un rendez-vous galant clandestin du dimanche après-midi, ou bien une tombe sur laquelle il souhaitait se recueillir loin des regards indiscrets, pour cacher son émotion. Était-ce ainsi qu’on commençait à se fourvoyer ? Un choc, trop de temps pour réfléchir, un besoin de sentir que l’on comprenait, si bien qu’on se retrouvait en train d’associer tous les morceaux d’un puzzle, peu importe qu’ils s’imbriquent ou pas.
Pendant un moment, il envisagea d’aller parler à l’homme, en faisant une remarque sur la pluie, éventuellement, puis il décida de ne pas troubler la contemplation de l’individu. Il se redressa et repassa sous le porche puis sortit dans l’allée sans se retourner vers les ifs.