CHAPITRE XVI
Le Dr Moffat pose un diagnostic
Mortifié, Mr. Polopetsi était très désireux de se racheter après le dramatique dénouement de son initiative. Le lendemain matin, il passa plusieurs fois la tête par la porte de l’Agence No 1 des Dames Détectives en demandant à Mma Ramotswe s’il pouvait l’aider d’une manière ou d’une autre. Elle répondait poliment que, pour le moment, il n’y avait pas grand-chose à faire, mais qu’elle l’appellerait si nécessaire.
— Le pauvre homme ! s’exclama Mma Makutsi. Il se sent très mal, vous ne croyez pas, Mma ?
— Si, répondit Mma Ramotswe. Cela ne doit pas être facile pour lui.
— En tout cas, vous avez été gentille avec lui, Mma, reprit Mma Makutsi. Vous n’avez pas crié, vous ne lui avez pas montré que vous étiez en colère.
— À quoi bon se mettre en colère ? rétorqua Mma Ramotswe. Quand on est fâché contre quelqu’un, cela fait-il avancer quoi que ce soit ? Surtout quand la personne en question a voulu bien faire. Mr. Polopetsi était désolé : c’est cela qui compte.
Elle réfléchit un moment. Il ne faisait aucun doute que Mr. Polopetsi attendait un signe, un signe qui prouverait qu’elle avait encore assez confiance en lui pour le charger de certaines tâches à l’occasion. Travailler comme détective restait son souhait le plus cher – il l’avait démontré de façon manifeste – et il devait redouter que ce fiasco ait sonné le glas de cette perspective. Elle trouverait donc quelque chose. Elle lui signifierait qu’elle croyait encore en ses capacités.
Mma Ramotswe consulta sa liste. L’affaire de Mokolodi était résolue – de façon malheureuse, bien sûr, mais résolue malgré tout –, ce qui laissait le problème du docteur et celui de Mma Tsau. Elle avait déjà sa petite idée sur ce qu’elle ferait en ce qui concernait le docteur et elle s’en occuperait bientôt, mais l’histoire du chantage restait à élucider. Pouvait-elle utiliser Mr. Polopetsi pour cela ? Elle décida que oui.
Mma Makutsi convoqua Mr. Polopetsi dans le bureau et il prit place sur la chaise des clients, se tordant les mains avec anxiété.
— Vous savez, Mr. Polopetsi, commença Mma Ramotswe, que j’ai toujours respecté vos compétences de détective. Et je continue à le faire. Je voulais que vous le sachiez.
Le visage de Mr. Polopetsi s’illumina d’un sourire ravi.
— Merci, Mma. Vous êtes très gentille. Vous êtes ma mère, Mma Ramotswe.
Mma Ramotswe balaya le compliment d’un geste. Je ne suis la mère de personne, songea-t-elle, sauf de mon petit enfant, au paradis. Je suis la mère de cet enfant.
— Vous me demandiez de vous donner quelque chose à faire, Rra. Eh bien, j’ai des recherches à vous confier. Il y a une jeune femme nommée Poppy qui est venue nous voir. Elle travaille sous les ordres d’une dame qui vole de la nourriture au gouvernement pour la donner à son mari. Cette dame, Mma Tsau, a reçu des menaces d’un maître chanteur. Comme Poppy était apparemment la seule à savoir, elle a imaginé que la lettre venait de celle-ci.
— Et Poppy est vraiment la seule à savoir ? interrogea Mr. Polopetsi.
— Je ne crois pas, répondit Mma Ramotswe. Je pense qu’elle l’a dit au moins à une personne.
— Alors si nous découvrons qui est cette personne, nous tiendrons notre maître chanteur ?
Mma Ramotswe sourit.
— Vous y êtes ! Je savais que vous étiez un bon détective. C’est exactement la conclusion qu’il fallait tirer.
Elle marqua un bref temps d’arrêt.
— Allez voir cette Poppy et posez-lui une question, une seule. Demandez-lui ceci : Avez-vous écrit à quelqu’un, qui que ce soit, au sujet de vos problèmes ? C’est tout ce que vous lui demanderez. Utilisez exactement ces termes et voyez ce qu’elle vous répond.
Elle expliqua à Mr. Polopetsi où travaillait Poppy. Il pouvait y aller sans délai, dit-elle, et demander à la rencontrer. Il prétendrait qu’il avait un message à lui transmettre. Les gens communiquaient beaucoup par messages et elle ne manquerait pas de venir en prendre connaissance.
Après le départ de Mr. Polopetsi, Mma Ramotswe sourit à Mma Makutsi.
— Cet homme-là est un bon détective, déclara-t-elle. Il ferait un excellent assistant pour vous, Mma Makutsi.
Mma Makutsi accueillit cette remarque avec délectation. Elle se réjouissait à l’idée d’avoir un assistant, ou du moins quelqu’un sous ses ordres. Elle avait suivi un cours de gestion du personnel à l’Institut de secrétariat du Botswana et obtenu une très bonne note dans cette matière. Elle avait conservé ses cours quelque part et pourrait les retrouver, afin de les relire en détail avant de commencer à exercer son autorité sur Mr. Polopetsi.
— Maintenant, reprit Mma Ramotswe, j’ai un rendez-vous chez le médecin. Je ne dois pas le manquer.
— Vous n’êtes pas malade, n’est-ce pas, Mma Ramotswe ? s’informa Mma Makutsi. C’est ce régime que vous faites…
Mma Ramotswe la coupa net.
— Mon régime marche très bien, rétorqua-t-elle. Non, cela n’a rien à voir avec ça. J’ai simplement pensé qu’il serait bon d’aller faire vérifier ma tension.
Découvrir de quel médecin parlait Boitelo s’était révélé un jeu d’enfant. La jeune femme avait laissé échapper, sans y penser, qu’il était ougandais et que son cabinet se trouvait si près de chez elle qu’elle pouvait s’y rendre à pied. Mma Ramotswe possédait l’adresse de Boitelo et il lui avait suffi de parcourir la liste des généralistes dans l’annuaire téléphonique. Les noms ougandais se repéraient sans peine – il y en avait un certain nombre. Ensuite, elle n’avait eu aucun mal à constater que le Dr Eustace Lubega possédait un cabinet à l’angle de la rue où habitait Boitelo. Il ne restait plus, après ça, qu’à passer un coup de téléphone pour prendre rendez-vous.
Ce fut Boitelo qui lui répondit. Mma Ramotswe commença par donner son nom et le silence se fit à l’autre bout du fil.
— Pourquoi téléphonez-vous ici ? demanda enfin Boitelo à voix basse.
— Je voudrais prendre rendez-vous – en tant que patiente – avec votre bon Dr Lubega, expliqua Mma Ramotswe. Et ne vous inquiétez pas. Je ferai comme si je ne vous connaissais pas. Je ne lui parlerai pas de vous.
Cette assurance fut suivie d’un nouveau silence.
— Vous me le promettez ? finit par articuler Boitelo.
— Bien sûr que je vous le promets, Mma, répondit Mma Ramotswe. Je suis là pour vous protéger. Ne vous en faites pas.
— Pourquoi voulez-vous le voir ? s’enquit encore Boitelo.
— Pour faire vérifier ma tension.
À présent, Mma Ramotswe garait sa petite fourgonnette blanche devant la plaque qui indiquait le cabinet du Dr Eustace Lubega MB, ChB7 (Makerere). Elle entra et s’installa dans la salle d’attente. Il s’agissait, à l’origine, d’une maison particulière – l’une de ces vieilles bâtisses de la Botswana Housing Corporation, dotée d’une petite véranda et similaire à sa propre maison de Zebra Drive – et le salon servait de salle d’accueil. La cheminée, où avaient dû brûler bien des feux de bois durant les froides nuits d’hiver, était toujours là, mais on l’avait garnie d’un décor de fleurs séchées et de gousses. Sur l’un des murs, un grand tableau d’affichage présentait des informations sur l’immunisation, ainsi que des mises en garde appelant à la plus grande prudence dans le domaine de la vie privée. Il y avait également un dessin de moustique et un avis prônant la vigilance à proximité des eaux stagnantes.
Une autre patiente attendait pour voir le médecin, une femme enceinte, qui accueillit Mma Ramotswe d’un courtois signe de tête. Boitelo, quant à elle, fit mine de ne pas reconnaître la nouvelle venue et l’invita à prendre un siège. La consultation de la femme enceinte se révéla très brève, puis ce fut au tour de Mma Ramotswe de pénétrer en salle de consultation.
Le Dr Lubega leva les yeux de son bureau, fit signe à Mma Ramotswe de s’asseoir et plaça une feuille blanche devant lui.
— Je n’ai pas de fiche vous concernant, déclara-t-il.
Mma Ramotswe se mit à rire.
— Cela fait une éternité que je n’ai pas consulté, docteur Lubega. Si vous aviez une fiche sur moi, elle serait périmée !
Le docteur haussa les épaules.
— Eh bien, Mma Ramotswe, que puis-je faire pour vous aujourd’hui ?
Mma Ramotswe fronça les sourcils.
— Ces derniers temps, mes amis me parlent de plus en plus de ma santé, commença-t-elle. Vous savez comment sont les gens. Ils m’ont conseillé de faire vérifier ma tension. À cause de ma constitution assez traditionnelle…
Le Dr Lubega la dévisagea d’un air perplexe.
— Votre constitution traditionnelle, Mma ?
— Oui, expliqua Mma Ramotswe. Je suis bâtie comme doivent l’être les femmes africaines dans notre tradition.
Le Dr Lubega commença à sourire, mais ses manières professionnelles reprirent vite le dessus et il retrouva sa gravité.
— Pour ce qui est de la tension, vos amis ont raison. Les personnes ayant une surcharge pondérale doivent faire un peu attention. Je vais vérifier ça, Mma, et en profiter pour vous examiner.
Mma Ramotswe s’allongea sur le lit qu’il lui désignait et le médecin procéda à un rapide examen. Tandis qu’il l’auscultait, elle l’observa à la dérobée : elle remarqua l’impeccable chemise blanche au col amidonné, la cravate aux armoiries de l’université et, sous le menton, une fine ligne de poils que le rasoir avait manquée.
— Votre cœur me semble en bon état, conclut-il. Vous devez être une femme au grand cœur, Mma !
Elle se força à sourire. Il haussa alors les sourcils.
— Maintenant, dit-il, voyons la tension…
Il entreprit de lui passer le brassard du tensiomètre autour du bras, mais interrompit son geste.
— C’est trop petit, murmura-t-il en le retirant. Il m’en faut un de dimensions plus… traditionnelles.
Il se retourna et ouvrit un tiroir, dont il tira un autre brassard. Après l’avoir raccordé à son instrument, il l’enfila au bras de Mma Ramotswe, le gonfla, puis examina le résultat. Elle le vit inscrire sur une fiche des chiffres qu’elle ne put distinguer. Mma Ramotswe reprit place devant le bureau du médecin et écouta ce qu’il avait à lui dire.
— Vous me paraissez plutôt en forme, commença-t-il, pour une… pour une femme de constitution traditionnelle. Toutefois, je crains que votre tension ne soit un peu trop élevée. Vous avez 16/9. C’est légèrement au-dessus de la normale et je pense qu’il vaudrait mieux prendre quelque chose pour la faire baisser. Il existe un très bon médicament qui comprend deux remèdes en un : il y a ce que nous appelons un bêtabloquant d’une part, et un diurétique d’autre part. Ce serait idéal pour vous.
— D’accord, acquiesça Mma Ramotswe. Je suivrai votre conseil, docteur.
— Parfait, répondit le Dr Lubega. Seulement, il faut que vous sachiez une chose, Mma. Il s’agit d’un excellent médicament, mais il coûte assez cher. Vous allez devoir débourser deux cents pula par mois. Je peux vous le vendre ici, mais je me dois de vous prévenir.
Mma Ramotswe émit un sifflement.
— Dites-moi ! Cela fait beaucoup d’argent pour quelques petites pilules !
Elle fit mine de réfléchir, avant de questionner :
— Mais j’en ai vraiment besoin, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit le Dr Lubega.
— Dans ce cas, je les prendrai. Je n’ai pas les deux cents pula sur moi, mais j’en ai déjà cinquante.
Le médecin fit un geste bonhomme.
— Cela vous permettra déjà de commencer. Vous reviendrez prendre le reste quand vous aurez l’argent.
Armée de son petit flacon de pilules bleu ciel, Mma Ramotswe se rendit ce soir-là chez son ami Howard Moffat. Sa femme et lui étaient installés dans le salon lorsqu’elle appela de la grille. Le grand chien marron du docteur, dont Mma Ramotswe se méfiait beaucoup, se mit à aboyer bruyamment, mais fut réduit au silence par son maître et envoyé à l’arrière de la maison.
— Je suis désolé pour le chien, lança le Dr Moffat. Il n’est pas très aimable. Je ne comprends pas ce que nous avons fait de mal avec lui.
— Certains chiens sont tout simplement mauvais, répondit Mma Ramotswe. Leurs propriétaires n’y sont pour rien. C’est comme les enfants désobéissants : ce n’est pas toujours la faute des parents…
— Bah, il finira peut-être par changer, dit le Dr Moffat. Avec l’âge, il deviendra moins agressif…
Mma Ramotswe sourit.
— Je l’espère, docteur, acquiesça-t-elle. Mais je ne suis pas venue ici pour dire du mal de votre chien. En fait, je voulais vous demander un petit service.
— Je suis toujours ravi de te rendre service, Mma Ramotswe, répondit le Dr Moffat. Tu le sais.
— Dans ce cas, pourriez-vous me prendre la tension ?
Si cette requête surprit le médecin, il n’en laissa rien paraître. Il invita Mma Ramotswe à entrer dans son bureau, à l’arrière de la maison, sortit un tensiomètre d’un tiroir et passa le brassard autour du bras que Mma Ramotswe lui tendait.
— Tu ne te sens pas bien en ce moment ? interrogea-t-il, tout en gonflant l’instrument.
— Si, répondit Mma Ramotswe. Mais j’ai besoin de savoir.
Le Dr Moffat regarda l’aiguille.
— C’est un tout petit peu plus élevé que la normale, déclara-t-il. Tu as 16/9. Dans ton cas, il serait peut-être bon d’effectuer quelques examens complémentaires.
Mma Ramotswe le considéra.
— Vous êtes sûr de ces chiffres ? interrogea-t-elle.
Le Dr Moffat acquiesça.
— Mais ce n’est pas très grave, ajouta-t-il.
— C’est exactement ce que je pensais.
Il lui lança un regard étonné.
— Ah bon ? Pourquoi ?
Elle ne répondit pas à la question, mais fouilla dans sa poche pour en extraire la boîte de pilules achetée au Dr Lubega.
— Vous connaissez ces médicaments ? interrogea-t-elle.
Le Dr Moffat lut l’étiquette.
— Ce sont des comprimés très connus pour la tension, répondit-il. Ils sont excellents. Un peu chers, mais très efficaces. Ils contiennent un bêtabloquant associé à un diurétique.
Il ouvrit le flacon et versa quelques pilules dans sa main. Il fronça alors les sourcils et en examina une de plus près.
— C’est bizarre, déclara-t-il au bout d’un moment. Je ne me souvenais pas que ces comprimés se présentaient comme ça. Dans mon souvenir, ils étaient blancs. Je dois me tromper, bien sûr. Ils sont… bleus, n’est-ce pas ? Oui, oui, ils sont bleus.
Il remit les pilules dans le flacon et se leva pour gagner la bibliothèque, d’où il sortit un volume.
— C’est le British National Formulary8, expliqua-t-il. Il répertorie tous les médicaments, avec leur présentation et leurs propriétés. Voyons voir…
Il lui fallut quelques minutes pour repérer le nom du remède. Lorsqu’il le découvrit, il hocha la tête pour signifier son approbation.
— C’est bien ça, commenta-t-il, tout en lisant. Comprimés blancs. Chaque comprimé renferme 50 mg de bêtabloquant et 12,5 mg de diurétique.
Il referma le volume et considéra Mma Ramotswe par-dessus ses lunettes.
— Il va falloir que tu me dises d’où proviennent ces pilules, Mma Ramotswe, déclara-t-il. Mais peut-être cela sera-t-il plus facile autour d’une tasse de thé ? Je suis sûr que Fiona sera heureuse de nous en préparer pendant que tu m’expliqueras tout cela.
— C’est une très bonne idée, acquiesça Mma Ramotswe.
Lorsqu’elle eut raconté son histoire, le Dr Moffat secoua tristement la tête.
— J’ai bien peur de devoir conclure que ce Dr Lubega substitue un générique bon marché à un médicament très onéreux, tout en faisant payer le prix fort à ses patients.
— Mais cela présente-t-il un danger pour eux ? s’enquit Mma Ramotswe.
— Cela peut arriver, répondit le Dr Moffat. Certains génériques ne posent pas de problèmes, mais d’autres ne remplissent pas toujours leur fonction. C’est une question de pureté, tu comprends. Bien sûr, ce médecin doit estimer que tout ira bien et que ces comprimés ne peuvent faire de mal à personne, mais ce n’est pas toujours le cas. On ne doit pas prendre ce genre de risque. Et quoi qu’il en soit, il s’agit d’une fraude vis-à-vis des patients.
Il secoua la tête.
— Bien sûr, nous allons être obligés de le signaler. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Mma Ramotswe poussa un soupir. C’était le problème lorsqu’on se mêlait de ce genre de chose ; on se créait des obligations. Il y avait des rapports à faire. Le Dr Moffat remarqua sa contrariété.
— J’en toucherai un mot au ministre, promit-il. Ce sera plus facile ainsi.
Mma Ramotswe le remercia d’un sourire et but une gorgée de thé. Elle se demandait pourquoi un médecin éprouvait le besoin d’escroquer ses patients, alors que l’exercice légitime de sa profession lui assurait déjà une vie très confortable. Bien sûr, il avait peut-être des prêts importants à rembourser, des frais de scolarité à payer pour ses enfants ou des dettes à acquitter ; on ne pouvait jamais savoir. Ou alors, il avait besoin de fonds parce qu’une personne lui extorquait de l’argent. Le chantage menait parfois les gens à des sommets de désespoir. Et un médecin faisait une cible idéale pour un maître chanteur, à supposer qu’il ait un lourd secret à protéger… Cependant, toutes ces hypothèses semblaient improbables à Mma Ramotswe. Sans doute ne fallait-il voir là que de la cupidité, de la cupidité pure et simple. Un désir de posséder une Mercedes-Benz, par exemple. Un tel rêve pouvait conduire certains individus à accomplir toutes sortes de mauvaises actions.