CHAPITRE II

La bonne et la mauvaise façon de traiter un serpent

Le lundi suivant, la performance des Zebras dans le match contre la Zambie fut le premier sujet de conversation de la journée, du moins parmi les hommes.

— Je savais qu’on allait gagner ! s’exclama Charlie, l’aîné des apprentis. J’en étais sûr. Et on a gagné. On a gagné !

Mr. J.L.B. Matekoni sourit. Contrairement à ses deux apprentis, qui se réjouissaient toujours de la défaite de l’équipe adverse, il se sentait peu enclin au triomphalisme. Il voyait bien que, si l’on examinait les résultats sur le long terme, chaque victoire occasionnelle tendait à être obscurcie par une série de défaites. Il était difficile pour un petit pays – du moins, petit en nombre d’habitants – d’entrer en compétition avec d’autres, plus peuplés. Si les Kenyans décidaient de former une équipe de football, ils disposaient de plusieurs milliers de personnes parmi lesquelles effectuer leur sélection ; la même chose était vraie, et plus encore, des Sud-Africains. En revanche, même s’il possédait un territoire aussi vaste que le ciel et qu’il avait le bonheur de jouir de ces espaces immenses et écrasés de chaleur, le Botswana ne comptait que deux millions d’habitants à partir desquels former son équipe. Aussi lui était-il difficile de se confronter aux grands pays, quoiqu’il fît de son mieux. Cela ne s’appliquait qu’au sport, bien entendu. Pour tout le reste, Mr. J.L.B. Matekoni le savait et en était fier, le Botswana n’avait rien à envier à quiconque, loin de là. Il n’avait aucune dette, n’enfreignait aucune règle. Évidemment, il n’était pas parfait : tout pays a un jour fait des choses dont son peuple peut porter la honte. Mais, au moins, les gens savaient quelles étaient ces choses et ils pouvaient en parler en toute liberté, ce qui faisait une différence.

Le football, toutefois, occupait une place à part.

— Oui, répondit Mr. J.L.B. Matekoni. Les Zebras ont très bien joué. Je suis très fier d’eux.

— Ouais ! s’exclama le plus jeune des apprentis en cherchant le levier pour dévoiler le moteur d’une voiture qu’on leur avait donnée à réviser. Et vous avez vu ces gens de Lusaka qui pleuraient à la sortie du stade ?

— Tout le monde peut perdre, objecta Mr. J.L.B. Matekoni. On doit y penser chaque fois que l’on gagne.

Il songea à ajouter, et n’importe qui peut pleurer, même un homme, mais il savait qu’avec les apprentis une telle remarque ne servirait à rien.

— Mais on n’a pas perdu, patron ! se récria Charlie. On a gagné.

Mr. J.L.B. Matekoni soupira. Cent fois, il avait été tenté de renoncer à enseigner la vie aux deux garçons, mais il avait persisté malgré tout. Il estimait qu’un maître d’apprentissage ne devait pas se contenter d’apprendre à ses élèves comment changer un filtre à huile ou réparer des freins. Il devait aussi leur montrer, de préférence par l’exemple, comment se comporter en mécanicien respectable. N’importe qui pouvait apprendre à réparer une voiture – d’ailleurs, les Japonais ne possédaient-ils pas des robots qui construisaient des véhicules sans l’aide de quiconque ? –, mais devenir un mécanicien respectable n’était pas donné à tout le monde. Une telle personne conseillait les propriétaires de voitures ; une telle personne expliquait sans mentir le problème que rencontrait le véhicule ; une telle personne songeait avant tout à l’intérêt du client et agissait en conséquence. Tout cela devait se transmettre de génération en génération chez les garagistes, et cette transmission n’était pas toujours chose facile.

Il observa les apprentis. Ceux-ci retourneraient bientôt suivre une nouvelle session de cours à l’Automotive Trades College, mais il se demandait si cette formation se révélerait pour eux d’une quelconque utilité. Il recevait les appréciations des professeurs sur la façon dont les deux garçons se comportaient dans la partie théorique de leur apprentissage. Ces rapports ne constituaient pas une lecture agréable ; même si les jeunes hommes réussissaient – de justesse – aux examens, leur manque de soin et de sérieux donnait immanquablement lieu à des commentaires. Qu’ai-je donc fait pour mériter de tels apprentis ? se demandait Mr. J.L.B. Matekoni. Certains amis à lui, qui avaient également pris des élèves en apprentissage, se félicitaient d’avoir des jeunes gens qui parvenaient très vite à acquérir des compétences propres à justifier leur paie, voire davantage. L’un de ces amis, qui avait pris sous son aile un jeune apprenti de Lobatse, avait même affirmé que son protégé en savait désormais plus long que lui sur les voitures et qu’il se débrouillait en outre très bien avec les clients. En l’écoutant, Mr. J.L.B. Matekoni avait été frappé de constater à quel point lui-même avait joué de malchance en recevant deux apprentis aussi incompétents l’un que l’autre. S’il n’y en avait eu qu’un, l’on aurait pu croire à un malheureux hasard : en récupérer deux ressemblait à un singulier manque de chance.

Mr. J.L.B. Matekoni consulta sa montre. Il ne servait à rien de réfléchir à ce que serait la vie si le monde était différent. Il y avait du pain sur la planche ce jour-là et lui-même devait faire une course qui lui prendrait une bonne partie de la matinée. Mma Ramotswe et Mma Makutsi étaient parties à la poste et à la banque et elles ne seraient pas de retour avant un moment. C’était la fin du mois et les gens affluaient dans les banques. Il serait préférable, estimait-il, que les salaires soient distribués à différentes périodes : on en verserait certains à la fin du mois, comme le voulait la tradition, mais les autres pourraient être payés à diverses dates. Il avait même songé à écrire à la chambre de commerce à ce propos, mais s’était ravisé : cette suggestion resterait lettre morte. Certaines habitudes semblaient à ce point gravées dans la pierre que rien ne pourrait jamais les faire changer. Le jour de paie, apparemment, était de celles-là.

Il jeta un nouveau coup d’œil à sa montre. Il devait s’en aller sous peu, car il avait rendez-vous avec un garagiste qui envisageait de vendre un pont de graissage. Le Tlokweng Road Speedy Motors en possédait déjà un, mais Mr. J.L.B. Matekoni estimait qu’il serait utile de disposer d’un deuxième, surtout s’il l’obtenait à bon prix. Toutefois, s’il partait, les apprentis se retrouveraient seuls en charge du garage jusqu’au retour de Mma Ramotswe et de Mma Makutsi. Peut-être que tout se passerait bien, mais peut-être pas, et Mr. J.L.B. Matekoni se faisait du souci.

Il observa le véhicule qui s’élevait lentement sur le pont de graissage. C’était la grosse voiture blanche de Trevor Mwamba, qui venait d’être nommé évêque anglican du Botswana. Mr. J.L.B. Matekoni le connaissait bien – c’était lui qui les avait mariés, Mma Ramotswe et lui, sous le grand arbre de la ferme des orphelins, avec le chœur qui chantait et le ciel haut et vide – et, en temps normal, il n’aurait jamais laissé les apprentis travailler sur sa voiture sans supervision, mais là, il n’avait guère le choix. L’évêque voulait si possible récupérer le véhicule dans l’après-midi, car il devait assister à une réunion à Molepolole. La voiture ne présentait pas de problème grave, elle n’avait été apportée que pour un entretien de routine, mais Mr. J.L.B. Matekoni aimait vérifier les freins de chaque véhicule avant de le rendre à son propriétaire, et peut-être y aurait-il quelques réglages à effectuer de ce côté-là. Les freins constituaient, selon Mr. J.L.B. Matekoni, la partie la plus importante d’une voiture. Lorsqu’un moteur ne fonctionnait pas, c’était bien ennuyeux, il fallait le reconnaître, mais pas dangereux. On ne pouvait guère se blesser lorsqu’on se trouvait réduit à l’immobilité, mais on risquait gros, en revanche, si l’on roulait à quatre-vingts kilomètres à l’heure et que l’on ne parvenait plus à s’arrêter. Et, comme chacun sait, la route de Molepolole posait un problème de bétail errant. Les vaches, qui étaient censées demeurer derrière les clôtures – telle était la règle –, n’en faisaient qu’à leur tête et semblaient toujours croire que l’herbe avait meilleur goût de l’autre côté de la route.

Mr. J.L.B. Matekoni en vint à la conclusion qu’il n’avait d’autre choix que de laisser la voiture à la merci des apprentis, mais qu’il vérifierait leur travail dès son retour, juste avant le déjeuner. Il appela l’aîné des apprentis et lui donna ses consignes.

— Il faut que tu fasses très attention, déclara-t-il. C’est la voiture de l’évêque Mwamba. Je ne veux pas de travail bâclé. Je veux que tu fasses tout ce qu’il y a à faire avec beaucoup de soin.

Charlie fixa le sol.

— Je fais toujours attention, patron, marmonna-t-il, plein de ressentiment. Est-ce que vous m’avez déjà vu travailler n’importe comment ?

Mr. J.L.B. Matekoni ouvrit la bouche pour répondre, mais se ravisa. Se lancer dans une discussion avec ces garçons n’aboutirait nulle part, se dit-il. Rien de ce qu’il pourrait leur dire ne serait d’une quelconque utilité, puisqu’ils n’en tiendraient tout simplement pas compte. Il se détourna et arracha un morceau de papier absorbant pour s’essuyer les mains.

— Mma Ramotswe va bientôt revenir, reprit-il. Elle est allée faire une course avec Mma Makutsi. En attendant, c’est toi qui as la responsabilité du garage, d’accord ? Tu t’occupes de tout.

Charlie sourit.

— O.K., patron, répondit-il. Vous pouvez me faire confiance.

Mr. J.L.B. Matekoni haussa un sourcil.

— Euh… commença-t-il.

Il n’en dit pas plus. Diriger une affaire comportait une part d’angoisse, c’était inévitable. Il était certes assez ennuyeux d’avoir à se soucier de deux jeunes ouvriers incapables, mais il devait être bien plus difficile de se trouver à la tête d’une grosse entreprise où des centaines d’employés travaillaient pour vous. Ou d’un pays… C’était là un métier terriblement exigeant, et Mr. J.L.B. Matekoni se demandait si un Premier ministre ou un président pouvaient dormir la nuit, avec tous les problèmes du monde qui les accablaient. La fonction de président du Botswana ne devait pas être de tout repos, et si l’on donnait à Mr. J.L.B. Matekoni le choix entre vivre à la State House ou rester le propriétaire du Tlokweng Road Speedy Motors, il n’hésiterait pas un seul instant. Non qu’il trouverait déplaisant d’occuper la State House, dont les pièces étaient fraîches et les jardins ombragés. Il s’agirait là d’une existence très agréable ; mais comme il devait être difficile pour le président de voir tout le monde, ou presque, venir à lui avec une sollicitation ! S’il vous plaît, monsieur, faites ceci, s’il vous plaît, faites cela ; s’il vous plaît, autorisez ceci, cela, ou autre chose encore. Mais après tout, son existence à lui n’était pas si différente : presque tous les gens qu’il voyait lui demandaient de réparer leur voiture, de préférence pour le jour même. Mma Potokwane en était un bon exemple, avec ses constantes requêtes d’entretenir les machines en mauvais état de la ferme des orphelins. Mr. J.L.B. Matekoni songeait que, étant incapable de résister à Mma Potokwane et à ses exigences, il ne ferait pas un très bon candidat à la présidence du Botswana. Bien sûr, le président n’avait sans doute jamais rencontré Mma Potokwane, et même lui aurait peut-être quelque peine à affronter cette femme énergique et convaincante, avec son cake aux fruits et sa façon d’enrober les choses pour tout obtenir de ses interlocuteurs.

Les apprentis n’eurent finalement guère de temps à eux ce matin-là. Peu après avoir vu Mr. J.L.B. Matekoni quitter le garage, ils s’étaient installés sur deux bidons d’huile retournés et, de là, avaient regardé passer les gens sur la route. Conscientes d’être observées, les jeunes filles qui longeaient le garage se détournaient ou affectaient une totale indifférence, mais ne manquaient pas d’entendre les commentaires appréciateurs. C’était le sport préféré des apprentis, aussi furent-ils déçus lorsque apparut la petite fourgonnette blanche de Mma Ramotswe, dix minutes à peine après le départ de Mr. J.L.B. Matekoni.

— Qu’est-ce que vous faisiez, assis comme ça ? leur cria Mma Makutsi en descendant du siège passager. Vous croyez qu’on ne vous a pas vus ?

Charlie la considéra avec une expression d’innocence blessée.

— On a quand même droit à une pause, comme tout le monde ! répliqua-t-il. Vous autres, vous ne travaillez pas sans arrêt, si ? Vous buvez aussi du thé. Je vous ai vues.

— C’est un peu tôt pour le thé, fit remarquer Mma Ramotswe avec légèreté, tout en consultant son bracelet-montre. Mais ça ne fait rien. Je suis sûre que vous allez bien travailler maintenant.

— Qu’est-ce qu’ils sont paresseux ! murmura Mma Makutsi. Dès que Mr. J.L.B. Matekoni a le dos tourné, ils reposent leurs outils.

Mma Ramotswe sourit.

— Ils sont encore très jeunes, dit-elle. Ils ont besoin d’être surveillés. Tous les jeunes gens sont comme ça.

— Surtout les bons à rien comme ces deux-là ! rétorqua Mma Makutsi en se dirigeant vers le bureau. Et quand je pense qu’une fois leur apprentissage terminé – si cela arrive un jour – ils seront lâchés dans la nature ! Figurez-vous un peu ça, Mma ! Figurez-vous Charlie propriétaire d’un garage ! Imaginez que vous arriviez dans un garage et que vous trouviez Charlie aux commandes !

Mma Ramotswe ne répondit rien. Elle avait tenté de persuader Mma Makutsi de manifester un peu plus de tolérance vis-à-vis des deux garçons, mais l’assistante semblait résolue à rester sur ses positions. Pour elle, les apprentis ne savaient rien faire correctement et la convaincre du contraire relevait de la mission impossible.

Elles pénétrèrent dans le bureau. Mma Ramotswe gagna la fenêtre située derrière sa table de travail et l’ouvrit en grand. C’était une chaude journée et la touffeur avait déjà envahi la pièce. La fenêtre permettait au moins à l’air de circuler, même si cet air n’était autre que le souffle brûlant du Kalahari. Tandis que Mma Ramotswe demeurait debout, à contempler le ciel sans nuages, Mma Makutsi remplit la bouilloire pour la première tasse de thé de la matinée. Puis elle se retourna et tira sa chaise de sous son bureau, où elle l’avait rangée la veille. Ce fut à ce moment précis qu’elle poussa un cri – un cri qui déchira l’air et fit déguerpir un petit gecko blanc, résolu à sauver sa vie, entre deux planches du plafond.

Mma Ramotswe se retourna et aperçut son assistante qui s’était immobilisée, le visage figé par l’effroi.

— S… bredouilla-t-elle, puis : Serpent, Mma Ramotswe ! Serpent !

Pendant quelques instants, Mma Ramotswe ne fit rien. Lorsqu’elle vivait à Mochudi, du temps de son enfance, son père lui avait appris qu’avec les serpents l’essentiel était d’éviter tout mouvement brusque. Un mouvement brusque, quoique naturel, bien sûr, avait pour effet d’effrayer le reptile et de l’inciter à attaquer, ce que la plupart des serpents, affirmait-il, répugnaient à faire.

« Ils ne veulent pas gaspiller leur venin, lui avait-il expliqué. Et n’oublie pas qu’ils ont aussi peur de nous que nous avons peur d’eux… peut-être même plus. »

Toutefois, aucun serpent ne pouvait être aussi terrifié que Mma Makutsi lorsqu’elle vit le capuchon du cobra qui se trouvait à ses pieds osciller lentement de droite à gauche. Elle savait qu’il fallait détourner la tête, car ces serpents-là étaient capables de cracher leur venin dans les yeux de leur cible avec une incroyable précision. Elle le savait, mais ne pouvait s’empêcher de noyer son regard dans les yeux noirs du reptile, minuscules et lourds de menace.

— Un cobra, souffla-t-elle à Mma Ramotswe. Sous mon bureau. Un cobra.

Mma Ramotswe s’éloigna avec lenteur de la fenêtre et saisit l’annuaire téléphonique posé sur sa table. C’était le seul objet à portée de main et, au besoin, elle pourrait le lancer vers le serpent afin de détourner son attention de Mma Makutsi. Cela ne fut pas nécessaire. Percevant les vibrations du sol sous les pas de Mma Ramotswe, le serpent abaissa soudain son capuchon et s’éloigna de Mma Makutsi pour se diriger vers une corbeille à papier, au fond de la pièce. Ce fut le signal qu’attendait Mma Makutsi pour retrouver sa capacité de mouvement : elle s’élança vers la sortie. Mma Ramotswe la suivit et les deux femmes se retrouvèrent bientôt en sécurité à l’extérieur du bureau, dont elles claquèrent la porte derrière elles.

Les deux apprentis relevèrent les yeux de la voiture de l’évêque Mwamba.

— Il y a un serpent là-dedans ! hurla Mma Makutsi. Un énorme serpent !

Les garçons abandonnèrent aussitôt leur poste pour se précipiter vers les deux femmes, qui tremblaient comme des feuilles.

— Quelle sorte de serpent ? interrogea Charlie en s’essuyant les mains sur un chiffon. Un mamba ?

— Non, répondit Mma Makutsi. Un cobra. Avec un gros capuchon – gros comme ça ! Juste à mes pieds ! Prêt à m’attaquer !

— Vous avez eu de la chance, Mma, déclara le plus jeune des apprentis. S’il vous avait attaquée, vous seriez peut-être morte à l’heure qu’il est. La défunte Mma Makutsi…

Mma Makutsi lui décocha un coup d’œil furibond.

— Je sais, riposta-t-elle. Mais tu vois, je n’ai pas paniqué. Je suis restée immobile.

— C’était exactement ce qu’il fallait faire, Mma, commenta Charlie. Maintenant, on va pouvoir tuer ce serpent. Dans deux minutes, votre bureau ne présentera plus de danger.

Il se tourna vers l’autre apprenti, qui avait ramassé deux clés à molette et lui en tendait une. Armés de ces outils, ils s’approchèrent à pas lents de la porte, qu’ils ouvrirent avec précaution.

— Faites attention ! leur cria Mma Makutsi. C’est un serpent gigantesque.

— Regardez du côté de la corbeille à papier, ajouta Mma Ramotswe. Il est quelque part par là.

Charlie examina le bureau. Il se tenait dans l’embrasure de la porte et ne voyait pas la pièce entière, mais il aperçut la corbeille et scruta le sol tout autour, et là, oui, il distingua une forme enroulée autour de la base du panier, une forme qui remua légèrement au moment où il posa les yeux dessus.

— Là-bas, chuchota-t-il à l’autre apprenti. Il est là-bas.

Son acolyte tendit le cou et découvrit à son tour la forme sur le sol. Laissant échapper un curieux petit cri, il lança alors la clé à molette de toutes ses forces à travers la pièce. L’outil manqua sa cible, mais heurta le mur derrière la corbeille. Au moment où il retomba au sol, le serpent recula, son capuchon de nouveau dressé, et fit face à la source du danger. Charlie choisit cet instant pour lancer à son tour sa clé à molette, qui percuta elle aussi le mur, mais qui, en retombant, écrasa la queue du serpent. Celle-ci fouetta l’air tandis que le reptile s’efforçait de recouvrer son équilibre. Une fois de plus, sa tête s’agita de façon menaçante et sa langue entra et sortit à plusieurs reprises, alors qu’il cherchait à identifier le bruit et les dangers que présentait son environnement.

Mma Ramotswe agrippa le bras de Mma Makutsi.

— Je ne suis pas sûre que ces garçons…

Elle n’acheva pas. Dans l’excitation générale, personne n’avait entendu un véhicule s’arrêter devant le garage. Un jeune homme bronzé aux cheveux blonds en sortit.

— Eh bien, Mma Ramotswe, lança-t-il, qu’est-ce qui se passe ici ?

Mma Ramotswe se retourna.

— Oh, Mr. Whitson ! s’exclama-t-elle. Vous arrivez à point. Il y a un serpent dans le bureau. Les apprentis essaient de le tuer.

Neil Whitson secoua la tête.

— Cela ne sert à rien de tuer les serpents, répondit-il. Laissez-moi jeter un coup d’œil.

Il gagna la porte du bureau et fit signe aux apprentis de s’écarter.

— Il ne faut surtout pas l’effrayer, expliqua-t-il. Cela aggrave les choses s’il a peur.

— C’est un très gros serpent, rétorqua Charlie avec mauvaise humeur. Il faut le tuer, Rra.

Neil regarda dans la pièce et vit le cobra lové autour de la corbeille à papier. Il se tourna vers Charlie.

— Auriez-vous un bâton ? demanda-t-il. N’importe quel bâton. Quelque chose de long.

Le plus jeune des apprentis s’éloigna, tandis que Charlie et Neil continuaient à observer le reptile.

— Il faut qu’on le tue, insista Charlie. On ne peut pas garder un serpent ici. Imaginez qu’il morde les deux dames qui sont là ! Imaginez qu’il morde Mma Ramotswe !

— Il ne mordra Mma Ramotswe que s’il se sent menacé, répliqua Neil. Et les serpents ne se sentent menacés que si les gens leur marchent dessus ou…

Il marqua un temps d’arrêt, avant d’ajouter :

— … ou leur lancent des objets.

Le plus jeune des apprentis revint à cet instant avec une longue branche du jacaranda qui poussait devant le garage. Neil la lui prit des mains et pénétra dans le bureau avec précaution. Le serpent le suivit des yeux, à demi dressé, le capuchon levé. D’un geste brusque, Neil abaissa le bâton sur le dos de l’animal, dont il pressa le cou contre le sol. Puis, se penchant en avant, il saisit derrière la tête le cobra qui se tordait et le ramassa. La queue, qui s’agitait en tous sens, cherchant une prise, fut alors fermement agrippée par l’autre main.

— Voilà, déclara Neil. Maintenant, Charlie, il nous faut un sac. Il doit bien y en avoir un quelque part…

 

Lorsque Mr. J.L.B. Matekoni revint, une heure plus tard, il était de belle humeur. Le pont de graissage qu’il avait vu était en parfait état et son propriétaire n’en demandait pas trop cher. C’était même une très bonne affaire et Mr. J.L.B. Matekoni avait déjà versé un acompte. Le plaisir que lui procurait cette transaction se devinait sans peine à son sourire, mais il fut accueilli par deux apprentis qui ne remarquèrent rien.

— On a eu pas mal d’émotions ce matin, patron, lança d’emblée Charlie. Un serpent est entré dans le bureau de Mma Ramotswe. Un énorme serpent, avec une tête grosse comme ça ! Oui, grosse comme ça !

Mr. J.L.B. Matekoni tressaillit.

— Dans le bureau de Mma Ramotswe ? bredouilla-t-il. Et… est-ce qu’elle va bien ?

— Oh oui, pas de problème, répondit Charlie. Heureusement qu’on était là, elle a eu de la chance. Sinon, je ne sais pas…

Mr. J.L.B. Matekoni consulta le deuxième apprenti du regard, comme pour obtenir confirmation.

— C’est vrai, Rra, renchérit le jeune homme. Heureusement qu’on était là. On s’est occupés du serpent.

— Et où est-il ? interrogea Mr. J.L.B. Matekoni. Où l’avez-vous jeté ? Vous savez sans doute que si l’on garde un serpent dans les parages, sa fiancée va venir le chercher. Et là, on risque des ennuis…

Le jeune apprenti se tourna vers Charlie.

— On l’a fait enlever, répondit ce dernier. Par le gars de Mokolodi, vous savez, celui avec qui vous échangez des pièces de moteur. Eh ben, c’est lui qui l’a emporté.

— Mr. Whitson ? s’étonna Mr. J.L.B. Matekoni. Il l’a emporté ?

Charlie hocha la tête.

— Ce n’est pas la peine de tuer les serpents, expliqua-t-il. Il vaut mieux les libérer dans la nature. Vous saviez ça, hein, patron ?

Mr. J.L.B. Matekoni ne répondit pas, mais gagna à grands pas le bureau, frappa à la porte et entra. Assises à leur poste, Mma Ramotswe et Mma Makutsi levèrent toutes deux vers lui un regard interrogateur.

— Tu sais ce qui s’est passé ? s’enquit Mma Ramotswe. Ils t’ont raconté, pour le serpent ?

Mr. J.L.B. Matekoni acquiesça.

— Je sais tout, répondit-il. Et je suis bien content que tu n’aies rien, Mma Ramotswe. C’est la seule chose qui m’intéresse.

— Et moi ? s’indigna Mma Makutsi de son bureau. Vous vous en fichez, de moi, Rra ?

— Oh non, ça me fait très plaisir que vous n’ayez pas été mordue, Mma, assura Mr. J.L.B. Matekoni. Vraiment très plaisir. Je n’aurais pas aimé que l’une ou l’autre d’entre vous se fasse mordre par un serpent.

Mma Ramotswe secoua la tête.

— Mma Makutsi l’a échappé belle, expliqua-t-elle. Et nous avons eu de la chance que ton ami arrive juste à ce moment-là. Il connaît bien les serpents. Tu aurais dû voir comment il l’a attrapé, Mr. J.L.B. Matekoni. Il l’a attrapé comme si ce n’était qu’un simple chongalolo1 ou quelque chose de ce genre.

Mr. J.L.B. Matekoni parut perplexe.

— Mais je croyais que c’étaient les garçons qui l’avaient neutralisé, s’étonna-t-il. Charlie m’a dit que…

Mma Makutsi éclata de rire.

— Eux ? Oh, Rra, vous auriez dû les voir ! Ils lui ont lancé des clés à molette et l’ont mis très en colère. Ils n’ont servi à rien du tout. À rien du tout !

Mma Ramotswe sourit à son mari.

— Ils ont fait de leur mieux, bien sûr, mais…

Elle s’interrompit. Personne n’était parfait, songea-t-elle, et d’ailleurs, elle-même n’avait pas fait face à la situation de manière très brillante. Aucun de nous ne peut savoir comment il réagira face à un serpent avant de se trouver confronté au danger et, à ce moment-là, il découvre en général qu’il ne s’en sort pas très bien. Les serpents faisaient partie de ces tests que la vie nous envoyait et il était impossible d’anticiper notre réaction avant de vivre l’expérience. Les serpents et les hommes. Telles étaient les épreuves envoyées pour tester les femmes, et le résultat n’était pas toujours conforme à ce que l’on aurait souhaité.