CHAPITRE V

Nouvelles conversations avec les chaussures

— Il y a énormément de travail aujourd’hui, soupira Mr. J.L.B. Matekoni en s’essuyant les mains sur un chiffon. J’ai tellement à faire que je n’aurai jamais assez de temps. Ce n’est pas facile.

Il leva les yeux au ciel, non sans avoir décoché, au préalable, un regard furtif à Mma Ramotswe.

C’était, elle le savait, sa façon à lui de l’appeler à la rescousse. Mr. J.L.B. Matekoni n’était pas homme à demander franchement un service. Il se montrait toujours prêt à aider autrui, comme l’avait si bien compris Mma Potokwane, la directrice de la ferme des orphelins, mais son manque d’assurance lui interdisait de solliciter quiconque. Cela ne l’empêchait pas de lancer par moments des appels au secours, maquillés en commentaires sur la pression qui menaçait à tout instant d’anéantir n’importe quel propriétaire de garage. Et cela en était un, auquel Mma Ramotswe, bien sûr, ne manquerait pas de répondre.

Elle regarda son bureau, qui était à peu près vide, à l’exception d’une facture, encore dans son enveloppe, mais indiscutablement une facture, et d’une lettre à demi rédigée destinée à un client. Elle serait ravie de remettre à plus tard ces deux corvées, aussi adressa-t-elle à Mr. J.L.B. Matekoni un sourire encourageant.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ? interrogea-t-elle. Je ne peux pas réparer les voitures à ta place, mais peut-être y a-t-il une autre façon de te rendre service ?

Mr. J.L.B. Matekoni jeta le chiffon noir de cambouis dans la corbeille à papier.

— À vrai dire, oui, Mma, répondit-il, maintenant que tu me le demandes. Et bien que cela ait quelque chose à voir avec les voitures, il ne s’agit pas de réparer quoi que ce soit. Je sais que tu es détective, Mma Ramotswe, et non pas garagiste.

— J’aimerais savoir réparer les voitures, affirma Mma Ramotswe. Peut-être que j’apprendrai un jour. Beaucoup de femmes en sont capables. Et beaucoup de jeunes filles étudient la mécanique.

— J’en ai vu, acquiesça Mr. J.L.B. Matekoni. Je me demande si elles sont comme…

Il ne termina pas sa phrase, mais tourna la tête en direction de l’atelier, où les deux apprentis, Charlie et le plus jeune – que personne n’appelait jamais par son nom –, effectuaient une vidange sur un camion.

— Non, répliqua Mma Ramotswe. Elles sont très différentes. Ces garçons-là passent leur temps à penser aux filles. Tu sais comment ils sont.

— Et les filles, elles ne pensent jamais aux garçons ? s’enquit Mr. J.L.B. Matekoni.

Mma Ramotswe réfléchit à la question. Elle n’était pas sûre de la réponse. Lorsqu’elle était petite, il lui arrivait de penser aux garçons de temps en temps, mais seulement pour se féliciter de la chance qu’elle avait d’être une fille. Plus tard, devenue sensible au charme masculin, elle s’imaginait certes, à l’occasion, qu’il pourrait être agréable de passer du temps en compagnie d’un garçon particulier, mais les garçons en tant qu’espèce n’occupaient pas ses pensées. Elle ne parlait pas non plus des garçons de la façon qu’avaient les apprentis d’évoquer les filles, mais il était possible que les jeunes filles modernes, elles, soient différentes. Elle avait surpris un jour une conversation entre adolescentes – des jeunes filles d’environ dix-sept ans – alors qu’elle cherchait un livre à la nouvelle librairie de Mr. Kerrison, et leurs propos l’avaient choquée. Elle n’avait pu dissimuler sa réaction et était demeurée un instant bouche bée, de sorte que les filles avaient remarqué son trouble.

— Quel est le problème, Mma ? lui avait lancé l’une d’elles. Vous ne connaissez pas les garçons ?

Mma Ramotswe avait cherché ses mots, désireuse de signifier à ces dévergondées qu’elle savait tout ce qu’il y avait à savoir sur les garçons – et ce, depuis de nombreuses années –, tout en manifestant clairement sa réprobation, mais aucune réponse ne lui était venue, et les filles étaient parties en gloussant.

Mma Ramotswe n’était pas prude. Elle savait ce qui se passait entre les gens, mais elle estimait qu’il existait un domaine de la vie qui devait rester privé. Les sentiments que pouvait inspirer une personne, pensait-elle, constituaient une affaire intime et l’on ne devait pas parler des mystères de l’âme. On ne devait pas le faire, car cela ne correspondait pas à la morale ancestrale du Botswana. Il existait une chose appelée la pudeur, considérait-elle, même si beaucoup semblaient l’oublier. Et que deviendrions-nous dans un monde privé de la morale ancestrale du Botswana ? Tout irait de travers, estimait Mma Ramotswe, car cela signifierait que chacun était libre d’agir à sa guise, sans se soucier des réactions d’autrui. Ce serait la parfaite recette de l’égoïsme, aussi explicite que si elle figurait en toutes lettres dans un livre de cuisine : Prendre un pays, avec tout ce qu’il signifie, avec la bienveillance et le sourire de ses habitants, avec les traditions d’entraide ; ignorer tout cela ; bien mélanger ; ajouter des idées modernes ; faire cuire jusqu’à la ruine.

La question de Mr. J.L.B. Matekoni planait dans l’air, attendant sa réponse. Mr. J.L.B. Matekoni regardait Mma Ramotswe d’un air interrogateur.

— Alors, Mma ? la pressa-t-il. Est-ce que les filles ne pensent jamais aux garçons ?

— Cela leur arrive, déclara Mma Ramotswe avec nonchalance. Enfin, quand elles n’ont rien de mieux à faire…

Elle sourit à son mari.

— Mais ce n’était pas de cela que nous parlions, reprit-elle. Quel service voudrais-tu que je te rende ?

Mr. J.L.B. Matekoni lui fournit des explications quant à la course dont il souhaitait la charger. Cela impliquait un voyage à Mokolodi, à une demi-heure de route vers le sud.

— Mon ami, celui qui vous a débarrassées du cobra, précisa-t-il. Neil. Il s’agit de lui. Il a là-bas un vieux pick-up, un bakkie, qu’il a gardé pendant des années. Et donc…

Mr. J.L.B. Matekoni marqua un temps d’arrêt. La mort d’un véhicule avait toujours pour lui quelque chose d’humiliant, car elle concernait son domaine d’expertise.

— Je n’ai rien pu faire pour lui. Il aurait fallu remplacer tout le moteur, Mma Ramotswe. Mettre de nouveaux pistons, de nouveaux segments…

Il secoua tristement la tête, à la manière d’un médecin confronté à un pronostic désespéré.

Mma Ramotswe leva les yeux vers le plafond.

— Je comprends, dit-elle. Cela a dû être bien triste.

— Mais heureusement, Neil ne s’en est pas débarrassé, reprit-il. Il y a des gens qui jettent leurs voitures, Mma Ramotswe. Si, si, ils les jettent !

Mma Ramotswe saisit un morceau de papier et entreprit de le plier. Mr. J.L.B. Matekoni avait besoin de temps pour en venir au fait, et elle savait attendre.

— J’ai un client qui a un demi-arbre cassé, reprit Mr. J.L.B. Matekoni. C’est une partie de l’essieu arrière. Tu le sais, n’est-ce pas ? Il y a un arbre qui descend au milieu jusqu’à atteindre le mécanisme de direction, au centre de l’essieu arrière. Et puis, sur chaque côté, il y a quelque chose qu’on appelle le demi-arbre, qui rejoint les roues.

Entre les mains de Mma Ramotswe, le morceau de papier avait été plié en deux, puis en triangle. Lorsqu’elle le leva à hauteur du visage, il lui sembla qu’il s’était mué en oiseau, en gros oiseau à large bec. Elle plissa les yeux et loucha, de sorte que les contours du papier devinrent flous, en se détachant sur les murs du bureau. Elle songea au client qui avait un demi-arbre cassé. Elle comprenait exactement de quoi parlait Mr. J.L.B. Matekoni, mais la façon qu’il avait d’exprimer les choses la faisait sourire. Mr. J.L.B. Matekoni considérait les voitures et leurs propriétaires comme interchangeables, ou comme formant virtuellement un tout, de sorte qu’il pouvait parler de gens qui perdaient de l’huile ou qui avaient besoin d’une carrosserie. Cela avait toujours amusé Mma Ramotswe et il lui arrivait de se représenter des personnes en train de marcher en laissant derrière elles une traînée de gouttelettes d’huile, ou qui avaient les bras et le corps cabossés. À présent, elle s’imaginait le client au demi-arbre cassé : un pauvre homme, qui boitait, peut-être, et que l’on avait rafistolé tant bien que mal.

— Alors, pourrais-tu aller me le chercher, Mma Ramotswe ? poursuivait Mr. J.L.B. Matekoni. Tu n’auras rien à porter : Neil le fera charger par ses hommes. Tout ce que tu as à faire, c’est aller là-bas et revenir. C’est tout.

L’idée de descendre à Mokolodi ne déplaisait pas à Mma Ramotswe. Bien qu’elle vécût à Gaborone, elle n’avait pas l’âme d’une citadine – fort peu de Batswanas se sentaient citadins – et elle n’était jamais plus heureuse que lorsqu’elle se promenait dans le bush, avec l’air du pays, sec et chargé des senteurs d’acacias, qui emplissait les poumons. Sur la route de Mokolodi, elle conduirait vitres baissées et le soleil et l’air afflueraient dans l’habitacle de la petite fourgonnette blanche. Elle verrait alors se profiler devant elle le panorama de collines autour d’Otse et au-delà, verdoyantes au premier plan et bleues dans le lointain. Elle prendrait l’embranchement sur la droite et, quelques minutes plus tard, se retrouverait devant le portail de pierre du camp, où elle exposerait au gardien le motif de sa venue. Peut-être lui servirait-on une tasse de thé sur la véranda du bâtiment circulaire, avec son chaume et les arbres qui l’entouraient, et la vue sur les collines. Elle tenta de se rappeler s’ils avaient du thé rouge là-bas. Il lui semblait que oui, mais au cas où, elle en emporterait un sachet, qu’elle leur demanderait de lui préparer.

Mr. J.L.B. Matekoni la regardait avec appréhension.

— C’est tout, déclara-t-il. Je ne te demande rien d’autre.

Mma Ramotswe secoua la tête.

— D’accord, répondit-elle. Il n’y a pas de problème. Je réfléchissais.

— À quoi réfléchissais-tu ?

— Aux collines qu’il y a là-bas, répondit Mma Ramotswe. Et au thé. Enfin, à ce genre de choses…

Mr. J.L.B. Matekoni se mit à rire.

— Tu penses souvent au thé, n’est-ce pas ? Pas moi. Moi, je pense aux voitures et aux moteurs, enfin, à tout ça… Au cambouis. À l’essence. Aux suspensions. Voilà à quoi je pense.

Mma Ramotswe reposa la feuille de papier pliée.

— N’est-ce pas étrange, Mr. J.L.B. Matekoni ? interrogea-t-elle. N’est-ce pas étrange que les hommes et les femmes pensent à des choses aussi différentes ? Toi, tu réfléchis aux problèmes mécaniques, et moi, je suis là, à penser au thé…

— Oui, reconnut Mr. J.L.B. Matekoni. C’est étrange.

Il marqua une pause. Une voiture réclamait son attention au garage et il devait l’examiner. Le propriétaire tenait à la récupérer l’après-midi même pour ne pas être contraint de rentrer chez lui à pied.

— Je dois y aller, Mma Ramotswe, déclara-t-il.

Puis, avec un signe de tête à l’intention de Mma Makutsi, il quitta le bureau et retourna à l’atelier.

Mma Ramotswe repoussa sa chaise et se leva.

— Voudriez-vous venir avec moi, Mma Makutsi ? proposa-t-elle. C’est une belle journée pour une balade.

Mma Makutsi leva les yeux de son bureau.

— Mais qui va s’occuper de l’agence ? demanda-t-elle. Qui va répondre au téléphone ?

Mma Ramotswe contempla son reflet dans le miroir accroché au mur derrière le classeur. Ce miroir avait été posé à l’intention de Mma Makutsi et d’elle-même, mais c’étaient surtout les apprentis qui l’utilisaient, les innombrables fois où ils venaient se recoiffer.

— Et si je me faisais des tresses ? suggéra Mma Ramotswe. Qu’en pensez-vous, Mma Makutsi ?

— Vos cheveux sont très bien comme ça, assura son assistante. Mais bien sûr, ils seraient encore plus beaux tressés.

Mma Ramotswe se retourna.

— Et vous ? s’enquit-elle. Si je me faisais des tresses, vous en feriez-vous aussi ?

— Je ne sais pas, répondit Mma Makutsi. Phuti Radiphuti est assez vieux jeu. Je ne sais pas ce qu’il pense des tresses.

— Vieux jeu ? s’étonna Mma Ramotswe. C’est intéressant. Sait-il que vous, vous êtes une femme moderne ?

Mma Makutsi réfléchit quelques instants à la question.

— Je pense que oui, répondit-elle enfin. Hier soir, il m’a demandé si j’étais féministe.

Mma Ramotswe tressaillit.

— Il vous a posé cette question ? Et qu’avez-vous répondu, Mma ?

— Je lui ai dit que de nos jours la plupart des femmes le sont, expliqua Mma Makutsi. Je lui ai répondu que oui, que j’étais féministe.

Mma Ramotswe soupira.

— Oh, ma pauvre ! Je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure réponse à donner dans une telle situation. Les hommes ont une peur bleue des féministes.

— Mais je n’allais pas mentir ! protesta Mma Makutsi. Les hommes ne nous demandent tout de même pas de mentir ! Et puis, Phuti est très gentil. Il n’a rien à voir avec ces hommes qui ne peuvent pas supporter les féministes parce qu’ils manquent de confiance en eux.

Elle avait raison, songea Mma Ramotswe. Ceux qui prenaient un malin plaisir à rabaisser les femmes agissaient ainsi pour paraître plus intelligents. Toutefois, il convenait de faire preuve de circonspection avec ces choses-là. Le terme de féministe pouvait fâcher les hommes sans raison, car il existait des féministes qui se montraient extrêmement déplaisantes vis-à-vis d’eux. Ni elle-même ni Mma Makutsi n’en faisaient partie. Toutes deux aimaient les hommes, même si elles n’ignoraient pas que certains d’entre eux maltraitaient leurs compagnes. Jamais elles ne l’accepteraient, bien sûr, mais en même temps elles ne souhaitaient pas passer pour hostiles vis-à-vis de messieurs comme Mr. J.L.B. Matekoni ou Phuti Radiphuti – ou encore Mr. Polopetsi ; Mr. Polopetsi, si doux et si attentionné, et si malmené par la vie…

— Je ne vous demande pas de mentir, précisa Mma Ramotswe avec calme. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas très judicieux de parler de féminisme à un homme. Cela risque de le faire fuir. Je l’ai constaté à maintes reprises.

Elle espérait que les fiançailles ne seraient pas remises en cause par cet aveu. Mma Makutsi méritait de trouver un bon mari, d’autant qu’elle n’avait guère eu de chance jusque-là. Même si elle n’en avait jamais parlé, Mma Ramotswe savait qu’il y avait déjà eu quelqu’un dans sa vie – durant une très brève période – et qu’elle avait même épousé cet homme. Il était mort très brusquement et elle s’était retrouvée de nouveau seule.

Mma Makutsi déglutit avec difficulté. Phuti Radiphuti était demeuré anormalement silencieux après leur conversation, la veille au soir. Si Mma Ramotswe disait vrai, ses remarques inconsidérées allaient peut-être l’inciter à la fuir, à rompre leurs fiançailles. Cette pensée lui fit l’effet d’une douche froide. Jamais elle ne trouverait un autre homme ; jamais elle ne trouverait un fiancé comme Phuti Radiphuti. Elle en serait réduite à demeurer assistante-détective toute sa vie, à trimer pour gagner de quoi subsister, alors que les autres femmes épousaient des hommes argentés. Elle s’était vu offrir une chance en or et l’avait gâchée par sa stupidité et son manque de jugeote.

Elle baissa les yeux vers ses chaussures, ses chaussures vertes à doublure bleu ciel. Et les chaussures lui renvoyèrent son regard. C’est votre faute, patronne ! lui dirent-elles. Ne comptez pas sur nous pour vous balader à travers la ville à la recherche d’un nouveau mari. Vous en aviez un et maintenant il n’est plus là. Pas de chance, patronne. Pas de chance…

Mma Makutsi fixa ses pieds. Manifester une telle insensibilité était typique des chaussures. Jamais elles ne faisaient de suggestions constructives. Elles vous censuraient, vous flanquaient des gifles, remuaient le couteau dans la plaie. Sans doute était-ce une revanche, après toutes les indignités qu’on leur faisait subir. La poussière. La négligence. Le cuir qui se craquelait. L’indifférence.

 

Elles gardèrent le silence en quittant Gaborone, alors que la sinistre silhouette du mont Kgale se profilait sur la droite et que la route se déroulait devant elles, sinueuse. Mma Ramotswe ne disait rien parce qu’elle observait la forme des collines et se souvenait du jour où, bien des années auparavant, elle avait emprunté cette route pour aller vivre chez sa cousine, qui s’était montrée si bonne envers elle. Mais il y avait eu aussi des voyages tristes, ou qui lui avaient paru gais à l’époque et qui, considérés avec le recul, s’étaient mués en mauvais souvenirs : ceux qu’elle avait effectués sur cette même route aux côtés de Note Mokoti, son premier mari. Note jouait de la trompette dans les hôtels de Lobatse et Mma Ramotswe l’accompagnait souvent là-bas, le cœur battant, remplie de fierté d’être l’épouse de cet artiste talentueux et admiré. Elle l’accompagnait, jusqu’au jour où elle s’était rendu compte qu’il n’appréciait pas sa présence auprès de lui. Et la raison en était qu’après les concerts il souhaitait emmener des femmes avec lui et qu’il ne pouvait le faire s’il avait sa jeune épouse à son bras. Elle se rappelait tout cela, et elle y réfléchissait, et elle tentait de chasser ces souvenirs de son esprit ; mais le passé douloureux a le don de s’imposer et, parfois, mieux vaut simplement le laisser revenir à son gré. Ces pensées passeront, se dit-elle. Elles passeront.

À ses côtés, murée elle aussi dans le silence, Mma Makutsi ruminait son bref échange avec Mma Ramotswe au sujet du féminisme. Mma Ramotswe avait vu juste, c’était sûr : par inadvertance, elle avait dû effrayer Phuti Radiphuti. Quelle stupidité ! Bien sûr qu’elle croyait à toutes ces choses pour lesquelles luttaient les féministes : le droit pour les femmes d’avoir un bon métier et d’être aussi bien rémunérées que les hommes à travail égal, et celui de se soustraire aux mauvais traitements de leur mari. Mais il ne s’agissait là que de bon sens, d’un désir de justice, rien d’autre, et le fait de défendre ces objectifs ne faisait pas de vous l’une de ces harpies qui affirmaient que les hommes étaient finis. Comment pouvait-on soutenir de telles bêtises ? Nous étions tous des êtres humains, hommes et femmes, et l’on ne pouvait dire que l’un de ces deux groupes comptait moins que l’autre. Elle, en tout cas, ne le dirait jamais, et voilà que Phuti Radiphuti s’imaginait à présent qu’elle en était convaincue.

Sur le bord de la route, un homme faisait du stop, agitant la main de haut en bas pour tenter d’arrêter un véhicule bien disposé. Les autres voitures le dépassaient sans lui prêter attention ; Mma Ramotswe, quant à elle, considérait que ce n’était pas là la façon de faire du Botswana traditionnel, aussi s’appliqua-t-elle à lui adresser un signe de main compliqué pour lui signifier qu’elle allait prendre le prochain embranchement. La petite fourgonnette blanche fit une embardée et, l’espace d’un instant, l’homme dut se figurer qu’elle tentait de le renverser. Toutefois, il comprit et esquissa à son tour un geste amical.

— Les gens disent que, de nos jours, il vaut mieux ne pas prendre d’auto-stoppeurs, déclara Mma Ramotswe. Mais comment peut-on être aussi égoïste ? Vous vous souvenez quand je suis tombée en panne et que j’ai dû regagner la ville à pied, en pleine nuit ? Quelqu’un s’est arrêté pour me prendre, n’est-ce pas ? Sinon, je serais peut-être encore au bord de la route, à attendre, en devenant de plus en plus maigre…

Mma Makutsi fut heureuse de se voir tirée de ses idées morbides de fiançailles rompues pour cause d’aveu de féminisme. Elle éclata de rire.

— C’est une façon comme une autre de suivre un régime ! commenta-t-elle.

Mma Ramotswe lui lança un regard en biais.

— Parce que vous pensez que je devrais en suivre un ? s’enquit-elle.

— Non, pas du tout ! se récria précipitamment Mma Makutsi. Je ne crois pas que vous devriez faire un régime.

Elle s’interrompit, avant d’ajouter :

— Mais certaines personnes pourraient le penser, bien sûr.

— Ah, fit Mma Ramotswe. Vous parlez sans doute de ces gens qui estiment qu’il n’est pas bon d’être de constitution traditionnelle. Il y en a, vous savez.

— Ces gens-là feraient bien de s’occuper de leurs affaires, rétorqua Mma Makutsi. Moi aussi, je suis de constitution traditionnelle. Pas aussi traditionnelle que vous, bien sûr, loin de là. Mais je ne suis pas vraiment mince.

Mma Ramotswe ne dit rien. Cette conversation ne lui plaisait guère, aussi fut-elle heureuse de voir apparaître l’embranchement pour Mokolodi. Elle ralentit et tourna le volant, afin de s’engager sur la route secondaire qui longeait un moment la nationale, avant de bifurquer en direction du bush. Lorsque la fourgonnette prit le virage, un observateur aurait pu constater que celle-ci penchait de façon marquée d’un côté, celui de Mma Ramotswe, tandis que celui de Mma Makutsi restait surélevé : cette vision aurait pu confirmer ce qui venait d’être dit par Mma Makutsi. Toutefois, il n’y avait personne pour le noter ; seulement le touraco gris perché sur sa branche d’acacia, l’oiseau avertisseur qui voyait tant de choses mais ne se confiait jamais à personne.