CHAPITRE XI

Vous serez très heureux dans ce fauteuil

Mma Makutsi consulta sa montre. Lorsqu’elle avait vu Mma Ramotswe et Mr. Polopetsi s’en aller ensemble à Mokolodi, elle en avait conçu une légère irritation. Que Mma Ramotswe lui eût préféré Mr. Polopetsi pour cette expédition la contrariait. Elle avait toutefois fini par se raisonner : il ne fallait pas refuser cette expérience à Mr. Polopetsi, car en temps utile, s’était-elle souvenue, il deviendrait son assistant, un assistant assistante détective. Mma Ramotswe et lui seraient donc absents le reste de l’après-midi et, à l’agence, tout était à jour ; il ne restait plus aucun travail de classement ni de dactylographie en instance. Aussi, à quatre heures passées, ne voyait-elle plus de raison de demeurer derrière son bureau. Au garage, Mr. J.L.B. Matekoni avait achevé la délicate réparation qu’il accomplissait sur une voiture française capricieuse et renvoyé les apprentis dans leurs foyers. Il resterait sans doute encore une heure ou deux pour mettre de l’ordre. Si le téléphone sonnait, il pourrait répondre et prendre les messages. Il y avait fort peu de chances que cela se produise, toutefois, car les clients choisissaient rarement la fin d’après-midi pour appeler. C’était le matin que parvenaient les coups de téléphone importants, car on trouvait plus aisément le courage de contacter un détective privé en début de journée. Bien souvent, en effet, cette démarche s’apparentait à un acte de bravoure : il fallait se résoudre à accepter une possibilité troublante, à regarder les choses en face, même si cela faisait mal, même si cela terrorisait. Le matin donnait la force de prendre le taureau par les cornes. Le soleil qui déclinait incitait au contraire à baisser les bras et à se résigner.

Pourtant, c’était bien en fin d’après-midi que Mma Makutsi, pour sa part, s’apprêtait à prendre une décision réclamant un courage considérable. Jusque-là, elle s’était refusée à rétablir le contact avec Phuti Radiphuti, mais elle sentait à présent qu’il convenait d’aller le trouver pour l’entendre justifier son manquement de la veille au soir. Il lui était soudain apparu qu’il pouvait exister une explication tout à fait raisonnable à son absence. Certaines personnes, parfois, se trompaient de jour. La semaine précédente, elle-même avait passé toute la journée du mardi avec l’impression que l’on était mercredi, et si cela pouvait lui arriver à elle – elle, si organisée dans sa vie personnelle, grâce à cette formation précoce et inestimable à l’Institut de secrétariat du Botswana –, il était tout à fait possible qu’un homme qui avait un grand magasin à faire tourner confonde les jours. Si tel était le cas, Phuti était sans doute allé dîner chez son père, qui n’y avait rien trouvé à redire puisque, ces derniers temps, le vieil homme semblait incapable de savoir quel jour de la semaine on était. Pour tout ce qui touchait au lointain passé, sa mémoire demeurait intacte : les amis d’alors, le bétail qu’il avait affectionné, tous les souvenirs qui se rattachaient aux jours anciens, à l’époque du Protectorat et du père de Seretse Khama, et même à un passé plus éloigné encore, tout cela restait frais dans sa tête. En revanche, les événements récents et le présent très encombré, précipité, semblaient le survoler sans le toucher. Mma Makutsi avait déjà rencontré ce genre de problèmes chez d’autres que lui. Le vieil homme n’aurait donc pas fait remarquer à Phuti qu’il se trompait de jour.

Le réconfort que lui apporta cette pensée fut toutefois de courte durée. C’était le dimanche soir que Phuti allait dîner chez son père et il semblait peu probable qu’il eût confondu ce jour avec un autre, dans la mesure où il ne travaillait pas le dimanche. Ainsi, s’il s’était trompé et était allé dîner ailleurs, ce ne pouvait être que chez sa sœur ou sa tante, les deux autres personnes qui le recevaient à leur table. Or ni l’une ni l’autre n’aurait manqué de lui signifier son erreur. Toutes deux savaient parfaitement quel jour de la semaine on était, surtout la tante. Celle-ci, qui avait joué un rôle fondamental dans la création du magasin de meubles familial, était réputée pour l’acuité de son esprit. Phuti avait expliqué à Mma Makutsi que sa tante avait le don de se souvenir en détail du prix de chaque chose, et cela ne concernait pas seulement les tarifs actuels, mais ceux de toutes les époques, jusqu’aux jours qui avaient précédé l’indépendance du pays. Elle savait par exemple combien demandaient les commerçants de quartier pour l’huile de paraffine vendue en bidon argenté, et combien coûtaient les grosses boîtes de mélasse raffinée Lyons ou le corned-beef Fray Bentos à la fin des années cinquante, ou encore les boîtes d’allumettes Lion, par exemple, et la Supersonic Radio importée de l’usine de Bulawayo. Une telle tante eût sans aucun doute informé Phuti qu’il se trouvait dans la mauvaise maison le mauvais jour s’il était venu frapper à sa porte sans être attendu. Non, se dit Mma Makutsi, il ne fallait pas se bercer d’illusions : si Phuti Radiphuti n’était pas venu dîner la veille, c’était bien qu’il avait pris ombrage de ses aveux de féminisme. Elle l’avait effrayé et l’idée qu’il risquait de devoir vivre aux côtés d’une contestataire qui passerait son temps à le harceler et à le tyranniser l’avait découragé. À tort ou à raison, certains hommes – et sans doute en faisait-il partie – voulaient épouser des femmes auprès desquelles ils ne se sentaient pas coupables d’avoir les attentes qu’ils avaient. Elle s’en voulait de ne pas l’avoir compris plus tôt. Phuti Radiphuti avait sans doute un problème de confiance en lui, avec son défaut d’élocution et ses manières hésitantes, et bien sûr, un tel homme ne pouvait vouloir d’une femme qui le persécuterait. Il souhaitait au contraire quelqu’un qui aurait du respect pour lui, du moins un minimum, et qui lui donnerait le sentiment d’être un homme. Elle aurait dû le comprendre, constata-t-elle, et faire en sorte de le réconforter, au lieu de le terroriser.

Elle consulta de nouveau sa montre, puis baissa les yeux vers ses chaussures. Inutile de nous regarder ! crut-elle entendre. Inutile de nous regarder, mademoiselle la féministe ! À l’évidence, elle ne trouverait aucun soutien de ce côté-là. Elle n’en trouvait jamais. Elle se tirerait de ce pétrin toute seule, ce qui signifiait qu’elle devait aller de ce pas, sans attendre davantage, au Magasin des Meubles Double Confort pour parler à Phuti avant son départ de la boutique. Elle demanderait à Mr. J.L.B. Matekoni de l’accompagner en voiture. Ce dernier était très gentil et ne refusait jamais un service.

Soudain, une idée lui vint : Mma Ramotswe n’avait-elle pas dit que Mr. J.L.B. Matekoni avait besoin d’un nouveau fauteuil ? Elle pourrait l’emmener au magasin sous prétexte de l’aider à en choisir un. Cela lui permettrait de parler à Phuti sans donner l’impression qu’elle était venue spécialement pour le voir.

Elle quitta son bureau et gagna le garage, où elle trouva Mr. J.L.B. Matekoni debout sur le pas de la porte, contemplant Tlokweng Road. Il s’essuyait les mains sur un chiffon, perdu dans ses pensées, comme s’il réfléchissait à quelque chose de bien plus important que le problème du cambouis qui maculait ses mains.

— Je suis contente de voir que vous n’avez rien à faire, Rra, déclara Mma Makutsi en s’approchant. Je viens d’avoir une idée.

Mr. J.L.B. Matekoni se retourna et la contempla, le regard vide.

— J’étais très loin d’ici, dit-il. Je réfléchissais.

— Moi aussi, j’ai réfléchi, répondit Mma Makutsi. J’ai réfléchi à ce nouveau fauteuil que Mma Ramotswe souhaite vous acheter.

Mr. J.L.B. Matekoni glissa le chiffon dans sa poche.

— Ce serait bon de pouvoir s’asseoir confortablement, avoua-t-il. Je n’arrive jamais à trouver une position confortable dans les fauteuils que nous avons à Zebra Drive. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé, mais ils sont pleins de bosses et de ressorts.

Mma Makutsi savait fort bien ce qui était arrivé au mobilier de Zebra Drive, mais elle ne souhaitait pas s’étendre sur la question. Elle avait toujours soupçonné Mma Ramotswe de mener la vie dure à tout ce qui pouvait être équipé de ressorts – il suffisait, pour s’en convaincre, de constater à quel point la petite fourgonnette blanche penchait d’un côté (celui du conducteur), mais il y avait aussi la chaise de bureau qui, bien qu’elle n’ait pas de ressorts, présentait une légère inclinaison sur la droite, l’un des pieds s’étant déformé sous la forme traditionnelle de Mma Ramotswe.

— Vous serez très bien dans un nouveau fauteuil, assura-t-elle. Je pense que nous devrions aller au magasin tout de suite voir ce qu’ils ont à proposer. Pas pour acheter, bien sûr – cela pourra attendre que Mma Ramotswe trouve le temps d’y passer. Mais nous pourrons au moins jeter un coup d’œil et faire mettre de côté quelque chose de confortable.

Mr. J.L.B. Matekoni regarda sa montre.

— Cela nous obligerait à fermer le garage de bonne heure.

— Et alors ? contra Mma Makutsi. Les apprentis sont rentrés chez eux, Mma Ramotswe et Mr. Polopetsi sont à Mokolodi. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Mr. J.L.B. Matekoni n’hésita que quelques instants.

— Très bien, dit-il. Allons-y maintenant, et je vous déposerai chez vous ensuite. Cela vous évitera de rentrer à pied.

Mma Makutsi le remercia et alla chercher ses affaires à l’agence. Il serait aisé de trouver un bon fauteuil pour Mr. J.L.B. Matekoni, songea-t-elle, mais comment s’y prendrait-elle pour parler à Phuti Radiphuti, maintenant qu’elle l’avait effrayé ? Et qu’allait-il lui dire ? Se contenterait-il de s’excuser en expliquant qu’il était temps de mettre un terme à leurs fiançailles ? Trouverait-il les mots pour exprimer cela, ou resterait-il planté à la regarder dans les yeux comme il avait l’habitude de le faire, pendant que sa langue chercherait désespérément des paroles qui se refuseraient à venir ?

 

Au Magasin des Meubles Double Confort, Phuti Radiphuti se tenait à la fenêtre de son bureau, d’où il observait le hall d’exposition. La disposition des lieux avait été conçue avec cette seule idée en tête : de son poste, le directeur devait pouvoir embrasser tout le magasin du regard et faire signe au personnel qui travaillait en bas. Si des clients venaient avec des enfants qui sautaient sur les fauteuils, ou si ceux qui essayaient les lits restaient allongés trop longtemps sur les confortables matelas – parfois, sans la moindre intention d’acheter : ils souhaitaient simplement prendre du repos avant de poursuivre leurs courses dans les autres magasins –, il pouvait ainsi attirer l’attention des vendeurs sur le problème et leur indiquer que faire d’un rapide signe de main. Un doigt pointé vers la porte signifiait dehors ; un poing serré, dites-leur de tenir leurs enfants sous contrôle ; enfin, lorsqu’il secouait l’index en direction d’un membre du personnel, celui-ci devait comprendre : Il y a des clients qui attendent d’être servis, et toi, tu passes ton temps à bavarder avec tes camarades !

Lorsqu’il vit entrer Mma Makutsi et Mr. J.L.B. Matekoni, il demeura un moment sans réagir, tandis que sa pomme d’Adam montait et descendait. Il avait voulu téléphoner à Mma Makutsi pour s’excuser de n’être pas venu la veille au soir, mais il avait été débordé toute la journée, avec cette visite à sa tante hospitalisée en urgence et la liste de corvées que celle-ci lui avait données à accomplir. Elle avait été admise au Princess Marina le matin précédent, grimaçant de douleur, et moins d’une heure plus tard, un appendice boursouflé lui avait été retiré. Il avait bien failli exploser, lui avait-on expliqué, ce qui eût été dangereux. Ainsi, contrainte de rester alitée, elle avait dicté ses instructions à Phuti, qui avait passé le reste de la journée à courir à droite et à gauche. Il n’avait pas trouvé une minute pour appeler Mma Makutsi et voilà qu’elle arrivait, réclamant une explication, avec Mr. J.L.B. Matekoni en renfort. Il allait devoir se justifier devant eux. En la voyant pénétrer dans le magasin, il sentit un nœud familier se former au creux de son estomac, un nœud qu’il ressentait jadis chaque fois qu’il devait parler et qui, immanquablement, lui paralysait la langue et les cordes vocales.

Il quitta la fenêtre et descendit dans le hall d’exposition. Mma Makutsi ne l’avait pas encore repéré, même s’il l’avait vue balayer la salle du regard à sa recherche. À présent, elle se tenait devant un gros fauteuil de cuir noir, qu’elle montrait à Mr. J.L.B. Matekoni, tandis que ce dernier se penchait pour consulter l’étiquette qui y était accrochée. Phuti Radiphuti se surprit à fouiller sa mémoire pour se souvenir du prix. Celui-ci était assez raisonnable pour un meuble aussi beau, mais il ne s’agissait assurément pas d’une affaire. Il se demanda si Mr. J.L.B. Matekoni était homme à mettre beaucoup d’argent dans un fauteuil. Il se rappelait bien sûr que Mma Makutsi lui avait parlé de la confortable maison que possédait Mma Ramotswe dans Zebra Drive ; il y avait donc de l’argent de ce côté-là. Et sans doute aussi du côté du garage que tenait Mr. J.L.B. Matekoni sur la route de Tlokweng, quoique, les rares fois où il était passé par là, il n’eût pas observé de signes d’activité intense.

Il se faufila entre plusieurs tables de salle à manger, remarquant avec irritation que quelqu’un avait laissé une empreinte de main poisseuse sur l’une d’elles, la plus belle de la collection avec sa surface noire étincelante. Ce devait être un enfant, songea-t-il. Un enfant avait posé sur la table une main qu’il avait utilisée juste avant pour fourrer des bonbons dans sa bouche. D’ailleurs, la même main s’était peut-être attardée sur le velours rouge d’un canapé, derrière la table, et il faudrait le nettoyer avec le produit spécial… Il poussa un soupir. Il importait de ne pas se laisser contrarier par ce genre de détails : le pays était plein de poussière et d’enfants aux mains poisseuses, mais aussi de termites qui prenaient plaisir à grignoter les meubles des gens. Ainsi allait le monde, et se tracasser avait pour seul effet de faire bégayer et de donner chaud à la nuque. Mma Makutsi lui avait recommandé de cesser de s’inquiéter pour tout, et il s’était efforcé de suivre son conseil ; depuis, il bégayait moins et avait moins chaud au cou. C’était une chance, songea-t-il, d’être fiancé à une telle femme. De nombreuses épouses ne faisaient que compliquer la vie à leur mari, avec leurs remontrances continuelles et leurs manières autoritaires. Il voyait ces hommes-là au magasin et les reconnaissait à leur mine défaite. Ces malheureux semblaient porter toute la misère du monde sur leurs épaules ; ils regardaient les meubles comme s’il s’agissait de motifs de soucis supplémentaires dans une existence déjà remplie d’angoisse.

— C’est un très b… b…, commença Phuti Radiphuti en s’approchant de Mma Makutsi et de Mr. J.L.B. Matekoni.

Il ferma les yeux. La sensation de chaleur lui revenait dans la nuque, en même temps que cette sorte de crampe dans les muscles de la langue. Il vit le mot BON écrit sur une feuille imaginaire ; il lui suffisait de le lire à haute voix, comme Mma Makutsi le lui avait dit, mais il n’y arrivait pas. Elle avait consulté un livre traitant de ce problème et cela l’avait aidé, mais à présent, il ne parvenait pas à dire que le fauteuil était bon.

— Un tr…

Il essayait de nouveau, mais les mots ne venaient pas. Pourquoi ne lui avait-il pas téléphoné pour lui expliquer ? Elle devait être fâchée contre lui à présent, et sans doute était-elle en train de reconsidérer leur projet de mariage.

— Il a l’air très confortable, déclara Mr. J.L.B. Matekoni en caressant un accoudoir. Ce cuir…

— Ce cuir si doux… renchérit Mma Makutsi à mi-voix. On voit souvent des fauteuils en cuir qui sont rudes au toucher. Ils sont fabriqués avec de très très vieilles vaches.

— C’est le genre de fauteuils qu’on appelle des vacheries ! commenta Mr. J.L.B. Matekoni, avant de partir d’un grand éclat de rire.

Mma Makutsi le dévisagea. Mr. J.L.B. Matekoni était quelqu’un de très gentil, estimé de tous, mais il n’était pas réputé pour la finesse de son humour. Là, il avait sans doute dit quelque chose de très amusant, mais elle se trouva prise au dépourvu, de sorte qu’elle ne rit pas.

Phuti Radiphuti, pour sa part, se mit à jouer avec un bouton de sa chemise. Dans un suprême effort pour se détendre, il ouvrit de nouveau la bouche et prononça une phrase. Cette fois, les mots lui vinrent sans peine.

— Ce fauteuil-ci est en veau et c’est du cuir pleine fleur, contrairement à celui-là, à côté, qui est en vachette et en croûte de cuir. La qualité n’est pas la même.

Mma Makutsi acquiesça d’un signe de tête. L’apparition subite de Phuti l’avait prise au dépourvu et elle ne savait que faire. Elle avait imaginé entamer la conversation par une question sur son état de santé, ce qui eût été courtois, mais en constatant qu’il s’était lancé dans une discussion technique, elle entreprit de lui expliquer que Mr. J.L.B. Matekoni cherchait un nouveau fauteuil et qu’ils se demandaient si quelque chose comme cela lui conviendrait.

Phuti Radiphuti l’écouta avec une extrême attention, puis se tourna vers Mr. J.L.B. Matekoni.

— Ce fauteuil vous plaît-il, Rra ? interrogea-t-il. Asseyez-vous dedans pour voir comment vous vous sentez. Il est toujours bon d’essayer un fauteuil avant de se décider.

— Oh, je suis juste venu regarder, se récria Mr. J.L.B. Matekoni à la hâte. J’ai vu ce fauteuil-ci, mais il y en a beaucoup d’autres…

Il avait lu l’étiquette et l’article était loin d’être bon marché. Pour cette somme, on pouvait faire réaléser un moteur.

— Asseyez-vous tout de même, insista Phuti Radiphuti en souriant à Mma Makutsi. Ainsi, vous saurez que c’est un bon fauteuil. Vous n’aurez plus à vous poser la question.

Mr. J.L.B. Matekoni s’exécuta et Phuti Radiphuti l’interrogea du regard.

— Alors, Rra ? N’est-il pas confortable ? Ce fauteuil a été fabriqué à Johannesburg, dans une très grosse usine. Il y en a beaucoup de semblables à Johannesburg.

— Il est très confortable, reconnut Mr. J.L.B. Matekoni. Oui, très confortable. Mais il faut que je regarde aussi les autres. Je suis sûr qu’il y en a d’autres tout aussi agréables dans votre magasin.

— Oh, évidemment ! acquiesça Phuti. Mais quand on en a trouvé un qui nous convient, mieux vaut ne pas en choisir un autre.

Mr. J.L.B. Matekoni lança un coup d’œil à Mma Makutsi. Il avait besoin de son aide à présent, mais elle semblait perdue dans des pensées qui lui étaient propres. Elle regardait Phuti Radiphuti, le fixait, même, d’une façon que Mr. J.L.B. Matekoni trouvait assez déconcertante. C’était comme si elle attendait de lui des paroles qu’il ne prononçait pas : sans doute s’agissait-il d’affaires privées, songea-t-il, dont ils feraient mieux de discuter franchement en tête à tête, au lieu d’échanger de tels regards. Les femmes avaient toujours des affaires privées à régler avec les hommes. À chaque instant, il se passait quelque chose en arrière-fond – elles manigançaient une vengeance ou ruminaient des griefs pour un manque d’égards, un défaut d’attention tout à fait involontaire, bien sûr, mais qu’elles remarquaient et enregistraient pour l’examiner plus avant. Et la plupart du temps, les hommes n’avaient aucune idée de ce qui se tramait, jusqu’au moment où toute cette frustration accumulée se déversait en un torrent de récriminations et de larmes. Par chance, Mma Ramotswe n’était pas comme cela. Elle se montrait dynamique et directe. Cette Mma Makutsi, en revanche, avec ses grosses lunettes rondes, devait être différente pour ce qui concernait les hommes, et ce pauvre garçon, ce Phuti Radiphuti, devait s’attendre à passer des moments difficiles. Lui-même n’aurait pas aimé être fiancé à Mma Makutsi. Certainement pas. Avec son fameux 97 sur 100 et ses manières brusques, cette femme le terrifiait. Pauvre Phuti Radiphuti !

Mma Makutsi, qui n’avait presque rien dit depuis l’arrivée de Phuti Radiphuti, prit la parole :

— Il est très important pour un homme d’être bien assis, annonça-t-elle. Avec toutes les décisions importantes qu’ils ont à prendre, les hommes doivent avoir de bons fauteuils dans lesquels réfléchir. C’est en tout cas ce que j’ai toujours pensé.

Cette déclaration faite, elle jeta un coup d’œil à la dérobée à Phuti Radiphuti, puis regarda ses chaussures. Elle s’attendait presque à voir celles-ci la contredire, lui reprocher cette soudaine entorse à ses convictions profondes, selon lesquelles c’étaient les femmes qui prenaient les décisions importantes pour les hommes, de façon subtile et sans rien en laisser paraître. Elle avait eu d’innombrables conversations avec Mma Ramotswe sur ce point, et les deux femmes étaient toujours tombées d’accord. Et voilà qu’à présent elle suggérait lâchement que c’étaient les hommes qui, assis dans de confortables fauteuils, disposaient en maîtres de leurs choix. Elle fixa un bon moment ses chaussures, qui gardèrent le silence, abasourdies, sans doute, par la soudaineté de sa volte-face.

Phuti Radiphuti regardait Mma Makutsi, souriant comme un homme qui vient de faire une découverte agréable.

— C’est vrai, dit-il. Mais tout le monde a droit à un bon fauteuil. Les femmes également. Elles aussi doivent réfléchir à beaucoup de choses importantes.

Mma Makutsi fut prompte à acquiescer.

— Oui, mais même si tu me trouves peut-être un peu vieux jeu, j’ai toujours pensé que les hommes sont particulièrement importants. C’est comme ça que j’ai été élevée, je n’y peux rien, tu comprends…

Le sourire de Phuti Radiphuti parut s’élargir encore à cette remarque.

— J’espère que tu n’es pas trop traditionnelle dans tes idées, tout de même, dit-il. Les hommes modernes n’aiment pas tellement ça. Ils apprécient que leur épouse ait son propre point de vue.

— Oh, j’ai mes idées, c’est sûr ! affirma Mma Makutsi en toute hâte. Je ne suis pas du genre à laisser les autres réfléchir à ma place.

— C’est b… b… bien, répondit Phuti Radiphuti.

Il venait de s’apercevoir qu’il avait parlé longtemps sans bégayer et cette constatation le désarçonnait quelque peu, mais il se sentait soulagé de voir que Mma Makutsi ne paraissait pas fâchée qu’il ne lui ait rien dit au sujet de son absence au dîner de la veille. À présent, les mots coulaient avec fluidité, et il put lui parler de la maladie de sa tante et lui expliquer qu’il avait dû l’accompagner à l’hôpital. Elle le rassura, déclarant que, même si elle avait en effet remarqué son absence, elle avait pensé qu’il devait avoir une bonne raison de ne pas venir et elle ne s’était pas fait de souci.

Quelle menteuse vous faites, patronne ! lui lancèrent soudain les chaussures. Occupée à écouter l’homme qui, de nouveau, allait devenir son mari, Mma Makutsi n’avait cependant pas de temps à perdre avec les commentaires de ces deux grincheuses, aussi ne les entendit-elle pas.

— Bon, déclara Phuti Radiphuti. Voulez-vous voir les autres fauteuils, ou est-ce celui-ci qui vous plaît ?

Mr. J.L.B. Matekoni tâta de nouveau le cuir. C’était une sensation très douce et il s’imaginait déjà dans le salon de Zebra Drive, installé dans son fauteuil, à caresser les accoudoirs en contemplant le plafond. Derrière lui, dans la cuisine, Mma Ramotswe serait occupée à la préparation du dîner et l’odeur terriblement appétissante de l’un de ses délicieux ragoûts flotterait dans l’appartement. C’était une vision de perfection, un avant-goût de ce que devait être le paradis, s’il existait. Était-ce mal pour un homme d’être assis dans un tel fauteuil et d’avoir des pensées comme celles-là ? se demanda-t-il. Pas vraiment, même si, ces derniers temps, on voyait de plus en plus de gens chercher à culpabiliser les hommes à ce propos. Il avait récemment entendu à la radio une émission dans laquelle l’une de ces personnes – une femme – affirmait que les hommes étaient paresseux par nature et qu’ils voulaient que les femmes soient en permanence à leur service. Quelle drôle d’idée ! Lui-même, pour commencer, était loin d’être paresseux. Toute la journée, il travaillait dur au Tlokweng Road Speedy Motors, il ne laissait jamais tomber un client et il confiait à Mma Ramotswe tout l’argent qu’il gagnait pour régler leurs dépenses communes. Et si, de temps en temps, il lui prenait l’envie de s’asseoir dans un fauteuil afin de délasser ses membres endoloris, y avait-il quoi que ce fût à y redire ? Mma Ramotswe aimait bien faire la cuisine et lorsqu’il s’avisait de venir lui demander s’il pouvait lui être utile, elle le chassait sans cérémonie. Non, décidément, de telles personnes se montraient injustes envers les hommes et, de plus, elles se trompaient. À ce moment de sa réflexion, il se prit à penser aux apprentis et s’aperçut alors qu’il y avait peut-être du vrai dans ce qui avait été dit. C’étaient ces garçons-là qui donnaient une mauvaise image des hommes, avec leurs manières négligées et leur arrogance envers les femmes. C’étaient eux.

— Alors, c’est ce fauteuil-ci qui vous plaît ?

La question de Phuti Radiphuti ramena Mr. J.L.B. Matekoni dans le Magasin des Meubles Double Confort et lui fit prendre conscience qu’il était assis dans un fauteuil qu’il n’avait sans doute pas les moyens de s’offrir.

— Il me plaît beaucoup, répondit-il, mais je pense qu’il vaudrait peut-être mieux regarder quelque chose d’un peu moins cher. Je ne pense pas que Mma Ramotswe…

Phuti Radiphuti leva la main pour l’interrompre.

— Ce fauteuil vient d’être soldé, affirma-t-il. Il est à cinquante pour cent. Maintenant. Spécialement pour vous.

— Cinquante pour cent ! s’exclama Mma Makutsi. Mais c’est merveilleux ! Vous devez l’acheter, Mr. J.L.B. Matekoni. C’est une très bonne affaire !

— Mais qu’est-ce que Mma Ramotswe…

— Elle vous remerciera, coupa Mma Makutsi avec fermeté. Mma Ramotswe aime les bonnes affaires, comme toutes les femmes. Elle sera ravie.

Mr. J.L.B. Matekoni hésita. Il avait très envie d’un fauteuil confortable. Sa vie était remplie d’essieux, de pièces de moteur et de cambouis. Elle était une bataille, une bataille de chaque instant : il fallait maintenir les moteurs en état de marche malgré la poussière et les bosses sur les routes, autant d’ennemis pour les mécanismes ; il fallait empêcher les apprentis de casser tout ce qu’ils touchaient. Mr. J.L.B. Matekoni se battait en permanence. Alors, à la fin de la journée, un fauteuil comme celui-ci pouvait apporter bien des compensations. Il était impossible d’y résister.

Il se tourna vers Phuti Radiphuti.

— Pourrez-vous le livrer à Zebra Drive ?

— Bien entendu, répondit Phuti Radiphuti.

D’un geste affectueux, il tapota le dossier du fauteuil.

— Vous serez très heureux dans ce fauteuil, Rra. Très heureux.