CHAPITRE VIII

Entretien dans la petite fourgonnette blanche

Le lendemain, Mma Ramotswe partit voir Mma Tsau, la cuisinière pour laquelle travaillait Poppy, l’épouse de l’homme qui devait son apparence prospère à la nourriture du gouvernement. C’était une journée propice, dernier vendredi du mois, jour de paie pour beaucoup, le terme d’une période de besoin qui survenait invariablement en fin de mois, quelle que fût l’attention attachée aux dépenses les vingt-cinq jours précédents. Les apprentis en étaient une bonne illustration. Lorsqu’ils avaient commencé à travailler au Tlokweng Road Speedy Motors, Mr. J.L.B. Matekoni les avait mis en garde : il convenait de gérer ses ressources avec méticulosité. Il était tentant, avait-il reconnu, d’imaginer que l’on pouvait dépenser l’argent à l’instant même où il parvenait entre vos mains.

— C’est très dangereux, avait-il expliqué. Beaucoup de gens ont le ventre plein les quinze premiers jours du mois, tandis que leur estomac crie famine les deux dernières semaines.

Charlie, l’aîné des apprentis, avait échangé un regard entendu avec son jeune collègue.

— Ça fait vingt-neuf jours, avait-il déclaré. Et les deux autres, patron ?

Mr. J.L.B. Matekoni avait soupiré, mais ne s’était pas départi de son calme.

— Ce n’est pas le problème, avait-il répondu.

Il serait aisé de perdre son sang-froid avec ces garçons, il le constatait, mais il fallait s’en garder. Il était leur maître d’apprentissage, ce qui signifiait qu’il devait se montrer patient. L’on ne parvenait à rien en s’énervant avec les jeunes. Se mettre en colère contre un jeune, c’était comme crier sur un animal sauvage : cela le faisait fuir.

— Ce qu’il faut faire, avait donc poursuivi Mr. J.L.B. Matekoni, c’est déterminer la somme dont vous avez besoin chaque semaine. Ensuite, vous déposez tout votre argent à la poste, ou dans n’importe quel lieu sûr, et vous le retirez une fois par semaine.

Charlie avait souri.

— On peut toujours prendre un crédit, avait-il lancé. On peut acheter plein de choses à crédit. C’est moins cher.

Mr. J.L.B. Matekoni avait contemplé le jeune homme. Par où doit-on commencer ? s’était-il demandé. Comment fait-on pour combler les lacunes d’un jeune ? Il y avait tant d’ignorance en ce monde – d’innombrables hectares d’ignorance semblables à des zones d’obscurité sur une carte géographique. La combattre revenait aux enseignants et c’était pourquoi ces derniers étaient si respectés au Botswana… Du moins l’étaient-ils jadis. Mr. J.L.B. Matekoni avait remarqué que, depuis quelque temps, les gens, même jeunes, estimaient que les enseignants étaient des individus comme les autres. Mais pouvait-on apprendre quoi que ce fût si l’on ne respectait pas son professeur ? Respecter quelqu’un, c’était accepter de l’écouter et de tirer des enseignements de ses paroles. Les jeunes gens comme Charlie, pensait Mr. J.L.B. Matekoni, croyaient déjà tout savoir. Eh bien, soit ! Il tenterait, lui, de leur inculquer certaines choses en dépit de leur arrogance. Grace Makutsi et Mma Ramotswe n’ignoraient rien des fins de mois difficiles. Sur le plan financier, Mma Ramotswe avait toujours été nettement plus à l’aise que la moyenne, grâce au talent du défunt Obed Ramotswe pour repérer le beau bétail, mais elle savait la nécessité de comptabiliser chaque sou, lot quotidien de ceux qui l’entouraient. Rose, par exemple, la femme de ménage de la maison de Zebra Drive, n’avait pas le choix. Elle avait beaucoup d’enfants – Mma Ramotswe ignorait combien exactement – et ces enfants savaient ce que signifiait aller au lit le ventre creux, en dépit des efforts de leur mère. L’un d’eux, un petit garçon, peinait en outre à respirer, de sorte qu’il lui fallait des inhalateurs. Ceux-ci coûtaient cher, même avec l’aide de l’hôpital public. Et il y avait aussi Mma Makutsi elle-même, qui avait dû subvenir seule à ses besoins durant ses études à l’Institut de secrétariat du Botswana. Tous les jours, à l’aube, avant les cours, elle allait faire le ménage dans un hôtel. Cela n’avait pas dû être facile de se lever à quatre heures du matin, même l’hiver, lorsque les cieux étaient violemment vides (c’était ainsi qu’elle-même formulait les choses) du fait du froid, et le sol, dur sous les pieds. Toutefois, elle avait fait attention, économisé chaque thebe gagné et à présent, enfin, elle jouissait d’un certain niveau de confort avec sa maison (ou plutôt, sa moitié de maison, pour être précis), ses chaussures vertes à doublure bleu ciel et, bien sûr, son nouveau fiancé…

Fin du mois, jour de paie ; Mma Ramotswe gara sa petite fourgonnette blanche près des cuisines de l’institut et consulta sa montre. Il était trois heures et sans doute Mma Tsau avait-elle achevé la supervision du nettoyage après le service du déjeuner. Mma Ramotswe ignorait si la cuisinière en chef disposait d’un bureau, mais si tel était le cas, celui-ci devait occuper le bâtiment des cuisines, pour sa part, aisément repérable : il suffisait de baisser la vitre et de humer l’air pour le trouver. Quelle délicieuse odeur que celle de la nourriture ! C’était, du point de vue de Mma Ramotswe, l’un des grands plaisirs de la vie : l’odeur de cuisine qui se répandait dans le vent ; celle des épis de maïs grillant sur le feu, du bœuf grésillant dans son jus, des gros morceaux de potiron mijotant dans la cocotte. Toutes ces odeurs étaient bonnes, elles comptaient parmi les odeurs du Botswana, du foyer, elles réchauffaient le cœur et faisaient saliver.

Elle examina le bâtiment des cuisines. À son extrémité, par une porte ouverte et une grande fenêtre, l’on devinait la forme d’une armoire métallique et celle d’un ventilateur qui tournait lentement au plafond. Il y avait du monde à l’intérieur : une tête remua, une main apparut un bref instant à la fenêtre, puis se retira. Ce devait être le bureau, pensa Mma Ramotswe, et elle pourrait toujours marcher jusque-là, frapper à la porte et demander Mma Tsau. Mma Ramotswe avait foi en l’approche directe, en dépit des conseils dispensés par Clovis Andersen dans Les Principes de l’investigation privée. Ce dernier préconisait la circonspection et la récolte d’informations par des moyens détournés. Selon Mma Ramotswe, au contraire, la meilleure façon d’obtenir une réponse à une question, quelle qu’elle fût, consistait à interroger quelqu’un en face. L’expérience lui avait prouvé que, si l’on soupçonnait l’existence d’un secret, l’approche idéale consistait à déterminer qui connaissait ce secret et à demander à cette personne de vous le confier. Cela fonctionnait presque à tous les coups. Ce qu’il y avait de particulier avec les secrets, c’était qu’ils exigeaient d’être répétés, ils se montraient insistants, vous démangeaient la langue si vous les gardiez trop longtemps. Il en allait ainsi, du moins, pour la plupart des gens. Mma Ramotswe, quant à elle, savait garder un secret si celui-ci devait être tu. Jamais elle ne divulguait les affaires de ses clients, même si elle brûlait d’en parler à quelqu’un, et même Mr. J.L.B. Matekoni ne se voyait pas confier des choses qui nécessitaient une stricte confidentialité. En de très rares occasions seulement, lorsque le poids d’une information se révélait trop lourd pour être porté par un seul individu, elle partageait avec Mr. J.L.B. Matekoni un fait caché qu’elle avait découvert ou qu’on lui avait révélé. C’était arrivé le jour où un client avait expliqué à Mma Ramotswe qu’il entendait commettre une fraude à l’assurance en faisant une fausse déclaration à la Botswana Eagle Insurance Company. Il le lui avait dit avec aplomb, comme si cela ne devait pas la choquer ; après tout, n’était-ce pas ainsi que la majorité des gens traitaient les compagnies d’assurances ? Elle était allée trouver Mr. J.L.B. Matekoni pour discuter de cette affaire avec lui et il lui avait conseillé de mettre un terme à ses relations professionnelles avec le client en question. Elle l’avait écouté et cela lui avait valu une pluie de menaces proférées sans ménagement. Cette scène avait résulté en une visite à la Botswana Eagle Insurance Company, qui s’était montrée fort reconnaissante de l’information fournie et avait pris des mesures pour protéger ses intérêts.

Cependant, l’approche directe ne fonctionnerait pas cette fois-ci. Si Mma Ramotswe entrait dans le bureau, elle avait toutes les chances d’y croiser Poppy, ce qui poserait un problème. En effet, elle n’avait pas prévenu celle-ci de sa venue et la cuisinière en chef risquait de se douter que les deux femmes se connaissaient. Non, il fallait s’assurer un véritable tête-à-tête avec Mma Tsau.

Un groupe d’étudiantes sortit à cet instant d’un bâtiment proche des cuisines. C’était la fin des cours et les jeunes filles demeurèrent devant leur classe par deux ou trois, bavardant et riant de leurs plaisanteries partagées. Pour elles aussi, c’était la fin du mois, se dit Mma Ramotswe ; elles devaient avoir reçu leur argent de poche et préparer leurs sorties du week-end. À quoi ressemblait la vie, se demanda Mma Ramotswe, quand on était l’une d’elles ? Elle-même était passée directement de l’enfance au monde du travail et n’avait jamais mené la vie estudiantine. Ces jeunes filles connaissaient-elles leur chance ?

L’une des étudiantes se détacha alors d’un groupe et traversa le terre-plein qui séparait le bâtiment des cuisines de la fourgonnette. Lorsqu’elle parvint à la hauteur du véhicule, elle jeta un coup d’œil en direction de Mma Ramotswe.

— Excusez-moi, Mma ! cria celle-ci en se penchant par la vitre ouverte. Excusez-moi, Mma !

La jeune femme s’arrêta et observa Mma Ramotswe, qui descendait à présent de voiture.

— Oui, Mma, répondit l’étudiante. C’est moi que vous appelez ?

Mma Ramotswe s’approcha d’elle.

— Oui, Mma, fit-elle. Connaissez-vous la dame qui travaille aux cuisines ? Mma Tsau ? Connaissez-vous cette dame ?

L’étudiante sourit.

— C’est la cuisinière en chef, dit-elle. Oui, je la connais.

— J’ai besoin de lui parler, expliqua Mma Ramotswe. J’ai besoin de la voir ici, dans ma fourgonnette. Je ne veux pas lui parler s’il y a d’autres personnes à proximité.

La jeune fille la considéra sans comprendre.

— Et alors ? interrogea-t-elle.

— Alors, je me demandais si vous pourriez aller le lui dire, Mma. Pourriez-vous aller lui dire qu’il y a ici quelqu’un qui souhaite lui parler ?

L’étudiante fronça les sourcils.

— Mais vous ne pouvez pas y aller vous-même, Mma ? Pourquoi avez-vous besoin de moi pour ça ?

Mma Ramotswe scruta le visage de la jeune fille qui se tenait devant elle. Quel lien existait-il entre elles deux ? Étaient-elles étrangères l’une à l’autre, n’avaient-elles aucune raison d’accepter de se rendre mutuellement service ? Ou vivait-on encore en un lieu où l’on pouvait aborder une personne, même sans la connaître, pour lui demander de l’aide, comme cela se faisait par le passé ?

— Je vous le demande, déclara Mma Ramotswe à mi-voix. Je vous le demande…

Elle hésita alors, mais une seconde seulement, avant de poursuivre :

— Je vous le demande, ma sœur…

Pendant un court instant, la jeune fille demeura interdite, puis elle esquissa un signe de tête.

— Je vais le faire, acquiesça-t-elle. Je vais y aller.

 

Mma Tsau, courtaude et plutôt ronde, apparut à la porte du bureau des cuisines, s’arrêta et regarda au-delà du terre-plein. Ses yeux tombèrent sur la petite fourgonnette blanche et elle hésita. De la voiture, Mma Ramotswe leva une main, que Mma Tsau ne vit pas, mais elle vit la fourgonnette ; et la jeune fille avait dit : « Il y a une femme qui veut vous voir de toute urgence, Mma. Elle est dehors, dans une petite fourgonnette blanche. Si vous me demandez mon avis, cette fourgonnette est beaucoup trop petite pour elle, mais elle tient quand même à vous parler à l’intérieur. »

La cuisinière traversa le terre-plein. Elle avait une démarche curieuse, remarqua Mma Ramotswe ; une légère boiterie, peut-être, ou un pied qui pointait vers l’extérieur. Mma Makutsi marchait un peu de la même façon, Mma Ramotswe l’avait constaté et, quoiqu’elle ne lui en ait jamais touché mot, il faudrait qu’elle prenne un jour son courage à deux mains pour lui suggérer d’y réfléchir. Il conviendrait toutefois d’agir avec tact : Mma Makutsi était très sensible sur la question de son apparence et une telle remarque risquait de la démoraliser, même si elle ne visait qu’à lui rendre service.

Mma Tsau se pencha vers la fourgonnette.

— Vous me cherchez, Mma ?

La voix était forte, étrangement puissante pour une femme d’une si courte stature. C’était la voix d’une personne habituée à crier. Les cuisinières professionnelles avaient la réputation de crier, Mma Ramotswe s’en souvenait à présent. Elles réprimandaient les employés qui travaillaient sous leurs ordres et certaines – les plus célèbres – leur jetaient même des objets. Il n’y avait aucune excuse à cela, bien sûr. Mma Ramotswe avait été choquée de lire un jour dans un magazine qu’un chef réputé, quelque part en Amérique, jetait de la soupe froide sur la tête de ses jeunes cuisiniers s’ils ne se montraient pas à la hauteur de ses attentes. Il les injuriait également, ce qui était presque aussi répréhensible. Utiliser un langage ordurier était, selon elle, signe de mauvais caractère et de manque de considération envers autrui. On n’était ni plus intelligent ni plus puissant lorsqu’on employait de telles expressions. Chaque fois que ces gens-là ouvraient la bouche, c’était comme s’ils proclamaient Je suis une personne qui manque de vocabulaire. Mma Tsau était-elle un chef de ce genre ? se demanda-t-elle. Cette petite bonne femme ronde au foulard à pois bleu ciel noué autour du cou comme un doek5 ? On la voyait mal lancer de la soupe froide à la tête de quelqu’un.

— Oui, Mma, répondit Mma Ramotswe en s’efforçant de repousser l’image mentale qui lui était venue de Mma Tsau versant lentement le contenu d’une soupière sur… Charlie.

Quel tableau ! Ce fut aussitôt remplacé par l’image de Mr. J.L.B. Matekoni qui, frustré de voir encore un travail bâclé, faisait la même chose à l’apprenti ; puis par celle de Mma Makutsi versant de la soupe sur… Elle s’interrompit.

— J’aimerais vous parler, s’il vous plaît.

Mma Tsau s’essuya le front.

— J’écoute, dit-elle. Je vous entends très bien d’ici.

— C’est une affaire privée, insista Mma Ramotswe. Nous pourrions discuter dans ma fourgonnette, si cela ne vous ennuie pas.

Mma Tsau fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? rétorqua-t-elle. Vous essayez de me vendre quelque chose, Mma ?

Mma Ramotswe jeta un coup d’œil autour d’elle, comme lorsque l’on s’apprête à faire une confidence.

— C’est au sujet de votre mari, déclara-t-elle.

Ces mots produisirent l’effet souhaité. À la mention de son mari, Mma Tsau avait tressailli, comme si quelqu’un venait de lui verser… Elle releva la tête et plissa les yeux.

— Mon mari ?

— Oui, Mma, votre mari.

Mma Ramotswe désigna du menton la portière du passager.

— Pourquoi ne montez-vous pas, Mma ? Nous pourrons parler à l’intérieur.

L’espace d’un instant, elle crut que Mma Tsau allait tourner les talons et repartir vers son bureau. Il y eut en effet une hésitation. Les yeux remuèrent, mais la femme continua à considérer Mma Ramotswe. Puis elle contourna la fourgonnette par l’avant, sans perdre Mma Ramotswe du regard.

— Vous pouvez baisser la vitre, Mma, suggéra Mma Ramotswe quand elle fut installée. Cela nous donnera un peu d’air. Il fait très chaud aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Mma Tsau croisa les mains sur ses genoux et les fixa obstinément sans répondre. Dans le petit habitacle, on l’entendait respirer avec difficulté. Mma Ramotswe ne dit rien, préférant la laisser reprendre son souffle, mais au bout d’un moment, elle ne constata aucun changement. Mma Tsau semblait aspirer l’air à travers un buisson touffu, produisant une sorte de bruissement semblable au bruit du vent dans les arbres. Mma Ramotswe se tourna vers sa passagère. Elle s’était préparée à éprouver de l’aversion pour cette femme, qui avait volé la nourriture de l’institut et si injustement menacé l’inoffensive Poppy de renvoi. Mais maintenant qu’elle l’avait devant les yeux, avec sa respiration pénible et sa démarche bizarre, il lui était difficile de ne pas ressentir de sympathie pour elle. À vrai dire, il était toujours difficile à Mma Ramotswe de ne pas ressentir de sympathie pour une personne, quelle que fût sa conduite, quels que fussent ses défauts, parce qu’elle comprenait, de façon intuitive, mais profonde, ce que c’était d’être un être humain, et savait que cela n’avait rien de facile. N’importe qui, se disait-elle, peut faire le mal, n’importe qui peut se montrer faible, si aisément, n’importe qui peut faire preuve d’égoïsme, si aisément. Ce qui signifiait qu’elle pouvait comprendre (et comprenait), ce qui ne revenait pas à fermer les yeux (ce qu’elle ne voulait pas faire), ni à suivre le principe (ce qu’elle ne faisait pas) qu’il ne fallait pas juger autrui. Bien sûr, on était autorisé à juger autrui, et Mma Ramotswe faisait appel aux grands principes de la vieille morale botswanaise pour opérer ses jugements. Or rien, dans la vieille morale botswanaise, n’interdisait de pardonner aux faibles. Bien au contraire, une vaste part de cette morale avait trait au pardon : l’on ne devait pas garder rancune à autrui, car la rancune troublait la paix sociale, détériorait les liens entre les gens.

Elle éprouva donc de la pitié pour Mma Tsau et, de façon instinctive, sans préméditer son geste, posa la main sur le bras de la femme et la laissa là. Mma Tsau se crispa et sa respiration parut s’arrêter ; lorsqu’elle tourna la tête vers Mma Ramotswe, ses yeux étaient mouillés de larmes.

— Vous êtes la mère d’une de ces jeunes filles… murmura-t-elle.

Il ne s’agissait pas d’une question, mais bien d’une affirmation. Toute assurance semblait l’avoir désertée. Recroquevillée sur son siège, elle avait l’air plus petite encore.

Mma Ramotswe ne comprit pas tout de suite. Elle voulut l’interroger, mais se ravisa au moment où les mots prenaient sens.

C’était, après tout, une histoire bien banale, et nul ne devait en être surpris. Le mari, le père, le citoyen respectable : cet homme-là entretenait parfois des relations avec d’autres femmes en dépit de tout, indifférent à la souffrance de son épouse. Beaucoup se comportaient ainsi. Certains allaient même plus loin : ils choisissaient des femmes beaucoup plus jeunes qu’eux, des adolescentes encore lycéennes. Cela les emplissait de fierté d’avoir des maîtresses si jeunes, à qui ils avaient tourné la tête parce qu’ils avaient de l’argent, de belles voitures, du pouvoir peut-être…

— J’entends ce que vous me dites, Mma, commença Mma Ramotswe. Votre mari. Ce que je voulais…

— Ça fait des années que ça dure, coupa Mma Tsau. Ça a commencé juste après notre mariage… déjà à l’époque, il avait cette habitude. Je n’arrêtais pas de lui dire qu’il avait l’air bête, à courir comme ça après des gamines, mais il ne m’écoutait pas. Finalement, je l’ai menacé de le quitter. Il m’a ri au nez et m’a dit de ne pas me gêner. Mais je n’ai pas réussi, Mma. Je n’ai pas réussi…

Mma Ramotswe connaissait bien ce genre de situations. Elle avait rencontré des dizaines de femmes comme Mma Tsau, incapables de quitter un homme, pourtant sans valeur, parce qu’elles l’aimaient. Cela n’avait rien à voir avec celles qui n’osaient pas, parce que leur mari les terrorisait ou qu’elles n’avaient nulle part où aller. Certaines ne pouvaient partir pour la simple raison que, malgré ce qu’il leur faisait subir, malgré les tourments et les humiliations, elles persistaient à aimer un homme envers et contre tout. Tel était le cas de Mma Tsau, se disait Mma Ramotswe. Mma Tsau aimait Rra Tsau, et il en serait ainsi jusqu’à la fin.

— Vous l’aimez, Mma ? interrogea-t-elle avec douceur. C’est ça ?

Mma Tsau baissa de nouveau les yeux sur ses mains. Mma Ramotswe remarqua que l’une d’elles portait des traces de farine. Des mains de cuisinière.

— Eee, répondit Mma Tsau dans un long souffle, employant pour acquiescer le mot setswana familier. Eee, Mma. J’aime cet homme, c’est vrai. Je suis une femme faible, je le sais, mais je l’aime.

Mma Ramotswe soupira. Il n’existait aucun remède contre un tel amour. C’était là une vérité fondamentale dans le domaine des relations humaines, et nul n’était besoin d’être détective privé pour la connaître. Un tel amour, l’amour tenace d’un parent ou d’une épouse dévouée, pouvait faiblir (cela arrivait parfois), mais il fallait du temps pour cela, et les sentiments persistaient même devant la preuve formelle que la personne n’en valait pas la peine.

— Je m’apprêtais à vous dire que je n’étais pas venue pour cela, déclara Mma Ramotswe. Votre mari, je ne le connais pas.

Il fallut un moment à Mma Tsau pour intégrer ces paroles. Quand elle se tourna vers Mma Ramotswe, le découragement restait inscrit sur ses traits.

— Pourquoi êtes-vous venue, alors ?

Il n’y avait pas de réelle curiosité dans sa voix. C’était comme si la visite de Mma Ramotswe concernait une commande d’œufs, ou de pommes de terre, peut-être.

— Je suis là parce que j’ai appris que vous menaciez l’une de vos employées de renvoi, répondit-elle.

Elle ne souhaitait pas insinuer que Poppy s’était plainte, aussi ajouta-t-elle, sans mentir (au sens strict), que personne ne lui avait demandé de venir. Ce n’était pas faux. Cela s’apparentait à ce que Clovis Andersen appelait une affirmation indirecte, et c’était différent.

Mma Tsau haussa les épaules.

— Je suis la responsable des cuisines, dit-elle. Je porte le titre de manager de restauration. Voilà ce que je suis. C’est moi qui embauche, c’est moi qui débauche. Certaines personnes ne travaillent pas bien.

Elle s’essuya légèrement les mains et Mma Ramotswe vit pendant quelques instants les minuscules grains de farine, semblables à des particules de poussière, flotter à l’oblique dans un rai de lumière.

La compassion éprouvée quelques minutes plus tôt par Mma Ramotswe fit place à l’irritation. Dans le fond, elle n’aimait pas beaucoup cette femme, décida-t-elle, même si elle l’admirait, peut-être, pour sa loyauté envers son époux volage.

— Certaines personnes se font renvoyer pour d’autres raisons, lança-t-elle. Par exemple, parce qu’elles volent de la nourriture… Une femme peut être renvoyée si l’on découvre qu’elle donne à son mari de la nourriture qui appartient au gouvernement…

Mma Tsau ne réagit pas. Elle tendit la main pour caresser l’ourlet de sa jupe, puis le tira doucement comme pour éprouver la solidité de la couture. Lorsqu’elle prit une inspiration, on entendit le raclement du flegme.

— Alors, c’est vous qui m’avez envoyé cette lettre, dit-elle. Peut-être que…

— Non, répliqua Mma Ramotswe. Ce n’est pas moi, et ce n’est pas non plus cette jeune femme.

Mma Tsau secoua la tête.

— Dans ce cas, qui est-ce ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, assura Mma Ramotswe. Mais cette femme n’y est pour rien. Quelqu’un d’autre vous fait chanter. Car c’est bien ce qui se passe, vous savez. C’est du chantage. Ce devrait être à la police de s’en occuper.

Mma Tsau se mit à rire.

— Vous voulez m’envoyer à la police ? Vous voulez que j’aille dire : « Voilà, j’ai donné à mon mari de la nourriture qui appartenait au gouvernement et, à présent, il y a quelqu’un qui me menace » ? Allons, Mma, je ne suis pas stupide !

La voix de Mma Ramotswe ne laissa filtrer aucune impatience.

— Je sais que vous n’êtes pas stupide, Mma Tsau. Je le sais.

Elle se tut. Il y avait fort à parier que, désormais, Mma Tsau ne tenterait plus rien contre Poppy. Cela signifiait qu’elle-même pouvait, pour sa part, considérer l’affaire comme close. Toutefois, cela laissait le problème du chantage non résolu. Il s’agissait d’un acte ignoble, pensait-elle, et l’idée que l’on puisse y recourir et demeurer impuni avait quelque chose de révoltant. Elle tenterait donc d’élucider la question, si elle en trouvait le temps, et il y avait toujours des périodes de creux où Mma Makutsi et elle-même restaient désœuvrées. Peut-être même pourrait-elle confier l’enquête à Mma Makutsi et voir comment celle-ci s’en sortirait. Aucun maître chanteur n’avait la moindre chance face à Mma Makutsi, assistante détective à l’Agence No 1 des Dames Détectives et diplômée, avec félicitations du jury, de l’Institut de secrétariat du Botswana – « Mma 97 sur 100 », comme Mma Ramotswe, de façon assez irrévérencieuse, la surnommait en secret. Elle imaginait déjà la confrontation entre le maître chanteur et Mma Makutsi, les grosses lunettes rondes de la seconde envoyant des éclairs d’indignation, et le premier, individu misérable et sournois, pétrifié face au courroux féminin.

— Pourquoi souriez-vous ? interrogea Mma Tsau. Je ne trouve pas ça très drôle.

— C’est vrai, répondit Mma Ramotswe, revenant à la réalité. Ce n’est pas drôle du tout. Mais dites-moi, Mma, cette lettre… l’avez-vous gardée ? Pourriez-vous me la montrer ? Peut-être parviendrai-je à découvrir quelle est cette personne qui essaie de vous faire chanter.

Mma Tsau réfléchit.

— Et vous ne ferez rien en ce qui concerne… en ce qui concerne mon mari ?

— Non, assura Mma Ramotswe. Votre mari ne m’intéresse pas.

Elle disait vrai, bien sûr. Elle imaginait sans peine l’époux de Mma Tsau, un coureur de jupons paresseux, nourri par une femme dévouée et qui prenait tant et tant de poids qu’il lui deviendrait bientôt impossible de voir la partie inférieure de son corps, tant son ventre grossissait. Ce sera bien fait pour lui ! songea Mma Ramotswe. Être une dame de constitution traditionnelle était une chose ; être un homme de constitution traditionnelle en était une autre. Ce n’était certainement pas aussi bien.

Cette pensée la fit de nouveau sourire, mais cette fois, Mma Tsau ne s’en aperçut pas : elle bataillait en effet pour tenter d’ouvrir la portière, en vue d’aller chercher la lettre qu’elle conservait dans son bureau, dans l’une des caches secrètes qu’elle avait là-bas.