CHAPITRE XIII

Les chaussures bleues

Quitter l’agence cet après-midi-là n’était pas très raisonnable, Mma Ramotswe le savait. Elle avait désormais plus de travail qu’il n’en fallait et aucun des problèmes qui avaient atterri sur son bureau ne semblait devoir trouver de réponse. Il y avait une série d’énigmes qui demandaient toutes à être résolues, mais qui, étrangement, paraissaient réfractaires à une solution. Il y avait la réserve de Mokolodi, pour laquelle, tôt ou tard, il faudrait faire quelque chose. Il y avait Mma Tsau et la lettre du maître chanteur. Il y avait la question de l’oncle de Mr. Polopetsi et du favoritisme qu’il manifestait à l’égard du frère de celui-ci, à qui il avait permis d’acheter une voiture. Elle s’arrêta sur ce cas précis ; non, elle ne pouvait rien faire, du moins pour le moment. Le monde était imparfait et les récriminations, trop nombreuses. Un jour, peut-être, mais pas maintenant. On pouvait donc rayer ce problème de la liste. Restait encore une difficulté, la plus délicate, bien sûr : le docteur. Elle admirait Boitelo, qui avait pris la peine de venir la voir. Beaucoup d’autres auraient baissé les bras en s’apercevant qu’elles n’avaient pas le pouvoir de rétablir le bien, mais Boitelo, elle, était venue lui soumettre le problème. Et elle avait eu raison, pensait Mma Ramotswe, de parler de devoir civique, car il était de son devoir de ne pas fermer les yeux face à ces escroqueries médicales. Et il était à présent du devoir de Mma Ramotswe de faire quelque chose. Mais quoi ? Trouver une réponse à cette question n’était pas aisé, aussi Mma Ramotswe, comme souvent dans de telles circonstances, décida-t-elle d’aller faire des courses. Elle s’était aperçue que les idées lui venaient lorsqu’elle faisait ses courses, au milieu du rayon légumes du supermarché ou en essayant une jupe – inévitablement trop juste – et une situation qui se présentait au départ comme un sac de nœuds commençait alors à se démêler peu à peu.

— Mma Makutsi, nous allons faire des courses ! annonça-t-elle lorsque Boitelo fut partie. Je vous emmène en ville.

Mma Makutsi leva les yeux de son bureau. Elle travaillait sur une affaire assez complexe, pour le compte d’un cabinet d’avocats à la poursuite d’un créancier. Celui-ci, un certain Mr. Cedric Disani, avait ouvert un hôtel et fait une faillite spectaculaire. On le soupçonnait toutefois de posséder de nombreux avoirs fonciers et les deux détectives disposaient d’une liste du cadastre pour tenter de tirer au clair quelles propriétés appartenaient à des compagnies dans lesquelles cet homme détenait des intérêts. C’était l’une des affaires les plus délicates que Mma Makutsi se soit jamais vu confier, mais au moins, il y avait à la clé des honoraires – des honoraires généreux – qui compenseraient toutes les missions d’utilité publique dont Mma Ramotswe avait cru bon de se charger.

— Oui, oui, insista Mma Ramotswe. Vous pouvez laisser cette liste de côté pour l’instant. Cela nous fera du bien à toutes les deux d’aller en ville faire les magasins. Et il nous viendra peut-être des idées là-bas. Je trouve que le shopping fait du bien à la tête, pas vous, Mma ?

— Mais pas au compte en banque ! plaisanta Mma Makutsi en refermant le dossier posé devant elle. Ce Mr. Cedric Disani a dû faire pas mal de shopping : il n’y a qu’à voir combien d’argent il doit…

— Tiens, j’ai connu une dame qui portait le même nom, lança Mma Ramotswe. Elle était toujours à la mode. On la voyait partout dans des tenues très coûteuses. C’était une femme frivole.

— Ce doit être son épouse, répondit Mma Makutsi. Les avocats m’ont parlé d’elle. Ils m’ont dit que Mr. Disani mettait tout à son nom à elle, pour que ses créanciers ne puissent pas y toucher. Elle circule en Mercedes-Benz et porte des vêtements de grandes marques.

Mma Ramotswe eut une moue désapprobatrice.

— Ah, ces Mercedes-Benz… Avez-vous remarqué que, chaque fois que nous en rencontrons dans notre travail, elles sont conduites par le même genre d’individus ? L’avez-vous remarqué, Mma ?

Mma Makutsi répondit que oui.

— Jamais je n’achèterais une Mercedes-Benz ! ajouta-t-elle. Même si j’en avais les moyens. Ce sont de très belles voitures, mais cela ferait jaser.

Mma Ramotswe, qui avait presque atteint la porte d’entrée, s’immobilisa à ces mots et considéra Mma Makutsi.

— Vous avez dit Même si j’en avais les moyens, Mma. Vous vous en êtes aperçue ?

Mma Makutsi lui rendit son regard sans comprendre.

— Oui, acquiesça-t-elle, c’est ce que j’ai dit.

— Mais, Mma, reprit Mma Ramotswe, vous ne vous rendez pas compte qu’à présent vous pourriez avoir une Mercedes-Benz si vous en aviez envie ? N’oubliez pas que vous allez vous marier. Phuti Radiphuti est très à l’aise, avec ce Magasin des Meubles Double Confort qui lui appartient. Oui, très à l’aise… Non que j’aime beaucoup les meubles qu’il vend là-bas… Je suis désolée de vous dire cela, Mma, mais ce n’est pas du tout mon style.

Mma Makutsi dévisagea Mma Ramotswe et déglutit avec difficulté. Elle n’avait pas songé un seul instant que Mr. J.L.B. Matekoni omettrait d’informer sa femme de l’achat du fauteuil, mais elle constatait à présent que c’était bel et bien le cas. Et lorsqu’il finirait par le lui avouer, il lui révélerait sans aucun doute que c’était elle, Mma Makutsi, qui l’avait emmené au magasin et poussé à faire cette acquisition. Elle se demanda si elle ne devait pas en parler elle-même à Mma Ramotswe : fallait-il crever l’abcès tout de suite, ou laisser les choses suivre leur cours naturel ?

— Vous n’achèteriez jamais un fauteuil là-bas ? interrogea-t-elle innocemment. Même s’il était en solde ? Par exemple, à cinquante pour cent ?

Mma Ramotswe sourit.

— Pas même à quatre-vingt-dix-sept pour cent, Mma. Non. Je suis sûre que ces meubles sont de très bonne qualité, mais ils ne sont pas pour moi.

Ni pour Mr. J.L.B. Matekoni, songea Mma Makutsi, chagrine. Cependant, qu’est-ce que c’était que cette histoire de Mercedes-Benz ? Pourquoi Mma Ramotswe pensait-elle qu’elle pourrait s’en acheter une ? C’était inconcevable… et pourtant, c’est vrai que Phuti était riche. Peut-être devrait-elle se faire à l’idée qu’elle allait devenir l’épouse d’un homme qui, sans être milliardaire, n’en était pas moins prospère. Comme cela paraissait étrange ! Phuti Radiphuti, si modeste et si discret, avait sans aucun doute les moyens de mener grand train s’il le décidait…

— Quand nous nous marierons, Phuti et moi, affirma-t-elle, nous ne ferons pas étalage de notre argent. Nous ne changerons pas. Nous sommes comme ça et nous le resterons.

— C’est très bien, approuva Mma Ramotswe. Ce n’est pas dans la tradition du Botswana d’en mettre plein la vue. Ici, on a toujours apprécié le calme et la discrétion. Quelqu’un de bien, c’est quelqu’un qui ne fait pas de bruit. Regardez Mr. J.L.B. Matekoni, par exemple : c’est à la fois un homme calme et un grand homme, comme bien des garagistes et des gens qui travaillent de leurs mains. Et il y en a beaucoup comme lui en Afrique : des hommes dont l’existence est faite de labeur et de souffrance, mais qui n’en restent pas moins de grands hommes.

 

Mma Ramotswe ferma la porte de l’agence derrière elle et dit au revoir à Mr. J.L.B. Matekoni. Penché sur un moteur, celui-ci donnait des explications aux apprentis, qui se redressèrent et regardèrent les deux femmes.

— Nous allons faire du shopping ! leur lança Mma Makutsi d’un ton railleur. Les femmes adorent ça, vous savez. Elles préfèrent de loin faire les boutiques que sortir avec des hommes. C’est bien connu.

Le plus jeune des apprentis émit une exclamation de protestation.

— C’est un mensonge ! hurla-t-il. Patron, vous avez entendu comme cette femme est menteuse ! On ne peut pas garder une détective qui ment, Mma Ramotswe. Il faut la renvoyer tout de suite, elle et ses grosses lunettes. Virez-la !

— Chut ! intima Mr. J.L.B. Matekoni. Nous avons du travail. Laissez les dames aller faire des courses, si cela peut leur faire du bien !

— Oui, approuva Mma Ramotswe en montant dans la petite fourgonnette blanche. Cela nous fait beaucoup de bien.

Elles descendirent Tlokweng Road jusqu’au rond-point, toujours très encombré. Sur le bord de la route, des marchands ambulants vendaient des tabourets et des chaises en bois et, sur un grand brasero, une femme faisait griller des épis de maïs. L’odeur du maïs, cette odeur aigre-douce que Mma Ramotswe connaissait depuis toujours et qui parlait si bien des routes africaines, s’introduisit par la vitre de la petite fourgonnette blanche et, l’espace d’un instant, Mma Ramotswe eut l’impression d’être revenue à Mochudi, à l’époque où, petite fille, elle attendait près du feu qu’on lui tende un épi grillé. Elle se revoyait, bien des années auparavant, en retrait du brasier, mais avec l’odeur de brûlé qui venait malgré tout caresser ses narines. Elle mordait dans le succulent épi en pensant que c’était là l’aliment le plus parfait que la terre ait à offrir. Et elle pensait encore la même chose à présent, après tout ce temps passé, et sentait son cœur s’emplir d’amour pour cette Afrique qu’elle avait connue jadis, notre mère, songeait-elle, notre mère qui reste toujours avec nous pour veiller à nos besoins, nous nourrir, puis nous ramener, en fin de compte, dans ses entrailles.

Elles franchirent le rond-point et s’engagèrent dans la rue commerçante très animée, enfilades de boutiques qui avaient surgi non loin du mont Kgale. Elle n’aimait pas ces magasins, qui étaient laids et noirs de monde, mais il fallait reconnaître qu’il y avait du choix et que l’on trouvait là des marchandises de meilleure qualité que dans tout autre quartier commerçant du pays. Les deux femmes s’accommoderaient donc de la foule et du vacarme pour voir ce que les boutiques proposaient. Et elles ne feraient pas seulement du lèche-vitrines : Mma Ramotswe se promettait depuis longtemps d’acheter une cocotte-minute et Mr. J.L.B. Matekoni l’avait pressée d’en faire l’acquisition. Elles pourraient donc en chercher une, et même si elles ne l’achetaient pas ce jour-là, il serait intéressant de voir les différents modèles proposés.

Elles passèrent une agréable demi-heure à fureter dans un magasin spécialisé en équipement de cuisine.

Il y avait un choix impressionnant d’ustensiles : des couteaux et des planches à découper, ainsi qu’un instrument pour trancher les oignons en leur donnant toutes sortes de formes.

— Je n’ai jamais eu besoin de ce genre de choses pour couper mes oignons, fit observer Mma Ramotswe. Un simple couteau me suffit amplement.

Mma Makutsi lui signifia son approbation, mais se promit de retenir le nom de l’ustensile en question. Quand Phuti Radiphuti lui donnerait de l’argent pour rééquiper sa cuisine, comme il le lui avait promis, elle ne manquerait pas d’acheter l’un de ces tranche-oignons, même si Mma Ramotswe affirmait qu’ils ne servaient à rien. Mma Ramotswe faisait sûrement très bien la cuisine, mais elle n’était pas experte en oignons, et si quelqu’un avait jugé utile d’inventer un tranche-oignons comme celui-ci, cela signifiait forcément qu’il répondait à un besoin.

Elles quittèrent le magasin après avoir repéré une cocotte-minute et noté son prix.

— Nous allons chercher un autre magasin qui en vend, décida Mma Ramotswe, puis nous comparerons les prix. Il ne faut pas gaspiller l’argent. Seretse Khama le disait lui-même, vous savez. Il disait qu’il ne faut pas gaspiller l’argent.

Mma Makutsi ne se hasarda pas à répondre. Mma Ramotswe avait pour habitude de citer Seretse Khama sur une vaste série de sujets, et l’assistante n’était pas du tout certaine que sa patronne se montrât très précise dans ce domaine. Elle lui avait un jour demandé de spécifier le chapitre et le verset d’une citation particulière et s’était vue mise au défi : « Croyez-vous que j’invente ses paroles ? lui avait demandé Mma Ramotswe avec indignation. Ce n’est pas parce que les gens commencent à oublier ce qu’il a dit que je l’oublie moi aussi ! »

Mma Makutsi n’avait pas insisté et, désormais, elle se gardait de commenter les citations du défunt président. Après tout, pensait-elle, il ne s’agissait pas d’une habitude bien méchante, et si elle contribuait à perpétuer la mémoire de ce grand homme, c’était une bonne chose. Néanmoins, elle aurait bien aimé que Mma Ramotswe fît preuve d’un peu plus de précision historique ; juste un peu plus. Le problème, c’est qu’elle n’avait pas reçu la formation de l’Institut de secrétariat du Botswana, dont la devise, inscrite fièrement au fronton de l’école, était : Soyez Précis. Malheureusement, une faute d’orthographe s’y était glissée et l’on pouvait lire : Soyez Precis. Mma Makutsi l’avait remarqué et en avait parlé à la direction, mais, jusqu’à présent, rien n’avait été fait.

Elles marchèrent ensemble en direction d’un autre magasin que Mma Ramotswe avait identifié comme un possible pourvoyeur de cocottes-minute. Autour d’elles se pressait une foule élégante, des gens qui avaient de l’argent en poche et qui venaient là pour meubler des maisons qui commençaient peu à peu à refléter la prospérité du Botswana. Cet argent, jusqu’au dernier pula, ils l’avaient gagné à la sueur de leur front, dans un monde de négociants égoïstes venus de loin, qui achetaient les récoltes à des prix planchers et fixaient eux-mêmes les règles. Tout cela s’accompagnait de beaux discours, bien sûr, dont beaucoup étaient prononcés en Afrique, mais à la fin de la journée, les pauvres, ceux qui vivaient sur ce continent, se retrouvaient les mains vides. Non parce qu’ils ne travaillaient pas assez dur – bien au contraire –, mais à cause d’un problème fondamental qui faisait que, pour eux, tout se révélait difficile, quels que fussent leur volonté et leur courage. Le Botswana, lui, avait la chance de posséder des diamants et un bon gouvernement, et Mma Ramotswe en avait conscience. Toutefois, cette fierté ne l’empêchait pas de penser aux souffrances des autres, qui étaient là, tout près, des souffrances qui faisaient que les mères voyaient leurs enfants rachitiques dépérir sous leurs yeux. On ne pouvait oublier cela, même au milieu de toute cette abondance. On ne pouvait pas l’oublier.

Mma Makutsi venait de s’arrêter net. Elle saisit Mma Ramotswe par le bras et, sans un mot, désigna une vitrine. Une femme était en train d’en admirer l’étalage, une femme vêtue d’une robe bleue à rayures, et Mma Ramotswe crut que c’était elle qui attirait l’attention de son assistante. Peut-être s’agissait-il d’une cliente ou d’une personne qui, d’une manière ou d’une autre, avait eu un lien avec l’Agence No 1 des Dames Détectives, l’une de ces femmes adultères que les hommes leur demandaient parfois de prendre en filature. Cependant, lorsque la femme quitta la vitrine et s’éloigna, Mma Ramotswe comprit que c’était l’étalage que Mma Makutsi désignait.

— Regardez, Mma Ramotswe, articula l’assistante. Regardez, là !

Mma Ramotswe suivit son regard. De nombreuses chaussures étaient en solde, indiquait un panneau, avec des réductions considérables. Plus encore, clamait l’affiche, le patron de la boutique avait été pris de folie !

— De bonnes affaires, affirma Mma Ramotswe, on en trouve toujours.

Mais ce n’étaient pas les articles en promotion qui retenaient l’attention de Mma Makutsi ; c’étaient les chaussures vendues au prix fort, disposées sur une étagère particulière et étiquetées Modèles chics, portés à Londres et à New York.

— Vous avez vu cette paire, là ? interrogea Mma Makutsi en montrant la vitrine. Vous l’avez vue ? La bleue ?

Le regard de Mma Ramotswe suivit la direction que désignait l’index impérieux. Un peu à l’écart des modèles de luxe, mais toujours dans la catégorie chic, se trouvait une paire de souliers élégants, dotés de hauts talons délicats et qui se terminaient en pointe, comme l’avant d’un avion supersonique. Il était difficile de distinguer la doublure de l’endroit où les deux femmes se tenaient, mais en se haussant sur la pointe des pieds et en tendant le cou, Mma Makutsi fut en mesure d’en indiquer la couleur.

— Intérieur rouge, souffla-t-elle avec émotion. Intérieur rouge, Mma Ramotswe !

Mma Ramotswe examina les chaussures. Elles étaient effectivement très jolies, du moins en tant qu’objets, mais on pouvait douter de leur utilité en tant que chaussures. Elle ne connaissait ni Londres ni New York et il était fort possible que, dans ces villes, les gens portent des chaussures très élégantes ; néanmoins, elle se refusait à croire que de nombreuses personnes soient en mesure de chausser ce genre de souliers, et encore moins de parcourir ne serait-ce que quelques mètres avec cela aux pieds.

Elle jeta un coup d’œil à Mma Makutsi, qui contemplait le modèle dans un état de semi-extase. Elle savait que son assistante portait beaucoup d’intérêt aux chaussures et elle avait été témoin du plaisir intense que lui avait procuré sa dernière paire verte à doublure bleue. À l’époque, elle avait conçu quelque réserve à son sujet, se demandant si elle était réellement appropriée au rôle qui lui revenait, mais à présent, comparées à la paire exposée dans la vitrine, les chaussures vertes lui semblaient extrêmement pratiques. Elle retint son souffle. Mma Makutsi était adulte et en mesure de prendre soin d’elle-même, mais en tant qu’employeur, en tant que celle qui l’avait amenée à la profession de détective privé, Mma Ramotswe se sentait un certain degré de responsabilité vis-à-vis de son assistante. Il lui revenait donc d’empêcher celle-ci de prendre de mauvaises décisions. Et la décision d’acquérir ces chaussures-là serait éminemment mauvaise. C’était le genre de décision que l’on ne pouvait souhaiter voir prendre par une amie.

— Ce sont de très belles chaussures, hasarda Mma Ramotswe avec prudence. La couleur est jolie, c’est incontestable, mais…

— Et la pointe ! l’interrompit Mma Makutsi. Regardez la forme de l’avant, mais regardez !

Et, sans perdre un instant le modèle des yeux, elle émit un long sifflement d’admiration.

— Mais personne n’a des orteils de cette forme-là, objecta Mma Ramotswe. Je n’ai jamais vu de femmes avec des pieds pointus. Si vos pieds étaient comme ça, vous n’auriez qu’un seul orteil.

Elle s’arrêta, ne sachant comment sa remarque serait prise. C’était difficile à prévoir.

— Peut-être que ces chaussures sont faites pour les femmes qui n’ont qu’un seul orteil, Mma, enchaîna-t-elle, joviale. Peut-être s’agit-il de modèles spécialisés ?

Elle rit de son propre commentaire, qui laissa Mma Makutsi de glace.

— Ça n’existe pas, des gens qui n’ont qu’un orteil, Mma, rétorqua cette dernière d’un ton désapprobateur. Ces chaussures sont magnifiques.

Confuse, Mma Ramotswe jugea bon de s’excuser.

— Je suis désolée, Mma. Je sais que vous n’aimez pas plaisanter à propos des chaussures.

Elle consulta sa montre.

— Bon, je crois que nous devrions y aller, maintenant. Nous avons encore beaucoup à faire.

Mma Makutsi continua de fixer intensément les chaussures.

— Je ne crois pas que nous ayons tant de choses à faire que ça, répliqua-t-elle. Nous avons tout le temps de regarder les casseroles et les marmites.

Il semblait à Mma Ramotswe que regarder les casseroles et les marmites, comme disait Mma Makutsi, était bien plus utile que fixer des chaussures bleues dans une vitrine, mais elle n’en dit rien. Si Mma Makutsi avait envie d’admirer des chaussures, elle n’allait pas lui gâcher son plaisir. C’était, après tout, une activité plutôt innocente, un peu comme regarder le ciel, peut-être, lorsque le soleil déclinait et donnait aux nuages une couleur orangée, ou regarder un troupeau de beau bétail se déplacer lentement dans la campagne lorsque les pluies avaient reverdi la terre. De temps en temps, notre esprit avait besoin de petits plaisirs comme ceux-là et elle patienterait donc jusqu’à ce que Mma Makutsi ait terminé d’examiner les chaussures sous tous les angles. Toutefois, un mot de mise en garde, peut-être, ne serait pas superflu, aussi Mma Ramotswe s’éclaircit-elle la gorge, avant de déclarer :

— Bien entendu, Mma, nous ne devons pas perdre de vue que nous avons des pieds de forme traditionnelle, et qu’il vaut donc mieux s’en tenir à des chaussures de forme traditionnelle.

L’espace d’un instant, malgré le bruit et l’animation qui entouraient les boutiques, un silence glacial plana. Mma Makutsi baissa les yeux sur les pieds de Mma Ramotswe. Elle vit les chaussures larges et plates à grosse boucle, qui ressemblaient un peu à celles que portait Mma Potokwane à la ferme des orphelins (quoique peut-être légèrement moins vilaines, tout de même). Puis elle jeta un coup d’œil à ses propres pieds. Il n’y avait aucune comparaison possible. Ce fut à cet instant qu’elle résolut d’acheter les chaussures bleues. Il fallait qu’elle les possède.

Elles pénétrèrent dans le magasin, Mma Makutsi devant, Mma Ramotswe à sa suite, passive. Durant la transaction qui s’ensuivit, cette dernière demeura silencieuse. Elle regarda Mma Makutsi désigner la vitrine. Elle regarda la vendeuse prendre une boîte sur une étagère et en sortir une paire de chaussures bleues. Elle ne dit rien quand Mma Makutsi, assise sur un tabouret, tendit le pied pour le faire entrer dans l’une d’elles, encouragée par la vendeuse, qui le poussa et l’enfonça avec vigueur. Et elle demeura silencieuse lorsque Mma Makutsi sortit son porte-monnaie et paya l’acompte nécessaire pour faire mettre la boîte de côté, étalant sur le comptoir les précieux billets de la Banque du Botswana péniblement gagnés, des billets illustrés de ce bétail que le peuple du Botswana, au fond de son cœur, considérait comme le vrai fondement de la richesse du pays.

En sortant de la boutique, Mma Ramotswe fit amende honorable et affirma qu’elle trouvait les chaussures superbes. Il ne servait à rien de marquer sa désapprobation une fois l’achat réalisé. Elle se souvenait d’avoir appris cette leçon de son père, le défunt Obed Ramotswe, auquel elle pensait tous les jours, oui, tous les jours, et qui avait été, elle n’en doutait pas, l’un des meilleurs hommes du Botswana. Un jour qu’un habitant de Mochudi lui demandait son avis sur un taureau qu’il venait d’acquérir – un taureau dont Obed avait confié à Precious qu’il ne serait pas bon pour le troupeau, car trop paresseux, un taureau qui dirait souvent aux vaches qu’il était trop fatigué –, bien qu’il fût de cet avis, donc, il n’en avait rien dit au propriétaire.

— Ce taureau ne te causera pas d’ennuis, avait-il simplement commenté.

Et c’était exactement, pensait-elle, ce qu’il convenait de déclarer à propos de ce taureau-là. Mais pouvait-elle en dire autant des nouvelles chaussures de Mma Makutsi ? Non, bien sûr. Car elles allaient lui causer beaucoup d’ennuis, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute… dès l’instant où elle tenterait de marcher avec. Cela, pensait Mma Ramotswe, était absolument évident.