Chapitre 9

Une seule poignée de main

Des dizaines d’hommes triés sur le volet se sont relayés pour assurer le soutien de Pham Xuân Ân, souvent au péril de leur vie. Ils étaient chargés à la fois de lui faire parvenir les requêtes de Hà Nôi et de transmettre, en retour, documents, films et observations que Pham Xuân Ân préparait, quand il ne prenait pas, lui-même, l’initiative d’alerter Hà Nôi. Au bout de cette longue chaîne se trouvait le Bureau politique et son membre clé en la matière, le général Vo Nguyên Giáp, dernier de cette lignée de stratèges pétris d’histoire qui ont défendu avec succès le Viêt Nam. C’est lui qui s’exclame se retrouver dans la « salle d’opérations américaine » quand lui sont remis les rapports d’un « certain agent » dont il ignore tout, du mode d’opération au profil. Pour des raisons de sécurité, personne ne pose de questions.

De son côté, Pham Xuân Ân n’hésite pas à rendre au commandant en chef vietnamien le plus bel hommage. « L’offensive de 1975, comme le siège de Diên Biên Phu, est l’œuvre de Vo Nguyên Giáp », me dit-il un jour. « En ce qui concerne la dernière offensive de la guerre, de la conception à la réalisation, c’est entièrement la responsabilité de Vo Nguyên Giáp », ajoute-t-il.

C’est Pham Xuân Ân qui a attiré l’attention de Hà Nôi, dès 1963, sur la faillite de la « guerre spéciale » menée par les États-Unis dans le Sud et, l’année suivante, sur la probabilité de l’envoi sur place d’un corps expéditionnaire américain. C’est lui qui a suggéré avec succès en 1968, soit trois mois après l’offensive du Têt, qu’on arrête la pluie impopulaire de roquettes balancées sur Sài Gòn. Entre-temps, Pham Xuân Ân a fait comprendre à Hà Nôi, non sans mal, l’effet le plus positif de ces attaques contre les villes du Sud : le public américain s’est retourné contre la guerre. Enfin, il joue un rôle décisif, début 1975, en estimant que l’Amérique n’interviendra pas aux côtés de Sài Gòn lors de la dernière offensive communiste de la guerre.

Début 2004, la perspective du cinquantenaire de la chute du camp retranché français à Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, offre une bonne occasion de rencontrer des vétérans vietnamiens de cette bataille considérée, par les historiographes officiels du pays, parmi les « victoires de légende » d’un peuple qui a dû souvent se battre, au fil des siècles, pour se défendre contre des invasions étrangères.

Sous le coup d’une interdiction de séjour, j’avais quitté le Sud en 1974, soit quelques mois avant la victoire communiste. Au lendemain de la « révolution des Œillets » au Portugal, une deuxième et turbulente vague de décolonisation s’annonçait en Afrique. Le Monde m’avait proposé d’ouvrir un poste à Nairobi et j’avais accepté. À l’exception d’une très brève halte dans le Sud en 1983, au cours de laquelle je n’avais rencontré personne, je n’ai pu revenir au Viêt Nam qu’en 1987. J’ai alors découvert le Nord, que je ne connaissais pas. À cette époque, Hà Nôi est encore noyé dans la grisaille socialiste, une ville décatie, au charme évident mais pleine de gens qui s’entassent dans d’étroits domiciles ou circulent silencieusement à vélo, sans qu’on sache pourquoi ils le font et où ils se rendent. La capitale s’est s’animée et égayée lentement au fil des années suivantes.

En février 2004, le delta du fleuve Rouge traverse une brève période d’un froid vicieux, humide, dont les Français se protégeaient autrefois avec un bon feu de bois et que le seul moyen de tromper, aujourd’hui, car les rares cheminées ont disparu, est le climatiseur doublé d’un chauffage, un luxe que l’on ne trouve que dans les hôtels et chez les riches.

J’avais longtemps rêvé d’interroger Vo Nguyên Giáp qui avait fait ses premières classes, tout jeune, comme professeur d’histoire. Mais il était souvent à l’index et on ne le montrait qu’à l’occasion des anniversaires de victoire. Lors des congrès du PC, il figurait non à la tribune, mais au premier rang de la salle, telle une icône vivante dans son uniforme blanc de général de corps d’armée.

Un an après la victoire de 1975, il a perdu le commandement en chef. Quatre années plus tard, le ministère de la Défense lui a été retiré. Lors du Ve Congrès du PC, en 1981, il n’est pas réélu au Bureau politique et, en 1991, il est chassé du Comité central. Je me rappelle que, lors de la cérémonie de clôture de ce VIIe Congrès, il lisait le journal, faisant semblant d’ignorer la lecture saccadée et rapide de la liste des élus dont un autre général, Lê Kha Phiêu, avait la charge. Pour avoir tenté une percée politique, Vo Nguyên Giáp venait de subir un sérieux échec. Six mois plus tard, il perdrait ses dernières fonctions officielles, en l’occurrence un portefeuille de vice-Premier ministre.

La première fois que je l’ai rencontré – c’était en 1994 –, il s’en était tenu à des banalités sur la guerre et les erreurs commises par la direction du PC, dans les dix années qui ont suivi la victoire de 1975. Plutôt informel, l’entretien s’était déroulé dans un petit salon de l’Union des journalistes, en présence de feu Dao Tung, alors directeur de l’agence officielle de presse, et de l’un de ses collaborateurs. « Nous aurions dû ne jamais abandonner l’économie de marché », m’avait dit Vo Nguyên Giáp, ce qui ne mangeait pas de pain.

Je l’avais revu, en compagnie d’une poignée de journalistes, six années plus tard, lors du vingt-cinquième anniversaire de la prise de Sài Gòn. Il avait évoqué, en lisant un texte, le « moment le plus heureux d’une vie de lutte », quand le « front » lui a rapporté que le général sudiste Duong Van Minh avait donné à ses propres troupes l’ordre de cesser les combats, épargnant ainsi à Sài Gòn un bain de sang. « Nous étions libres, sans ennemis français, américains, japonais », avait dit Vo Nguyên Giáp, avant d’ajouter ce commentaire plutôt emphatique : « Le 30 avril 1975 a été la première victoire totale d’une colonie contre l’impérialisme, une victoire de légende. »

Ce jour-là, en avril 2000, dans le salon d’un bâtiment officiel réservé à l’accueil des hôtes de marque, Vo Nguyên Giáp s’était senti l’âme d’un historien d’épopée. Pendant mille ans de domination chinoise, avait-il poursuivi, « nous n’avons pas été assimilés » et, au Xe siècle, « nous avons retrouvé notre indépendance ; puis, pendant plus de mille ans, nous avons combattu et gagné ». La leçon du dernier chapitre – les guerres du XXe siècle – est identique. « Contre les B-52, ce fut la victoire de l’intelligence vietnamienne sur l’argent et la technologie des États-Unis », avait-il dit. « Au bout du compte, le facteur humain prime : il faut comprendre les gens, leur histoire, leur culture » – telle était l’autre leçon, à ses yeux ou à ceux du Parti, de la défaite américaine.

Ces propos me laissaient un peu sur ma faim. Mais, en février 2004, l’entretien prendra une tournure plus personnelle. Le photographe Nicolas Cornet et moi-même obtenons l’autorisation d’être reçus chez lui, dans la confortable mais relativement modeste villa qui lui a été attribuée en 1955 dans un quartier résidentiel de Hà Nôi. D’habitude, Vo Nguyên Giáp accueille ses visiteurs dans un pavillon, aménagé dans le jardin de sa demeure, qui abrite les bureaux de son cabinet et une salle de réception dont les murs sont couverts d’oriflammes, de banderoles, de trophées.

Son chef de cabinet accepte, toutefois, que la rencontre se déroule dans le salon du général, plus intime, dont les bibliothèques sont bourrées de livres. Vo Nguyên Giáp fait son apparition en uniforme. La démarche est peu assurée et la silhouette frêle. Il porte son âge, quatre-vingt-treize ans. Mais quand, une fois calé sur le canapé, il aborde l’explication de texte, le regard direct se fait plus intense et sa mémoire ne semble pas le trahir De temps à autre, il marque une pause pour rechercher un terme précis en français, une langue qu’il parle couramment mais qu’il n’a guère l’occasion de pratiquer.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, il avait enseigné l’histoire à Hà Nôi, au lycée Thang Long, creuset de militants anticolonialistes. Ses élèves l’avaient surnommé « le général » ou « Napoléon ». Si Vo Nguyên Giáp s’est nourri des stratèges vietnamiens qui, au fil des siècles, ont infligé de cinglantes défaites aux envahisseurs chinois, il a aussi étudié dans le détail les campagnes de Napoléon Bonaparte.

« Pourquoi ?

— Le retour de l’île d’Elbe, c’est formidable ! » s’exclame-t-il, après avoir observé une pause.

On aurait pu s’attendre à tout sauf à cette réflexion sur cet épisode au cours duquel les troupes royales dépêchées par Louis XVIII pour barrer la route à l’empereur se rallient à ce dernier. « L’autorité personnelle », explique Vo Nguyên Giáp, sans hésiter. Le clin d’œil aux rapports que Vo Nguyên Giáp a établis avec ses propres lieutenants et la troupe est clair : le commandement est une affaire d’autorité absolue.

Le voilà lancé. Quand il entend le général Henri Navarre, commandant du corps expéditionnaire français, affirmer à la radio que « la marée offensive du Viêt Minh est étale » – une phrase qu’il répète avec délectation –, il déclenche l’offensive contre Diên Biên Phu, qu’il avait reportée de plusieurs semaines. « Quand nous avons attaqué le 13 mars 1954, Henri Navarre a été complètement surpris. » L’« effet de surprise », élément clé de la tactique de Napoléon Bonaparte.

« Pendant la campagne d’Italie, Napoléon Bonaparte a dit : “Là où une chèvre passe, un homme peut passer ; là où un homme passe, un bataillon peut passer” », poursuit Vo Nguyên Giáp, visiblement admiratif. Dans les montagnes du Viêt Nam, là où un porteur se faufile, dix mille porteurs peuvent-ils en faire autant ? Là où une bicyclette passe, des canons d’artillerie peuvent-ils être transportés ? Le général vietnamien songe à ses vingt mille vélos et aux canons démontés, hissés à bras d’homme en haut des collines qui surplombent la « cuvette » de Diên Biên Phu. Il sourit. Au prix d’efforts surhumains et d’une étonnante ingéniosité, le matériel est parvenu à destination au-dessus du camp retranché français.

Il me demande une feuille de papier blanche et un stylo. D’un trait ferme et précis, il trace la carte du Viêt Nam, avec sa côte en forme de « S ». Il pointe alors le stylo sur la rade de Dà Nang, dans le centre du pays, qu’il appelle « Tourane », le nom que lui avaient donné les Français. En avril 1975, au cours de la dernière offensive victorieuse, cette rade et son complexe aéroportuaire sont encerclés par les divisions nord-vietnamiennes.

« Nguyên Van Thiêu, rapporte Vo Nguyên Giáp, a donné l’ordre au commandant local, le général Ngô Quang Truong, de tenir “jusqu’à la mort”. Je donne l’ordre à la 312e division d’attaquer Dà Nang. Son chef me répond : “L’ennemi est assez fort, je vous demande sept jours.” Je lui dis : “Je prévois que Ngô Quang Truong va se retirer par la mer ; combien de temps lui faut-il ?” – “Au moins trois jours”, finit par lui annoncer le commandant de la 312e division. “Alors, je vous donne trois jours pour prendre Dà Nang.” Ordre est donné aux troupes de se déplacer en plein jour, de descendre la RN 1. “Vous serez bombardés par l’artillerie de la marine mais cela n’est pas grave”, dit Vo Nguyên Giáp. Ils se sont déplacés jour et nuit. Le général Ngô Quang Truong, l’un des meilleurs officiers de l’armée de Sài Gòn, évacue par la mer. La poche de Dà Nang est réduite. » Et, ajoute Vo Nguyên Giáp : « Nous avons disposé de plusieurs divisions supplémentaires pour l’attaque finale contre Sài Gòn. Je leur ai alors simplement dit : “Foncez sur Sài Gòn !” »

Audace, effet de surprise, concentration de troupes, génie de la logistique – à l’image de Napoléon Bonaparte, Vo Nguyên Giáp n’a rien oublié.

Tout en l’écoutant, je ne peux m’empêcher de penser à ce que l’homme – à mes yeux, le grand capitaine du XXe siècle – a pu subir au cours d’une si longue vie. En 1940, après son départ pour rencontrer Hô Chí Minh en Chine, sa première épouse, une militante comme lui, a été arrêtée par la Sûreté française et vicieusement torturée. Elle se serait suicidée en prison pour mettre fin à ses souffrances et ne pas parler. Vo Nguyen Giáp ne l’apprendra que quelques années plus tard. Lui-même a été emprisonné de 1930 à 1932, donc bien avant son adhésion au PC clandestin, en 1937. À partir des années 1960, il a été victime de cabales continues de la part d’apparatchiks communistes qui voudraient bien se débarrasser de lui mais doivent attendre, pour y procéder, que la guerre se termine. Plus récemment, le micro lui a été arraché lors d’une réunion à huis clos du PC. Vo Nguyên Giáp s’est révélé plus à l’aise sur les champs de bataille qu’habile en politique.

L’atmosphère, dans son salon, est à la fois douillette et urbaine. Bien entendu, ses propos sont enregistrés et filmés. Au lieu de parler des « impérialistes français » – terminologie des discours officiels –, Vo Nguyên Giáp recourt, en s’en excusant, à un terme plus neutre, « l’ennemi ». Un membre de son entourage me remet sa carte de visite : une photo de lui-même en compagnie de Vo Nguyên Giáp et de sa deuxième épouse, qui enseigne le français à l’université. Celle-ci nous rejoint à la fin de l’entretien. « Je lis Le Monde et j’étais curieuse de voir quelle tête vous aviez », me dit-elle. Quand je la prie de m’excuser d’avoir retenu si longtemps le « tonton général » – nous l’appelons ainsi entre amis –, elle répond que « cela lui fait du bien ». « Je vais l’étendre une heure pour qu’il se repose », me dit-elle pour me rassurer. Quand je rapporte à Vo Nguyên Giáp le dicton populaire vietnamien – selon lequel « les journalistes mentent pour gagner de l’argent » –, il me reprend gentiment : « Chez nous, oui, mais pas chez vous. »

Serais-je à mille lieues de Sài Gòn ? Hà Nôi ne se prête pas aux confidences. L’ambiance y est feutrée. À de rares exceptions près, les gens préfèrent, même de nos jours, y recevoir l’étranger accompagné d’un officiel, selon la règle. Les Hanoiens s’expriment volontiers par allusion, même s’ils connaissent bien leur interlocuteur. Le contraste y est net avec le franc-parler des Méridionaux, leurs sautes d’humeur, leur mélange de susceptibilité et de tolérance.

J’ai appris qu’un entretien avec le général Vo Nguyên Giáp avait nécessité l’approbation du Comité central du PC. Quand j’ai demandé à rencontrer des victimes de la grippe aviaire dans un village du delta du fleuve Rouge, le ministère des Affaires étrangères m’a d’abord conduit au chef-lieu de la province où j’ai été reçu par le Comité populaire, lequel m’a accompagné dans les locaux de l’association provinciale des anciens combattants, en charge de la question. Nouvelles salutations, présentations, tasses de thé, agrémentées d’un briefing. Quand nous nous sommes rendus dans le village concerné, notre convoi comprenait trois voitures et, bien entendu, le président du comité populaire local – le maire du village – nous attendait sur place.

Retour au Sud. Quelles avaient pu être les relations entre Vo Nguyên Giáp et Pham Xuân Ân ?

« Lors de la victoire de 1975, Vo Nguyên Giáp ne pouvait pas savoir qui lui envoyait les rapports. Même le général Trân Van Tra, qui a commandé le siège de Sài Gòn, ne connaissait pas mon nom », répond Pham Xuân Ân. Vo Nguyên Giáp s’est nourri des informations et des analyses que lui adresse un correspondant anonyme, à l’autre extrémité d’une longue ligne de relais qui doivent faire passer, coûte que coûte, des messages à coder et décoder. Pendant la guerre, pour des raisons de sécurité, l’anonymat ne peut être transgressé.

« Vo Nguyên Giáp, poursuit Pham Xuân Ân, n’a jamais demandé qui envoyait les renseignements » dont Hà Nôi a été abreuvé. Des années auparavant, ajoute-t-il, « on m’avait prévenu que Hô Chí Minh avait exigé de prendre directement connaissance des rapports envoyés par cet agent ». « Il a dit que je ne copiais pas, que j’étais sincère. » Le vieux révolutionnaire avait donc repéré « cet agent », sans s’enquérir de qui il s’agissait. Peut-être connaissait-il son numéro de code, X 6, ce qui n’est même pas sûr.

La règle draconienne du secret ne s’impose plus la guerre une fois finie. Un esprit occidental imaginerait volontiers que ces acteurs n’attendaient que cette occasion pour faire connaissance, se donner l’accolade, trinquer ensemble, échanger des idées. L’univers communiste vietnamien ne fonctionne pas de cette façon-là, au moins dans les premières années qui ont suivi la victoire. La méfiance règne. La peur et la quête de la survie invitent à la dissimulation. Chacun se sent surveillé, chacun se protège. Personne ne prend d’initiative. Les héros de la guerre en sont les premières victimes. Un exemple révélateur des manœuvres dont le PC a été le théâtre, pendant au moins deux décennies, a été récemment fourni par le major général Nguyên Nam Khanh.

Dans une lettre confidentielle adressée au Bureau politique le 7 juin 2004, mais qui circulera sur l’internet six semaines plus tard, cet officier a dénoncé les exactions – « calomnies, intimidations, tortures, assassinats » – commises pendant vingt ans par le DG 2 ou Département général no 2, un bureau militaire de renseignements placé « sous le contrôle exclusif et direct du PC » et qui échappe donc à celui du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Il a accusé le DG 2 d’avoir insinué que de nombreuses personnalités communistes entretenaient des liens avec la CIA.

La liste comprend les noms de plusieurs éminences, passées ou actuelles, du PC. Le général Vo Nguyên Giáp semble avoir constitué une cible privilégiée du DG 2 pour avoir tenté, à la veille du VIIe Congrès du PC en 1991, de reprendre de l’influence au sein du Parti. Il a alors été victime d’une campagne de calomnies sous forme de témoignages d’un agent fictif du DG 2. En 1996, au lendemain du VIIIe Congrès du PC, le Bulletin de nouvelles publié par le DG 2 a rapporté que « la CIA avait ordonné au “Groupe Z” (la faction dirigée par Vo Nguyên Giáp) de se mobiliser pour appuyer ses vues et ses idées ; il devait utiliser “les pensées de Hô Chí Minh” pour rejeter le marxisme-léninisme, séparer les deux idéologies et utiliser les pensées de Hô Chí Minh comme base pour lancer un mouvement en faveur de la “démocratie populaire” ». Nguyên Nam Khanh affirme également, dans sa lettre, que les agents du DG 2 non seulement s’infiltrent partout et utilisent tous les moyens pour fomenter des divisions au sein du PC, mais entretiennent également des relations avec la mafia.

Aujourd’hui retraité, Nguyên Nam Khanh n’est pas n’importe qui : il a dirigé l’Institut politique de l’Armée populaire à Hà Nôi avant d’être promu chef de région militaire, puis secrétaire général de l’influent Département politique de l’armée. Il a été élu membre du Comité central du PC et de son Comité militaire. Il est revenu depuis à la charge. Ce qu’il rapporte en dit long non seulement sur les méthodes du PC, mais aussi sur l’absence de recours, de contrepoids, de garde-fous au sein de l’appareil. Une atmosphère empoisonnée explique sans doute bien des réserves et des prudences. La réunification a été bâclée en 1976, ce qui a suscité de graves désillusions dans le Sud, y compris parmi les communistes. Vo Nguyên Giáp et Trân Van Tra sont rapidement mis sur la touche. La collectivisation conduit l’économie au bord de la ruine. L’occupation militaire du Cambodge, entreprise fin 1978, et la riposte militaire chinoise, l’année suivante, n’arrangent sûrement rien. Une victoire sans héros ?

Au IVe Congrès du PC, en 1976, et au Ve Congrès, en 1981, Pham Xuân Ân dit qu’il se trouvait « deux ou trois rangs » derrière feu Trân Van Tra. Mais les deux hommes ne se sont pas parlé. Encore plus étonnant, Pham Xuân Ân n’a rencontré Vo Nguyên Giáp que parce que Bui Tin en a pris l’initiative lors de ce Ve Congrès, soit six ans après la victoire. En 1975, Bui Tin était un lieutenant-colonel des services de presse qui avait accompagné les premiers blindés nordistes à pénétrer dans les jardins du palais de l’Indépendance à Sài Gòn. Il avait rencontré Pham Xuân Ân après la victoire. Bui Tin, qui s’est exilé volontairement en France une dizaine d’années plus tard, appartenait alors à l’entourage de Vo Nguyên Giáp. Lors du Congrès de 1981, il avait pris Pham Xuân Ân par la main pour le présenter à Vo Nguyên Giáp.

« Je lui ai serré la main, il m’a invité à prendre une photo avec Bui Tin et je lui ai dit merci en le quittant », résume Pham Xuân Ân. Ils ne se sont jamais revus.

Pourtant, une coïncidence n’est peut-être pas fortuite. En 1968, les relations entre Vo Nguyên Giáp et le secrétaire général du PC, Lê Duân, se sont assez dégradées pour que le commandant en chef soit éloigné de Hà Nôi. On l’envoie se promener à l’étranger en compagnie de son épouse. Il ne semble pas avoir été l’architecte de l’offensive du Têt et encore moins des deux offensives, bien peu probantes, qui ont suivi en mai et en septembre. Les réticences de Pham Xuân Ân à l’égard de ces attaques – en particulier sa demande qu’on mette un terme à la pluie de roquettes sur Sài Gòn en mai – concernent des initiatives dont Vo Nguyên Giáp n’a peut-être pas été, pour une fois, l’inspirateur.

Une fois terminée la longue épreuve de la lutte pour l’indépendance, Pham Xuân Ân ne manifeste aucun goût pour les séminaires sur la guerre ou les réunions d’anciens combattants. Il ne revêt l’uniforme que lorsqu’il ne peut pas faire autrement. Il ne s’est rendu à Hà Nôi que quatre fois depuis 1975, parce qu’il n’y avait pas d’autre choix. Sa passion pour la stratégie demeure intacte mais il n’appartient à aucun clan au sein du Parti. Après 1975, m’a-t-il dit, il n’a rencontré qu’à deux reprises Lê Duc Tho, celui qui avait pourtant présidé la petite cérémonie à l’occasion de son admission au sein du PC au début des années 1950. Pham Xuân Ân n’a pas une mentalité d’ancien combattant.

J’ai l’impression – même si cela peut paraître étrange – que les deux hommes n’ont jamais vraiment cherché à se voir, à échanger des impressions. La page étant tournée, peut-être n’avaient-ils pas grand-chose à se raconter. Un manque d’affinité ? On ne peut l’exclure. Les Saigonnais reprochent à de nombreuses figures de Hà Nôi, Vo Nguyên Giáp compris, de n’avoir guère de considération pour le Sud. Les communistes originaires du Sud se sont empressés, après 1975, de rentrer chez eux au premier prétexte.

Le 30 avril 2005, à Sài Gòn, derrière de grosses lunettes noires et sous une casquette dont la large visière cache le visage, Vo Nguyên Giáp figure encore à la tribune du trentième défilé de la victoire, lequel s’est voulu peu martial car la direction communiste entend, tout en célébrant le fait d’armes, se projeter dans un futur pacifique. On ignore ce qu’en pense le vieux général couvert de gloire. Mais, en le regardant, je ne peux m’empêcher de songer à Pham Xuân Ân, qui a été si longtemps, pour ce grand capitaine, un visage inconnu mais un partenaire crucial et qui évoluait dans un univers que Vo Nguyên Giáp ne pouvait imaginer. Ce jour-là, affaibli par la maladie, Pham Xuân Ân est resté chez lui. J’ai le sentiment que, même s’il avait été bien portant, il en aurait fait tout autant.