Chapitre 8

L’année terrible

Pham Xuân Ân traverse les pires angoisses à la veille de la chute de Sài Gòn, le 30 avril 1975. Alors que des pans entiers du Sud passent entre les mains des divisions du Nord et que des centaines de milliers de réfugiés sont jetés sur les routes ou à la mer, le Dr Trân Kim Tuyên se met à comploter contre le président Nguyên Van Thiêu. L’idée du « petit docteur » : former un gouvernement de coalition pour tenter de sauver ce qui peut l’être et arrêter les combats. Il rend même visite à l’un des chefs de file du mouvement bouddhiste, le vénérable Tri Quang. Nguyên Van Thiêu, qui fait suivre le Dr Trân Kim Tuyên, procède à un coup de filet dans la nuit du 3 au 4 avril. Quatorze parents du Dr Trân Kim Tuyên, dont l’un de ses frères, ainsi que des députés, des journalistes et un sénateur sont mis sous les verrous.

Le Dr Trân Kim Tuyên est épargné sur intervention de Nguyên Van Hao, vice-Premier ministre et ministre de l’Économie. Mais les gens qui fréquentent son domicile sont considérés comme suspects.

Pham Xuân Ân est terrifié car il entretient des contacts réguliers avec le « petit docteur ». Pendant deux jours, il ne parvient pas à avaler la moindre nourriture. Il renonce même un soir à regagner son propre domicile et campe à l’hôtel Continental, dans le bureau de Time.

« Il m’a fait pisser du sang », dira-t-il du Dr Trân Kim Tuyên.

Les États-Unis finissent par se résigner à une tentative de compromis à laquelle ils ne croient pas. Le 21 avril, le président Nguyên Van Thiêu annonce sa démission à la télévision. Dans la foulée, il prend l’avion de Táibei Shí. La succession est assurée par le vice-président Trân Van Huong, vieil homme malade et sans autorité. Le chaos gagne peu à peu Sài Gòn encerclé par les troupes communistes. Dans la précipitation, les Américains organisent un pont aérien pour évacuer leur propre personnel et certains de leurs collaborateurs vietnamiens.

Avant de s’exiler aux États-Unis, le Dr Trân Kim Tuyên décide d’attendre la libération de son frère et des autres conjurés. Un diplomate britannique se charge de l’évacuation de son épouse et de leurs enfants. Mais Trân Van Huong refuse, malgré diverses démarches, de libérer les anciens conjurés ou présumés tels. Ils ne sont libérés que lorsque Trân Van Huong, poussé à la démission, est remplacé le 28 avril, soit deux jours avant la cessation des combats, par le général Duong Van Minh, le « Big Minh » ainsi surnommé à cause de sa grande taille.

C’est trop tard pour le Dr Trân Kim Tuyên : l’agent de la CIA en charge de l’évacuer est parti, lui répond au téléphone l’ambassade américaine, elle-même débordée. Ne figurant pas sur la liste des personnes à évacuer dont disposent les diplomates américains, le Dr Trân Kim Tuyên ne peut pénétrer dans la chancellerie, du toit de laquelle des hélicoptères font la navette avec les bâtiments de guerre américains regroupés près de la côte la plus proche.

En désespoir de cause, l’ancien chef de la police secrète de Ngô Dinh Diêm se rend au premier étage du Continental, au bureau de Time, pour y retrouver Pham Xuân Ân. De ce bureau, le Dr Trân Kim Tuyên téléphone un peu partout, sans succès. Finalement, Pham Xuân Ân le conduit lui-même à l’ambassade américaine. En ce 29 avril, le chaos règne devant la chancellerie. Même des ministres et des généraux sud-vietnamiens ne parviennent pas à se faire admettre dans son enceinte. Les deux hommes retournent au Continental.

Pham Xuân Ân téléphone alors à l’un de ses contacts à l’ambassade pour lui expliquer la situation et réclamer une intervention de la CIA. Le diplomate le rappelle assez vite et lui dit : « La CIA organise son dernier vol ; amenez-le rue Gia Long » où des membres de la CIA logeaient dans un building qui abritait également des services culturels français. « Sur le toit, se souvient Pham Xuân Ân, il y avait une terrasse capable, en cas d’urgence, d’accueillir des hélicoptères réservés aux deux chefs adjoints de la CIA qui occupaient deux appartements situés juste en dessous. » Le diplomate américain donne à Pham Xuân Ân les numéros de code pour y accéder.

Mais, quand les deux hommes arrivent sur place, les gardes – recrutés parmi les Nùng, minorité ethnique du nord du Viêt Nam – refusent de les laisser entrer. Ils se rendent alors au QG de la CIA, dans une autre rue du centre, où Pham Xuân Ân demande à rencontrer le patron local de l’agence, qui le connaît bien. Nouveau refus du garde, qui ne le croit pas.

« À ce moment-là, la femme du garde est arrivée et le garde a ouvert la porte pour la laisser passer », racontera-t-il par la suite. En bloquant la porte, Pham Xuân Ân réussit à introduire le Dr Trân Kim Tuyên à l’intérieur. C’est ainsi que – dernier passager à bord du dernier hélicoptère de la CIA – l’ancien chef de la police secrète du régime a pu quitter Sài Gòn grâce à l’aide opiniâtre d’un colonel des services de sécurité de Hà Nôi.

Lorsqu’il apprendra plus tard que Pham Xuân Ân était un agent communiste, Trân Kim Tuyên déclarera qu’il ne l’avait « jamais soupçonné ». Il ajoutera que, si tel était le cas, il s’agissait d’« un désastre car il savait tout ce que je savais ». Pham Xuân Ân est resté en contact avec la famille du Dr Trân Kim Tuyên, installée à Londres, où l’ancien chef des services secrets sud-vietnamiens est décédé en 1995, deux semaines avant la normalisation des relations diplomatiques entre Hà Nôi et Washington.

Entre-temps, Pham Xuân Ân est pressé par le bureau de Time, qui a prévu un transport aérien pour son personnel, de quitter le Viêt Nam en compagnie de sa femme et de ses quatre enfants. La situation est difficile à gérer : ses collègues américains ne comprendraient pas qu’il hésite à partir, sauf en cas de force majeure. « Après avoir demandé son opinion à Robert Shaplen », Pham Xuân Ân décide de proposer que sa femme et ses enfants partent d’abord. Ils embarquent le 23 avril tandis que Nguyên Hung Vuong, son épouse et leur fils les suivent trois jours plus tard.

Pham Xuân Ân dit qu’il ne peut pas abandonner sa mère âgée et mal en point. « Même si j’avais voulu partir, il y avait ma mère, elle était trop âgée et trop malade pour voyager », a-t-il dit, en 1989, à Morley Safer, avant d’ajouter : « Au début (après la victoire), j’ai pensé que je trouverais quelqu’un pour s’occuper d’elle et que je rejoindrais ma famille en France ou aux États-Unis, mais ils (le Parti) m’ont clairement indiqué qu’ils ne me laisseraient pas partir. » Une autre fois, il a déclaré qu’il ne pouvait pas s’en aller parce qu’il y avait tant à faire après la Libération.

La veille de la prise de Sài Gòn, Pham Xuân Ân a d’autres raisons de s’inquiéter sérieusement. La grande métropole est en proie au chaos. Des soldats abandonnent leurs uniformes. Des règlements de compte ont lieu. Les agents viêt côngs susceptibles de l’identifier, physiquement, se comptent sur les doigts d’une main. Il ne peut pas exclure la possibilité d’une dénonciation, par un voisin quelconque, comme collaborateur des Américains. En cas d’arrestation par les nouvelles autorités, il n’aurait aucun moyen de prouver son identité. Il est sans nouvelles de la résistance.

N’importe quel « bô doï » – soldat de l’Armée populaire – aurait pu, dit-il, « me tuer et faire griller mes chiens », une allusion à la prédilection des gens du Nord pour la viande de chien.

Finalement, il accepte l’offre de Robert Shaplen, lequel est évacué le 29 avril, d’installer sa mère dans la chambre de son ami américain. Le Continental est connu des Viêt Côngs pour accueillir de nombreux journalistes étrangers. Le mot d’ordre des communistes est d’épargner l’hôtel, ainsi que l’ambassade de France, envahie par les ressortissants français, et l’hôpital Grall. Le Continental est donc probablement, en ces jours d’anarchie, l’un des endroits les plus sûrs à Sài Gòn. « J’y suis resté une bonne semaine », dit Pham Xuân Ân. Il fait la navette entre le bureau de Time, déserté par les journalistes américains, et la chambre de Robert Shaplen, à l’étage au-dessus, où sa mère se repose. Rapidement, des « cadres viêt côngs » seront chargés de superviser le personnel et un émissaire prendra contact avec lui.

La guerre se termine dans une certaine confusion à quelques centaines de mètres de là, au Dinh Dôc Lâp, le palais de l’Indépendance. Le général Nguyên Huu Hanh se souvient très bien de l’entrée des officiers communistes au palais de l’Indépendance. Le 28 avril, quand le général Duong Van Minh est nommé chef de l’État, le colonel Nguyên Huu Hanh se trouve à Cân Tho, dans le delta du Mékong. Duong Van Minh appelle aussitôt cet ancien chef d’état-major particulier pour lui demander de le rejoindre sur-le-champ à Sài Gòn car le siège de l’état-major général des forces armées a été déserté. Il le promeut général et lui confie les opérations militaires. Pour rejoindre Sài Gòn, Nguyên Huu Hanh doit effectuer un détour par Gò Công, la route reliant directement Cân Tho à Sài Gòn ayant été coupée par une unité viêt công. Le 30 avril, Nguyên Huu Hanh est au palais de l’Indépendance.

En début de matinée, le général Nguyên Huu Hanh se rend à la radio avec l’allocution enregistrée de « Big Minh » ordonnant le cessez-le-feu. « Quand je suis revenu au palais, les grilles en avaient été refermées », dit-il, alors que le général Duong Van Minh a ordonné de les ouvrir La raison : Binh, député et ancien officier du régime sudiste, a décidé de les refermer de peur que des soldats sudistes se révoltent ou, tout simplement, viennent piller. La garde présidentielle s’est volatilisée, le général Duong Van Minh ayant autorisé ceux qui voulaient s’enfuir à le faire.

La version, qui a largement circulé et selon laquelle les communistes auraient refermé les grilles du palais afin de les défoncer pour la photo, tient donc de la légende. En revanche, il semble bien que les blindés nord-vietnamiens aient reçu l’ordre d’arriver les premiers au palais présidentiel, donc de doubler le quatrième corps d’armée, qui comprend de nombreux sudistes, afin que la symbolique de la victoire soit dénuée d’ambiguïté : Hà Nôi règne sur l’ensemble du pays.

« Il était 11 h 30. Nguyên Van Diêp, ancien ministre de l’Économie et communiste clandestin, attendait les officiers communistes dans le hall du rez-de-chaussée. Moi, je me trouvais au premier étage, en haut de l’escalier et « Big Minh » était en train de bavarder avec des membres de son entourage au bout du couloir », raconte Nguyên Huu Hanh, assis sur un canapé dans le modeste domicile qu’il occupe aujourd’hui dans la banlieue saigonnaise. « J’ai donné l’ordre à un colonel qui connaissait bien les lieux de montrer aux communistes le chemin des toits pour qu’ils y fixent le drapeau viêt công, puis j’ai conduit les officiers dans un salon où « Big Minh », son Premier ministre Vu Van Mau et d’autres membres du gouvernement les ont rejoints. »

Le lieutenant-colonel Bui Van Tung, commissaire politique du régiment de blindés nord-vietnamiens qui ont pris position dans les jardins du palais, rédige alors un texte et demande au général Duong Van Minh d’aller le lire à la radio. Le chef de l’État déchu et son Premier ministre Vu Van Mau le font sous escorte viêt công dans un Sài Gòn livré au chaos. À leur retour, ils s’installent au premier étage du palais avec leurs collaborateurs. « “Big Minh” et moi, nous avons partagé l’ancienne chambre de Ky », raconte Nguyên Huu Hanh dans une référence au maréchal de l’air Nguyên Cao Ky qui s’est enfui, peu auparavant, aux commandes d’un hélicoptère. « Dans la pièce voisine se trouvait la famille de “Big Minh”. » Le régiment de blindés nord-vietnamiens est remplacé, dans la soirée, par des éléments du quatrième corps d’armée, des communistes du Sud. « Le soir, ces derniers nous ont offert un banquet », se rappelle Nguyên Huu Hanh.

Le 2 mai, le responsable du siège de Sài Gòn, le général Trân Van Tra, arrive sur place. « Il a reçu “Big Minh” et, selon ce dernier, lui a dit : “Entre nous, il n’y a ni vaincus ni vainqueurs ; c’est le peuple vietnamien qui a vaincu les impérialistes américains” », rapporte Nguyên Huu Hanh. Après cet entretien, « Big Minh » peut regagner son domicile, à deux pas du palais. « Moi, j’ai fini par aller m’installer chez un oncle, qui était communiste », dit Nguyên Huu Hanh, âgé de quatre-vingt-un ans en 2005 et membre, à cette date, du Comité central du Front de la Patrie, organe qui coiffe les organisations para-communistes. « Il y a bien eu un “haut les mains” de militaire, mais aucune brutalité », résume-t-il.

En fait, le 29 avril, Radio-Libération et Radio-Hà Nôi ont relayé un appel des autorités du Nord à la cessation des combats. « Big Minh » a réagi en acceptant aussitôt cette offre dans une lettre transmise au GRP, le gouvernement révolutionnaire sudiste. Un colonel viêt công avait été introduit au préalable auprès du général Duong Van Minh au palais de l’Indépendance. Duong Van Minh n’avait accepté la présidence que pour mettre un terme à la guerre.

De son bureau du Continental, où il s’est réfugié, Pham Xuân Ân suit le déroulement d’événements auxquels il n’a pas de raison d’être mêlé. Sa mission est remplie. Même s’il n’a guère le temps d’y songer sur le moment, il se retrouve au bout du long cheminement amorcé, dans la fougue de l’adolescence, une trentaine d’années auparavant. Les communistes n’ont pas tiré sur la noria d’avions et d’hélicoptères qui évacuent, jusqu’au dernier moment et dans une tension énorme, les Américains et certains de leurs protégés. Ils laissent faire alors que cinq divisions nord-vietnamiennes renforcent leur pression en pénétrant dans la vaste agglomération méridionale.

Pham Xuân Ân est parvenu à ses fins : les étrangers ont été dessaisis de tout pouvoir. Son travail, surtout pendant les quinze dernières années, a été couronné de succès. Trente ans plus tard, campé dans un fauteuil de son salon, il en parle avec philosophie. « J’étais seul, dit-il. Je devais non seulement récupérer des documents, secrets comme publics, mais je devais les analyser. La pression de Hà Nôi était forte car ils voulaient s’assurer de l’authenticité des documents. Leur fournir les preuves était à la fois très difficile et très dangereux. Trois cents pages de documents représentaient dix rouleaux de film qu’il fallait tirer et leur faire parvenir. En fait, nous manquions d’espions. »

Il n’était sûrement pas le « simple maillon d’une chaîne ». Il travaillait seul, sans filet pourrait-on dire, dans un univers méconnu de ses supérieurs. Il lui appartenait d’organiser lui-même son propre tissu de protecteurs, d’informateurs, d’interlocuteurs. Même avec ses amis les plus proches, il devait agir avec la plus grande circonspection tout en recueillant leurs observations ou en faisant appel à leur intelligence.

Comment a-t-il tissé sa toile – et quelle toile ! – pour avoir accès aux documents les plus confidentiels, qu’il s’agisse de plans opérationnels ou d’interrogatoires de prisonniers ? De sa façon d’opérer, il n’a pratiquement jamais parlé de peur, dit-il, de mettre en danger des vies, même de nos jours. Il a refusé plusieurs courriers proposés par les communistes pour leur préférer une femme courageuse à laquelle il voue une admiration sans bornes. Outre sa mère et sa femme, épousée en 1962, cette messagère intrépide était la seule personne susceptible de le retrouver.

Trois femmes étaient donc au courant de ses activités. À partir de 1960, donc après son retour des États-Unis, quelques cadres des services de renseignements communistes avaient eu l’occasion de le rencontrer, au prix de très grands risques. En dehors de la forêt de Hô Bo, où il se rendait de temps à autre pour présenter lui-même des rapports. Mais ils n’ont jamais pu le contacter directement. Pham Xuân Ân était condamné à la solitude dans le dédale de ce monde du renseignement saigonnais, où les officines s’entremêlaient. Il devait se méfier des agents doubles, des pisteurs, des gens chargés de le tester ou de le suivre. Il lui restait alors à accomplir le plus difficile : interpréter les documents qu’il avait récupérés, distinguer le vrai du faux, éviter les tentatives d’intoxication, ne conserver que la substance de ces rapports qu’il devait microfilmer et commenter avant de les confier à son courrier.

« Hà Nôi passait son temps à me réclamer des documents. Moi, j’étais un agent de renseignements stratégiques, pas un espion. Récupérer les documents n’était pas de mon ressort mais il fallait bien que quelqu’un le fasse ! Je n’aurais pas dû m’occuper de trouver des documents, ce qui est le travail d’un espion, mais les communistes ne faisaient pas la différence entre espionnage et renseignement stratégique », dit-il, laissant filtrer un certain agacement.

L’analyse le passionnait et se mariait avec son métier de journaliste.

« L’analyse, poursuit-il, réclamait une connaissance très étendue de la situation. Si vous n’avez pas acquis ces connaissances, comment produire une analyse intelligente ?

Il fallait tout intégrer, les aspects militaires, politiques, sociaux, financiers et psychologiques. Il fallait une bonne perception des États-Unis. Il était très important de bien comprendre l’intention avant l’action. Après l’offensive du Têt en 1968, le Sud a perdu le moral. Chez les communistes, la déception a été forte, notamment en raison de leurs pertes humaines, et il leur était très difficile d’évaluer la situation.

Moi, je savais qu’à Sài Gòn, des gens commençaient à vendre leurs maisons. À Hà Nôi, ils ne pouvaient pas mesurer la portée du phénomène. J’avais l’avantage de connaître la situation dans les deux camps. Je me débrouillais pour avoir accès aux documents communistes – les résolutions, etc. –, capturés par la CIA et le CIO. Je lisais les rapports des interrogatoires de communistes capturés ou qui avaient fait défection. Je savais où l’on en était des deux côtés ». résume-t-il.