Chapitre 4

La meilleure planque

Appartenant à une génération d’adolescents happés par le grand mouvement de résistance qui enveloppe le pays dans les années 1940, Pham Xuân Ân s’est sérieusement impliqué, au début de la décennie suivante, dans les grandes manifestations contre la guerre, en janvier et en mars à Sài Gòn. Dans la foulée, il est convoqué par le Dr Pham Ngoc Thach dans la « zone D », autre secteur tenu par le Viêt Minh dans le Sud. Compagnon de la première heure et médecin de Hô Chí Minh, le Dr Thach devait mourir en 1968, à l’âge de cinquante-neuf ans, alors qu’il redescendait vers le Sud par la piste Hô Chí Minh. Mais, au début des années 1950, il a la haute main non seulement sur le delta du Mékong mais également sur la « zone spéciale » formée par Sài Gòn, la ville adjacente de Cho Lón et le faubourg de Gia Dinh.

Il veut faire de Pham Xuân Ân le premier agent d’un réseau de « renseignements stratégiques » du Viêt Minh. La tâche n’est pas facile. Cédant à la pression de leur famille, beaucoup de jeunes quittent une résistance qui n’en est qu’à ses débuts. Quand ils en ont les moyens, leurs parents les envoient poursuivre des études à l’étranger pour les mettre à l’abri de la guerre. Pham Xuân Ân n’est pas encore membre du Parti. Pour convaincre le jeune militant de devenir un agent de renseignements, le Dr Thach doit s’y prendre avec doigté.

Pham Xuân Ân est loin d’être séduit. « Sous l’influence de la tradition familiale, dira-t-il plus tard, ce que je détestais le plus était les emplois liés au renseignement, aux services secrets ou à la police. Quand j’étais jeune, j’avais été arrêté à plusieurs reprises par la police pour avoir protesté. Quand j’ai pris part à des manifestations, j’ai vu la police battre les gens. Aussi, quand on m’a proposé ce travail, je n’étais pas très heureux. Comment pourrais-je faire un métier de chien de chasse ou d’oiseau de proie ? »

Le Dr Thach clôt le débat en faisant valoir que l’on doit exécuter la mission assignée par la « révolution ». Pham Xuân Ân s’y résigne. Il reste à choisir la procédure à suivre.

On ne peut être à la fois espion et activiste politique. Pham Xuân Ân a pris le risque de se faire ficher ou même emprisonner en participant activement à Sài Gòn aux manifestations antifrançaises ou contre les premières livraisons massives d’aide militaire américaine au corps expéditionnaire français. Il a notamment joué un rôle dans le grand défilé organisé lors des funérailles de Trân Van On, un étudiant tué par la police.

En février 1952, à l’occasion du Nouvel An vietnamien – il s’en souvient très bien, « c’était l’année du Dragon », dit-il –, il prend un mois de congé du service des Douanes pour aller retrouver le Dr Thach dans la « zone D ». Le médecin de Hô Chí Minh lui demande de couper tout contact avec le mouvement étudiant et de se doter d’un profil entièrement différent. Pham Xuân Ân s’exécute. En renonçant à toute activité politique publique, il se transforme, en quelque sorte, en « Vietamien bien tranquille ».

Ses supérieurs communistes le testent avant de l’admettre dans leurs rangs. Il m’a raconté qu’il est devenu membre du PC vietnamien (à l’époque, Parti des travailleurs) en mars 1953 – « après la mort, précise-t-il, du maréchal Joseph Staline à Moskva » – et que cette admission a été célébrée l’année suivante dans la forêt d’U Minh, un bastion du Viêt Minh dans le delta du Mékong. Il a donc franchi le gué huit ans seulement après avoir contacté la résistance.

L’engagement, il le sait, est sans retour. Il se retrouve les mains dans le cambouis. La cérémonie officielle a été présidée par celui qui était alors le responsable communiste régional, Lê Duc Tho – interlocuteur, une vingtaine d’années plus tard à Paris, de Henry Kissinger. Au préalable, les communistes avaient remis à Pham Xuân Ân, pour qu’il l’étudie, le programme politique du Parti des travailleurs. « En langue française », précise-t-il. Il ne peut s’empêcher de sourire.

À cette date, les Français sont en train de mettre en place leur État vietnamien « associé » avec Bao Dai pour figure de proue. Les officiers vietnamiens de l’armée française sont reversés dans la jeune armée de cet État pour en former le premier encadrement. Pham Xuân Ân n’a pas accompli son service militaire. Il se débrouille, en 1954, pour se faire affecter au TRIM, l’organe de liaison tripartite qui associe l’armée de Sài Gòn, les Français et la mission d’aide militaire américaine. « J’en suis le seul sous-officier, tous les autres étaient officiers », tient-il à préciser.

Il côtoie ainsi de futurs responsables de l’état-major sud-vietnamien, qui tremperont dans des coups d’État et se disputeront le pouvoir. Plusieurs d’entre eux font appel à sa connaissance de l’anglais pour remplir les formulaires de candidature à des stages dans des académies militaires américaines. C’est le cas de Nguyên Van Thiêu, chef de l’État de 1965 à 1975. Pham Xuân Ân se lie avec le pilote Nguyên Cao Ky, Premier ministre de 1965 à 1967, puis vice-président de la République du Sud pendant quatre ans. Les deux hommes ont un point commun : leur intérêt pour l’élevage de chiens. Pham Xuân Ân établit des relations personnelles, dans le cadre du TRIM, avec de jeunes agents de la CIA qui reviendront, pendant la guerre américaine, diriger cette agence. Son carnet de très bonnes adresses commence à prendre du volume.

Les instructions de ses supérieurs communistes concernent, à l’époque, surtout le renseignement : les déplacements des forces françaises, leurs moyens, la nature de l’aide militaire américaine, les stocks d’essence. Un exemple, dit-il : avant de mourir, le général de Lattre de Tassigny s’est rendu aux États-Unis, en 1951, pour réclamer un renforcement de l’aide américaine. Quels sont les résultats de cette mission ? Quand le Viêt Minh apprend qu’une unité du corps expéditionnaire français vient d’être affectée à une opération, il demande aussitôt à Pham Xuân Ân de quels moyens elle dispose.

Un double problème se pose avec acuité. Après la signature des Accords de Genève en 1954, l’armée française se retire et l’influence américaine supplante très vite celle de la France. Comment assurer au mieux la sécurité et les conditions de travail du premier « espion stratégique » du Viêt Minh ? Doit-il demeurer dans les rangs de la jeune armée sud-vietnamienne ? Sinon, existe-t-il une meilleure planque ?

Muoi Huong, un agent du Parti, affirme avoir trouvé la recette. À l’époque, il est le supérieur direct de Pham Xuân Ân. Il lui tient le langage suivant : « Si tu essaies (la carrière militaire), tu pourras devenir au mieux un colonel. Un colonel ne peut pas recueillir beaucoup d’informations. Si tu veux devenir un politicien dans le désordre ambiant, tu seras un jour emprisonné. Aussi, le mieux est de devenir journaliste. S’engager dans le journalisme revient à s’engager en politique mais alors que personne ne sait que tu es impliqué en politique. Mais, une fois que tu seras journaliste, il faudra être excellent afin de bénéficier du respect des Américains et des fantoches. Aussi, tu dois aller étudier aux États-Unis. »

Pham Xuân Ân quitte en 1957 l’armée du régime de Sài Gòn où il était, depuis trois ans, secrétaire au département de la guerre psychologique. L’atmosphère politique est devenue étouffante. Candidat de Washington, Ngô Dinh Diêm a été imposé deux ans auparavant à Bao Dai comme Premier ministre. Peu à peu, il évince, avec le soutien des Américains, les partisans de l’ancien empereur, qui n’était plus qu’un chef de l’État absentéiste. Exilé en France, le dernier rejeton de la dynastie des Nguyên (1802-1945) est déposé à la suite d’un référendum commandité par Ngô Dinh Diêm en octobre 1955. Des officiers jugés pro-français préfèrent se réfugier en France alors que d’autres optent pour un profil bas ou se rallient à Ngô Dinh Diêm.

Sài Gòn rejette, en juillet de l’année suivante, la tenue d’élections générales, prévues par les Accords de Genève. Au sud du dix-septième parallèle, ligne de démarcation entre le Nord et le Sud, un régime policier se met peu à peu en place sous la houlette du président Ngô Dinh Diêm, ancien mandarin catholique de la Cour de Huê, et de son frère Ngô Dinh Nhu. Un autre frère, Ngô Dinh Cân, que Pham Xuân Ân a bien connu, fait alors la loi dans le Viêt Nam du Centre. L’aide militaire américaine permet de poursuivre l’équipement et la formation de l’armée du Sud, devenu République du Viêt Nam. Contre les communistes ou tout ce qui est assimilé, une vicieuse chasse aux sorcières s’organise une fois mises au pas les sectes politico-religieuses ou maffieuses qui avaient soutenu Bao Dai.

De nombreux cadres du Viêt Minh sont rappelés au Nord alors que des centaines de milliers de nordistes, pour l’essentiel des chrétiens, ont gagné le Sud où ils formeront bientôt la base anticommuniste du régime. Hà Nôi attend de voir, sans trop d’illusions, si les Accords de Genève seront appliqués. Le Viêt Minh ne laisse, dans le Sud, que des cellules dormantes et des réseaux de renseignements. Le Nord a ses propres difficultés : il est le théâtre d’une réforme agraire radicale et de purges sombres au sein du Parti qui provoquent de profondes blessures et modifient durablement l’équilibre politique en faveur d’apparatchiks staliniens.

La formation d’un Front national de libération du Sud (FNL), c’est-à-dire la reprise de la lutte armée dans le Sud, ne sera décidée par Hà Nôi que plus tard, en 1959, et ne sera officiellement annoncée que l’année suivante. Un commandement militaire pour le Sud ne sera remis en place qu’en 1962. Entre-temps, les communistes clandestins demeurés sur place – environ soixante mille, selon Hà Nôi – sont soumis à de fortes menaces. Le risque d’une dénonciation est énorme. « À Sài Gòn, 80 % des cadres du PC seront emprisonnés ou éliminés », souligne Pham Xuân Ân. Autant dire que leurs réseaux sont pratiquement démantelés.

Pour Pham Xuân Ân, la priorité est d’organiser son séjour aux États-Unis. Ce n’est pas facile. La délivrance d’un visa d’études, par les Américains, fait l’objet d’une enquête approfondie. Pham Xuân Ân doit montrer patte blanche. Or sa sœur cadette a gagné le Nord. Décision est donc prise, selon Muoi Huong, d’occulter le sujet. Si les Américains lui posent la question, il n’a qu’à répondre qu’il ignore tout de cette histoire. Ils ne la posent pas et, comme Pham Xuân Ân maîtrise déjà bien la langue anglaise, il obtient son visa. Le financement du voyage et du séjour est plus difficile. Pham Xuân Ân, dont les maigres économies ne peuvent lui payer que le billet aller-retour, se débrouille comme il le peut. Futur membre du Bureau politique du PC et ministre de l’Intérieur, Mai Chi Tho, frère cadet de Lê Duc Tho, l’aide à rassembler la somme nécessaire. À la veille de son départ, son père meurt dans ses bras.

Alors que ses supérieurs avaient envisagé un séjour de quatre à six ans aux États-Unis, Pham Xuân Ân n’y reste que deux ans. Il se retrouve en Californie à la Community University du comté d’Orange, dont il est « le premier résident vietnamien » – ce qui le fait aujourd’hui sourire. En effet, ce même comté se transformera, après 1975, en un Little Sài Gòn peuplé de réfugiés très anticommunistes. Environ cent cinquante mille Vietnamiens y sont installés depuis. Au bout de deux ans, Pham Xuân Ân n’a plus d’économies. L’obstacle est surmontable : pour payer la suite de ses études, une école militaire américaine lui propose d’enseigner le vietnamien.

Mais la chasse aux sorcières bat son plein au Sud-Vietnam et plusieurs de ses camarades sont en prison. Muoi Huong est tombé dans les filets des services de sécurité du Sud. Pham Xuân Ân l’a appris par une lettre codée de son frère cadet, lui-même un moment interné. Ce frère lui aurait également fait comprendre que l’insurrection allait être relancée. Pham Xuân Ân écourte donc son séjour.

À son retour, en 1959, à l’âge de trente-deux ans, il plonge dans des eaux inconnues. Il est inquiet en débarquant à Tân Son Nhât, l’aéroport de Sài Gòn. La sécurité va-t-elle le cueillir à sa descente d’avion ? Rien ne se produit et, pendant le mois suivant, il reste tranquillement au domicile de sa mère pour essayer de découvrir s’il fait ou non l’objet d’une surveillance. Il ignore si le PC est au courant de son retour et ne sait comment reprendre contact avec ceux de ses camarades encore en vie ou qui ne croupissent pas en prison. Prudemment, il attend que le réseau communiste clandestin de Sài Gòn prenne l’initiative. Dans l’intervalle, soucieux d’en savoir plus sur l’attitude, à son égard, du régime de Sài Gòn, il rend visite au Dr Trân Kim Tuyên. Ce personnage avait monté, quelques années auparavant, avec l’aide de la CIA, les services de renseignements – la « police secrète », disait-on – du régime de Sài Gòn.

Le Dr Trân Kim Tuyên, qu’on appelait le « petit docteur » en raison de sa taille réduite, était un homme avenant, aux yeux très vifs, auquel Pham Xuân Ân m’a présenté peu avant la fin de la guerre. Forte personnalité, ce catholique originaire du Nord était un fouineur toujours souriant, parfois un peu mielleux, qui avait alors perdu beaucoup de son influence tout en continuant à faire peur à pas mal de monde. Mais, en 1959, en dépit de ses réserves à l’égard du président Ngô Dinh Diêm et de son très influent frère Ngô Dinh Nhu, devenus impopulaires et qui avaient perdu contact avec les réalités, Trân Kim Tuyên demeure le patron des services secrets du régime, lesquels sont directement rattachés à la présidence.

À ce titre, il a aidé Pham Xuân Ân, en 1957, à obtenir l’autorisation de quitter le Viêt Nam pour aller poursuivre des études aux États-Unis. Que Pham Xuân Ân lui rende une visite de politesse à son retour est la moindre des choses et ne peut pas soulever de soupçons. Il pourrait en profiter pour tester la situation, même si le Dr Trân Kim Tuyên n’est pas du genre à laisser filtrer ce qu’il pense.

Le « petit docteur » lui propose, tout bonnement, de travailler pour lui avec, pour couverture, puisque Pham Xuân Ân a fait des études de journalisme, un poste à l’agence officielle Vietnam-Presse. La situation ne manque pas de sel : Pham Xuân Ân est ainsi invité à entrer dans la profession de journaliste pour pouvoir espionner, mais pour le compte de Sài Gòn et non pour celui de ses camarades communistes, les premiers à imaginer le stratagème. Si jamais, se dit-il, le bureau du Président donne le feu vert à son recrutement, cela voudra dire qu’il est sain et sauf. Il accepte donc l’offre. Comme la présidence ne trouve rien à redire, il est ainsi promu agent des services secrets du Dinh Doc Lâp, le palais de l’Indépendance, siège de la présidence à Sài Gòn.

Sous haute protection, Pham Xuân Ân parvient à mettre un pied dans la presse. Il était temps car le Dr Thyên connaîtra la disgrâce lorsqu’une tentative de coup d’État fera trembler le régime en 1960. « Il a même été nommé ambassadeur en Égypte mais Jamal Abd al-Nassir a refusé d’accréditer un ancien chef de la police secrète », se souvient Pham Xuân Ân. Mis à l’écart, le « petit docteur » assiste au démantèlement progressif de son réseau. En novembre 1963, une junte présidée par le général Duong Van Minh et appuyée par l’ambassade américaine renverse et fait assassiner Ngô Dinh Diêm et Ngô Dinh Nhu. Le Dr Trân Kim Tuyên se retrouve encore davantage sur la touche et, après le renversement de cette junte par le général Nguyên Khanh, au début de l’année suivante, il échoue pour quelques mois en prison. Pham Xuân Ân a réussi, de justesse, son intégration.

Son séjour à Vietnam-Presse ne dure qu’une année mais elle est fructueuse. Pham Xuân Ân connaissait le directeur de l’agence, Nguyên Thai, l’un des premiers et rares journalistes sud-vietnamiens à avoir séjourné aux États-Unis. Ce dernier lui avait d’ailleurs proposé de devenir le correspondant de Vietnam-Presse aux États-Unis au cas où Pham Xuân Ân y aurait prolongé son séjour après la fin de ses études. Nguyên Thai l’accueille avec d’autant plus de plaisir que son agence abrite plusieurs correspondants à l’étranger qui espionnent pour le compte du Dr Trân Kim Tuyên et dont l’arrogance et la paresse le froissent. Comme il n’est pas question de se mettre à dos le patron des services secrets, il confie à Pham Xuân Ân la supervision, avec carte blanche, de ces employés. Après avoir fait valoir au Dr Trân Kim Tuyên que la fainéantise de ces correspondants ne peut que dévoiler l’espionnage auquel ils sont censés se livrer, Pham Xuân Ân les met au travail.

La situation au Viêt Nam se glissant progressivement à la « une » de l’actualité internationale, l’agence britannique Reuters passe un accord avec Vietnam-Presse pour partager un correspondant vietnamien commun. Pham Xuân Ân est désigné pour occuper ce poste, ce qui n’est probablement pas le fruit du hasard et suscite des jalousies. Le Dr Trân Kim Tuyên accepte qu’il cesse d’émarger auprès des services secrets tout en y maintenant des contacts étroits. Il demeure encore un temps à Vietnam-Presse puis, à partir de 1961, ne travaille plus que pour Reuters, où il reste quatre ans avant d’être « débauché » par l’hebdomadaire américain Time. Il écrit également quelques articles pour le New York Herald Tribune et le Christian Science Monitor.

En l’espace de sept ans et peut-être au-delà de ses espoirs, Pham Xuân Ân a atteint l’objectif assigné par le PC : apprendre le journalisme et être recruté par une influente publication américaine. L’étroitesse de ses relations avec le Dr Trân Kim Tuyên l’a placé, au moins au début, au-dessus de tout soupçon. Entre-temps, après plusieurs tentatives infructueuses, car les rangs communistes avaient été décimés dans le Sud pendant qu’il séjournait en Amérique, il a repris contact avec le mouvement communiste par l’intermédiaire d’un ancien adjoint de Muoi Huong.

« Vos activités clandestines ont-elles affecté votre travail de journaliste ?

— Je n’ai jamais menti ni dans mes dépêches ni dans mes échanges avec d’autres journalistes. Je n’étais pas là pour le faire. Au contraire, mon intérêt était d’écrire et de dire la vérité », m’a-t-il expliqué.

Pour un espion, l’intérêt de cette couverture journalistique dépendait de la crédibilité de ses informations et de ses analyses. Personne, surtout dans les rangs de la CIA et de son pendant sud-vietnamien, le CIO, ne doit pouvoir soupçonner que le travail accompli par Pham Xuân Ân peut être guidé par un souci de désinformation. À Time, il a obtenu le statut de « full staff », celui réservé aux correspondants dépêchés des États-Unis.

À la lecture des reportages de Time, si précis, Robert Shaplen, reporter au New Yorker et ami commun, se demande alors, non sans un brin de jalousie, quelles peuvent être les sources de Pham Xuân Ân. Pour satisfaire cette curiosité et supprimer toute velléité de soupçon, ce dernier l’emmène donc un matin faire la tournée des marchés aux oiseaux et aux animaux qu’il fréquente régulièrement non seulement par goût mais aussi pour nourrir ses chiens et ses oiseaux.

« J’ai expliqué à Robert Shaplen que, s’il n’y a pas de sauterelles au marché, c’est que la région dont elles proviennent a été prise par les Viêt Côngs. Et, si les sauterelles réapparaissent sur le marché, c’est que les gouvernementaux ont repris le secteur. C’était la même chose concernant des oiseaux rares ou le gibier », m’a-t-il raconté des années plus tard. Cela ressemble, en fait, à une petite leçon de journalisme offerte en prime : dans la capitale des rumeurs, mieux valait diversifier ses sources. « Constituer un réseau de sources prend beaucoup de temps. Vous devez être franc et sincère, et vous devez protéger vos sources. Vous devez également les obliger – leur donner des renseignements qu’elles veulent savoir, les inviter à déjeuner et à dîner, leur offrir des présents de Nouvel An. Sài Gòn fonctionne selon ce modèle de cercles sociaux », lui explique Pham Xuân Ân.

Robert Shaplen rapporte en 1972, dans les colonnes du New Yorker, que Pham Xuân Ân a conclu cette tournée en lui disant : « Les bons journalistes sont les informateurs les plus utiles parce qu’ils se retrouvent dans la position d’entendre des choses provenant de sources très différentes. » Robert Shaplen semble avoir été assez convaincu par la démonstration de Pham Xuân Ân pour juger que ce dernier est le journaliste vietnamien « le plus travailleur et le plus respecté ».

La crédibilité de Pham Xuân Ân est telle qu’après la victoire communiste de 1975 et alors que les journalistes étrangers ont été expulsés du Sud, Time lui confie la responsabilité de son bureau à Sài Gòn jusqu’à sa fermeture par les autorités l’année suivante. En 1989, dans un entretien avec Morley Safer, coéditeur du fameux programme Soixante Minutes de la chaîne américaine CBS – entretien censé être privé mais que Safer a publié –, Pham Xuân Ân a ajouté que ses supérieurs communistes ne lui avaient jamais demandé de tronquer ses articles. « Non, a-t-il dit. Ils étaient assez intelligents pour savoir que de telles informations seraient vite repérées. On me rappelait tout le temps que je ne devais rien faire qui serait susceptible d’affecter mon travail de journaliste. » Pham Xuân Ân a d’ailleurs une idée précise du journalisme. « Les bons journalistes, dit-il, de manière toujours sentencieuse, sont ceux qui gardent leurs notes et continuent de les consulter. »

Les bibliothèques de son salon sont pleines et bien rangées. À l’occasion – c’était en février 2005 –, il en retire une copie de « l’ordre de bataille » de l’armée sud-vietnamienne en date du 11 novembre 1974, soit à l’avant-veille de l’offensive communiste qui devait se terminer par la victoire. Les chiffres sont impressionnants : dans les rangs de l’armée sudiste, près d’un million de soldats, plus d’un million de paramilitaires, dont plus de cent mille policiers et près d’un million de miliciens armés, sans parler d’un matériel comprenant des chasseurs-bombardiers et des centaines d’hélicoptères. Pourtant, de la prise de Buôn Ma Thuôt à la capitulation de Sài Gòn, sept semaines seulement s’écouleront. « Nixon en avait fait la cinquième armée du monde », répète Pham Xuân Ân, en feuilletant le document. Mais, lorsqu’il avait, sur le moment, récupéré cet « ordre de bataille » du Sud, il n’en avait pas été dupe. La « cinquième armée du monde » existait davantage sur le papier que dans la tête des gens qui la formaient.

« Une fois tous les deux ou trois mois, en moyenne, j’allais au rapport, dans la région de Cu Chi, mais dans un autre endroit que celui montré aujourd’hui aux touristes », dit-il.

La plupart de ses rendez-vous avaient lieu à Hô Bo, une forêt située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Sài Gòn. Il choisissait de s’absenter de préférence le week-end, ce qui était plus discret.

À une trentaine de kilomètres de Sài Gòn, le district de Cu Chi, en partie couvert par des plantations d’hévéas, abritait un dédale de souterrains utilisés par des éléments de l’état-major avancé communiste. Il reste aujourd’hui une petite partie de ces souterrains, entretenus et aménagés à l’intention des touristes. Pham Xuân Ân se rendait plus à l’écart pour y rencontrer ses supérieurs, les poches vides. Compte tenu du risque d’interception, il transportait rarement lui-même des documents et des courriers agréés s’en chargeaient. Dans le milieu de la presse, une absence de quelques jours ne risquait guère d’être relevée car la plupart des correspondants se rendaient régulièrement au « front », ainsi qu’on le disait, ou en province.

Pham Xuân Ân a survécu dans la clandestinité jusqu’à la victoire parce qu’il s’est entouré d’un maximum de précautions. Il sélectionne lui-même ses courriers et n’hésite jamais à rejeter une candidature quand il ne la trouve pas entièrement sûre. Sur les quarante-cinq membres du réseau chargé de l’appuyer, vingt-sept ont été capturés ou tués. Il s’enferme dans les toilettes de son domicile à Sài Gòn pour déchiffrer les documents qu’il a récoltés. En cas de surprise, il dispose ainsi d’un laps de temps pour les détruire car ses bergers allemands successifs montent la garde devant la porte. Ils les a dressés à gémir discrètement dès qu’ils sentent la moindre anomalie.

Quand il doit rencontrer un autre agent de liaison en ville, ce qu’il évite au maximum de faire, il s’assure lui-même que ni l’un ni l’autre ne sont suivis et emmène son berger allemand. Son épouse le suit à distance pour pouvoir alerter la résistance en cas d’arrestation. Seules sa femme et sa mère sont au courant de ses activités. Personne d’autre, dans son entourage, ne s’en doute. Il ne porte jamais d’arme à feu ; de toute façon, il serait bien incapable de s’en servir pour n’avoir jamais suivi d’entraînement militaire sérieux.

Tant que cela l’a arrangé, il a laissé courir la rumeur selon laquelle il pouvait être un agent de la CIA. Après tout, il a bien connu Edward Lansdale à l’époque où il était affecté au TRIM. Futur général, Edward Lansdale a été un « faiseur de rois » – l’expression de Pham Xuân Ân – et un expert en contre-guérilla qui avait déjà joué un rôle aux Philippines contre la rébellion Huk, menée par des communistes. Plus tard, des Américains en viendront même à demander à Pham Xuân Ân son avis sur la façon dont ils doivent gérer leurs relations avec les Vietnamiens.

Il a lui-même longtemps conservé des réflexes acquis à cette époque. Une vingtaine d’années après la victoire de 1975 et alors que sa véritable identité était depuis longtemps publique, il parlait encore des communistes comme s’il n’en faisait pas partie. « Les communistes pensent », ainsi commençait-il ses phrases, ce qui lui a valu, un jour, une réflexion gentiment ironique d’un ami vietnamien commun, qui lui a rétorqué : « Pourquoi ? Tu n’es pas communiste, toi ? » Une remarque que Pham Xuân Ân n’a pas tenu à relever. « Les communistes me traitaient de My Con, de fils d’Américain », disait-il. Il s’en amusait. Le double langage lui était étranger : il avait tout simplement gardé le pli, l’habitude de parler du Parti à la troisième personne, afin d’éviter des dérapages qui auraient pu, dans d’autres circonstances, lui coûter cher.

Un soir, au moment où il rédige un message à l’encre sympathique, sa fille, alors écolière, vient le voir à l’improviste. Il n’a pas le temps de cacher sa feuille blanche et de paraître faire autre chose. La petite rapporte son étonnement à l’un de ses frères : le père écrit mais rien ne s’inscrit sur le papier. Mis au courant, Pham Xuân Ân s’en tire en expliquant le lendemain à sa fille qu’elle n’a rien vu en raison de l’éclairage : elle se trouvait à contre-jour.

Quand il est recruté par l’agence Reuters en 1961, les services secrets procèdent à un contrôle d’identité nécessaire à l’obtention d’une carte de presse en tant qu’employé d’une publication étrangère. Pensant bien faire, le Dr Trân Kim Tuyên leur dit que Pham Xuân Ân ne travaillait pas pour lui alors que Pham Xuân Ân a écrit le contraire. À la demande de ce dernier, qui veut éviter à tout prix de faire l’objet d’une enquête approfondie, le Dr Trân Kim Tuyên est contraint de se dédire. Une autre affaire lui donne une frayeur beaucoup plus sérieuse quand un courrier entre lui et la résistance se fait pincer et tuer.

Le message de Pham Xuân Ân, dont ce courrier est porteur, signale aux Viêt Côngs qu’un agent vietnamien de la CIA est infiltré dans leurs rangs. Il est remis au Dr Trân Kim Tuyên, lequel en informe Pham Xuân Ân. Le « petit docteur » veut savoir quel membre de ses services a pu informer les communistes de la présence d’un espion dans leurs rangs. « Pensez-vous que nos services soient infiltrés par les Viêt Côngs ? » lui demande le Dr Trân Kim Tuyên. Heureusement pour Pham Xuân Ân, un membre du bureau de Trân Kim Tuyên l’a déjà informé de l’affaire. Il a donc eu le temps de préparer sa répartie. « Non, je ne le pense pas », répond-il calmement. Les Américains, explique-t-il, ont contrôlé tous nos curriculums, il doit donc s’agir d’une histoire de rivalité interne pour prendre la place d’un collègue dont les fonctions sont nettement mieux rémunérées. L’affaire en reste là.

En août 1963, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ses activités clandestines, il est menacé de perdre son emploi. C’est l’époque où les bonzes se révoltent contre les frères Ngô Dinh Diêm et Ngô Dinh Nhu. Certains d’entre eux s’immolent. Washington est de plus en plus tenté de se débarrasser d’un régime carrément impopulaire et répressif et qui perd rapidement le contrôle des campagnes au profit des Viêt Côngs. Ngô Dinh Diêm « est le fourrier du communisme », rapporte alors, dans les colonnes du Monde, un long reportage de Robert Guillain.

Sài Gòn foisonne de rumeurs et de complots. Lew Conein, l’homme des « sales besognes » de la CIA, selon la formule de Stanley Karnow, est revenu depuis un an au Sud-Vietnam. Lew Conein, que j’ai bien connu, était un Franco-Américain à l’apparence d’un bon bougre mais qui avait trempé au Viêt Nam, depuis 1955, dans des coups tordus. Il assure le contact avec des généraux mis à l’écart par Ngô Dinh Diêm et Ngô Dinh Nhu et qui songent à un coup d’État. Mais ces officiers veulent d’abord s’assurer du ralliement de chefs d’unités combattantes et, ce qui va de pair, d’un feu vert américain. Pour la Maison-Blanche, l’une des premières mesures indispensables est le rappel de Frederick Nolting, un ambassadeur usé et trop proche du régime, pour le remplacer par un poids lourd, en l’occurrence Henry Cabot-Lodge. Ce changement ne doit, toutefois être révélé qu’à la toute dernière minute, pour éviter que Ngô Dinh Nhu se lance dans une aventure – ce qu’il tentera effectivement de faire.

Encore employé par l’agence Reuters, Pham Xuân Ân bénéficie d’une indiscrétion lors d’un dîner au restaurant La Cigale, à Sài Gòn, en compagnie d’officiels et de journalistes américains. À l’un de ses collègues qui le taquine sur la présence de sa compagne vietnamienne à ce dîner, le secrétaire de Frederick Nolting répond, un peu énervé : « Fiche-moi la paix, je rentre la semaine prochaine, laisse-moi souffler. » Pham Xuân Ân, qui a été le seul à entendre cet échange, en conclut, à juste titre, que Frederick Nolting s’en va et rédige une dépêche pour l’annoncer.

Les services de renseignements sud-vietnamiens sont furieux. La police secrète veut connaître la source de cette information. Des pressions sont exercées sur l’agence Reuters pour qu’elle licencie Pham Xuân Ân, lequel ne peut plus compter sur le Dr Trân Kim Tuyên, lui-même en disgrâce depuis plus de deux ans. Pour Reuters, le coup est dur : le carnet d’adresses de Pham Xuân Ân, ses connaissances et son tissu de relations parmi les gens haut placés lui sont indispensables, surtout en pleine crise de fin de régime. Les menaces du pouvoir sont assez fortes pour que Reuters accepte une solution bien peu satisfaisante : Pham Xuân Ân ne sera pas licencié – il n’a commis aucune faute, au contraire –, mais envoyé au bureau de l’agence de Singapour Heureusement pour Pham Xuân Ân, sur ces entrefaites, des généraux prennent le pouvoir. Selon l’un de ses collègues américains, il est « sauvé par un coup d’État » dont la figure de proue est le général Duong Van Minh.

Pham Xuân Ân n’est pas le seul bénéficiaire : Hà Nôi garde son meilleur agent de renseignements dans le Sud.