Chapitre 6

Le « roi de la jungle »

À une époque où j’étais encore persona grata à la présidence sud-vietnamienne, Hoang Duc Nha, un cousin du président Nguyên Van Thiêu devenu son conseiller et ministre de l’Information, m’a montré, au Dinh Dôc Lâp, le palais présidentiel, une poignée de télex pirates installés dans une salle attenante à son bureau. Ce qui lui permettait de lire, au départ et sans attendre une publication, la copie brute des dépêches envoyées par les journalistes. La censure, toutefois, était quasi inexistante pour la presse internationale.

La guerre américaine au Viêt Nam a été le dernier grand conflit que les médias ont vécu en première ligne, dans une relative liberté, sans être soumis à de sévères restrictions. De quoi rendre jaloux les journalistes enfermés lors des deux guerres américaines au Proche-Orient, en 1991 et en 2003. Les communications étaient très lentes : la dictée au téléphone ou la perforation d’une bande télex. Ni téléphone satellitaire ni portable. Mais personne ne nous obligeait à endosser l’uniforme.

J’ai été interdit de séjour à deux reprises, en 1973 puis en 1974, parce que mes jugements étaient devenus très sévères à l’égard d’un régime de plus en plus figé, autocratique et dont l’armée avait perdu, pour l’essentiel, le moral. Le degré d’impopularité du président Nguyên Van Thiêu variait selon les opinions. En revanche, sa crédibilité – tenir militairement face aux communistes – me semblait de plus en plus ténue. Les journalistes étaient néanmoins libres de circuler là où ils l’entendaient. On pouvait prendre la route dans n’importe quelle direction, à ses risques et périls. Comme l’a relevé Jean-Claude Guillebaud, davantage de journalistes que de généraux sont morts sur le théâtre de guerre indochinois.

Le devant de la scène médiatique était, bien entendu, occupé par des vedettes américaines. Le journalisme sentait à la fois la compassion et le soufre. La quête de l’aventure, du scoop, de la photographie exclusive, l’exploitation du tremplin professionnel ou la nécessité de survivre jouaient un rôle important. J’ai connu au moins deux photographes qui se sont suicidés après la fin de la tragédie. Ils s’étaient pris au jeu du risque, de l’argent facile, de la possibilité de franchir, dans l’impunité, des pelouses interdites. Si le journalisme est à la fois une vocation et un métier, il tenait davantage de l’aventure, sans qu’ils s’en rendent compte. La chute n’a été que plus brutale. D’aucuns ont gravi rapidement les échelons après avoir fait leur temps au Viêt Nam. D’autres se sont retrouvés au bord du gouffre.

À la frange de la presse internationale évoluait une nuée de Vietnamiens, assistants, interprètes, porte-serviettes, hommes à tout faire. Les uns étaient sérieux et fiables. D’autres n’étaient intéressés que par l’obtention d’un emploi, ce qui se comprend. Une troisième catégorie, celle des manipulateurs-nés, avait parfois plein d’entregent.

Lôc en était l’un des bons exemples. Anglophone et francophone, cet ancien chef de district du régime du Sud servait de free-lance ou d’interprète à des journalistes étrangers. Les uns présentaient cet ancien officier catholique comme un agent double, d’autres affirmaient seulement qu’il avait des contacts avec l’« autre côté », celui des Viêt Côngs.

« Qu’en était-il au juste ?

— Lôc travaillait pour tout le monde », m’a répondu Pham Xuân Ân, deux décennies plus tard.

En novembre 1972, à une époque d’énorme tension entre Henry Kissinger et le président Nguyên Van Thiêu, Lôc m’avait piégé en me « vendant », enregistrements audio à l’appui, la fausse histoire d’une fusillade entre unités viêt côngs et nord-vietnamiennes dans le Sud. Ce faux scoop, à la « une » du Monde, avait fait beaucoup de bruit, mais pendant un court laps de temps. J’avais été bien naïf. « En 1972, m’a récemment dit Pham Xuân Ân en guise d’épilogue, Lôc travaillait pour la CIA. » Sur le moment, il ne me restait plus qu’à présenter mes excuses à mes lecteurs, ce que j’ai fait.

Être recruté par Le Monde comme correspondant de guerre au Viêt Nam équivalait à recevoir, d’emblée, son bâton de maréchal. Après le conflit coréen, la guerre du Viêt Nam, l’américaine, était la deuxième guerre chaude – et la dernière – de la Guerre froide. En 1965, j’ai découvert ce pays quelques mois après le débarquement à Dà Nang, dans le Centre, des premières unités combattantes américaines, en l’occurrence des fusiliers marins. Quand j’y suis retourné pour Le Monde en 1968, plus d’un demi-million de militaires américains se trouvaient dans le Sud. Stationnés en Thaïlande, à Guam, aux Philippines ou à bord de la VIIe flotte américaine, soixante-dix mille GI’s participaient également à l’effort de guerre.

L’Amérique avait même dépêché au Viêt Nam ses conscrits pour y mener une guerre de rouleau compresseur, comme elle l’a toujours fait et le fera plus tard et à deux reprises en Irak. Surtout depuis les combats urbains du Têt en 1968, les opinions publiques s’enflammaient, non seulement aux États-Unis mais dans l’ensemble de l’Occident. Il n’y avait pas d’actualité sans Viêt Nam et on imagine mal, de nos jours, la force des passions ainsi soulevées. C’était l’époque de Mai 68 en France et en Europe. La guerre du Viêt Nam devait forcer un président démocrate américain, Lyndon B. Johnson, à renoncer à briguer un second mandat. Ce qui avait facilité l’élection du républicain Richard Nixon, fin 1968, sur le thème de « la paix dans l’honneur » dont l’un des volets était la « vietnamisation » de la guerre. Le corps de presse à Sài Gòn avait rapidement parlé de « changer la couleur des cadavres ».

Au moment même où j’avais annoncé de graves divergences supposées entre Viêt Côngs et Nord-Vietnamiens, en novembre 1972, une étrange affaire s’était déroulée à mon insu, m’a raconté Pham Xuân Ân. La veille de la publication de cette désinformation, Lôc m’avait proposé, ainsi qu’à d’autres collègues, de rencontrer hors de Sài Gòn un cadre politique viêt công. La condition : un rendez-vous de nuit. J’avais donc envoyé mon article à Paris avant de prendre la route, en fin d’après-midi, en compagnie d’un petit groupe dont Lôc était le guide et dont faisaient partie Nguyên Hung Vuong, Cao Giao, Marcel Giuglaris, grand reporter à France-Soir, Ron Moreau, un Américain vietnamophone que venait de recruter Newsweek, et, si je me trompe pas, Daniel Southerland, du Christian Science Monitor. Pour des raisons de discrétion, le projet était d’arriver à la tombée de la nuit dans un hameau situé en contrebas d’une route nationale.

Notre équipée s’était déroulée sans anicroche. Nous avions passé un long moment à questionner le cadre viêt công, accompagné de deux acolytes, dans une paillote à quelques dizaines de mètres de la route nationale no 7, en direction de la frontière cambodgienne. Ce cadre avait consacré une grande partie de son exposé à nous expliquer le programme politique de « réconciliation » des communistes. Il s’agissait, m’a expliqué Pham Xuân Ân, toujours minutieux, de « la résolution 19 du IIIe Congrès du Parti des travailleurs ». Puis, le cadre s’était éclipsé, tard dans la nuit, pour rejoindre un endroit moins exposé. Au tout petit matin, nous avions regagné Sài Gòn sans problème, nos carnets de notes remplis. Lôc avait bien fait son travail.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

« Un lieutenant du CIO avait reçu l’ordre d’abattre Lôc et devait le faire accompagner de tireurs d’élite à l’occasion de cette excursion. L’objectif était de discréditer la presse américaine en l’accusant de pactiser avec l’ennemi. On aurait mis le méfait sur le dos des Viêt Côngs », m’a dit Pham Xuân Ân vingt ans plus tard.

Circonspect, le jeune officier s’en était confié à Pham Xuân Ân, qui nous connaissait tous. « L’officier, a ajouté Pham Xuân Ân, n’a pas exécuté sa mission en raison de la présence de Nguyên Hung Vuong, de Cao Giao et de vous-même. »

« Le Viêt Công que Lôc vous a fait rencontrer à la campagne était authentique tandis que celui des enregistrements présentés par Lôc et qui avait rapporté un “coup d’État dans la jungle” était un faux Viêt Công. Lôc était en contact avec des vrais et des faux Viêt Côngs. Comme il guidait les journalistes étrangers dans la jungle, nous l’avions surnommé “Ông vua di rung”, le “roi qui se rend dans la forêt”, sans avoir de problèmes avec les services de sécurité des différents camps en présence », m’a dit Pham Xuân Ân vingt ans plus tard. Décidément, il était au courant de tout.

Pour compliquer ce qui l’était déjà assez, la femme franco-vietnamienne de Lôc, a précisé Pham Xuân Ân, était membre de l’Association des femmes dépendant de la section clandestine du FNL à Gia Dinh, faubourg de Sài Gòn. Le FNL ou le Front national de libération du sud du Viêt Nam avait été formé par les communistes en 1960.