Chapitre 10

L’Amérique, nostalgie d’étudiant

« Quel est votre avis ? » me demande-t-il un jour. Début 1997, soit près de vingt-deux ans après la fin de la guerre américaine, nous parlons de tout et de rien quand Pham Xuân Ân me pose la question. Il vient de recevoir une invitation de l’Asian Society. Participer à un colloque réunissant, à New York, les anciens correspondants de guerre américains les plus en vue. Ce type d’invitation devait, inévitablement, se présenter un jour. Voilà des années que des éditeurs américains courent après Pham Xuân Ân. Ils veulent publier ses mémoires, ou son histoire, et se heurtent, chaque fois, à un refus poli. Une invitation à, au moins, se produire au cours d’un séminaire ne peut que suivre.

Pour Pham Xuân Ân, ce serait l’occasion d’embrasser un bon nombre d’amis. Plusieurs prix Pulitzer, crème de la crème de la presse américaine, sont conviés. Pham Xuân Ân serait la vedette de la réunion. C’était inévitable après tant d’années d’absence au cours desquelles les questions n’ont fait que s’accumuler.

Je sais que ma réponse ne compte guère, quelle qu’elle soit. Mais comme il me le demande, je lui donne mon avis.

« Que vous soyez bien ou mal accueilli, que ces retrouvailles se déroulent avec ou sans anicroche – dans les deux cas de figure, vous aurez tort. »

Tel est mon sentiment. J’ai peur que trop de questions ne remontent à la surface s’il s’y rend : ses souvenirs, l’émotion, la publicité autour de sa visite, la nécessité de s’expliquer, le risque d’être acculé à se justifier. Sans parler de la suspicion du PC.

Pham Xuân Ân reste à Sài Gòn. Dans une lettre d’excuses, il n’en donne pas les raisons. Il exprime simplement le besoin de panser les blessures, mentales et physiques, de la guerre et le regret de ne pouvoir rencontrer les journalistes avec lesquels il a si longtemps travaillé. Quelques semaines plus tard, les organisateurs du colloque affirment, de leur côté, que Hà Nôi lui a refusé un visa de sortie. Mais l’a-t-il demandé ?

Ses amis et collègues américains ont été tout aussi surpris que les officiels en apprenant, en 1978, qu’il a été un espion de haut calibre. Mais ils ont pris la nouvelle avec davantage de philosophie. Certains se sont inévitablement demandé si les informations qu’ils avaient pu rapporter à Pham Xuân Ân, au retour d’un reportage sur le terrain ou lors d’un échange amical, avaient pu avoir une influence sur le cours des événements.

Quand le journaliste Morley Safer le revoit en 1989 pour la première fois depuis la fin de la guerre, il l’interroge sur le « mystère » qui plane encore à l’époque – pas moins de quatorze ans après la victoire communiste – sur ses activités. « Quelle est la vérité ? » lui demande-t-il. Pham Xuân Ân éclate de rire. Puis, il répond : « La vérité ? Quelle vérité ? Une vérité est que j’ai été correspondant de Time Magazine pendant dix ans et, auparavant, de l’agence Reuters. L’autre vérité est que j’ai rejoint le mouvement en 1945 et que, d’une façon ou d’une autre, j’en ai fait partie depuis. Deux vérités… deux vérités qui sont vraies. J’ai appris, ajoute-t-il, la loyauté à l’université aux États-Unis. Pour moi, d’une certaine façon, la loyauté est une idée entièrement américaine. »

Aux yeux de Stanley Karnow, prix Pulitzer et auteur d’un ouvrage de référence sur la guerre américaine, Pham Xuân Ân a été « déchiré entre deux loyautés ». « Sa loyauté, en ce qui concerne l’Amérique, était à l’égard de ses collègues ; vis-à-vis du Viêt Nam, sa loyauté concernait sa nation. Il pensait qu’il remplissait son devoir patriotique en étant un agent, mais nous étions ses amis et il avait une grande admiration pour les États-Unis ; je crois qu’il était une personne écartelée », a estimé Stanley Karnow une vingtaine d’années après la victoire communiste.

Ancien chef du bureau saigonnais de Time, Frank McCulloh a eu la réflexion suivante : « Si le schéma avait été inversé, si des centaines de milliers de Vietnamiens avaient occupé mon pays, j’aurais probablement agi de la même manière. À ma connaissance, il n’a jamais faussé ses reportages. » « Il reste un grand ami, que je respecte hautement », a-t-il ajouté. Morley Safer a estimé, en écho, que Pham Xuân Ân « a fait de son mieux pour agir selon sa conscience ».

Pham Xuân Ân, se rappelle Stanley Karnow, fredonnait la fameuse chanson de Josephine Baker, « J’ai deux amours, mon pays et Paris ». C’était une façon de répondre que ses deux amours, – le Viêt Nam et l’Amérique – n’étaient pas irréconciliables. Mais en était-il pour autant « déchiré » ? Il lui arrive d’avouer une « nostalgie » de son séjour aux États-Unis. Il est toujours heureux de recevoir des nouvelles de ses amis américains lorsqu’un visiteur de passage lui en donne. Certains amis, parmi lesquels des Américains, lui manquent. Mais je doute fort que Pham Xuân Ân soit écartelé entre son pays et cette société au sein de laquelle il n’a vécu que deux années.

Les meilleurs souvenirs de son séjour outre-Pacifique lui ont peut-être donné l’impression que la vie a perdu, par la suite, un peu de son goût, de son charme, de sa « part de rêve », ainsi que le disait Nguyên Hung Vuong. Sans doute s’est-il demandé, à certains moments, quelle aurait été sa vie en Amérique s’il s’y était rendu dans d’autres circonstances et y était resté. Mais, chaque fois, il a dû remettre assez vite les pieds sur terre : il a toujours su qu’il s’était rendu aux États-Unis en mission du Parti, dont il était membre depuis quatre ans. Cette mission est déjà un défi : se rendre au centre du pouvoir pour en comprendre les mécanismes et mieux le neutraliser. Un défi qu’il a mené à son terme jusqu’à la victoire. Pham Xuân Ân sait donc que, le moment venu, il doit regagner son pays. Le PC, a-t-il dit un jour, ne l’aurait pas autorisé à épouser une Américaine. Ses liens d’amitié avec des Américains ne pouvaient pas le détourner de sa tâche.

Ainsi va son destin. Les choix qu’il a fait dans sa jeunesse le ramènent, à chaque pas, à la réalité. Pendant la guerre, quand il est amer, il ne s’en cache qu’à moitié en reprenant le vieux refrain du « Tout va très bien, madame la marquise…». Il ne reste, alors, qu’à changer de sujet de conversation. Quand Morley Safer dit que « Pham Xuân Ân a fait de son mieux pour agir selon sa conscience », il relève le point le plus sensible. La « conscience » est aussi celle d’un héritage, un sens profond de l’histoire de son pays qu’on a toujours tendance, en la ramenant au présent, à simplifier.

Ce qui unit les Vietnamiens, culturellement, est beaucoup plus fort que leurs divisions. Mais leur diversité est également l’une de leurs richesses. Chaque région a son tempérament, ses coutumes, ses expressions culturelles. Pham Xuân Ân est bien placé pour le savoir. Lui-même est originaire du Centre et son épouse du Nord, d’où elle est arrivée en 1955. Il n’a pratiquement vécu que dans le Sud, le Midi du Viêt Nam, terre de colonisation plus récente et confluent d’influences variées. Son tempérament est saigonnais.

Avant le début de la Deuxième Guerre mondiale – et l’occupation militaire japonaise de l’Indochine française –, de nombreux courants ont représenté le nationalisme moderne : communistes, trotskistes, pro-japonais, pro-chinois, nationalistes modérés, nationalistes intransigeants. Ces divisions se sont parfois réglées de façon sanglante et ont laissé des traces. Mais quand la génération de Pham Xuân Ân s’est éveillée à la politique, les derniers comptes entre ces mouvements se réglaient au bénéfice du Viêt Minh, une Ligue tenue par les communistes et qui avait éliminé ses concurrents. Hô Chí Minh a été, en 1945, le père de l’indépendance. Que Pham Nguyên Ân se soit mis, adolescent, au service du Viêt Minh n’a pas entamé, chez lui, la conscience de la diversité des Vietnamiens. Même aujourd’hui, ces derniers sont encore en mouvement, un mouvement à sens unique vers le Sud et, pour l’essentiel, à l’intérieur de leurs frontières.

« Le spectacle m’a écœuré », m’a-t-il raconté un jour. La scène s’était passée en 1945. Après avoir interné les Français, les militaires japonais les avaient humiliés et torturés devant les Vietnamiens. Il avait vu des civils français attachés en plein soleil et auxquels les Japonais refusaient de quoi boire.

Pham Xuân Ân ne porte sûrement pas les coloniaux français dans son cœur. Il veut contribuer à mettre fin à l’autorité française sur son pays. Mais, à l’image de beaucoup de ses compatriotes, il est sensible à la cause du plus faible. Il n’a pas oublié la scène. J’ai l’impression qu’il incarne ce que les Vietnamiens ont de plus généreux. Curieux, il est naturellement cosmopolite. Il respecte l’étranger pour peu que ce dernier garde conscience de son statut d’invité. L’étranger bénéficie même, à ses yeux, d’un préjugé favorable. Trait également vietnamien, Pham Nguyên Ân prend volontiers l’inconnu par la main, ce qui ne l’empêche pas pour autant de le décrypter. Il peut faire preuve d’une grande tolérance à l’égard de ce qu’il considère comme de l’ignorance ou de l’incompréhension. La contrepartie : il est d’autant plus déçu quand le nouveau venu ne se montre pas à la hauteur de son attente.

Chargé d’analyser et de comprendre comment fonctionne le pouvoir américain, Pham Xuân Ân en saisit ce qui en fait la force. Il a été envoyé aux États-Unis pour apprendre, non pour prendre en grippe les Américains. À l’école, dit-il, il a étudié la littérature et l’histoire françaises, ainsi que des concepts nouveaux, « la patrie, l’État, la nation ». Aux États-Unis, il découvre « l’esprit pratique » des Américains, une société légaliste, au sein de laquelle l’enseignement et le travail développent l’esprit d’initiative et la discipline. Il mesure les forces et les faiblesses du système. Il s’y est fait des amis et s’en fera beaucoup d’autres, à son retour au Viêt Nam. La qualité de ses écrits suscite leur respect.

En septembre 1969, lorsque Hô Chí Minh meurt, la nécrologie de l’homme d’État qu’il rédige pour Time fait l’unanimité. Son regard sur les autres et son humanisme restent ceux d’un Vietnamien. Il n’y a pas, chez lui, dualité de caractère ou de comportement. À Sài Gòn, pendant la guerre, ses collègues anglo-américains le qualifiaient de « loup solitaire » parce qu’il travaillait de son côté, par souci de préserver à la fois ses sources et son travail d’espion et d’analyste pour Hà Nôi. « Dans une bande de loups, a-t-il répondu plus tard, il y a souvent un meneur intrépide. Mais, avec l’âge, il ne parvient plus à suivre la bande et doit se séparer d’elle pour survivre en chassant. »

Une boutade ? Certains de ses amis américains le trouvent énigmatique. Il est pourtant explicite quand il leur dit aujourd’hui qu’il a « compartimenté » sa vie car « le journaliste est en quête de la moindre nouvelle pour la publier alors que l’espion se prête au même exercice mais pour cacher ce qu’il a découvert ». Il a été contraint non seulement de cloisonner sa vie mais aussi de s’assurer constamment de l’étanchéité entre les compartiments.

Peu à peu, il a pris la véritable mesure de l’adversaire, le formidable complexe militaro-industriel américain qu’il avait désormais pénétré, en raison de la multiplicité de ses contacts avec ses opérateurs au Viêt Nam. Il a jaugé les forces et les faiblesses des services de renseignements américains. « Les Américains, résume-t-il, sont maîtres dans la collecte des renseignements, mais ils ne savent pas quoi en faire. » Il leur était très difficile de pénétrer les rangs du PC vietnamien, en raison de critères très stricts de recrutement. Pham Xuân Ân était, en revanche, la meilleure illustration du contraire : des milliers d’espions viêt côngs, de qualité ou d’intérêt inégaux, s’étaient infiltrés dans l’administration sudiste, jusqu’aux plus hauts échelons de l’État. Ainsi les communistes compensaient-ils certaines faiblesses face à cette machine à gouverner la planète qu’étaient devenus les États-Unis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

La guerre du Viêt Nam s’est terminée, pour les Américains, sur l’image d’un ambassadeur, la bannière étoilée repliée sous le bras, à la fois épuisé, malade et hagard que l’on avait transporté, du toit de la chancellerie américaine à Sài Gòn, à bord d’un hélicoptère, jusqu’à l’un des bâtiments de la flotte américaine, qui croisait au large du Sud-Vietnam. On aurait pu difficilement imaginer conclusion si humiliante. Mais, si les États-Unis en ont été durablement secoués, leur suprématie n’a pas été remise en cause. Pham Xuân Ân a toujours été lucide à ce propos. Il manifeste un recul étonnant dans l’examen des ressorts de la puissance américaine. Mieux que d’autres, même aujourd’hui, il en saisit la manière de fonctionner et la portée des échecs ou des succès.

« On a dit que, si John F. Kennedy n’avait pas été assassiné en 1963, il ne se serait pas engagé au Viêt Nam. J’en doute. Tout chef d’État américain doit composer avec les groupes d’intérêt qui l’ont porté à la présidence. Regardez, ils ont même assassiné son frère », me dit-il. Rapports de forces à ses yeux, l’Histoire s’inscrit davantage dans la continuité que dans le changement. Il estime que l’intervention américaine au Viêt Nam demeure, de nos jours, un précédent influent.

« En 1955, après les Accords de Genève, les Américains ont choisi de soutenir au Sud-Vietnam un autocrate sans base populaire. Ils ont été obligés de s’en débarrasser. Le souvenir de cet échec en tête, l’équipe de Richard Nixon a imposé au général Nguyên Van Thiêu, dans le cadre de son plan de “vietnamisation”, une élection présidentielle au suffrage universel en 1971. Les Américains voulaient que Nguyên Van Thiêu l’emporte. Mais Nguyên Van Thiêu n’a pas joué le jeu. L’organisation de la tricherie a été assez connue, avant le scrutin, pour qu’aucun candidat ne se présente contre lui. La tentative sud-vietnamienne de couper la piste Hô Chí Minh dans le sud du Laos, en 1972, avait pour objectif de redonner confiance à l’armée sudiste. Elle a échoué en dépit de l’appui logistique et aérien américain. Enfin, Nguyên Van Thiêu a dit “non” à l’Accord de Paris en janvier 1973. La “vietnamisation”, qui reposait sur la démocratisation, s’est effondrée », dit-il, dans un clin d’œil aux difficultés rencontrées par Washington en Irak.

Il y a peu de temps, alors que nous bavardions dans son salon, il a sorti d’une vieille enveloppe – dans laquelle il a regroupé ses papiers – des cartes d’identité, de vieilles photos, dont une de lui à l’âge de six mois, et une carte postale. « Je l’ai reçue la veille de mon départ des États-Unis. C’était une amie américaine très chère qui m’écrivait pour me dire adieu. Cette carte m’est apparue comme un signe. » Nostalgie ? « Oui, bien sûr », a-t-il répondu sans hésiter. La carte était une photo du pénitencier d’Alcatraz, juché sur un îlot au large de San Francisco. « J’ai réfléchi vingt-quatre heures, poursuit-il. Mais il fallait que je parte. »