Chapitre 7

De l’espion au stratège

Les deux premières décorations de Pham Xuân Ân lui sont attribuées dans la foulée de la bataille d’Âp Bac qui se déroule en janvier 1963 et que les historiens considèrent comme un tournant de la guerre américaine.

À cette date, la tactique américaine des « hameaux stratégiques », ou « guerre spéciale », bat déjà fortement de l’aile. Sous la présidence de John F. Kennedy, les États-Unis ont introduit l’héliportage américain des troupes vietnamiennes, une innovation qui a considérablement gêné les Viêt Côngs « pendant plusieurs mois », dit Pham Xuân Ân. Puis la guérilla a fini par s’y adapter.

Situé à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Sài Gòn, Âp Bac est un hameau du delta du Mékong à proximité duquel les services de renseignements américains repèrent, fin décembre 1962, une concentration de trois compagnies viêt côngs. Aux yeux des Américains, dont le lieutenant-colonel John-Paul Vann, alors conseiller de la septième division sud-vietnamienne, l’occasion se présente donc de leur infliger une sévère défaite.

L’opération contre les trois compagnies viêt côngs tourne à la catastrophe. L’héliportage de fantassins sud-vietnamiens est un désastre, avec cinq appareils américains abattus. Les blindés sud-vietnamiens en appui sont déployés avec retard et maladresse. Le chef de province ordonne à ses hommes d’arrêter les combats et des parachutistes, lâchés à la nuit tombante au mauvais endroit, engagent les hostilités non avec des Viêt Côngs mais avec d’autres unités de leur propre camp. Les Viêt Côngs profitent de l’obscurité pour filer, laissant seulement trois corps derrière eux alors que les pertes gouvernementales s’élèvent à soixante et un morts et une centaine de blessés. Trois membres américains des équipages d’hélicoptères ont également été tués.

Cette bataille et son issue sont le révélateur des nombreuses faiblesses non seulement du commandement sud-vietnamien mais aussi du régime. La plupart des officiers sud-vietnamiens en charge, du commandement de région militaire au chef de province, sont des politiques : le président Ngô Dinh Diêm est beaucoup plus préoccupé par les risques de coup d’État ou de révolte militaire que par la lutte contre l’insurrection communiste, surtout dans le delta du Mékong, si proche de Sài Gòn. L’opération d’Âp Bac met à nu l’incompétence et l’indécision d’officiers sud-vietnamiens. John-Paul Vann dénonce sur-le-champ le « comportement lamentable, comme toujours », du commandement sud-vietnamien. Quelques mois plus tard, en donnant sa démission, il accuse publiquement le président Ngô Dinh Diêm « de vouloir maintenir la guerre dans l’indécision afin de continuer à recevoir l’aide américaine ».

Le déroulé de la bataille donne aussi l’impression que les Viêt Côngs se sont adaptés au cafouillis d’en face. Stanley Karnow rapporte que les insurgés ont été « instruits de l’imminence de l’opération » adverse et qu’ils se sont, du coup, redéployés le long d’un canal « bordé d’arbres et de broussailles » qui, tout en assurant leur couverture, leur a permis de tirer sur les hélicoptères de transport américains. Il n’y a eu aucun effet de surprise.

À l’époque, Pham Xuân Ân couvre cette bataille pour le compte de Reuters. Il se rend même sur place en hélicoptère après les combats pour se faire une idée plus précise du bilan. Quand on lui a demandé, en 2002, pourquoi il avait été décoré pour sa « contribution à la victoire d’Âp Bac », il a dit l’ignorer. « Je ne sais pas, a-t-il répondu. Je l’ai appris seulement lorsque quelqu’un m’a annoncé que j’avais été décoré. Et on ne m’a jamais demandé de rédiger un compte rendu de ma participation. Tout cela a été arrangé par les dirigeants et je ne l’ai appris que par la suite. »

Il devait ajouter : « Je suis un agent de renseignements stratégiques. J’analyse la doctrine militaire de l’ennemi, je fournis des documents concernant leurs stratégies, leurs tactiques, leurs scénarios et l’information liés à la guerre spéciale. Je livrais à nos dirigeants ce dont ils avaient besoin de façon urgente. Un point c’est tout. » Ce qui semble déjà beaucoup.

Pham Xuân Ân m’a raconté qu’il avait fait parvenir à Hà Nôi le programme confidentiel de la « guerre spéciale » américaine dès la sortie de sa première édition, datée du 15 novembre 1961. Le volume confidentiel figure encore dans sa bibliothèque. Cinq autres éditions « révisées » ont été publiées de 1961 à 1963. « Je les ai toutes obtenues », dit-il, ce qui veut dire qu’il les a aussitôt transmises à Hà Nôi. Les communistes connaissaient donc exactement la tactique américaine dans le Sud.

Ce programme est officiellement abandonné lors du renversement du président Ngô Dinh Diêm par une junte militaire en novembre 1963. Mais le fiasco d’Âp Bac, plusieurs mois auparavant, a déjà révélé les déboires subis dans son application. Dans un article publié par le New Yorker en mai 2005, Thomas A. Bass affirme qu’à cette occasion, Pham Xuân Ân « a défini la stratégie », ce qui expliquerait pourquoi lui-même et le commandant viêt công sur le terrain ont été les seuls à obtenir la plus haute distinction de l’Armée populaire. Le rôle de Pham Xuân Ân n’est-il, déjà à cette date, que celui d’un « espion stratégique » ?

Quoi qu’il en soit, comme Pham Xuân Ân n’a pas manqué de le signaler dans ses rapports à Hà Nôi, le fiasco d’Âp Bac a porté un coup presque mortel à la « guerre spéciale » américaine. Quand Ngô Dinh Diêm et Ngô Dinh Nhu sont éliminés en novembre 1963 par une junte, avec le feu vert de Washington, une partie est déjà jouée. Pham Xuân Ân en informe Hà Nôi.

« Quand le régime Ngô Dinh Diêm est renversé, la stratégie de la guerre spéciale est totalement défaite, dit-il. En 1964, poursuit-il, l’administration de Sài Gòn est ébranlée. L’ennemi perd un bataillon chaque semaine et un district chaque mois. » À cette époque, des conseillers américains demandent au Pentagone de négocier avec le Front de libération national du Sud-Vietnam afin de rapatrier les vingt-trois mille conseillers américains et d’éviter d’envoyer davantage de troupes.

Mais, après l’assassinat de John F. Kennedy, Washington ne se résout pas à une négociation. Pham Xuân Ân avertit alors Hà Nôi que le gouvernement américain s’est lancé, dans le cadre d’une guerre dite « limitée », sur la pente d’un engagement plus grand qui se traduira, en mars 1965, par le débarquement de premières troupes régulières américaines. La deuxième décoration attribuée à Pham Xuân Ân, a rapporté son supérieur de l’époque, « est pour avoir jugé, en 1964, que les États-Unis enverraient des troupes au Sud-Vietnam ». Les avis de Pham Xuân Ân prennent donc de plus en plus de poids à Hà Nôi. Il est devenu beaucoup plus qu’un exceptionnel collecteur d’informations secrètes. Sa vision du conflit retient l’attention. Encore une fois, il a vu juste : le corps expéditionnaire américain gonflera très vite, à partir de 1965, pour atteindre le demi-million d’hommes trois années plus tard.

Le public américain s’était habitué aux reportages sur des assauts sanglants de collines, les combats dans des forêts, des marécages, des rizières. Des paillotes qui partent en flammes, des cortèges de réfugiés vietnamiens miséreux sur des routes de campagne, de jeunes recrues américaines tuées dans une Asie tropicale qu’ils ne connaissent pas, les rondes d’hélicoptères, les effets du napalm et de l’agent orange, les cercueils enveloppés dans la bannière étoilée, les énormes trous laissés par les bombes de B-52 vidées en chapelet – tel était jusqu’alors le visage de la guerre du Viêt Nam dans les foyers d’outre-Pacifique. Une guerre qui créait un profond malaise de plus en plus sensible, coûteuse en vies humaines et en deniers, dont l’Amérique comprenait de moins en moins l’enjeu au-delà des antiennes sur la « défense du monde libre ».

Début 1968, cette guerre change brutalement de visage.

À l’abri des pétards du Nouvel An vietnamien, cette année-là, les Viêt Côngs attaquent, de manière très coordonnée, une centaine d’agglomérations du Sud. À Sài Gòn, où ils ont engagé quatre mille hommes, ils parviennent même à s’infiltrer dans la forteresse de béton formée, au cœur de la ville, par l’ambassade des États-Unis. Toutes les villes, y compris l’ancienne capitale impériale de Huê, sont pénétrées. La fureur est égale dans les deux camps.

Sur les petits écrans de l’Amérique, comme de partout ailleurs dans le monde, défile alors une guerre urbaine qui surprend le public. Des combats de rues, le pilonnage par les aviations américaine et sud-vietnamienne de quartiers, de marchés, de petites villes. L’assaut contre la chancellerie américaine. Les combats sont brutaux et des exactions sont commises par les deux camps. Le chef de la police du Sud, le général Nguyên Ngoc Loan, exécute d’un coup de revolver un prisonnier devant les caméras, en plein centre de Sài Gòn. Depuis trois ans, des centaines de milliers de GI’s ont été envoyés dans ce petit pays lointain pour conquérir des pitons, nettoyer des forêts, contrôler des campagnes. Pour en arriver là ? Le choc est rude, très rude. Même si les Viêt Côngs échouent rapidement dans plusieurs villes ou se heurtent ailleurs, une fois l’effet de surprise passé, à des murs de feu, le mal est fait.

« Il a fallu détruire la ville pour la sauver », résume un officier américain à Bên Tre, chef-lieu de province dans le delta du Mékong. Plus de trois semaines seront nécessaires pour déloger les Viêt Côngs de la citadelle de Huê, elle aussi en ruines et, au passage, pillée. L’opinion américaine décroche. Le général Trân Dô, l’un des chefs communistes sur le terrain, en dressera plus tard le bilan suivant : « En toute honnêteté, nous n’avons pas atteint notre principal objectif, qui était de susciter des soulèvements dans tout le Sud. Toutefois, nous avons infligé de lourdes pertes aux Américains et à leurs fantoches, et ce fut un grand succès pour nous. Quant à avoir un impact aux États-Unis, telle n’était pas notre intention – mais ce fut un résultat heureux. » Le président Lyndon B. Johnson renonce, dans la foulée, à sa candidature à l’élection présidentielle de novembre 1968 et engage, à Paris en mai, des négociations avec Hà Nôi.

Pham Xuân Ân est prévenu, dit-il, de cette attaque généralisée contre les villes « trois mois » avant sa tenue. Y est-il favorable ? Sa réponse, telle qu’elle a été rapportée par ses biographes officiels : « J’ai été informé du plan d’offensive générale trois mois auparavant et l’on m’a demandé d’étudier la situation, de fournir des informations, d’analyser les facteurs concernés sur les fronts militaire, politique, social et économique, ainsi que les développements à propos des forces de l’ennemi et de leurs capacités de défense. Nos dirigeants avaient l’intention de libérer le Sud avec cette offensive générale. Des attaques surprises peuvent déboucher sur des victoires retentissantes. Mais nous n’aurions pas pu libérer le Sud à l’époque parce que nos forces n’étaient pas assez solides alors que l’ennemi demeurait très puissant. »

Le général Trân Dô a peut-être cru à un « soulèvement » dans le Sud, donc aux vertus d’une « insurrection générale ». Pham Xuân Ân privilégie, dans son analyse, le rapport de forces. Le dispositif américain, en 1968, est au faîte de sa puissance et la machine rodée. Le rapport de forces demeure donc défavorable aux communistes, ce qui explique ses réticences. En outre, il connaît bien la situation sur le terrain : les populations du Sud sont, pour le moins, divisées et compter sur un soulèvement urbain semble hors de question.

Quel que soit son sentiment, Hà Nôi a besoin de ses services. Où frapper ? Cela dépend des renseignements obtenus sur le dispositif de l’adversaire. Compte tenu de la puissance de feu américaine, Pham Xuân Ân est favorable à l’effet de surprise. L’attaque aura lieu le jour de l’An vietnamien, sous le couvert des pétards que les enfants font éclater un peu partout et au moment où beaucoup de militaires sudistes, munis d’autorisation ou non, ont rejoint leurs familles. Pham Xuân Ân doit également effectuer, au préalable, le repérage dans la capitale du Sud : montrer à Tu Cang, un chef de réseau de renseignements communiste et l’un des hommes en charge de préparer l’offensive, les bâtiments officiels et la chancellerie américaine, lui expliquer les dispositifs de sécurité, les moyens de transport des troupes du Sud, les différences entre leurs uniformes, lui parler de la mentalité des Saigonnais.

Il promène Tu Cang, qui ne sait pas, au départ, comment ouvrir la porte d’une voiture, à bord de sa petite Renault 4 CV ; il l’emmène en vedette sur la rivière de Sài Gòn – en réalité, un large fleuve sur les berges duquel se trouvent des dépôts d’essence, les ports civil et militaire ainsi que des postes de commandement. Les deux hommes notent les endroits où des Viêt Côngs pourront le plus facilement s’infiltrer. Pham Xuân Ân explique que les fonds de l’État du Sud ne se trouvent pas à la Trésorerie mais au siège de la Banque centrale, où l’or est conservé, et au Palais de justice, où sont stockées les saisies financières des « affaires en cours ». Il recommande qu’on s’arme de chalumeaux.

Les Américains, dont le corps expéditionnaire est appuyé par des dizaines de milliers de soldats australiens, sud-coréens et même thaïlandais, sont au courant que quelque chose d’important se prépare mais ils ne savent pas trop quoi et en ignorent la date. La CIA ne s’attend sûrement pas à des attaques d’une telle ampleur, rapporte Pham Xuân Ân. Dans les jours qui précèdent le Têt, les Nord-Vietnamiens amassent des troupes autour de Khê Sanh, un camp retranché américain qui se trouve juste au sud du dix-septième parallèle et non loin de la frontière avec le Bas-Laos. Ce camp sert, en quelque sorte, de verrou à proximité de la piste Hô Chí Minh, dédale de voies carrossables aménagées sur les contreforts de la cordillère indochinoise, et par lesquelles descendent, le plus souvent par le Bas-Laos et le nord-est du Cambodge, hommes et matériels à destination du Sud-Vietnam.

Khê Sanh est bombardé dès la veille du Nouvel An alors que d’autres attaques des Viêt Côngs ont lieu à Huê et, plus bas sur la côte, à Nha Trang. L’un des contacts dont dispose Pham Xuân Ân à l’état-major américain, à Sài Gòn, lui affirme que l’objectif des communistes est d’enlever Khê Sanh – un « deuxième Diên Biên Phu », dit-il. Feu le général Westmoreland, qui commande les troupes américaines de 1965 à 1968 au Viêt Nam, en restera longtemps convaincu avant d’admettre, plus tard, que les renseignements dont il disposait étaient loin d’être satisfaisants. Il est persuadé, selon Pham Xuân Ân, que l’insurrection va concentrer ses forces dans les deux provinces septentrionales, où se trouve la base américaine de Khê Sanh, et envoie donc en renfort dans le Centre, à Dà Nang, une brigade de fusiliers marins américains.

Le jour du Têt, Pham Xuân Ân sillonne Sài Gòn, où il a reçu de ses supérieurs l’ordre de rester, en compagnie du colonel Nguyên Be, chef du programme sudiste de pacification rurale, d’un lieutenant-colonel américain et de son compère Nguyên Hung Vuong. Dans les quartiers infiltrés par les Viêt Côngs, les gens fuient les combats. Restaurants et magasins sont fermés. Mais dans d’autres endroits, les Saigonnais attendent que l’orage passe pour accomplir leur devoir : aller présenter, selon la coutume, leurs vœux de Nouvel An à leurs parents, alliés et amis. La vie reprend ses droits alors que les cendres sont encore chaudes et que chaque camp compte ses morts.

Trois mois plus tard, Tu Cang reprend contact avec Pham Xuân Ân. Un lieutenant-colonel communiste, Tam Ha, a déserté. Ce commissaire politique de haut rang est impliqué dans les préparatifs de la deuxième phase de l’offensive. Tu Cang a reçu, de Hà Nôi, l’ordre de tenter de découvrir ce que Tam Ha, alias Trân Van Dac, a pu révéler à l’ennemi.

« Pham Xuân Ân, a-t-il raconté, m’a conduit en voiture à Gia Dinh. Quinze minutes plus tard, il avait réussi à emprunter tous les documents concernant les révélations de Tam Ha. Il les a photocopiés et, comme promis, les a rendus. La personne qui lui avait remis ces documents n’était pas un révolutionnaire mais elle respectait Hai Trung (le nom de guerre de Pham Xuân Ân).

La lecture de la déposition de Tam Ha, a poursuivi Tu Cang, m’a mis très en colère contre ce traître. Il avait tout révélé : notre plan de campagne, nos tactiques, nos armes, la dissimulation de nos hommes, de notre artillerie, de nos munitions et même l’emplacement de notre QG régional. Face à cette situation, nos dirigeants ont changé tout le plan de campagne et lancé la deuxième phase de l’offensive moyennant un minimum de pertes. Le résultat de cette offensive devait contraindre l’ennemi à la désescalade de la guerre et à se rendre à la table de négociation. »

La deuxième phase de l’offensive générale de 1968, à laquelle fait allusion Tu Cang, a eu lieu en mai, avec notamment une pluie de roquettes sur Sài Gòn. Pham Xuân Ân aurait demandé qu’on mette fin à ces tirs très impopulaires, ce qui a été fait. Une troisième et dernière phase, beaucoup moins intense et sans grand effet, aura lieu en septembre.

Auparavant, dans la foulée des attaques proprement dites du Têt, Tu Cang a envoyé à Hà Nôi un rapport estimant que « la situation est plutôt défavorable ». Ce n’est pas l’opinion de Pham Xuân Ân. Il en discute avec Tu Cang ; il lui demande de l’accompagner lors de rendez-vous avec des officiers de l’armée sud-vietnamienne et des conseillers américains. Ce qui, au passage, dénote un incroyable culot de la part de Pham Xuân Ân : emmener chez les Américains un homme du « maquis » pour le faire briefer. Mais peut-être en faut-il autant pour convaincre Tu Cang que l’offensive a été un succès psychologique et politique. Tu Cang fait savoir à Hà Nôi qu’il a « changé d’avis ». Son deuxième rapport, beaucoup plus réaliste, indique que « l’offensive n’avait pas donné de résultats militaires satisfaisants mais que, sur les plans politique et psychologique, son impact négatif sur l’ennemi serait fort ».

L’un des derniers exploits du stratège que Pham Xuân Ân est devenu a lieu quelques mois avant la victoire. À Hà Nôi, le vainqueur de Diên Biên Phu, le général Vo Nguyên Giáp, est aux commandes. Ses adversaires au sein du Bureau politique du PC – il y en a plusieurs – ont encore besoin de ses services. Le général aguerri conserve une autorité indiscutée en matière opérationnelle. Fin 1974, soit au début de la saison sèche qui s’étale de novembre à mai dans le sud du Viêt Nam, Vo Nguyên Giáp lance une nouvelle campagne dont l’objectif est, comme les précédentes, d’user le système de défense du régime de Sài Gòn en partie privé de son appui américain. Depuis l’accord signé à Paris le 28 janvier 1973, les Américains ne participent plus directement aux combats. Même les bombardements américains du Laos et du Cambodge ont été suspendus cette année-là, sur intervention du Congrès.

« Dans l’élaboration de leurs offensives, les communistes envisageaient toujours un éventail de résultats, du meilleur au pire », m’a expliqué Pham Xuân Ân.

Leur tactique est donc souple et leurs premières attaques considérées comme des tests de l’adversaire. Entre le 12 décembre 1974 et le 6 janvier 1975, les Viêt Côngs prennent le contrôle de fait d’une province proche de Sài Gòn, celle de Phuóc Long. Elle est classée « libérée » par les autorités communistes.

Avant de poursuivre son offensive, Vo Nguyên Giáp se pose alors une question cruciale : comment vont réagir les Américains ? Ils sont encore très présents dans le Sud, avec leurs aides financière et militaire. Ressemblant à un bunker, leur imposante ambassade plantée au cœur de Sài Gòn – à côté de la française, beaucoup plus modeste et au charme colonial – est le symbole de leur influence, avec ses milliers de conseillers dispersés à travers le Sud et ses services tentaculaires.

Si les choses tournent mal pour ses protégés saigonnais, le gouvernement américain sera-t-il en mesure de renvoyer des troupes au Viêt Nam ou de reprendre ne serait-ce que les bombardements aériens ? Si oui, mieux vaudra jouer la prudence. Si non, le Bureau politique donnera le feu vert au général Vo Nguyên Giáp pour poursuivre ses attaques et lancer une offensive généralisée. En bref, peut-on continuer sur la lancée, bousculer les forces de Sài Gòn, les empêcher de réagir, les étouffer, provoquer une panique, tenter le tout pour le tout ? Ou mieux vaut-il agir avec davantage de prudence, se contenter de pousser ses pions afin de renforcer les conditions de la victoire et, donc, préparer le terrain d’une ou deux « campagnes hiver-printemps » supplémentaires ?

La réponse à cette question dépend d’un bon nombre d’avis. Mais l’opinion qui prime est celle d’un homme que les dirigeants militaires et politiques de Hà Nôi ne connaissent pas. C’est celle de Pham Xuân Ân. La question que lui pose Hà Nôi, fin 1974, est simple : si le « gouvernement fantoche » – le régime de Sài Gòn – menace de s’effondrer, les États-Unis interviendront-ils militairement et dans quelle proportion ? Cette fois, on lui demande d’effectuer une « recherche profonde » et de prendre son temps.

Pham Xuân Ân parvient à se procurer un rapport secret du Comité d’études stratégiques de Sài Gòn, adressé au chef du régime sudiste, le président Nguyên Van Thiêu. Ce rapport est fascinant. Il décrit l’état de dégradation de l’armée sud-vietnamienne et affirme que le gouvernement américain n’est plus en situation, quelles que soient les circonstances, d’intervenir pour sauver le régime de Sài Gòn en raison de l’impopularité de la guerre aux États-Unis. Le document estime que les troupes américaines ne reviendront pas, que la VIIe flotte américaine ne sera pas redéployée, de manière offensive, le long des côtes du Viêt Nam et que les B-52 ne seront pas utilisés. Il ajoute même que la réduction de l’aide militaire américaine va se poursuivre.

Encore plus étonnant, l’auteur du rapport, le général Nguyên Xuân Triên, président du Comité d’études stratégiques de l’armée de Sài Gòn, écrit au président Nguyên Van Thiêu que le point le plus vulnérable du dispositif de défense du Sud est la région de Buôn Ma Thuôt, sur les Hauts-Plateaux. Si ce secteur est pris par les Nord-Vietnamiens, l’ensemble du système de défense du Sud s’effondrera et il faudra envisager un repli pour défendre seulement la région de Sài Gòn et le delta du Mékong. Or, le général Vo Nguyên Giáp a justement prévu, en cas d’offensive généralisée, de poursuivre l’attaque de Phuóc Long dans le secteur de Buôn Ma Thuôt.

Pham Xuân Ân fait parvenir à Hà Nôi sa réponse, accompagnée du rapport du général Nguyên Xuân Triên, dans « un court laps de temps », selon le chef du réseau viêt công en charge de lui procurer un appui. Elle est sans ambiguïté : dans sa lettre de présentation, Pham Xuân Ân a écrit qu’il est « certain » que les États-Unis ne relanceront pas la guerre. Le feu vert est donné à l’offensive généralisée. Le 10 mars 1975, Buôn Ma Thuôt, verrou essentiel mais piètrement défendu par un régiment de fantassins, est occupé sans difficulté. La prise de Sài Gòn interviendra le 30 avril, soit sept semaines plus tard.

« Fin 1974, quand la province de Phuóc Long est passée sous le contrôle des communistes, le président Nguyên Van Thiêu aurait dû tout faire pour la reprendre. Mais il n’a pas bougé, le temps de voir comment les Américains allaient réagir. Il n’a entendu que des promesses : les Américains n’ont pas bougé non plus. À ce moment-là, j’ai pu rapporter à Hà Nôi que les Américains n’interviendraient pas », résume Pham Xuân Ân.

Ce qui a été le cas. La direction communiste demeure toutefois prudente. « Une attaque de diversion, raconte Pham Xuân Ân, est lancée dans le Centre, avec succès. Ce qui veut dire que même la diversion marche. Hà Nôi reste toutefois sur ses gardes car la flotte de guerre américaine, affectée aux évacuations, se rapproche des côtes du Sud. Les communistes s’engagent, secrètement, à ne pas attaquer l’évacuation des Américains et tiennent parole. Aucun hélicoptère n’a été abattu. » La flotte américaine participe activement à cette évacuation, à telle enseigne que des navires sont contraints de jeter à la mer, après en avoir recueilli les passagers, des dizaines d’hélicoptères sud-vietnamiens car il n’y a plus de place à bord. Ces images font le tour du monde.

Non seulement Pham Xuân Ân a vu juste mais il n’a eu aucun doute. Compte tenu de la paralysie du pouvoir à Washington, l’Amérique demeurera neutre. Aussi, point essentiel à ses yeux, « le rapport de forces » est, cette fois-là et contrairement aux précédentes, favorable à Hà Nôi.

Deux décennies auparavant, lorsque le Dr Thach avait indiqué à Pham Xuân Ân que sa tâche serait d’espionner, il l’avait désigné comme le premier membre d’un réseau d’« espions stratégiques ». La suite a montré que, pour être ambitieux, le qualificatif n’en est pas moins en dessous de la réalité. Pham Xuân Ân n’a pas été une taupe comme les autres : au fil des années, ses analyses ont gagné en autorité. Ses avis contribuent de plus à plus à l’élaboration de la stratégie. Ses dénégations n’y changent rien. « Nous avions des centaines d’agents de renseignements stratégiques. Les dirigeants recevaient des informations de différentes sources. Je n’étais qu’un maillon de la chaîne », a-t-il dit un jour. Ce qui était loin de correspondre à la vérité.