Chapitre 2

Fin de guerre

Dans le faubourg saigonnais de Gia Dinh, non loin de l’aéroport de Tân Son Nhât, se trouve une ruelle baptisée « the hundred pee alley », l’allée à cent piastres. On peut y acheter de l’héroïne, de l’opium, un fusil, une gamine. Mieux vaut, toutefois, ne pas s’y aventurer seul, surtout après la tombée de la nuit. En 1971, ce Prisunic est régi par des déserteurs et d’anciens combattants. Un jour, la souricière de la police se referme sur une dizaine d’Américains. Le petit arsenal découvert à cette occasion mérite mention : 31 armes, 190 livres de marijuana, 7 grenades, de fausses cartes d’identité, 44 caisses d’alcool, 87 caisses de bière, 212 cartouches de cigarettes, 75 ordres de vol en blanc et une quinzaine de permissions également en blanc. Mais, le plus souvent, les gangs n’ont qu’à graisser quelques pattes de policiers pour avoir la paix.

Ce genre de dérive se dissipe, toutefois, avec les retraits progressifs de troupes américaines dans le cadre de la « vietnamisation » de la guerre par le président Richard Nixon. L’état-major à Washington commence par rapatrier ses unités les plus indisciplinées, composées de soldats qui refusent de partir en opération ou qui comptent un pourcentage trop élevé de drogués. Réorganisée pendant quelques années autour de la centaine de milliers d’Américains installés dans ses murs, Sài Gòn n’en prend que davantage l’allure d’une agglomération en voie d’abandon.

Tout un monde est réduit au chômage – la secrétaire, le chauffeur, l’interprète. D’autres voient fondre leurs revenus – hôteliers, logeurs, cireurs de souliers, restaurateurs, trafiquants qui revendaient les produits des magasins militaires américains. Sans parler de la trentaine de milliers de prostituées. Perdant leur clientèle la plus fortunée, les bars ferment les uns après les autres.

Au tournant des années 1970, dans le centre-ville, un grand cabaret abrite encore orchestre philippin, entraîneuses chinoises, danseuses sud-coréennes et prestidigitateur américain. Sous les lumières multicolores, l’alcool coule à flots. Une boîte de nuit pour militaires venus non seulement d’Amérique mais d’Australie, des Philippines, de Thaïlande ou de Corée du Sud.

Deux années plus tard, le même cabaret est récupéré par un public vietnamien attablé autour d’une bière, d’un citron pressé ou d’une limonade.

Sagement, ce public y attend l’apparition, dans le faisceau discret d’un seul projecteur, d’un jeune homme qui chante la misère de la guerre d’une voix à la fois pure et éraillée, lancinante, avec une puissance contenue, presque insoutenable. Un être seul sur la scène, là pour tous les autres, lieutenant d’activé en tenue de combat, la poitrine bardée de médailles, lunettes noires et moustaches. Borgne, manchot, unijambiste. Une moitié de corps rayée par la guerre.

De leur côté, les bourgeois continuent de vivre entre l’autel familial des ancêtres, une partie de billard ou de tennis et les études de leur progéniture. Les enfants les plus chanceux sont admis dans les lycées de la mission culturelle française. Le bac français ouvre la porte des universités francophones aux rejetons des familles fortunées de l’ancienne colonie de Cochinchine. L’ancien cercle sportif des coloniaux abrite le lieu de rendez-vous des plus aisés.

En 1968, les Viêt Côngs se sont introduits dans plusieurs quartiers de la ville à l’abri des explosions traditionnelles de pétards du Nouvel An vietnamien. Des roquettes ont plu sur la capitale du Sud quelques mois plus tard. Après cette confusion brutale mais momentanée, la vie a toutefois repris au jour le jour, avec son brin de fatalisme et sans ambition puisque l’histoire s’écrit ailleurs.

Sài Gòn n’est jamais que le reflet, le baromètre, de ce qui se trame dans le reste du pays. En mai 1972, un collègue et ami du Washington Post, feu Larry Stern, me propose de l’accompagner à Kon Tum afin d’y rencontrer John-Paul Vann. Une occasion unique, pour un journaliste français, de passer plus de dix minutes avec l’un des personnages américains les plus révélateurs de cette guerre devenue un cauchemar. À l’exception des Britanniques et de quelques figures connues, les autres journalistes étrangers sont, en effet, classés comme des « third nationals », ni Américains ni Vietnamiens, et leur influence jugée d’un moindre intérêt.

Je m’empresse donc d’accepter. Nous prenons l’avion de Nha Trang, station balnéaire transformée en garnison américaine sur la mer de Chine méridionale. De là, un autre transport militaire américain nous permet de rejoindre l’agglomération de Kon Tum sur les Hauts-Plateaux, où John-Paul Vann dirige une guerre non contre des guérilleros fondus dans la population mais, cette fois, contre des divisions nord-vietnamiennes.

Au début des années 1960, lors de ses premiers séjours au Sud-Vietnam, John-Paul Vann est un jeune conseiller militaire américain controversé, énergique et assez intelligent pour saisir les nombreuses lacunes de la contre-guérilla pratiquée par des officiers de l’armée de Sài Gòn plus préoccupés par leurs propres affaires, ou leurs intérêts politiques, que par la lutte contre les Viêt Côngs. La guerre se perd, dit-il à contre-courant, et il est très écouté des journalistes.

Les rapports de John-Paul Vann vont à l’encontre de communiqués trop souvent optimistes de Sài Gòn ou des services officiels américains. C’est l’époque où John F. Kennedy envoie dans le Sud plus de vingt mille conseillers militaires, dont John-Paul Vann fait partie. Écœuré, le lieutenant-colonel John-Paul Vann, qui ne manque pas d’arrogance, quitte l’armée, en 1963. Mais il ne résiste pas au besoin de revenir plus tard pour se retrouver, assimilé au rang de général de division, conseiller de l’armée sud-vietnamienne sur les Hauts-Plateaux.

Il ne reste plus grand-chose, en 1972, de l’architecte de la contre-guérilla des années 1960, du jeune officier supérieur qui, faute de pouvoir faire passer ses rapports à Washington par le cheminement officiel, choisit de se faire entendre par voie de presse. L’homme est transformé. Nous sommes sortis la tête lourde d’un entretien – un monologue de plus de deux heures – avec John-Paul Vann. En l’espace de trois semaines, au cours de trois cents raids aériens, il a commandé le largage, par les forteresses volantes B-52, de milliers de tonnes de bombes.

À bord de son petit hélicoptère, John-Paul Vann, dont l’intrépidité est connue, fait lui-même les repérages avant les raids. Il reprend son hélicoptère après pour en constater, à basse altitude, les résultats. Dans la grande biographie du personnage, L’Innocence perdue, qui lui est consacrée, Neel Sheehan écrit : « Pour terminer la besogne, il lâchait des rafales de son M16 dans les cratères de bombes. » « Il n’y aucun danger, expliqua-t-il un jour à deux journalistes qui l’accompagnaient. Si quelqu’un est encore vivant là-dedans, il est dans un tel état de choc qu’il lui faudra une demi-heure avant d’être capable d’appuyer sur la gâchette. » Un autre jour, il aperçut une cinquantaine de soldats nord-vietnamiens survivants qui erraient autour des cratères. Il appela par radio les Cobra (des hélicoptères d’attaque au sol) pour les achever.

Comme le rapporte à l’époque Larry Stern dans les colonnes du Washington Post, John-Paul Vann nous explique : « Lorsque le vent souffle du nord quand les B-52 transforment le terrain en paysage lunaire, on sait d’après la puanteur du champ de bataille que l’attaque a été efficace. Hors de Kon Tum, à chaque fois qu’on lâche des bombes, on fait voler les cadavres. »

L’un des principaux théâtres de la guerre se trouve donc entre les mains d’un individu exalté, au passé militaire assez prestigieux pour voir exaucer ses désirs par le commandement stratégique aérien américain. Ce petit bonhomme au regard exorbité nous donne l’impression d’être coupé des réalités.

Certes, l’utilisation en appui tactique de bombardiers stratégiques lui a permis, fin mai 1972, de dégager Kon Tum à moitié occupée et d’infliger aux Nord-Vietnamiens de lourdes pertes. Mais pendant combien de temps les B-52 américains peuvent-ils encore remplacer l’armée de Sài Gòn alors que Nixon, en pleine campagne pour un deuxième mandat présidentiel, a besoin de convaincre qu’il est sur le point d’obtenir, à Paris, la « paix dans l’honneur » promise en 1968 ?

John-Paul Vann est-il davantage, lui aussi, qu’un acteur, une sorte de antihéros en quête de sursis ? Que reste-t-il de l’officier, brillant et contestataire, de la guerre politique ? Une fois de plus, le rouleau compresseur américain se substitue à une véritable stratégie. Les États-Unis ont renoncé à obtenir la moindre réforme du régime de Sài Gòn, de plus en plus autocratique. John-Paul Vann, lui, n’a jamais connu l’issue du débat : il trouvera la mort peu après notre visite, au cours d’un vol de nuit, par mauvais temps, à bord de son petit hélicoptère de commandement. Un accident.

Sài Gòn est un four. Un demi-millier de journalistes étrangers tentent d’y comprendre ou de s’y disputer la moindre information. Partout circule la drogue. Dans d’immenses bidonvilles s’entassent les réfugiés des campagnes aux côtés d’orphelins et d’invalides de guerre aux pensions si dérisoires qu’ils font la manche dans le centre-ville. Lorsque Le Monde m’a recruté en 1968 pour couvrir la deuxième guerre d’Indochine, j’ai choisi de m’installer à Bangkok pour m’évader de temps à autre de cette ambiance à la fois prenante, pesante et déprimante.

Plusieurs mois par an, je reviens à mon port d’attache à Sài Gòn : l’hôtel Continental. C’est ainsi que je suis présenté à Pham Xuân Ân, dont le bureau se trouve sur place, et à d’autres journalistes vietnamiens qui fréquentent cet hôtel.

Le Continental est alors sous la houlette de Philippe Franchini, jeune patron partagé entre un fond de tristesse et l’humour. Grand conteur, Philippe est à la fois historien, peintre, décorateur et cinéaste. Ce Franco-Vietnamien, qui se tient délibérément en retrait, a écrit un livre plein d’émotions sur le Viêt Nam en utilisant, comme fil directeur, l’histoire de sa famille et de son hôtel. Il est l’un des rares écrivains à avoir décrit, avec autant de justesse, la société vietnamienne parce qu’il en avait, de l’intérieur, une connaissance intime. Il me fait découvrir le monde des médiums en me conviant à une interminable séance au cours de laquelle une femme d’âge mur finit par incarner Trân Hung Dao, un héros qui infligea une humiliante défaite aux envahisseurs mongols à la fin du XIIIe siècle.

Le personnel de l’hôtel appelle Philippe « Câu Hai », expression à la fois familière et respectueuse du Sud pour désigner un notable, un aîné. Littéralement, on pourrait traduire par « le respecté aîné numéro deux ». Les Sud-Vietnamiens ont toujours évité le « numéro un » pour désigner un aîné afin de lui épargner le mauvais sort, en écarter les mauvais esprits, et cette tradition se perpétue de nos jours. Les employés de l’hôtel doivent nous considérer comme assez complices, Philippe et moi-même, puisqu’ils ne tardent pas à m’appeler « Câu Ba », « le respecté aîné numéro trois ».

En 2005, soit après trente ans d’absence, Philippe est retourné au Viêt Nam avec sa famille. La nouvelle direction du Continental, un établissement saisi par les autorités en 1975, lui a réservé l’appartement qu’il occupait, au premier étage, quand il en était le patron. Le nouveau personnel lui donne aussi du « Câu Hai ». Philippe a rendu visite à Pham Xuân Ân, qu’il n’avait pas vu depuis exactement trente ans. Lorsqu’il lui a raconté avoir profité de son séjour pour aller s’incliner sur les tombes de sa mère et de ses grands-parents maternels dans le delta du Mékong, Pham Xuân Ân s’est aussitôt retourné vers l’assistance en s’exclamant, sur un ton doctoral : « C’est un fils pieux ! » Une approbation sans réserve.

À côté de l’entrée de l’hôtel, donnant sur le flanc du théâtre municipal reconverti en Assemblée nationale, Philippe a baptisé Dolce Vita – « de l’humour noir », dit-il – un restaurant-galerie où nous déjeunons assez souvent. De jeunes peintres vietnamiens, dont certains se distingueront plus tard, y font leurs premiers pas. La Dolce Vita occupe les locaux de l’ancien Perroquet où la bonne société coloniale se réunissait autrefois, à l’occasion des bals du samedi soir. Mme Galaup, fleuriste dans la rue Catinat au début des années 1970, se souvient de cette époque. « Les femmes étaient en robe longue ; on s’habillait beaucoup. Il y avait thé les jeudi et dimanche après-midi. Le samedi, on montait un plancher devant l’hôtel, face au théâtre municipal. On dansait. C’était très gai, très sélect. En 1929, pour le réveillon de Noël, on avait fait venir une troupe tahitienne de premier ordre, me raconte-t-elle. Les Vietnamiens n’étaient pas admis mais, que voulez-vous, c’étaient les temps ! »

De l’autre côté du hall d’entrée, la grande terrasse du bar de l’hôtel est ouverte sur la rue Catinat – la rue Dông Khoi (Insurrection générale) depuis la victoire communiste de 1975. Cette terrasse est le lien irremplaçable entre la rue et le palace. Dès 1922, l’écrivain Philippe de Tessan parle de « la Canebière de l’endroit » et de son pendant, « le Continental Palace où se retrouvent les flâneurs aux heures de repos ». Dans ses Antimémoires, André Malraux évoque « l’ennui de la Cochinchine, les casques coloniaux, l’heure verte à la terrasse du Continental quand le bref soir tombait sur les caroubiers, sur les victorias qui se croisaient rue Catinat dans le bruit de leurs grelots et l’extinction des feux dans les casernes des tirailleurs sénégalais ».

En 1931, soit deux ans après la débâcle financière mondiale, Mathieu Franchini, le père de Philippe, rachète l’hôtel pour une bouchée de pain. On dira plus tard de lui qu’il était un aventurier et le chef d’une mafia corse. Son histoire paraît beaucoup plus banale. Parent pauvre d’une famille corse, il est pion dans un lycée de Marseille quand un oncle, surveillant général au lycée Chasseloup-Laubat de Sài Gòn, l’invite à venir tenter sa chance à la colonie. Il s’embarque sur un bateau, s’emploie dans plusieurs sociétés françaises de Sài Gòn, vend une Buick à un mandarin de My Tho et en épouse la fille. Pendant la première guerre d’Indochine, la française, il fait du Continental le centre de la vie sociale saigonnaise.

À sa façon, dans L’Humiliation, Lucien Bodard raconte que, dans ces années 1950, « l’apéritif se prend obligatoirement sur la terrasse du Continental, à même le trottoir de la rue Catinat. Toute l’Indochine étrange et bigarrée de cette époque, généralement séparée en des milieux strictement distincts, y est confondue. Il y a là le monde militaire de la mitraillette et le monde militaire de la serviette d’état-major ; il y a tous les mondes de la piastre ; il y a toutes les « moustaches » et aussi messieurs les fonctionnaires. Chaque jour de la guerre se déverse là, avec ses secrets, ses tueries, ses scandales étouffés, ses spéculations, ses plans d’opérations, avec ses histoires extraordinaires, ses contes héroïques et ses sordides propos d’avancements et de décorations ».

En 1955, au lendemain des Accords de Genève, la page de l’Indochine française est tournée. Le corps expéditionnaire décroche. Le vieux Franchini en fait autant et s’embarque pour la France. Le Continental perd son statut social. Il ne s’américanise pas pour autant. Il faut attendre le retour de Philippe Franchini en 1965 pour que l’hôtel retrouve vraiment un souffle. La direction française s’en va et les Vietnamiens prennent en main l’hôtel sous le regard attentif et la présence discrète de Philippe. Pendant la guerre américaine, la terrasse et son bar restent ouverts à tous vents, avec leurs demi-mondaines. La police interne de l’hôtel s’exerce à la porte qui relie directement la terrasse au hall d’entrée de l’hôtel. Les belles de nuit ne la franchissent pas, sauf à confier une pièce d’identité au concierge.

La terrasse reste toujours fréquentée mais la clientèle change. Ce n’est plus un lieu exceptionnel de rendez-vous. Philippe lui préfère la Dolce Vita. Pour la rumeur, Givral, de l’autre côté de la rue, la détrône. Le regard se porte sur le café-glacier. Les officiels américains se montrent peu au Continental, occupé par des journalistes et les diplomates-espions d’une Commission internationale de contrôle que tout le monde a oubliée. Les Polonais de cette CIC – chargée de superviser les Accords de Genève qui n’ont jamais été appliqués – logent au premier étage de l’hôtel.

J’ai déjà passé deux années dans cette métropole méridionale, dans le cadre d’un service national. Mais, de 1965 à 1967, je m’y retrouve, en tant que jeune coopérant, dans un circuit différent, français pour ce qui concerne le travail et vietnamien à mes heures de liberté. Ce long séjour à Sài Gòn me permet de parfaire un peu des connaissances bien inégales sur le Viêt Nam acquises à Langues O. En effet, la mission culturelle française décide d’introduire, à la rentrée scolaire de 1966, l’histoire et la géographie du Viêt Nam dans ses programmes. Mieux vaut tard que jamais puisque 80 % des élèves des lycées français sont vietnamiens. La préparation de ces cours est confiée à Pierre Brocheux, futur auteur de travaux sur Hô Chí Minh, et je suis chargé de l’assister.

Surtout, je profite de ce premier séjour pour connaître les milieux bouddhistes, puisque je suis pendant plusieurs mois lecteur de français à leur unique université, Van Hanh, aménagée dans les locaux de la pagode Xa Loi à Sài Gòn. J’y côtoie plusieurs dirigeants de l’Église bouddhiste unifiée (EBU), alors antigouvernementale et que les communistes, six ans après la victoire de 1975, banniront.

En 1965, le général Nguyên Cao Ky, alors Premier ministre et protégé momentané de Lyndon B. Johnson, rompt les relations avec Paris – ce qui aurait amené le général de Gaulle à demander : « Qui est Ky ? » La France n’est donc représentée au Sud-Vietnam, de 1965 à la signature des Accords de Paris en 1973, que par un consulat général, confié alors à un solide haut fonctionnaire, Joseph Lambroschini, ancien résistant intégré au Quai d’Orsay.

S’étant habitué à ses nouveaux habits de diplomate, l’œil pétillant à l’annonce d’un orage, Joseph Lambroschini est, dit-on, un « consul de choc » dont j’ai connu, sur les bancs de Sciences Po, le fils Charles, futur membre de la rédaction en chef du Figaro. À la suite du fameux discours prononcé par de Gaulle en 1966 à Phnom Penh, le général Nguyên Cao Ky organise, surtout pour le principe, des manifestations antifrançaises à Sài Gòn. En bras de chemise, Joseph Lambroschini descend dans la rue pour observer l’événement en compagnie de l’attaché militaire français, lui aussi en civil, et du jeune coopérant que je suis.

À l’époque, je ne fréquente pas le monde de la presse et son phare, l’hôtel Continental. Je partage mon temps entre des cours – au lycée Jean-Jacques Rousseau, à la faculté des lettres françaises et à l’université bouddhiste –, un club de tennis à deux pas du petit appartement de fonction qui m’a été attribué et quelques sorties nocturnes. Je traîne souvent au consulat général, notamment dans le bureau de Paulette Beck, franco-vietnamienne et fille d’un chef du gouvernement du temps de Bao Dai. Ancienne secrétaire générale du cabinet présidé par son père, Paulette a grande allure et la repartie sans égal. Elle a très bien connu le personnel politique saigonnais avant de décrocher et d’être intégrée au Quai d’Orsay.

Parmi les rares journalistes que je me rappelle avoir rencontrés figure toutefois, en 1966, Robert Guillain, envoyé spécial du Monde, dont la clairvoyance sur la guerre française a fait l’unanimité. L’historien Philippe Devillers, alors attaché au CERI, le foyer de recherches de Sciences Po, a signalé à Robert Guillain ma présence à Sài Gòn. Avant de me rendre au Viêt Nam, j’ai, en effet, effectué quelques menus travaux pour Philippe Devillers. Mon séjour à Sài Gòn s’inscrit aussi dans le cadre d’une thèse de troisième cycle de sciences politiques sur les relations entre bouddhisme et politique au Sud-Vietnam. Vaste projet dont l’esquisse demeure, encore aujourd’hui, dans un fond de tiroir.

Robert Guillain n’attend pas, à juste titre, d’un jeune coopérant une évaluation de la situation de la guerre. Passionné d’Extrême-Orient, où il a longtemps vécu, y compris avant la Deuxième Guerre mondiale, il rêve de replonger dans l’atmosphère des rues d’Asie. Nous nous promenons donc, à bord de cyclos-pousse, à travers Sài Gòn et son quartier chinois de Cho Lón, lui exerçant son chinois, et moi baragouinant mon vietnamien. La location d’un cyclo-pousse – un moyen de transport peu coûteux mais en voie de disparition – offre l’avantage de prendre son temps, d’improviser, de s’arrêter là où on le souhaite et pendant le temps qu’il faut. De nos jours, il a été remplacé par la moto-taxi : la « moto dop » ou moto-double, selon les Cambodgiens, et le « xe ôm » ou « taxi-embrassade », selon les Vietnamiens. Plus onéreux, le « xe ôm » offre l’avantage de pouvoir se faufiler dans les embouteillages.

L’expérience a dû plaire à Robert Guillain car il me demande, à l’heure des au revoir, de lui rendre visite à Paris lors de mon retour. « Aimeriez-vous être journaliste ? » me dit-il. Une question que je ne risque pas d’oublier : j’ai acquis ma première machine à écrire, mécanique et d’occasion bien sûr, en 1954, soit douze années auparavant. Je tapais alors à deux doigts, ce que je continue de faire aujourd’hui mais un peu plus rapidement. Quand je rencontre Robert Guillain à Sài Gòn, le vœu de devenir journaliste me hante depuis plusieurs années. C’est l’envoyé spécial du Monde – l’obligation de lecture à Sciences Po – qui m’en parle.

À mon retour à Paris, l’année suivante, je téléphone à Robert Guillain. C’est l’époque où, préoccupé par l’engagement croissant de l’Amérique dans le bourbier vietnamien, Hubert Beuve-Méry décide d’avoir un correspondant sur place. Robert Guillain me convie à déjeuner et me demande de rédiger une série d’articles sur « Sài Gòn dans la guerre », que Le Monde publie sous pseudonyme, le devoir de réserve s’imposant en raison des fonctions que j’avais occupées à Sài Gòn moins de six mois auparavant. L’année suivante, j’intègre la rédaction du quotidien de la rue des Italiens.

Revenu, donc, en 1968 comme journaliste au Sud-Vietnam, le Continental est mon balcon à Sài Gòn. Les médias américains et les agences internationales se nourrissent, en partie, des briefings quotidiens de l’armée américaine – les « five o’clock follies », dans les locaux des services américains d’information installés au Rex, salle de cinéma à deux pas de mon hôtel. Les alignements de statistiques des porte-parole américains ne donnent qu’une faible idée de la misère de la guerre.

J’accompagne donc sur le terrain les troupes sud-vietnamiennes et dispose progressivement d’un tissu de relations parmi leurs officiers, les plus téméraires et les plus compétents ayant été souvent formés par des parachutistes français. Pour éviter la pesante routine saigonnaise, je préfère m’éloigner de la ville chaque fois que l’occasion s’en présente. La guerre, de plus en plus conventionnelle, se gagne ou se perd dans les campagnes, hors des centres urbains soumis à pression mais où chacun semble vaquer à ses occupations sans trop se poser de questions sur des lendemains fatalement incertains. Elle est devenue, avant tout pour les ruraux, un genre de vie.

En 1973 déjà, une atmosphère de fin de guerre règne et le Continental n’y échappe pas. Certes, à la Dolce Vita, les plaisanteries vont encore bon train. Jean Lartéguy, l’auteur du Mal jaune et des Tambours de bronze, revient de temps à autre jeter un coup d’œil, roulant des yeux, pour le compte d’hebdomadaires parisiens ou pour écrire un livre sur la guerre américaine, Un million de dollars le Viet. Le cinéaste Pierre Schoendorffer est de nouveau de passage pour tourner la Section Anderson, avant d’aller filmer L’Adieu au roi. Un homme à forte allure, touffes de cheveux blancs, peau transparente, bras droit cassé, treillis de campagne, descend l’escalier d’honneur, tapis rouge et barreaux de cuivre. C’est Jean Pouget, ancien commandant de parachutistes reconverti dans le journalisme, l’une des figures de Diên Biên Phu, revenu voir « son » Viêt Nam. Tout le monde apprécie ce personnage d’une autre époque et qui n’a pas froid aux yeux.

James Jones, l’auteur de Tant qu’il y aura des hommes, erre, tranquille, dans le jardin de l’hôtel. Il semble renifler. Philippe Franchini a raconté plus tard que, devant le spectacle de « deux jolies Vietnamiennes qui croisaient deux monumentales quinquagénaires américaines », James Jones avait fait la réflexion suivante : « Vous voyez ces Vietnamiennes, elles sont mignonnes et pourtant j’avoue que j’en ai peur. Pour moi, elles représentent l’inconnu. Alors que ces éléphants-là me rassurent. Malgré tout ce que je peux leur reprocher, je les connais, ils viennent de chez moi…» Philippe estime qu’à « titre de passant », James Jones est « excusable ». « Mais, ajoute-t-il, que dire de ces Américains qui vivaient au Viêt Nam depuis plusieurs mois, voire plusieurs années ? Loin d’aider à la compréhension mutuelle, il semblait que le temps aggravât les mésententes, confirmât les ruptures. »

Les temps se font durs pour tout le monde. Ancien maître d’hôtel et confident de Mathieu Franchini, le directeur de l’hôtel, l’imposant M. Loi, se montre sans illusion. « Cela me rappelle 1934, me dit-il. À l’époque, on n’avait même pas de quoi payer le personnel. Maintenant, la caisse est vide. J’ai dit aux employés d’attendre que les clients soient partis pour manger les restes. Je connais la montée des prix. Je ne veux pas punir, je ne veux pas savoir qui fait le coup. Je leur dis : “Je ne suis pas un étranger, je ne suis pas un Français, je ne veux pas vous laisser tomber. Mais il faut éviter la faillite.” L’autre jour, je regardais le soleil baisser. J’ai dit à M. Philippe : “C’est bien triste.” »

En l’espace de six ans, le loyer de l’hôtel et les frais de personnel triplent, la note d’électricité quintuple. La vie est trop chère, les banquets et cocktails se sont dangereusement espacés. L’hôtel tourne parfois à la moitié de sa capacité. Petit et bien enveloppé, M. Loi a l’habitude, à l’aurore, de traverser la place devant le théâtre municipal pour gagner le trottoir d’en face en pyjamas et en tongs. Il se retourne alors pour admirer, les bras derrière le dos, le lever du soleil sur « son » hôtel. Sur la fin, il ne le fera plus.

Revenu après la mort de son père, Philippe Franchini a su donner à son hôtel une autre vie. Sans trop y paraître, sans jamais y attacher ouvertement de l’importance, comme par accident, par enchantement, d’une seule et légère touche, d’un geste si ample. Cette route-là est en train de perdre son phare, son port d’attache. Le Continental, ce qu’il a pu représenter d’ambigu et de généreux, sombre à son tour dans cette fin de guerre qui n’en finit pas.

Chacun a la route de la soie de ses rêves. La mienne se perd dans les dédales des couloirs sombres du Continental, alors le plus célèbre hôtel d’Asie. Une fois dans le hall, je me sens chez moi. Des murmures, des éclats voilés par le bois épais des portes, une bâtisse ouverte sur Sài Gòn, le Viêt Nam, une certaine Indochine. Dès mon apparition sur le palier du troisième étage, le vieux garçon de service se dirige vers la remise pour y récupérer mes dossiers, regroupés dans des cartons, et les replacer dans ma chambre. Quand je descends dans le jardin à l’heure du premier café, le « alors, te voilà » de Philippe Franchini, toujours chaleureux, sonne comme un signal : une première et longue journée s’annonce. Mais le cœur y est de moins en moins.

Peu à peu, mon esprit glisse vers une résolution : ne plus reprendre toutes les six semaines l’avion de Sài Gòn. Mettre quelque distance entre le Viêt Nam et moi. Je n’en ai pas envie. Je souhaite voir l’issue du conflit, qui ne peut être que militaire. Je me suis attaché à ce pays, à la vie débridée de reporter de guerre qui est la mienne depuis des années. Je laisse derrière moi bon nombre d’amis et la famille vietnamienne, si hospitalière, de mon épouse. J’hésite. Mais, d’un autre côté, je sens quelque part que tourner au moins provisoirement la page apportera un peu de sérénité dans ma vie. Je n’imagine pas un seul instant que le conflit prendra fin dès que je lui aurai tourné le dos.