Manoir d’Anet.

En politique, le temps estompe habituellement les échecs. Il n’en fut rien cette fois ; et plus les semaines passaient, plus le camouflet infligé à Montmorency par le silence et l’oubli de l’empereur alimentait les médisances. L’atmosphère de la Cour finit par devenir irrespirable pour les partisans du connétable. Et Diane de Poitiers préféra se retirer quelque temps sur ses terres, où elle convia – sans égard au qu’en-dira-t-on – le dauphin, mais aussi son épouse.

Un malaise de plus en plus tangible s’était immiscé entre Henri et Catherine. Après six longues années d’union stérile, il apparaissait que leur couple était voué à l’échec. Et si la dauphine, encore éprise en dépit de tout, continuait secrètement d’espérer quelque chose, son mari cachait de moins en moins sa liaison platonique – disait-on – avec Diane.

Ainsi, le monogramme5 qu’il s’était choisi ne trompait-il personne. Officiellement, il s’agissait d’un H mêlé avec deux C. En fait, les C étant collés aux barres du H, ils dessinaient des D assez provocateurs qui, tout en ménageant l’honneur de la dauphine, lui déchiraient le cœur. On en trouverait désormais partout : sur les bannières de tournoi, les harnais des chevaux, les assiettes en vermeil...

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Par un matin pluvieux de février, Henri et Catherine se retrouvèrent seuls, ce qui devenait rare, dans la bibliothèque du défunt mari de Diane.

— Vous paraissez bien maussade, soupira la princesse en s’approchant de son époux.

En vérité, Henri était nerveux, plus que maussade ; il ne quittait pas des yeux la porte marquetée, comme s’il avait redouté l’irruption d’un intrus.

— Il paraît que ma fille vient d’arriver, lâcha-t-il sans ménagement.

Catherine se détourna pour cacher à son mari un visage décomposé.

— Vous parlez de cette enfant piémontaise...

— C’est cela.

Si le dauphin manifestait quelque embarras, c’était moins par regret de cette liaison adultère que par gêne d’évoquer devant sa femme une fécondité quelconque.

— La verrons-nous, cette enfant ? demanda toutefois Catherine avec complaisance.

La réponse lui fut apportée aussitôt : la porte s’ouvrit sur Diane de Poitiers, menant par la main une enfant de dix-huit mois. Impressionnée par les deux inconnus, celle-ci commença par se réfugier dans les jupes de la sénéchale. Mais le dauphin, soudain magnétisé, s’accroupit et lui tendit les bras.

— Tu viens me voir ? demanda-t-il à l’enfant. Vieni, bambina6 !

— Elle est un peu farouche, dit Diane, de l’air que prendrait une mère pour excuser sa propre enfant.

— Ne trouvez-vous pas qu’elle me ressemble ?

— Elle est très belle, approuva la grande amie.

Catherine souffrait. Cette apparition physique de l’enfant de son mari la torturait cruellement ; elle était pâle, avec des sueurs froides. Pour la première fois, peut-être, elle se sentait gagnée par la haine – une haine qui ne visait pas l’enfant, naturellement, ni son père qu’elle ne détesterait jamais, mais bien Diane de Poitiers. Diane qui, l’air de rien, semblait vouloir donner le sentiment que la fille d’Henri était un peu la sienne.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

Henri et sa maîtresse échangèrent un regard gêné. Ils s’abstinrent de répondre, et la grande sénéchale feignit d’être accaparée soudain par l’enfant.

Sii gentile7 !

Catherine sentit la dérobade. Or, si elle pouvait se montrer complaisante, elle ne renonçait jamais à rien.

— Cette enfant n’a donc pas de nom ? insista-t-elle.

— Elle va s’appeler Diane, bredouilla Henri. Et si le roi veut bien : Diane de France.

Catherine serra les mâchoires.

— Diane, c’est joli, convint-elle aussitôt qu’elle put de nouveau parler.

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Jacqueline de Longvic, duchesse de Montpensier, était toujours là pour recueillir les douloureuses confidences de la dauphine, si souvent outragée dans son honneur d’épouse ou – simplement – de femme. Offrir son épaule, essuyer des larmes : ces gestes lui étaient devenus familiers, hélas... Avec patience et discrétion, elle consolait sa royale amie, tentait d’excuser à ses yeux les impairs d’un mari jeune et mal conseillé, s’attachait, autant qu’elle le pouvait, à entretenir la confiance de Catherine en elle-même, et sa foi dans la vie.

Lors de ce séjour au vieux manoir d’Anet, la chambre de la duchesse de Montpensier se trouvait au-dessus de celle de la grande sénéchale. Ce n’était qu’une contingence ; cela devint une circonstance. Car – ainsi qu’il arrivait souvent dans ces demeures campagnardes19 – les étages n’étaient séparés que par un plancher, certes robuste, mais perméable aux sons... Or, dès le premier soir, la confidente de la dauphine en avait perçu d’éloquents, provenant de la chambre du dessous ! Une curiosité bien pardonnable l’avait dès lors amenée à déceler quelques défauts dans les vieilles planches et, aux surprises de l’ouïe, à joindre bientôt les plaisirs de la vue...

Aussi lorsque, une fois de plus, Catherine se plaignit de la froideur d’Henri et des soins exclusifs qu’il réservait à Diane, Jacqueline se hasarda-t-elle à faire à son amie la plus malhonnête des propositions.

— Il faut croire, hasarda-t-elle, que Mme de Poitiers procure à votre mari des plaisirs dont vous ne soupçonnez même pas l’existence...

— Comment les découvrir ? gémit la dauphine.

— Eh bien... J’en aurai peut-être le moyen.

C’est ainsi qu’après bien des hésitations, et des accès de scrupules entrecoupés d’impatiences presque enfantines, Catherine de Médicis passa la soirée dans la chambre de Jacqueline de Longvic, allongée sur le sol et l’œil collé au plancher !

— Vous allez prendre un orgelet, ironisait doucement la confidente.

— Taisez-vous, taisez-vous : les voilà qui entrent !

Catherine avait éprouvé – au-delà d’un sentiment de culpabilité assez vite dissipé – une certaine anxiété à l’idée d’épier son époux adoré dans les bras de sa maîtresse. Et quand elle les vit, persuadés d’être seuls, se couvrir le cou et le visage de baisers, son cœur se serra au point de lui faire craindre un malaise. Les amants disparurent sous le baldaquin, et demeurèrent tout un moment cachés aux regards de l’intruse. Mais soudain, comme mus par une force qui les dépassait, ils surgirent hors du lit, haletants, extatiques, et se roulèrent sur l’épais tapis de haute fourrure. Ils riaient à moitié, et cependant paraissaient graves.

Le spectacle que, loin de s’en douter, ils offraient à Catherine, par sa nouveauté, par sa grâce aussi, devait la troubler durablement.

— Oh ! dit-elle, c’est incroyable !

— Alors, que font-ils ? se permit Jacqueline, pour une fois indiscrète.

La dauphine ne répondit pas. Au-dessous d’elle, dans la vaste et belle chambre, s’accomplissait une sorte de rite dont la beauté même semblait interdire toute pensée malsaine. L’athlétique Henri était nu, comme lors de sa première nuit avec sa femme, à Marseille. Étendu sur le dos, les bras en croix, il se laissait couvrir de baisers, de morsures, de suçotements par Diane, transfigurée – Diane dont la chemise, en grande partie défaite, magnifiait le teint d’ivoire et de rose. Elle se dépouilla elle-même de ce restant de vêture.

— Je dois dire qu’elle est belle, très belle... articula Catherine.

Les amants s’enlacèrent comme s’ils flottaient au-dessus du sol ; leurs bras et leurs jambes, imbriqués comme les membres d’un même corps, donnaient le sentiment d’une étreinte juste effleurée. Ils respiraient d’harmonie. Mais par instants, il semblait que tout en eux s’affolait d’un même souffle ; s’empoignant alors comme en une lutte à peine esquissée, ils donnaient libre cours à leurs pulsions. Une tendresse joyeuse, presque religieuse, semblait les animer. Henri prit dans sa bouche le téton généreux de Diane, couleur d’abricot mûr, et se mit à jouer avec lui d’une manière qui sidéra son épouse ; quand la maîtresse fit de même avec le sexe de son amant, Catherine estima qu’elle en avait assez vu.

Son cœur humilié battait la chamade. Connaîtrait-elle jamais, avec celui qui était son mari devant Dieu, ne serait-ce que l’ombre d’une telle entente ?

— Alors ? insista Jacqueline, vaguement inquiète.

La dauphine, la gorge nouée, serrait les lèvres dans une étrange grimace ; elle tomba dans les bras de son amie et s’y épancha. Cette leçon l’avait bouleversée plus qu’enseignée, et sans vraiment regretter l’initiative de sa complice, elle se dit qu’elle aurait mieux aimé ne jamais constater ce que son imagination avait été si loin d’entrevoir.

Les Fils de France
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