Forêt de Saint-Germain.

Tout un peuple affluait vers Saint-Germain-en-Laye : bourgeois, vagabonds, tire-laine et gens d’armes, vieillards, enfants, prêtres – beaucoup de femmes aussi : matrones, filles ou ménagères. En réduction, le bon royaume de sire Henri... Il en venait de partout depuis la veille, attirés par ce qui s’annonçait comme une apothéose : pour la première fois depuis le règne de saint Louis, le souverain autorisait un duel judiciaire ! Il allait donc avoir lieu, ce combat singulier, solennel, soumettant au jugement de Dieu les causes de Jarnac et de La Châtaigneraie. Autant dire qu’on allait confronter au grand jour les licences de la vieille Cour, naguère emmenée par Anne de Pisseleu, aux dignités de l’actuelle, soutenue par Diane de Poitiers.

Le jeune baron, beau-frère de la favorite déchue, avait fait prier la nouvelle de le dispenser d’une épreuve aussi délicate que propice à tous les débordements. Mais la grande sénéchale croyait tenir là son triomphe.

— Ce qu’il importe, avait-elle martelé, c’est d’asseoir dans l’esprit du public la victoire de l’ordre présent sur les dérèglements passés. Nous verrons bien où vont les préférences du Ciel...

L’on avait monté des lices à l’orée de la haute futaie, avec un camp somptueux et des estrades pour toute la Cour. Dès six heures, le 10 juillet, l’accès en fut ouvert et la foule, fatiguée par une nuit sans sommeil, vint se serrer autour du champ clos. Une longue attente commençait pour elle... Des heures de piétinement sur place, sous un soleil bientôt si ardent qu’il fallut arroser les gens d’eau fraîche, à l’aide d’écuelles. Pour tromper leur ennui, les spectateurs qui le pouvaient achetaient des victuailles aux marchands ambulants, tandis que des saltimbanques, grimés à l’image de Jarnac et La Châtaigneraie, préfiguraient en mime cette réédition du combat de David contre Goliath.

Car les deux adversaires étaient fort inégaux : François de Vivonne, seigneur de La Châtaigneraie et champion du nouveau pouvoir, était un véritable colosse qui se targuait d’agenouiller un taureau, en le cramponnant par les cornes. Face à lui, frêle tenant de l’ancien règne, le jeune Guy de Chabot, baron de Jarnac, était si fluet qu’on aurait dû s’en émouvoir. Mais ni Diane de Poitiers ni les siens ne le plaignaient. À leurs yeux, il était avant tout le neveu du pestiféré Brion et le beau-frère de l’ignoble Pisseleu ; cela justifiait qu’il mordît la poussière.

— Je ne serai tranquille que lorsque j’aurai vu ce pourceau pendu au gibet par les pieds, confiait la grande sénéchale.

Car c’était le sort réservé au vaincu d’un duel jugé par Dieu.

La foule patienta donc toute la matinée, se distrayant de l’installation des dames et des seigneurs de la Cour. Leurs estrades se remplirent peu à peu, jusqu’à l’arrivée des nouveaux souverains. La tribune royale était abritée du soleil ; des pages y agitaient de vastes éventails de plumes. Le roi Henri II répondit aux acclamations de la foule par un geste de la main ; puis il s’assit bien droit, entre la reine Catherine et Mme de Poitiers. Cette dernière n’avait jamais montré visage si avenant, si insolemment jeune en dépit de ses quarante-sept ans. Elle fit un geste complice au connétable de Montmorency qui, en tant qu’arbitre du combat, siégeait face à eux, au sein du tribunal des Armes.

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Sur un signe du héraut Guyenne, les trompes de cérémonie se mirent à retentir, peuplant les hautes frondaisons d’échos cuivrés. Le « demandeur et assaillant » devant entrer le premier, un maître de joute vint le chercher à l’entrée du champ clos. La foule, excitée, prodigue en vivats, découvrit une sorte de géant, à la fois massif et grave. La Châtaigneraie marchait de son pas lourd vers la tribune royale, aux côtés de son parrain de duel, le balafré François d’Aumale – dont le comté venait d’être érigé en duché. Plus de trois cents jeunes nobles les accompagnaient, escorte superbe arborant les armes d’illustres familles de France sur un uniforme éclatant, de satin blanc et incarnat. Le public ne pouvait qu’être ébloui...

Le duc d’Aumale présenta son champion, et tous deux reçurent le salut du jeune roi et le sourire – très bienveillant – de Diane. Puis ils se retirèrent en compagnie de Piero Strozzi, cousin de la nouvelle reine, choisi pour maître d’armes par Vivonne. Leur quartier était un vaste pavillon de toile blanche, rehaussé d’or et sommé d’aigrettes rouges, qu’on avait érigé en bordure des lices. Une armée de laquais s’y bousculait déjà, dressant de longues tables et les chargeant d’une profusion de vaisselle de vermeil et d’argent, empruntée aux plus grandes maisons. À l’issue d’un combat dont la victoire semblait acquise, La Châtaigneraie devait en effet régaler le roi, la reine et la Cour – et ce festin promettait d’être, avant le sacre, la première vraie réjouissance du règne.

— Mon Dieu, il ferait pitié !

La reine Catherine ne put retenir ces mots en voyant entrer à son tour, sous des murmures incrédules, le « défendeur et soutenant ». Jarnac faisait l’effet d’un pauvre coq hirsute, desservi de surcroît par une tenue sobre à l’excès. Autour de lui, quelques amis au maintien gêné, tout de noir vêtus, ne faisaient qu’ajouter à la modestie générale. Le roi dut se faire violence pour ne pas sourire ; Diane toisa de son mépris le petit groupe.

Le baron de Jarnac n’ayant pas de parrain, le connétable lui avait affecté, d’office, un de ses propres cousins : Gouffier de Boisy. Celui-ci ne se laissa pas démonter par les lazzis fusant de droite et de gauche ; il présenta son champion, puis l’accompagna sous la petite tente militaire qui leur servait de réduit. Le signor Caize, maître d’armes, prodigua ses ultimes conseils au jeune duelliste. L’heure de vérité approchait.

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Les trompes sonnèrent de plus belle, et les deux combattants rentrèrent en lice. Boisy, parrain du défendeur, fut invité à procéder au choix des armes – les mêmes, évidemment, pour les deux combattants. Contre toute attente, au lieu de jeter son dévolu sur une épée légère, assez habituelle, il désigna un équipement incongru, composé d’un grand fer bien lourd, d’époque féodale, d’un bouclier pesant et surtout, d’un brassard fixe obligeant l’escrimeur à conserver le bras allongé durant l’assaut.

C’était fort bien pensé.

En effet, La Châtaigneraie, gaucher invétéré, avait été, jadis, blessé au bras droit par un coup d’arquebuse. Il en conservait des séquelles et, dans ces conditions, tenir un tel écu avec un tel brassard lui serait difficile.

— Ce choix est parfaitement déloyal, s’emporta le duc d’Aumale. Nous le contestons !

Aux côtés du roi, Diane en rajouta dans l’indignation. Elle n’acceptait pas ce coup de théâtre et, fixant dans les yeux le connétable, par-delà le champ, lui intima l’ordre silencieux de réfuter le choix de Boisy – n’avait-il pas lui-même nommé son parent à cet office ? Le maréchal de Montmorency baissa les yeux ; il consulta ses assesseurs, demanda quelques précisions à La Châtaigneraie puis, d’une voix ferme où Diane ne put se défendre de percevoir une pointe de défi, déclara :

— Pour le tribunal des Armes, le choix effectué par la partie « soutenante » est valide. Nous l’acceptons et l’imposons aux adversaires.

Le teint de Diane de Poitiers, de livide, passa au rouge sombre. Dans cet instant, elle se serait sentie la force d’étrangler le connétable à pleines mains. Mais à ses côtés, le roi paraissait confiant. Il effleura discrètement sa paume du petit doigt.

Aumale ayant réfuté le jugement du tribunal, on se lança dans d’infinies palabres. Le public, écrasé de soleil et de fatigue, commençait à perdre patience, et des jurons peu amènes furent échangés entre gens du peuple et damoiseaux de satin.

— Gandins ! Mignonnes ! criaient les uns.

— Silence, crapauds ! rétorquaient les autres.

Enfin le combat commença – aux conditions voulues par Jarnac.

— Sale petit freluquet minable ! pesta la grande sénéchale en sourdine.

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Un premier assaut, sous la rumeur émue du public, mit aux prises les duellistes. Très vite, derrière l’âpreté d’engagements où l’un et l’autre jetaient toutes leurs forces, il apparut que la faiblesse criante du petit baron se trouvait amplement compensée par sa mobilité. Sautillant autour du colosse immobile, il donnait le sentiment d’un chien sauvage multipliant les attaques contre un buffle puissant, certes, mais statique. Il semblait, à les observer, que les armes du jeune bretteur – pourtant du même poids – étaient plus légères que celles du vieux guerrier qui, du reste, se mit bientôt à souffler de manière inquiétante.

Le public debout, d’abord extérieur à la querelle, ne tarda pas, de son côté, à s’identifier au plus modeste des adversaires. Jeune, sobre et attaqué, le petit Jarnac avait tout pour séduire une foule que rebutait la majesté raide et méprisante de La Châtaigneraie. Dès la troisième passe d’armes, le murmure populaire avait pris fait et cause pour David contre Goliath.

— Jarnac ! se mit à scander la foule. Jar-nac ! Jar-nac !

Dans la tribune couverte, Diane se mordait la lèvre. Une forte aigreur à l’estomac l’avertit que les choses prenaient un tour mauvais. Elle ne se trompait pas. En effet, sous les regards horrifiés de la tribune royale, le petit Chabot venait de bondir derrière le gros Vivonne et, d’un geste net, prémédité, avait trouvé le défaut de l’armure pour trancher le jarret gauche de son adversaire. Un cri d’allégresse jaillit de la foule vers les cieux.

— Hourra ! Jar-nac ! Jar-nac !

Diane sentit que ce coup de taille avait attaqué le muscle en profondeur ; déjà La Châtaigneraie ne tenait plus, branlant, que sur sa jambe droite. Il moulinait dans le vide et s’appuyait péniblement sur son haut bouclier. Or presque aussitôt, rapide comme l’épervier, Jarnac s’en vint lui sectionner l’autre jarret – en enfonçant, cette fois, le tranchant de la lame jusqu’à l’os !

Dans un soudain silence de mort, le colosse s’affaissa comme un huit-cors1 sous la dague du veneur.

— C’est une plaisanterie, s’indigna Diane. La peste soit du balourd !

Après un court moment de silence, la clameur de la foule monta vers les cieux, portant le vainqueur aux nues. Le fameux « coup de Jarnac » venait d’entrer dans les Annales.

Le roi lui-même, sidéré, s’était levé ; bouche bée, le regard perdu, il fixait son champion qui gisait sur le sable, à merci... Le baron chétif aurait pu aisément l’achever, mais il n’en fit rien. Accourant au contraire vers la tribune royale, il supplia le souverain de le décharger d’une telle besogne, et s’en remit « à son auguste décision ».

Alors Diane se leva aussi pour ne pas défaillir de dépit.

— Dites-moi que nous allons nous réveiller, glissa-t-elle à l’oreille du roi.

Henri demeurait sans voix... Enfin, il se racla la gorge. Un nouveau silence, à peine troublé par les râles de La Châtaigneraie, s’était fait à l’orée de la forêt de Saint-Germain.

— Vous avez fait votre devoir, reconnut Henri, accablé, la mort dans l’âme. Votre honneur doit vous être rendu.

Le vainqueur s’inclina devant celui qui, par aveuglement, avait causé ce gâchis. Un nouveau cri de victoire – aux accents cette fois menaçants – retentit par toute la forêt.

Des valets évacuaient déjà le vaincu sur un brancard.

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L’affaire aurait pu en rester là.

C’était compter sans les jeunes amis de La Châtaigneraie qui, multipliant les provocations, cherchèrent querelle au petit nombre des soutiens de Jarnac. Ceux-ci, dépassés, en appelèrent vite à la foule qui, franchissant les lices, renversant les barrières, se jeta sur les provocateurs. Une mêlée violente s’engagea, sous l’œil impuissant des hommes d’armes. Des coups de dague et de fleuret, puis même des coups de feu, partirent en tous sens ; la foule déchaînée laissa dès lors éclater sa colère – et de terribles lynchages vinrent ensanglanter le satin blanc des petits marquis.

L’on avait transporté le vaincu à l’ombre du grand pavillon, et son chirurgien, refusant d’obéir à ses ordres, pansait au mieux ses profondes plaies. « Profondes jusqu’à l’âme », avait commenté Montmorency en secouant la tête.

— Laisse-moi crever ! hurlait La Châtaigneraie au barbier. Crever !

On le laissa, en effet, mais par peur et non par obéissance ; une cohue furieuse venait en effet de prendre d’assaut le pavillon brodé d’or, et le chirurgien comme les valets jugèrent prudent de s’enfuir. Alors on vit le seigneur foudroyé faire l’effort de se redresser et, arrachant lui-même ses pansements, rouvrant ses plaies de ses propres mains, se vider lui-même de son sang.

Dans la belle tente agitée comme un navire dans la tempête, le peuple ivre de colère renversa les buffets, puisa dans les vivres à pleines mains, s’empara des plats, des bassins, des aiguières... On pilla. L’on détruisit. L’on tua sur place un laquais téméraire, on arracha les tapisseries et mit le feu à des splendeurs que le matin même, on n’aurait osé regarder... Même la tribune royale, évacuée par la garde, subit les outrages de la population hors d’elle ; et l’on vit des harpies déchirer de leurs ongles le siège où trônait, une demi-heure plus tôt, la belle Diane de Poitiers.

Le monogramme du roi et de la favorite allait être foulé aux pieds par le peuple.

Ainsi s’acheva, dans le tumulte et la haine, la première manifestation publique du règne d’Henri II. L’apothéose avait tourné à la débâcle. Et dans la litière argentée qui, tous rideaux fermés, l’emportait au petit trot, la sénéchale en fuite ruminait de sombres pensées sur le plus sombre des augures.

Le Ciel avait fait son choix.



1- Grand cerf aux bois très ramifiés.

Les Fils de France
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