Manoir du Plessis-lez-Tours.
Un bon demi-siècle après la mort de Louis XI, la gentilhommière avait perdu les grilles et les défenses dont un roi vieillissant, inquiet, l’avait autrefois hérissée. Remaniée depuis pour l’agrément d’Anne de Bretagne, elle découvrait un abord riant ; et la jeune infante n’avait pas tardé à s’y plaire. La vie que l’on menait autour de sa petite personne était du reste bien réglée ; sous la houlette d’Aimée de Lafayette, la maisonnée s’adonnait aux joies du terroir : promenades et chevauchées, dévotions, fêtes champêtres et bonne table...
Les cuisines de la demeure en étaient, avec les caves, le principal attrait. Dans ces pièces basses où la lumière, filtrée par de grands soupiraux, se reflétait sur une batterie infinie de cuivres briqués comme des armes, dans ce palais des fourneaux, des billots et des très lourdes tables, antre odorant et suave où rôtissait toujours quelque gibier, où des ragoûts appétissants n’en finissaient pas de mijoter sur des potagers pendant qu’on éminçait les herbes et les petits légumes, régnait non pas un chef, mais une cuisinière – à la fois bourrue, tyrannique et merveilleuse : Françoise.
Gautier de Coisay, maintenant détaché au Plessis par la reine de Navarre, avait compris tout l’avantage qu’il pourrait tirer de relations confiantes avec l’ogresse. Et chaque soir ou presque, c’est ici qu’il venait s’installer, un long moment, pour causer, pour boire, pour goûter en passant de succulents chefs-d’œuvre...
— Sieur Gautier, grondait Françoise, je m’en vas vous donner de ma movette4 sur les doigts !
— C’est trop bon, répondait le fautif en se brûlant plus ou moins, avec des mines d’enfant effronté.

Un soir de grande pluie, en l’absence de Mme de Lafayette, il s’appliquait sans vergogne à saucer le fond d’un civet quand un valet descendit le chercher aux cuisines.
— Monsieur, dit-il, il y a là-haut un visiteur qui se recommande de Sa Majesté le roi de Navarre.
— Un visiteur... Il est seul ?
— Oui. Espagnol.
— Espagnol ! Et gentilhomme ?
À la moue du valet, Gautier se sentit autorisé à bousculer un peu les formes.
— Montre-le-nous, dit-il, que Françoise puisse juger sur pied, s’il faut nous le faire en rôt ou en bouilli...
Le valet ne comprit pas ce qu’on lui demandait.
— Ramène donc ton bonhomme, béjaune ! hurla Françoise qui, elle, se fit comprendre.
L’intrus descendit donc. Une fois débarrassé de sa cape ruisselante, il fit plutôt forte impression ; il n’était plus jeune mais paraissait dans une forme admirable. Il se présenta comme le seigneur Juan Martinez d’Ezcurra.
— Pardonnez-moi de vous recevoir aux fourneaux, bredouilla soudain Gautier.
— Il est des endroits pires pour un voyageur affamé.
Françoise lui fit sans peine accepter une jatte de son civet. Coisay se présentait enfin.
— Je suis le chevalier de Coisay. J’ai longtemps servi, entre autres, le duc d’Alençon, et suis aujourd’hui écuyer ordinaire de l’infante. Mme de Lafayette, qui est en ce moment...
— Je sais bien qui vous êtes, coupa Ezcurra, puisque c’est vous que je suis venu voir. Voici mes créances5.
Tandis que Coisay, méfiant, déchiffrait la fine écriture d’Henri d’Albret, le visiteur vida son assiette – assez discrètement du reste.
— Fameux ! approuva-t-il en se resservant sans manières.
— Le roi de Navarre me dit que vous êtes porteur d’un message pour moi...
— Oui, mais un message oral, confirma Ezcurra. Je vous en ferai part tout à l’heure.
Il jeta un œil en direction de Françoise qui affecta de ne pas comprendre. Elle lui sourit seulement et lui, bien élevé, répondit à son sourire.

La pluie avait cessé. Gautier entraîna son visiteur jusqu’aux bords du fleuve, où se mirait une lune presque pleine. L’Espagnol admirait.
— Magnífico !
— Alors, ce message ?
— Je sais pouvoir compter sur votre discrétion...
— Naturellement.
— Voici de quoi il s’agit. Le roi de Navarre se pose en ce moment de multiples questions. Et notamment, il aurait aimé savoir s’il vous paraît possible d’envisager un départ discret de sa fille vers le Béarn...
— Vous voulez enlever l’infante Jeanne ?
— Qui parle d’enlèvement ?
— Je vous en prie : ôtez tout de suite cette idée de la tête du roi Henri. Sa fille n’aurait pas fait dix lieues que tous les archers du roi de France se répandraient sur les terres séparant le Plessis de Pau...
L’Espagnol argumenta pour la forme, mais l’opinion de Coisay lui parut si ferme qu’elle allait peser d’un grand poids dans le renoncement des Navarrais à ce projet aventureux.