Château de Mauny, près de Rouen.

Le dauphin fit faire un demi-tour à son beau coursier gris.

— Madame, ne serez-vous des nôtres ?

— Pas cette fois, Monseigneur. Amusez-vous bien avec votre père !

Diane parlait depuis le haut du perron de son manoir normand. Encore médiévale, tout à fait campagnarde, la demeure avait conservé quelque chose du vieux charme des temps chevaleresques ; et ses tours dépassées, ses murs trop épais, ses défenses d’un autre âge, contribuaient au repos que l’on venait y prendre.

La grande sénéchale salua le roi et ses fils qui, bravant la pluie et les bourrasques, se promettaient une chevauchée rude, comme elle les aimait.

— Alors à bientôt, madame ! lança Angoulême, le plus jeune des trois princes.

En son for intérieur, elle ne se faisait pas à ce que les Fils de France, âgés à présent de dix-sept, seize et treize ans – des enfants qu’elle avait élevés depuis le berceau et qui, jusqu’à ces dernières années, l’avaient appelée « Maman-Brézé » – aient changé leurs habitudes au point de lui servir, comme à tant d’autres, ce titre de « madame ».

À ses côtés, Catherine de Médicis, duchesse d’Orléans, n’avait pas cillé. Mais il semblait qu’elle comprît ce genre de subtilités.

— Ils sont un peu vos enfants, n’est-ce pas, ma cousine ?

— Les enfants d’une bien jeune mère !

— Oh, je ne voulais pas...

— Bien sûr que non, je vous taquine.

La grande sénéchale, pour rentrer, s’effaça devant la princesse ; mais celle-ci exigea de lui céder le pas.

— Encore le privilège de l’âge, insista Diane.

La famille royale avait accepté, pour quelques jours, cette invitation à Mauny, comme l’auraient fait de simples bourgeois ; d’ailleurs la suite officielle avait été réduite à presque rien. Seul un régiment d’archers campait dans l’avant-cour, pour garantir une sûreté du reste peu menacée.

— Ah, je venais justement vous chercher, dit la reine Éléonore en découvrant Diane et Catherine au milieu du grand escalier.

La souveraine, dans le particulier, était aussi familière et simple qu’elle pouvait se montrer rigide et majestueuse en public.

— Figurez-vous, ma bonne, que M. de Montmorency me parlait du grand amiral, et de ses manigances pour tenter de salir votre réputation. Je suis d’avis que ce drôle mérite une correction.

Diane de Brézé se contenta de sourire. Quand elle avait appris l’odieuse manœuvre de Brion à son égard, elle avait choisi de tout traiter par le mépris. Mais cela n’ôtait rien à la haine qu’elle éprouvait à l’encontre du clan des « hérétiques » – cette singulière trinité que formaient Anne de Pisseleu, favorite, Marguerite de Navarre, sœur du roi, et Philippe Chabot de Brion, grand amiral de France.

— Ma chère Diane, dit le maréchal de Montmorency quand toutes trois l’eurent rejoint devant l’immense cheminée, ne pensez-vous pas qu’il serait temps de mettre un peu d’ordre aux affaires de M. Chabot ?

— Vous faites allusion, peut-être, aux pots de vin que lui versent les armateurs dieppois ou autres, comme le sire Ango...

— Certes, opina le grand maître ; mais pas seulement.

— Vous nous faites languir, dit la duchesse d’Orléans qui ne paraissait point languissante.

— Parlez, parlez ! insista la reine Éléonore.

— Eh bien...

Montmorency se détendit lentement, comme un gros chat tiré de sa sieste par une envie soudaine de chasser le mulot. Diane feignait un détachement aussi forcé que l’était l’intérêt apparent de Catherine.

— Votre Majesté, dit-il à la souveraine, connaît trop les affaires du Portugal6 pour ignorer les efforts consentis par ce royaume en vue de s’assurer la haute main sur son domaine colonial.

— C’est de bonne guerre, admit la reine.

— En effet. Aussi bien, il y a quelques années, les Portugais n’ont-ils pas mesuré leurs subsides à M. Chabot pour qu’il dissuadât nos pêcheurs d’aller violer ce territoire...

— On les comprend, dit la reine.

— Mais le comprend-on, lui ? Surtout quand on sait que, dans le même temps, et tout en faisant mine d’interdire ces sortes d’empiétement, M. Chabot les encourageait dans l’ombre – moyennant, bien entendu, sa petite commission sur les pêches.

Diane de Brézé feignit l’incrédulité.

— Vous voulez dire qu’il touchait des deux côtés ? Cela me paraît bien habile pour un tel homme.

— Il faisait mieux, ma chère. Il allait jusqu’à dénoncer certains contrevenants aux Portugais, afin d’obtenir, ici et là, quelques rallonges ! Sans renoncer pour autant à protéger ses clients...

— Le diable d’homme ! conclut Catherine de Médicis qui – elle ne s’en cachait pas – trouvait l’amiral amusant.

L’envie de prendre sa revanche sur celui qui, de manière tortueuse, avait monté contre elle un piège des plus grossiers, aurait pu inciter la grande sénéchale à soutenir son ami dans ses accusations, et à pousser son avantage dans l’intimité de la reine et de la princesse. Pourtant Diane n’en fit rien. Au contraire, elle s’offrit le luxe de minimiser la faute de son ennemi et, feignant d’excuser une conduite qui, par ailleurs, la révulsait, trouva des excuses à un homme qu’elle eût volontiers voué à la damnation éternelle.

— Que celui, dit-elle, qui n’a jamais tiré quelque avantage d’une situation favorable, aille lui jeter la première pierre !

— Ma chère amie, vous n’êtes diantrement pas rancunière !

— À quoi servirait-il d’alimenter la querelle entre nous ? estima la noble hôtesse.

Un éclair d’admiration pure passa dans le regard de la reine.

— À tout prendre, hasarda Diane, et s’il fallait me venger, j’aimerais mieux que ce fût contre l’agent actif de toute cette affaire.

— Et de qui parlez-vous ? demanda Montmorency.

— De celui qui a transmis mon prétendu message aux vilains barons de Bretagne.

— Ah, celui-là, bien malin qui le connaîtra !

— Moi, je le connais, déclara la grande sénéchale.

— Vraiment ?

— Oui... Notre cardinal a su l’identifier.

— Mais qui est-ce donc, alors ?

— Il s’appelle Gautier de Coisay, et nous le connaissons tous plus ou moins.

Cette annonce avait produit son effet.

— Coisay ? demanda la reine.

— Le Coisay que je connais ? Celui de Mme Marguerite ? insista le maréchal.

— Celui-là même, confirma Diane en soupirant.

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Ce soir-là, les cavaliers, recrus de fatigue, ne veillèrent pas. En l’absence de seigneurs et de dames, et les souverains s’étant eux-mêmes retirés dans leurs appartements, Diane de Brézé se retrouva seule, devant l’immense cheminée, en compagnie de sa cousine. Il lui sembla, du reste, que la duchesse d’Orléans avait favorisé ce tête-à-tête, et qu’elle avait des confidences à lui faire. Elles parlèrent d’abord du dauphin, de son caractère instable et fuyant.

— Je crois que mon beau-frère ne m’aime guère, estima Catherine.

— Je crois qu’il n’aime personne, admit Diane. Je l’ai toujours connu étrange, à la fois gentil et froid, charmant parfois et parfois tellement dur ! En tout cas, peu aimant.

— Je ne sais quel roi il fera, mais quelque chose me dit que son règne sera fort instable, et même peut-être redoutable...

Diane prit tout son temps pour répondre. Dans l’âtre, la dernière grosse bûche s’effondrait dans un nuage d’étincelles.

— Quelquefois, hasarda-t-elle, je me dis que la Providence a commis une erreur, et qu’elle aurait dû faire naître Henri le premier.

— On ne peut rien démêler aux desseins de la Providence.

— Vous seriez la dauphine...

— Taisez-vous donc !

La princesse la regardait en coin. Sa cousine poussa plus loin l’audace.

— Vous seriez la dauphine et moi, l’amie de la dauphine...

— Dites surtout ; l’amie du dauphin !

Diane ne releva pas ; Catherine tenta d’en revenir à des considérations plus anodines.

— Leurs années de captivité en Espagne les ont beaucoup marqués, l’un comme l’autre...

— Vous avez raison, dit la grande sénéchale. J’ai vu partir deux enfants que je connaissais comme les miens ; et j’ai vu revenir deux inconnus, ou presque...

— Dont l’un est devenu mon mari...

À la fin, Catherine s’arma de courage et se lança dans la confidence qui avait justifié, à ses yeux, ce discret tête-à-tête.

— Je suis une épouse malheureuse ; malheureuse de ne pouvoir donner à son mari les enfants qu’il attend. Mais vous savez comme moi que le prince est curieusement conformé de ce côté...

Dans la pénombre, Catherine pouvait rougir en toute impunité. L’infirmité très intime dont son époux était atteint constituait, à ses yeux, la seule explication possible d’une si longue, d’une si humiliante stérilité. Elle alla plus loin dans la confidence.

— Chaque jour qui passe, ma cousine, rend ma position plus délicate. Or depuis la mort de Clément VII7, je ne suis plus que « la nièce d’un pape mort », comme disent certains...

— Vous demeurez une Médicis, tenta la sénéchale pour la réconforter.

Ses yeux embués fixaient les braises incandescentes. Catherine lui prit la main.

— Diane, je sais que mon mari n’a pas de secret pour vous.

— En aurait-il pour vous, Catherine ?

— Malheureusement, oui. Vous savez qu’il ne m’aime pas.

— Finalement, le prince Henri non plus n’est guère aimant.

— Non...

Un silence se fit, qui sembla durer une éternité.

— Ou plutôt si, se reprit Catherine. Seulement, c’est vous qu’il aime.

Diane parut saisie de stupeur.

— Ne dites pas de sottises.

— Je ne dis pas de sottises ; j’observe ; je réfléchis...

— Vous réfléchissez trop.

— Et c’est vous qui parlez ainsi !

Un nouveau silence enveloppa les ombres, troublé seulement par les craquements ultimes du bois consumé. Diane essaya de brouiller les pistes.

— Vous le disiez tantôt : je pourrais être sa mère...

Catherine ricana tout bas. Puis elle se leva en rejetant la main de l’autre.

— Peut-être... Il n’empêche qu’Henri n’a aimé, n’aime et n’aimera jamais que vous.

Les Fils de France
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