Château de Fontainebleau.
À l’issue de son séjour triomphal dans les Flandres, Anne de Pisseleu s’était attendue, plus ou moins, à rentrer à Fontainebleau sous une pluie de roses. Il lui semblait qu’elle avait pris la conduite de la diplomatie française, et qu’un sens aiguisé des rapports de force, joint à cet art, si rare, du judicieux et du propice, l’avait faite l’égale de ce qu’avait pu être, une vingtaine d’années plus tôt, la « régente noire ». Du reste, pour avoir accompagné, au tout début de sa faveur, la mère du roi jusqu’à Cambrai – au beau temps de la Paix des Dames – elle pouvait mesurer à quel point s’imposait la comparaison.
Las ! En son absence, le roi n’avait fait que ruminer... Et tandis que son abcès dégénérait en fistule, il s’était convaincu de la nocivité d’un traité que, pourtant, Anne l’avait vu appeler de ses vœux ! C’est tout juste, lorsqu’elle vint le retrouver dans sa chambre après cette longue absence, s’il ne lui en fit pas le reproche.
— Dieu, que nous avons mal négocié ! gémit-il.
— Nous avons défendu, au mieux, les intérêts du royaume et ceux du prince Charles.
— Charles, oui... Mais Henri !
— Henri demeure, vous le savez, la proie de personnes mal intentionnées.
À la vérité, la duchesse se serait bien passée d’un tel désaveu. Elle qui croyait revenir au pinacle, voilà que le roi la ravalait presque au rang d’une scélérate ! Elle tenta de se hisser de nouveau sur un pied plus royal.
— L’empereur m’a chargée de vous transmettre des vœux fervents de prompt rétablissement.
— Taisez-vous.
Anne s’empourpra. Mais qu’avaient donc fait Guise, et Annebault, en son absence ? Elle se dit qu’à l’avenir, elle éviterait de laisser le roi si longtemps loin d’elle...
Ce qui changea sa contrariété en une sorte de panique, c’est le comportement d’un souverain qui, tout malade qu’il fût, tout essoufflé, tout transpirant, voulut d’emblée lui rappeler qu’elle n’était pas sa maîtresse pour s’occuper seulement de traités et d’alliances.
— Embrassez-moi, vilaine ! lui dit François, du ton qu’il eût pris pour s’adresser à une fille.
— Sire...
— Allons, ne fais pas ta précieuse !
Les personnes présentes s’éclipsèrent, à la grande honte de la favorite qui, de plus en plus révulsée à l’idée de satisfaire un malade devenu repoussant, tenta de s’arracher aux bras tremblotants qui prétendaient l’étreindre.
— Allons, ma mie, gémit François comme eût fait un enfant – ou bien un vieillard... Je t’ai longtemps attendue...
Alors Anne parvint à surmonter son dégoût, sa lassitude et, avec « son art consommé du propice et du judicieux », tenta de donner un peu de plaisir à son vieil amant. Elle se surprit à en prendre elle-même, mais d’une manière inédite et peu recommandable – manière qui devait pouvoir passer pour la forme profane d’une délectation morose.
— Au fait, s’exclama François alors qu’elle demeurait couchée sur lui, mon fils m’a fait parvenir une lettre qui vous concerne un peu.
— Votre fils !
— Henri dauphin.
Anne de Pisseleu ferma les yeux. Il était dit qu’elle n’en serait jamais quitte avec de tels ennemis.
— Où est sa lettre ?
— Ici même, dit François qui l’avait conservée à portée de la main, glissée sous un oreiller.
La duchesse, peinant à conserver son empire sur elle-même, défit le pli vivement. Ce qu’elle lut la mit hors d’elle : le dauphin, anticipant sur la reprise au printemps des hostilités, suppliait son père de révoquer l’amiral d’Annebault et de le remplacer par « un homme de guerre plus affirmé ».
— C’est Montmorency, son homme de guerre, siffla la favorite outrée.
Elle en aurait bavé de colère.
— Enfin, dit-elle en quittant le lit, dépenaillée, les cheveux en bataille, mais ne voyez-vous pas qu’ils veulent tous vous imposer ce grand traître de connétable, ce félon, cet enfant des Érinyes2 ?
— Madame, calmez-vous !
— Bien sûr que je vais me calmer. D’ailleurs je vais vous abandonner aux griffes de ces fauves ! Je vais les laisser vous dévorer pour mieux se partager l’héritage. Allez-y, rappelez Montmorency, confiez la France au dauphin et à sa Vieille — puisque c’est elle qui est derrière tout cela et que, faible d’entre les faibles, vous la laissez agir impunément. Tenez : vous n’aurez qu’à la prendre pour maîtresse !
— Anne !
La duchesse se précipita vers la porte, qu’elle ouvrit en grand, et sortit en rejetant la tête, dans la pose outrée, dévastée, de celle dont on n’a pas reconnu les talents.