Moulins, château des Bourbons.

Moulins, en Bourbonnais... Après quatorze années, le souvenir du connétable félon n’avait pas déserté son ancienne capitale. En chaque rue, sur chaque place, les armes de la maison de Bourbon, les vestiges d’écuries et de corps de garde, et jusqu’aux inscriptions laissées par Anne de Beaujeu, entretenaient la mémoire d’une cour fugace mais grandiose, parmi les plus riches qui furent jamais. Le grand retournement3 de 1524 n’était pas vécu, ici, comme une trahison ; et bien que la couronne ait fait en sorte, depuis, d’éradiquer toute trace du funeste faux pas, nombreux étaient les témoins en vie pour lesquels le « bon temps d’avant » restait celui de la fille de Louis XI et de son gendre.

C’est en pleine conscience de ces choses que François Ier avait choisi « sa bonne ville de Moulins » pour le grand événement qu’il mûrissait depuis des semaines. Il était temps, se disait-il, de récompenser dignement le maréchal de Montmorency des prouesses militaires dont il venait de gratifier la France ; mais quitte à faire de lui le nouveau connétable – autant dire le premier soldat du royaume – il semblait important au monarque de l’adouber dans la cité même de son indigne prédécesseur. Comme pour lui indiquer, à toutes fins utiles, que la roche Tarpéienne demeurait proche du Capitole...

En ce dimanche 10 février, toute la Cour s’était ainsi faite bourbonnaise. Et le légat du pape, entouré des cardinaux français, les chevaliers de l’ordre de Saint-Michel avec leur grand collier, le chancelier en tenue, les ministres, les maréchaux, bien entendu les princes et princesses – tout ce que le pays comptait de hauts dignitaires, se pressait dans les anciens salons de Charles de Bourbon. Même le grand amiral de France, adversaire déclaré du grand maître et depuis des années son rival en politique, avait été convié à se réjouir sur commande, et n’avait pu s’épargner d’assister au triomphe de « l’autre » !

— Voir ce gros maréchal remâcher sa gloire promet d’être un supplice, lui souffla, sincèrement lasse, la duchesse d’Étampes. C’est une journée bien triste... J’imagine que la Vieille est aux anges...

— Non seulement cette dame, mais tout le mauvais parti qui s’accroche au nouveau dauphin...

Chabot de Brion lissait les queues d’hermines de son lourd manteau officiel, flanqué de sa chaîne d’or et de différentes plaques étrangères. Il tenait, dans sa main gauche, un chapeau de velours à grand panache.

— Ce qui m’inquiète le plus, confia-t-il à la favorite, c’est cette cohorte de gens de finance que le nouveau connétable est en train de placer dans tous les rouages de l’État. Je ne serais pas étonné que ces gens-là se mettent à nous chercher noise d’ici peu...

— Parlez pour vous, rectifia la belle Anne. Car pour moi, je n’ai rien à me reprocher.

— Raison de plus pour vous abattre, répliqua le grand amiral en s’éloignant pour aller saluer le nonce apostolique.

La maîtresse du roi se sentit blessée par ces mots de son ami et allié. Elle en mit la méchanceté sur le compte d’une amertume bien légitime ; après tout pour Chabot, l’apothéose de ce brillant rival signait un peu l’échec de toute une vie...

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Ainsi les fastes de la monarchie consacraient-ils Montmorency. Le roi, précédé des Cent-Suisses, des archers de la garde et des deux cents gentilshommes de sa maison portant leur hache de cérémonie, accompagné de six hérauts d’armes en grand habit et du représentant du grand écuyer de France, portant l’épée royale, entra, suivi du dauphin Henri et du prince Charles, duc d’Orléans, dans la haute salle parée de bleu et d’or. Et si François Ier subissait, ce jour-là, une recrudescence pénible de son abcès, il prit du moins sur lui de n’en rien laisser paraître devant la brillante assistance.

Le maréchal, dont l’entrée discrète, par une autre porte, était passée presque inaperçue, se trouvait vers le fond de la pièce, non loin de la reine, de la reine de Navarre de retour de Touraine, de la dauphine Catherine et de la grande sénéchale, rayonnante. Il fit quelques pas en avant et, sur un signe du cardinal Le Veneur, vint poser la main sur un reliquaire contenant un morceau de la Vraie Croix. Se trouva-t-il, dans cette foule triée, quelqu’un pour remarquer que c’était l’objet même qui, quinze ans plus tôt, avait consacré la trahison des conjurés de Montbrison ? Rien n’est moins sûr... Sa Majesté reçut le serment de son premier sujet, puis elle tira de son fourreau l’épée royale et la remit, nue, entre les mains du nouveau connétable.

— Ainsi rendons-nous justice aux très grandes, louables et recommandables mœurs et vertus de notre très cher et aimé cousin Anne, sire de Montmorency, déclara François d’une voix ferme et grave.

Les hérauts firent un pas en avant et crièrent trois fois, en chœur : « Vive Montmorency, connétable de France ! » pendant que se mettaient à rouler, dans les murs et jusqu’au-dehors, tous les tambours de la garde. Le roi devant ensuite se rendre à la chapelle, il en indiqua la direction au récipiendaire qui, honneur inouï, lui ouvrit la voie en marchant, seul, devant lui, portant les marques de sa nouvelle dignité.

Diane de Brézé se pâmait de joie. Anne de Pisseleu frémissait de rage.

L’une comme l’autre avaient calculé qu’outre les gages, pensions, dons et bienfaits divers dont il bénéficiait par ailleurs, le nouveau connétable allait percevoir pour sa charge vingt-quatre mille livres par an ! Ses pouvoirs statutaires lui conféraient désormais, outre la représentation du roi en tout lieu, la haute main sur les opérations militaires, la police des gens de guerre, le contrôle des finances sur ce vaste domaine et quelques autres... Les maréchaux de France devenaient ses simples lieutenants ; tous les officiers royaux seraient désormais ses obligés ; sa puissance allait être immense et faire de Montmorency, en France, selon le surnom dont certains l’affublaient déjà : « le Tout-Puissant ».

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Parmi les joies innombrables de cette journée si belle pour lui, il en est une qui combla le connétable au plus profond de son cœur. Et c’est l’accolade que le dauphin, de lui-même, bravant et l’étiquette et sa propre timidité, vint lui donner avec chaleur à l’entrée de l’église.

— Si je n’étais prince, dit Henri en le serrant dans ses bras, je vous envierais.

— Mais vous devriez m’envier !

Le dauphin demeura un instant interdit. Montmorency se fit plus précis.

— Vous devriez m’envier car je reprends, dès demain, la route de Moncalieri...

Les Fils de France
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