Je ne sais plus si on poursuit la chance, ou si c’est elle qui nous poursuit.

Bon, qu’est-ce tu veux que je te raconte ?

La suite ?

D’ac : on y va.

Et je vais te la chanter en canon, comme dans la famille Krupp (qui a si bien su faire son trou).

Mais avoue que la rapidité avec laquelle j’ai recollé au peloton est démentielle, non ? La main du Barbu, mon pote, cherche pas. Vois-tu, à la base, on patauge dans un malentendu, nous, les hommes. On espère un Dieu dans l’autre monde, alors que Dieu n’est que de celui-ci. Dieu est parmi nous parce qu’il n’y a pas d’ailleurs. Tous les pensionnés de la prière se foutent l’oraison dans l’œil : ils thésaurisent à blanc, à vide, en vain, en avide, en divin. Moi, ça m’est apparu l’autre soir, comme une vérité. Au moment de me zoner. Boum, je me dis : « Dieu est ici, recta ! L’éternité, c’est en ce moment. After ? Nib d’auréole. Zob et zob. Les gentils vers dans le pardingue à manettes, ultimes animaux domestiques. Dieu ? Illico ! Avec nous ! Vive Dieu ! Bravo ! Voilà Magloire ! Dieu et mon doigt ! Pas aux calendes : maintenant. En exercice 24 plombes sur 24. En ce moment que je te cause, il ligote par-dessus mon épaule. Opine. Se renchérit. Pense : « Tiens, en v’là un qu’a enfin pigé. » Il est content. L’épargne prière ? Du fonds russe ! Les tickets d’imploration sont à honorer sur-le-champ. Faut les présenter au contrôle. Pas attendre que tu deviennes en os, que tu vires poudre d’escampette. Hé, mon Dieu ! N’est-ce pas ?

La cabane lacustre, je vais t’expliquer, elle sert à la chasse aux canards sauvages d’Ibsen. P’t’-être aussi à la pêche. Elle est pourvue de toutes petites fenêtres et l’on y accède par un ponton branlant, en planches disjointes.

Tu peux pas imaginer combien ce paysage est bioutifoule dans la nuit en forme de crépuscule. Le lac gelé, bordé d’ajoncs givrés. La neige qui floconne suavement sur cette immensité. Et puis cette mignonne cabane scandinave d’où coule une lumière orangée… Ça te suffit, ou tu veux que j’en rajoute ? Je peux te refiler encore les traînées lumineuses sur la glace du lac Kéköneri, et des vols d’oies blanches sur le ciel noir ? Même que les flocons de neige on dirait des plumes ! Tu mouilles, hein ?

Le Mastar murmure à travers la fumaga qui monte de lui comme d’un excrément frais :

— On les contacte à la brutale ?

— Je vois guère le moyen d’usiner autrement, Mec. Si on toque à la lourde en leur disant en français qu’on est le laitier ou le facteur des recommandés, ils risquent de ne pas nous croire. T’as ton feu ?

— Yes, sœur.

— Aboule !

Herr Béru me présente l’objet. J’ôte le cran de sûreté, puis je tire le mien de ma vague. Le plus duraille reste à faire : poser mes targettes afin de pouvoir approcher sans bruit de la cabane. L’opération est simple. Je vais me tenir à côté de la porte tandis que Béru prendra son élan pour l’enfoncer. Dès que l’huis aura mis les pouces, faudra que je me rue à l’abordage, profitant de l’élément de surprise.

J’ôte mes boots fourrés. Aussitôt, le froid hideux me saisit les pinceaux dans ses mâchoires acérées (c’est torché, hein ?) Je domine l’aigre douleur et me coule jusqu’au refuge. J’entends des bruits de voix assez véhéments. On dirait que ça rouscaille ferme là-dedans.

J’ai un geste vers le Gros. Lui aussi s’est débotté. Il marche en faisant grincer les lattes. J’espère qu’on ne l’entend pas depuis l’intérieur. Parvenu à cinq mètres de la lourde, Sa Majesté se fout en boule (dozer), de trois quarts, la jambe droite fléchie, l’épaule en saillie. Il prend une grande goulée d’oxygène et d’azote mélangés, remettant à un peu plus tard d’en faire le tri et il s’élance avec un curieux saut de kangourou venant de se filer un oursin dans la cavité incubatrice.

Les signes du bélier et du taureau réunis.

La porte part en sucette aussi docilement qu’une feuille morte devant la bouche d’une soufflerie. Paré pour plus de résistance, le Gros continue sur sa lancée et va trajecter ailleurs.

Je suis déjà dans la carrée, mes deux feux pointés. Je hurle à m’en déchiqueter les ficelles :

— Hands up ! ce qui, dans tous les westerns non doublés, signifie haut les mains.

Ils sont trois.

Eggkarte, Borg, et… une fille inconnue.

Eggkarte est ligotée, nue sur une chaise. La tête en bas.

Borg Borïgm est toujours loqué en dame patronnesse. Ce type, tu le verrais, tu glaglaterais du casse-noisettes. Car il est terrible avec ses longs cheveux blancs, son regard froid, ses mâchoires serrées. Quant au troisième personnage, la gonzesse inconnue, tu peux me croire sans attendre de recevoir le bon de garantie si je te dis qu’elle est sensas. Tiens, en vitesse, je te passe le prospectus. Taille de guêpe, longues jambes, cheveux blonds tombants, visage triangulaire, peau veloutée, yeux noisette, seins peu volumineux mais fermes, bouche admirablement dessinée et sensuelle. Quoi encore ? Ben non, c’est tout pour l’instant. D’autant que j’ai à t’en bonnir encore à propos du topo. Par quoi commencer ? Attends, oui, tiens : le Gros. Sache, ô mon frère amoindri, qu’il a quitté la cabane. Par où ? Par le mur du fond. La cabane est en bois vermoulu. Il l’a traversée en trombe, l’épaule toujours dardée.

Aucun obstacle n’ayant enrayé son rush, le dear Béru a percuté la paroi faisant face à la porte et il est reparti dans la nuit glaciale. Un trou béant témoigne de son passage ; des cris extérieurs, de sa douleur.

Voici pour Césarin.

Je te reviens à ma gente Eggkarte.

Alors là, je crois que nous nous sommes pointés à temps.

Je t’ai dit qu’elle est ligotée à une grosse chaise de bois mal équarri ? Oui ? Bon. Ses épaules reposent sur la partie destinée à recevoir généralement le darmiche. Sa tête pend dans le vide. Ses jambes sont repliées sur le dossier du siège et attachées aux montants, ce qui les lui tient grandes ouvertes. Le reste est pas commode à dire. Mais enfin, je suis là pour ça, hein ? Du jour où un Prix Nobel de lis tes ratures renonce à témoigner, il peut confier sa machine à écrire à César pour s’en faire un presse-papier. Alors, je t’informe que les tortionnaires de ma toute belle, profitant de ce qu’elle était en posture de bouteille, lui ont introduit un entonnoir à l’endroit précis où je lui fais un doigt de cour. Tu juges ? Non loin est un réchaud de camping sur lequel une casserole d’eau commence à fumer. Leurs horribles desseins se dessinent. Ils s’apprêtaient à l’ébouillanter de l’intérieur pour la contraindre à parler. J’avais encore jamais vu ça, moi ! Toi non plus ?

Ça ne me surprend pas.

Le descriptif ci-dessus, faut du temps pour le dresser, mais moi, œil de faux con, tu penses qu’en un éclair (au chocolat) je me le suis programmé dans le collimateur. J’ai bondi, revolvers aux poings.

Hands up, je te dis !

Borïgm et sa collaboratrice lèvent les bras. Je les contourne. Primo, neutraliser le célèbre fugitif. Coup de crosse à la base du cigare, là que les idées se forment et que le désir naît. Pas besoin de frapper fort, une beigne sèche, et le gus s’écroule.

Mince, qu’est-ce qu’il fout, Béru ? J’aurais bien besoin de lui, en ce moment. Je palpe les vêtements de Borïgm, il n’a pas d’armes sur soi. Lui, c’est carrément l’artillerie lourde. Deux mitraillettes et un fusil à lunette appuyés à la cloison sont là pour le prouver.

Sans cesser de braquer la jolie blonde, je détache Eggkarte.

— Pas trop de bob, dearlinge ?

Elle se remet à l’horizontale.

— J’ai des vertiges, parce que je conservais la tête en bas, mais ça va passer.

Pendant qu’elle se remet, je fais signe à l’autre mousmé de s’asseoir et je l’attache avec les liens ayant servi pour ma douce interprète.

Bon, ça paraît clarifié pour le moment.

Un froid de : canard, loup, etc. s’engouffre par la brèche. Je m’approche du trou.

— Ohé, Béruuuuuuu !

Une bordée d’injures m’arrive des profondeurs. Ça part des confins glacés.

— Mais où es-tu, Tartine ?

— J’ai dérapé jusque z’à dache ! me renseigne la voix. Les pinceaux me collent à la glace. Qu’en plus je m’ai foulé quéque chose, bordel !

Il me conseille d’aller me faire : voir, ch…, sodomiser et foutre, ce qui est pratiquement un pléonasme.

J’entreprends de colmater la brèche. Un poêle à catalyse est insuffisant à endiguer le froid. Le thermomètre baisse plus vite qu’un député dans l’estime de ses électeurs.

Je me prends dans un coin pour une conférence expresse.

— Parfait, San-Antonio, me dis-je. Et à présent ?

Car à présent, il s’agit de se planquouzer sérieusement. On ne va pas séjourner dans cette cahute démantelée jusqu’au retour de l’été. On crèverait de froid, avant. D’autre part, je ne puis descendre dans un hôtel avec mes prisonniers. Les meurtres de Borg Borïgm vont faire du pétard et, comme je te l’ai déjà laissé entrevoir précédemment, j’aurai droit aux retombées. Témoignage et parlotage sont les deux mamelles de la rousse, en Suède comme ailleurs. Donc, nous devons absolument dégauchir un coin pépère où nous terrer jusqu’au moment du moins où le Vieux aura sa fameuse conversation avec Borg.

Tiens, il soupire, cézique. J’empare ma ceinture pour lui entraver les quilles, et celle de la blondine pour lui fixer les mains dans le dossard.

Cette môme ne perd rien de mes gestes. Elle est ensorcelante. Je t’ai pas raconté qu’elle porte un bloudgine avec de la fourrure ?

Je lui souris. Y a des matuches qui se croient obligés de chiquer les rogneux avec les malfaiteurs. C’est pas mon cas. Une fois que j’ai obtenu gain de cause, je suis la cordialité faite homme.

— Ouf ! ça va mieux, murmure Eggkarte.

Elle va chercher une bouteille d’akvavit sur un rayonnage et s’en accorde une gorgée.

— Après vous si l’en reste ! gronde Bérurier en réapparaissant. Dedieu, ce valdingue. J’ai cru que j’allais glisser jusqu’à l’aut’ rive, heureusement que la glace est gelée !

— C’est rare mais ça arrive, dis-je.

Il entre en clopinant, cramponne la boutanche et fait son plein.

Eggkarte raconte son enlèvement. Il fut des plus simples. A peine avions-nous forcé la porte, que Borïgm s’est pointé, armé d’une mitraillette. Il lui a ordonné de les suivre. Ils sont montés dans une bagnole stationnée derrière la nôtre et sont venus directement à la cabane.

Elle grelotte en jactant. Tu penses : à poils comme elle était dans le froid refuge, elle a dû se choper la mort.

— Que voulait-il te faire, mignonne ?

— Je l’ignore, ils ne m’ont posé aucune question.

— Ils ont parlé entre eux ?

— Juste l’essentiel, quand il a dû mettre les chaînes et déblayer la neige sur le chemin. Il donnait des ordres, elle les exécutait.

— Demande à cette fille qui elle est.

Eggkarte s’exécute (ce qui vaut mieux que d’être exécuté par d’autres).

Elle baragouine. L’Ophélie en jeans répond.

— Alors ?

— Elle dit qu’elle est la princesse Anne d’Angleterre, fait mon amie.

Je pense qu’on a encore du pain sur la planche !

Alors, qu’est-ce qu’on décide ?

— Moi, je vois une solution, affirme la vedette d’Olida on Ice.

On le considère. Béru siffle quatre centimètres de tord-tripes, émet un renvoi au cumin et s’explique.

— Le seul endroit qu’on peut êt’ peinard, mes z’enfants, ben c’est dans la crèche aux deux macchabés. On va retourner s’y installer. Je ferai un chouille de ménage en entreposant ces messieurs-dames dans une chambre.

Il se tait, confiant dans la solidité de sa suggestion. Je la survole d’un esprit décidé.

L’accepte.

Un instant plus tard, comme disaient les cartons des films muets (ceux qui s’exprimaient le plus complètement), nous roulons en direction de Milsabör, avec deux voitures.

Pourquoi deux voitures ?

Parce que, mon bon nœud volant, notre chignole est trop exiguë pour contenir cinq personnes, dont deux qu’il faut surveiller. Voilà pourquoi j’adopte la formation suivante. Je ne te la soumets pas pour faire du remplissage ; c’est pas mon genre, mais parce qu’elle va avoir, d’ici pas longtemps, une importance que M. Obrecht qualifierait de capitale.

Eggkarte, tant bien que mal revigorée, prend, seule, l’auto de Borïgm, tandis que je conduis la mienne. Béru se met à genoux sur le siège passager et, revolver au poing, surveille nos deux prisonniers.

La pompe de la môme Tequïst me semblant mieux équipée pour la neige que la nôtre, c’est donc la jeune fille qui ouvre la marche.

Je te passe la chierie blanche qu’est ce chemin difficile. Mais enfin, nous le vainquons une deuxième fois.

Ensuite c’est la grand-route du nord qu’on chope en direction du sud. Tout est O.K. Borg Borïgm a repris ses esprits et semble vouloir se tenir tranquille. Il est fasciné par Bérurier qu’il a reconnu et dont, visiblement, les dons occultes l’impressionnent.

Je mate les feux rouges arrière de notre amie Eggkarte. Depuis que la route est dégagée, progressivement, ils gagnent sur nous. Je champignonne un peu plus, mais notre voiture est plus faible de cylindrée et davantage chargée que celle de la gentille momaque.

Pourquoi ne nous attend-elle pas ? C’était pas convenu, ce largage en souplesse. Est-ce qu’elle tournerait casaque et chercherait à nous semer du poivre ?

J’y balance des coups de klaxon véhéments. Mais son avance ne fait que s’accroître et embellir.

— Qu’est-ce sec ce cirque ? s’inquiète le Mammouth aux dents noires qui tourne le dos à la route.

— On dirait que la petite Eggkarte est décidée à vivre sa vie toute seule dorénavant, Gros. Elle roule à toute vibure. Ça y est, elle a disparu ! Ah, la garce !

Le commentaire de Sa Majesté, pour sobre qu’il soit, n’en est pas moins définitif.

— Toutes des salopes ! déclare-t-il d’une voix tellement pénétrée qu’il ne pourra plus la retirer.

J’enrogne salement, tu peux me croire. Note que la nénette a pour elle des circonstances atténuantes. Quand on vient de te kidnapper et qu’on a essayé de t’ébouillanter les légumes en te cloquant un entonnoir dans la moniche, tu as le droit de déclarer forfait. Dans l’existence, c’est bourré de gros bras qui annoncent qu’ils vont tout pulvériser mais qui se taillent sitôt qu’une souris des champs éternue un peu fort dans leur dos.

Ce qui me contriste, par exemple, c’est qu’elle est au courant du double assassinat de la rue Vidgög. Pour peu qu’elle s’affale, on va se faire cueillir comme des fraises.

— Je crois, Alexandre-Benoît, qu’on devrait réviser notre plan, murmuré-je.

Il évasive des épaules.

— De toute manière, on va faire demi-tour sur l’esplanade d’une estation d’essence fermée, annonce Nostrabérus ?

— Une vision ?

— Je nous vois virer devant une station d’essence que j’ai retapissée en venant.

Je hausse les épaules.

— On n’a pas intérêt à filer vers le nord, on n’est pas venu ici pour chasser l’ours blanc. Et il faut penser au Dabe qui va se pointer demain à Milsabör.

— S’il s’y pointe quand on sera tous en pension chez les archers du roi, i’ n’ sera pas plus avancé.

— Je crois qu’on devrait profiter de la noye pour rallier Stockholm et chercher refuge à l’ambassade de France. Le Vieux viendrait nous y récupérer, ainsi que son colis…

Mais le mage est buté.

Il me montre, dans les lointains, un fantôme, un mirage blanc de station essence.

— C’est là-bas qu’on va virer de bord, Mec, prophétise l’inquiétant personnage.

Un brusque désir de m’opposer à ses visions me tourneboule.

— Tu peux te l’arrondir, mon pote. Je ne tournerai pas.

— Tu tourneras ! J’y sens. C’est inscrit dans ma tronche.

Je ricane.

— C’est ce que nous allons voir, Bébé rose.

Et j’appuie un peu mieux sur la béquille. Heureusement que nous sommes chargés, sinon la bagnole dégoulinerait dans la neige.

La route, à l’endroit de la station, décrit une légère courbe. Comme je l’amorce, je vois se pointer les deux phares d’une tire lancée à folle allure. Elle louvoie comme un requin mécanique dans la baignoire d’un gamin. Je serre à droite, pour lui laisser le passage.

L’automobilise se met à klaxonner à tout berzingue. Elle nous croise. Au passage, j’ai eu le temps de reconnaître Eggkarte. Merde, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Elle doit avoir la rousse aux miches ! Vire ! Vire ! exhorte Béru.

D’instinct j’opère un dérapage contrôlé qui nous agite comme des bouteilles vides dans un panier posé sur le porte-bagages d’un vélo roulant sur une terre labourée gelée (les métaphores, c’est ma force car je phosphore en force).

Bref je tourne devant la station.

Ce n’est qu’un certain moment plus tard, alors que je pédale éperdument derrière Eggkarte que Béru, sans me regarder, laisse gentiment tomber ces deux mots cruels :

— Tu vois ?