On arrive à être de partouze à la fois, ce qui nous permet d’apprendre des petites choses intéressantes sur les mœurs suédoises.

Vous parlez qu’elle est chouette, cette môme Eggkarte. Outre le fait, non dépourvu d’intérêt, que, de retour à l’hôtel, je la trouve dans mon lit avec un vibro-masseur de marque danoise et une camarade de pension, la volatile pas qui accepte après quelques espiègleries sur lesquelles je gazerai, de nous servir d’interprète ?

Etre interprété par une gonzesse pareille, croyez-moi, c’est du beurre des Charentes !

Mais que je te vous prenne par le bon bout. Ça le mérite !

Au retour de chez Maeleström, je décide de rebignouter au Vieux pour lui demander de me foutre un collaborateur qui jacte le suédich, estimant que pour enquêter il est indispensable que je puisse communiquer avec l’habitant.

Le Gravos m’annonce qu’il va m’attendre au bar.

Moi, je grimpe dans ma bed-roorn d’un pas d’autant plus léger que j’emprunte l’ascenseur.

A peine ai-je pénétré dans le salon de ma suite, que j’entends des gloussements et autres pouffements en provenance de la chambrette.

Je me précipite.

Là, sur le plumard, j’avise une jolie bête en forme de « T » à la renverse. Une vision plus appuyée des choses me permet de définir une fille à l’horizontale et une autre qui la chevauche vers le mitan de sa périféerie. La cavalière (elle ne monte pas en amazone), utilise un vibro-masseur à pile pour faire des guili-goulus à l’horizontée. Et cette chevaucheuse d’élite n’est autre qu’Eggkarte Tequïst.

— Je ne dérange personne ? m’informé-je en m’avançant.

— Au contraire, vous tombez…

— Pile ? proposé-je en désignant l’appareil qui continue de zozoter entre ses doigts.

Elle fait taire son mutin ronfleur.

— Venez que je vous présente.

— Volontiers.

Je la contourne et découvre dans son dos la seconde partie de la fille allongée, laquelle seconde partie appartient à une émouvante personne brune au regard d’aigue-marine.

— Erika Taströf, fait Eggkarte.

La présentée me tend une main cordiale entre les fesses de notre commune camarade. Je la baise, fasciné par la poitrine d’Erika. T’as jamais maté des doudounes pareilles. Moi non plus. Même la femme de trois cents kilogrammes de la Foire du Trône peut pas rivaliser. C’est époustouflant, faramineux, montagneux. Le Ballon d’Alsace vu par un ivrogne ! Vingt livres de glandes. Chacun ! Et pas en oreilles d’épagneuls, ces deux messieurs, espère ! Altiers tout plein. Orgueilleux, même. Vikings, quoi !

— On peut visiter ? je demande à la dame aux flotteurs.

— Elle ne comprend pas le français, me dit Eggkarte, mais je vais vous servir d’interprète.

Me servir d’interprète !

Pour moi c’est un trait de lumière.

Et de génie.

— Eggkarte chérie, dis-je, dès que je serai redescendu de cette royale poitrine, j’aurai besoin de vous pour autre chose.

Elle me répond que tout ce que je voudrai.

Un quartier modeste de Stockholm. Mais pas blet pour autant. En Suède, pays ultraprospère, ce qui correspond à nos bidonvilles est ici pourvu du chauffage central, d’ascenseurs, de vide-ordures. Simplement y a qu’une salle de bains par chambre et les robinets ne sont pas en platine.

L’immeuble de la personne dont on vient rendre visite est tout carrelé comme une pissotière de gare. Y a même des chouettes motifs au-dessus des portes et des fenêtres qui représentent des oiseaux de Paradis.

On appuie sur un bouton d’interphone et un organe féminin-très-grave ou masculin-pédale nous demande ce que nous voulons (du moins je le suppose à l’intonation, car ça fait, textuellement : « Vad önskar ni ? »). Eggkarte répond qu’on a quèque chose à dire à Eleska Cétesky. Alors la porte se décliquette et on entre dans un grand hall qui sent la soupe aux önomatöpés rouges (les meilleures). L’ascenseur est joli tout plein, avec des portes à petites vitres biseautées et des strapontins de velours verdâtre. Il ne roule pas vite à cause du verglas (ses poulies sont à clous et carcasses radiales pour l’hiver.)

Troisième étage.

Une belle fille rousse, d’une soixantaine damnée, nous guigne sur le pas de sa porte. Elle est dévêtue d’un peignoir ouvert et d’une culotte fermée. Ses tifs tombent comme de la filasse teintée sur ses épaules, lesquelles tombent elles-mêmes, sur ses seins qui chutent sur un ventre recouvrant le pubis dont les poils masquent les genoux aux rotules plongeantes. C’est pas une dame, c’est un saule pleureur. Y a que ses pieds qui soient à plat.

— Bonjour, madame Cétesky ! lui fait joyeusement la môme Eggkarte.

Cette apparition me trouble. J’imaginais pas l’ancienne femme de Borg Borïgm aussi canonique et décavée. Ou alors je m’explique qu’il l’ait jetée au bout de six mois de maridage.

La dame pendante nous propose d’entrer dans un appartement que tu te croirais dans un vieux bordel des années 30, avec plein de pomponnures, de coussinades, de fauteuils aux accoudoirs d’acajou et de jolies poupées décoratives, merveilleusement folkloriques. Y a même des abat-jour en perles. Des godemichets exotiques. Et des pots de vaseline allemande pour se tartiner le fignedé avant réception.

Les deux femmes se mettent à charabier. Tu noteras que passe pour charabia tout moyen de communication auquel tu es incapable de participer.

Eggkarte se tourne vers nous, Béru et moi.

— Cette personne n’est pas Mme Cétesky, mais sa logeuse, me dit-elle.

— Où est Mme Cétesky ? demandé-je avec cette âpreté qu’une forte déception vous met dans la voix.

Ça resuédoise en duo.

Puis :

— Elle participe à une partouze motorisée dans l’ancien dépôt des autobus de Danlprözegatan.

— Qu’est-ce qu’une partouze motorisée, chère chérie ?

Elle n’a pas besoin de réclamer des explications à la dame. Elle sait.

— Dans un lieu approprié, des automobilistes se réunissent et font l’amour de voiture en voiture. Si le spectacle vous amuse, on peut y aller ?

— On va ! décisionne Béru, sans attendre mon acquiescement, comme ses fonctions somme toute subalternes l’exigent.

La nuit et la neige tombaient à qui mieux mieux lorsque nous parvînmes à ce vaste dépôt désaffecté de Danlprözegatan situé au fin fond de Frédérikdargatan, longue rue morose de la grande banlieue, célèbre pour ses fumeries d’opium et de saumon (l’odeur des secondes masquant celle des premières).

Le local mesurait un hectare carré, c’est vous dire…

Il était couvert d’une formidable verrière à travers laquelle on ne pouvait plus voir la lune à cause de la neige. Les phares d’un grand nombre d’automobiles, rassemblées là dans un désordre étonnant, l’illuminaient comme en pleine nuit une nationale de rentrée pascale.

Ces voitures ressemblaient à une horde d’animaux sauvages venant se grouper pour sacrifier à la saison des amours. Un séminaire de tires. Un congrès foutral. La foire aux coïts. Une kermesse bizarre où chacun-chacune, dans son petit stand mobile, provisoirement immobilisé, proposait ce qu’il avait à vendre : son sexe, sa main, sa bouche, son imagination.

Nous stoppâmes (on utilisait la chignole de la jeune fille) n’importe où, cela avait si peu d’importance.

— On pourrait commencer par une petite virée de reconnaissance ? suggéra Béru.

Mon compagnon trimbalait une trogne congestionnée. Ses bons yeux veinés de rouge lui sortaient de la tête, comme les yeux à facettes de certains insectes.

Ah ! la surprenante promenade. Ah ! le curieux spectacle. Du Jérôme Bosch ! Pire : boche.

Nous commençâmes par découvrir, en déhotant de notre caisse, la prestation singulière d’une grosse personne à bourrelets, dont on voyait le fessier au lieu du visage, et qui s’était mise en montre. Entendez par là qu’elle restait debout, contre sa Mercedes dont la portière était béante. Elle avait posé son buste sur la banquette, bien calé entre ses bras en support, et proposait à l’amateur éclairé une monumentale paire de fesses mafflues, cascadantes, à poils – que dis-je : à barbe ! – Elle portait des bas noirs, un porte-jarretelles coquin, noir également, et attendait le bon vouloir du passant. Elle recueillait un hommage furtif, de temps à autre ; geste automatique d’un esseulé en maraude qui, apercevant ce postérieur, y entrait un instant. Le visiteur ne s’y attardait point. Sa démarche était celle d’un chaland nonchalant, ou mieux le cheminement indécis d’un homme visitant une exposition dont il n’apprécie pas tellement les œuvres présentées. Il repartait vers un autre ouvroir, le sexe indécis, conscient d’avoir du choix et du temps. La dame attendait la suite, qui finissait par arriver. C’était une gagne-petit du croupion. Elle devait comptabiliser ces parcelles d’étreintes pour, en fin de nuit, en faire ce tout comblant si nécessaire à notre équilibre psychique.

Une creuse rumeur, un bourdonnement scolaire montait du troupeau, entrecoupé parfois d’un bref mugissement de klaxon consécutif à un coup de talon. Nous poursuivîmes stoïquement notre route. A la lumière des plafonniers, on apercevait des étreintes grouillantes, nombreuses, dans lesquelles il devait être ardu, même à Dieu, de reconnaître les siens, et aux messieurs de reconnaître les leurs. Il serait téméraire de vouloir, non pas décrire cette foire d’embroque, mais seulement en donner une idée. Je ne puis que jeter quelques croquis, à la diable. Simples pointes sèches, et les seules qui le soient dans cet univers dément.

Nous aperçûmes un couple dans le coffre d’une Volvo. Nous applaudîmes une dame et son loulou de Poméranie (venu en voisin). Un vrai marin suédois et une fausse religieuse à la cornette délirante. Il y eut une belle fille vêtue seulement de ses bottes montantes et de sa bague de fiançailles, qui, debout dans sa petite Triumph décapotable, forçait un groupe de messieurs d’en faire autant en les stimulant du geste et de la glotte. Je te vous passe (par-dessus) ces aimables bourgeois qui donnaient une grande leçon de solidarité humaine en composant une chaîne, laquelle, pour être sans doute précaire, n’en était pas moins symbolique. Ni cette personne âgée qui avait fixé son râtelier au sommet de son antenne radio, pour annoncer la vacation de ses gencives. Et faut-il vous signaler ces fagots de jambes sortant de sous des autos, passant hors des portières, jaillissant par des trappons de toits ouvrants ? Le faut-il vraiment ? Non ? Merci !

Nous avancions dans la fournaise. Car une chaleur se dégageait de cette masse endogène. Des fumées. Des fragrances. Des bruits métalliques et organiques. Cela sentait l’huile des moteurs et le lubrifiant humain. Le rut et le pneumatique. Des groupes de mâles farouches, aux mâchoires crispées, aux regards fixes, aux aubépines brandies, fonçaient d’une bagnole à l’autre avec des mines d’assassins. Ils ouvraient brutalement les portes, se jetaient dans le véhicule pour y accomplir des assouvissements péremptoires. On les voyait écarter des hommes en action pur les suppléer, ou bien s’additionner à l’affaire. Ils étaient terribles comme des nettoyeurs de tranchées, opérant une espèce de monstrueux ménage dans ce cirque impensable. Unisexes ! Pas sectaires : sexaires ! Toute violence. Fouteurs, lécheurs, fouettards. Ils balançaient des claques, des horions, des coups de genoux, des coups de ventre (qu’ils avaient plats et musclés). Leurs glandoches butaient contre les carrosseries, sonnant clair, tocsin du fichtre et du foutre. La crécelle de ces preux, pas lépreux du scoubidou. Dong, dong. Notes graves ! Achtung ! V’là les démolisseurs de fondements, les paracheveurs d’orgasmes. Les aiguiseurs de meules. Chibre d’acier dans un cul-de-sac. Gant de crin et langue de velours côtelé. Cravache ardente. Le bal des hardants ! Hardi… Le commando du tringlard ; parade des paras ! Go ! Go ! A gogo, pour gogos ! A table ! Henri Gogault et la Vénus de Millau ! Les trois orfèvres en la matière ! Pifs et pafs qui font pouf ! Robert le Rouge ! Y en a qui se paient la boîte à gants, parce que gainée de peau de Suède. La ruée de notre amour, le rut sans joie, la rue Gode-dos-de-noroît.

— Y a une ambiance folle, murmure Bérurier. Quand je voye ces rayons si bien garnis, j’ m’ demande par quel bout j’ vas commencer mes emplettes. Non, mais t’as maté, ce boug’ de dégueulasse !

Il me désigne un type vêtu d’une longue barbe sémitique, assis sur le capot d’une Rolls aussi Royce que possible. Il a les jambes ballantes, velues de blond (alors que sa barbouze est noire, frisée et en fourche). Il garde, en position ascendante, selon un angle d’environ soixante degrés, un véhément braquezif en haut duquel il a attaché (lui ou sa femme de ménage) une corde à violon.

Une grande dame à mine altière, brune et belle comme ma chère Alice Sapritch (qu’elle veuille bien me pardonner une comparaison jetée en un passage des plus graveleux) tient la corde tendue en tirant sur l’autre extrémité avec sa main gauche. De la droite, elle pince la corde qui yukulelèse harmonieusement. Plus elle la pince, plus le barbu érecte.

— Non, mais tu te rends compte ! gronde mon boxer sans pedigree, tu te rends compte d’une audace !

— On peut avoir des mélomanies, excusé-je. Se faire jouer de la musique corporelle, voilà qui ne manque pas d’intérêt. C’est rare et probablement suave à en croire l’expression de l’instrumenté.

Le Gravos n’est point calmé pour autant.

— Où j’en suis, c’est sur ce dont ils jouent, fulmine le digne, le zélé, l’incomparable serviteur de l’ordre et des maisons publics. T’as entendu ?

— Mon Dieu, dans ce brouhaha hypercoïtal…

— T’as pas l’oreille harmonieuse, Mec. Ecoute un peu de plus près !

Je tends mes tympans affûtés à cette musique insolite et réalise l’objet de sa fureur.

— Ne dirait-on point la Marseillaise ?

— Elle-même, en chair et en os !

— Ce serait plutôt flatteur, j’avocate. Que notre hymne mette un étranger en érection, voilà qui est exaltant et donne une fortifiante idée de la France, mon gros lapin.

— C’est ton poing de vulve, mais pas le mien, riposte l’Intraitable. La Marseillaise dans une partouze suédoise, je peux pas tolérer !

Joignant l’intervention à la parabole, il fonce, saisit le guitaré par la « anche » et veut le faire choir du capot. L’homme pousse un cri : de protestation, de souffrance, de détresse et d’encore-je-sais-pas-quoi.

Mais ne bascule pas, malgré la traction exercée par Bérurier-le-fort.

— Qu’est-ce y’ s’passe ? bée mon pote, ahuri.

Et v’là l’autre qui répond en pur français :

— Ne tirez plus : je tiens !

Du coup, la stupeur incitant, la conversation s’engage entre le bourreau et sa victime.

— Comment ça, qu’tu tiens, l’ami ? veut savoir Béruroche.

— A cause du bouchon du radiateur.

Le mammouth met ses sourcils en contact.

— Tu voudrais-t’il dire qu’t’es assis dessus ?

— Pas dessus, autour ! avoue le banjoué.

— Autour ? répète Alexandre-Benoît.

Il réalise et murmure, la voix sourde comme un pot ayant appartenu à Beethoven :

— T’es assis « autour » d’un bouchon de radiateur ?

— Exactement, et vous m’avez blessé en me tirant dessus.

— C’est bien n’une Role-Rosse que tu es assis dessus ?

— Oui.

— Et le bouchon, c’est çui d’origine ?

— Evidemment.

— C’est-à-dire la gonzesse avec des ailes dans le dos et qui fait semblant de plonger ?

— Heu… oui.

Mon ami masse ses bajoues râpeuses.

— T’es assis « autour » de c’t’ estatue ?

— Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire.

— Eh ben mon pote, t’as une santé et un oigne de fer ! Tu vas battre le record du monde de la planque, je prédis ! Un jour t’arriveras à te carrer une Vespa ou un télescope dans le beignzif. T’as commencé par une salière, je suppose ? Et ensuite après quoi, t’as fait tes gammes sur le moulin à poivre géant du Bistroquet ? Ce sidi, t’as pas à te faire branlocher la Marseillaise en pleine partouze ! Compris ?

Et, la rogne le remparant, v’là qu’il lui tire sur la barbe.

O surprise ! Cette dernière lui reste dans la main.

Alors je lance un cri qui pourrait fort honorablement passer pour une exclamation de stupeur dans un cas urgent.

—          4

Car l’homme à la corde de violon n’est autre que          5.

Soi-même !

Ça te la coupe, non ?

Et à moi, donc !

Je vais te dire : c’est la toute première fois de ma vie que je rencontre         3 6 dans une partouze.

 7 se grouille de rajuster sa barbe de rabbin.

— Monsieur le lauréat, me dit-il, je compte sur votre discrétion la plus absolue, n’est-ce pas ? Et expliquez donc à l’énergumène qui vous accompagne, que cette vibrante (ô combien !) Marseillaise représente pour moi mieux qu’un hymne national étranger : un hymne à l’amour. Pendant son exécution, je m’en récite intérieurement les paroles, et une puissante exaltation me survolte les sens. Cet appel, déjà, d’emblée : « Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé ! » N’est-ce point là une levée en masse ? On brandit d’instinct, sans chercher plus loin. Haut les cœurs, haut les sexes.

Puis se tournant vers son interprète (musicale), il murmure :

— Reprenons, my dear.

Harpiste et polygotte, elle ne rechigne pas.

Se met à jouer ce par quoi           8 se fait démarrer le module, c’est-à-dire O sole mio.

Nous laissons             9 à son sceptre.

Pendant cet intermède, Eggkarte a continué ses recherches. Ah, oui, parce que je t’ai pas dit ? Elle file, de groupe en groupe, en appelant d’une voix bien timbrée : « Madame Eleska Cétesky ? On demande Madame Eleska Cétesky. »

Nous la voyons soudain se rabattre précipitamment vers nous en agitant les bras.

— Par ici !

— Vous l’avez repérée ?

— Oui, elle fait une partie de tromboning amoureux.

On accourt et s’aperçoit qu’en effet.

Pour les non initiés, je précise que la partie de tromboning amoureux se joue de la façon suivante : un monsieur est attaché nu à un pilier, les mains derrière le dos. Bien entendu il doit se trouver en parfaite godanche. Deux autres messieurs (qui eux peuvent être vêtus, c’est sans importance) tiennent une darne à poil chacun par un pied et une main. Ils la placent à quelque distance du partenaire et à hauteur convenable, impriment un balancement à la personne et la catapultent 10 sur le monsieur. S’ils ont visé juste et que la dame se trouve fichée avec précision, ils ont gagné la mise. S’ils ratent leur coup, ils sont disqualifiés. Il arrive qu’ils y parviennent à moitié, c’est-à-dire en commettant une erreur de balistique de quelques centimètres (trop haut) ; auquel cas, ils ont le droit de recommencer 11. C’est vraiment passionnant.

Eggkarte m’explique qu’on déplore parfois des accidents, lorsque à la suite d’une mauvaise visée, le derrière catapulté percute malencontreusement le moyeu du gars de telle façon qu’il le casse. Voilà pourquoi tant de beaux Suédois sont prothésés du chibraque.

C’est donc dans une situation très particulière que je fais la connaissance de l’ex-madame Borïgm. Une belle vraie blonde assez grassouillette, que ses manipulateurs ont quelque peine à manœuvrer. L’homme cible attaché à un pilier de soutènement est un voyou blafard, maigrichon des pectoraux, mais braqué comme un pape.

Le barreur (car il y a un barreur-arbitre) scande les balancements.

— En, twà, tre ! fait-il. Ce qui, d’après certains points de repère me servant de référence, doit signifier : un, deux, trois !

Les joueurs font songer aux boys qui dansaient notre chère Mistinguett sur la fin de sa carrière. Ou alors à des cracks du bowlinge, au moment de virguler leur boule sur la piste brillante…

A tre la môme Cétesky est partie.

— Ja ! crie le mec servant de pivot.

Le barreur-juge-arbitre s’approche, se penche.

Examine.

Puis il se redresse en hochant affirmativement la tronche.

— Ingang ! déclare-t-il. (Normalement, devrait y avoir un petit rond au-dessus du « a » de « Ingang » mais mes potes de l’imprimerie n’ont pas de caractères scandineux sous la main).

Les assistants applaudissent.

— Et maintenant ? soufflé-je à l’oreille de la môme Eggkarte.

— Les vainqueurs discutent à propos de l’enjeu, me dit-elle ; ils ont le choix entre les faveurs de Mme Cétesky et une boîte de morue à la tomate.

Pendant qu’ils palabrent avec une certaine animation, je m’incline vers Eleska, laquelle est toujours dans sa position gagnante, ce dont le petit voyou me semble profiter sournoisement, en feignant de vouloir guérir une démangeaison au coccyx.

— Talar ni franska, chère madame ? lui demandé-je.

Ce qui te prouve de façon indéniable que je commence à suéder par osmose.

Elle me répond dans un français plutôt évasif :

— Que ja, elle.

— Pourrez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien lorsque vous aurez repris l’usage de votre corps ?

Elle bara (pas si) gouine (que ça) quelque chose qui m’est inaudible.

— Mme Cétesky est d’accord, m’informe Eggkarte.

Les deux triomphateurs ayant opté pour la morue en boîte, la personne qui m’intéresse se trouve donc vacante. Elle en conçoit quelque humeur, car il n’est jamais agréable, pour une jeune femme, fût-elle de l’espèce boudin blanc, de se voir préférer une boîte de conserve.

Heureusement, Béru sauve la situation en intervenant, armé d’une rapière de bonhomme grande commak.

— Vous permettassez, petite mahâme ? fait-il en remplaçant le voyou au pied levé ; du temps que vous occupez la posture sidoine, je voudrais vous faire un brin de cour. Surtout, me prévient-il, dérange-toi pas pour moi, tu peux la questionner pendant que j’y célèbre son jubilé. Ça la dissuasera de mentir.

Et il intègre la dame avec une autorité qui n’exclut pas le savoir-vivre inné des gens de notre race.

Malgré l’affirmation d’Eleska, concernant sa parfaite connaissance de mon bas dialecte, je préfère l’interroger par le canal de ma gentille Eggkarte.

— Madame, attaqué-je, en prenant place sur une caisse vide, manière de porter mon visage au niveau du sien, je viens d’avoir le prix Nobel de littérature et, en témoignage de reconnaissance pour ceux qui ont bien voulu me le décerner, exempté de toutes taxes à l’exportation, je compte écrire un livre qui concerne la Suède. Une étude sur la criminalité, pour être précis. Un chapitre sera résevé à ce mystérieux Borg Borïgm dont, un temps, vous fûtes l’épouse. Accepteriez-vous de me parler de lui ?

— Ja ! Ja ! Ja ! Jaaaaahahahaha ! accepte la dame, fortement manœuvrée par la musculature béruréenne.

— Merci, madame Cétesky. Quand et comment avez-vous connu Borg Borïgm ?

Elle me répond tant bien que mal, dans un suédois pâmé, qui semble stimuler la frénésie du Gravos.

— En 1965, chez ma mère qui était pythonisse à Stockholm. Borg ne pensait qu’aux sciences occuuuuuuuuuultes (ici, un excès de vigueur du Mastar). Maman l’a utilisé comme médium. Ce fut un bon médium. Comme elle le croyait riche, elle lui prédit qu’il m’épouserait. Il le fit, puisqu’on lui dit que c’était inscrit dans les astres. Preuve que ça l’était bien, trouve-t-elle encore la lucidité de raisonner. Mais Borg Borïgm était un détraqué sexuel. Il avait des perversions que je n’oserais pas seulement répéter…

Ici un silence entrecoupé de halètements, Mister Bigzobanche déclenchant sa grande offensive d’hiver. Faut laisser passer l’orage. Le propre des tempêtes c’est d’être brèves.

Le Dodu rentre rapidement dans l’ordre et reprend une vitesse de croisière de je ne sais combien de nœuds à l’heure, mais capable toutefois d’assurer à sa partenaire une belle autonomie de fade.

— Du genre homosexuel, ces perversions, madame Cétesky ?

— S’il n’y avait que ça. Tout, quoi, tout ! Toutoutoutoutoutouhouhou !

— Si bien que vous avez quitté le domicile conjugal ?

— Vous resteriez, vous, avec un type qui se sape un accoudoir de fauteuil pendant qu’un vieux lui… et que…

Elle m’explique.

Je lui accorde quitus pour son divorce.

— Je vous approuve entièrement, chère madame. Le vieux en question, c’était le directeur de l’internat, je suppose ?

— Ja ! Ja ! Ja ! Ja ! jappe-t-elle.

— Ensuite ?

— Je l’ai quitté, j’ai demandé le divorce. Il n’a pas fait d’histoires et il est allé habiter au Bhézodröm Institute. Je ne l’ai jamais revu.

— Outre sa dépravation sexuelle et son amour pour l’occultisme, qu’avez-vous à m’apprendre le concernant ?

— Rien d’autre, si vous trouvez que ça ne suffît pas ! me traduit docilement Eggkarte en y mettant l’intonation.

— Réfléchis, ma grande, intervint Béru, lequel ne perd pas de vue notre mission, malgré la diversion en cours. Faut aussi remuer tes méninges, cocotte. Oublille rien. Paraît qu’après l’ensuite de son évasion, y s’est perdu dans la nature. Où que tu croyes qu’il a t’été ?

Pour inciter sa camarade d’ébats aux confidences, il la cigogne comme un héron de Balbek emmanché d’un long coup.

— La police m’a déjà posé cent fois la même question, s’impatiente la donzelle. Je suis bien incapable d’y répondre.

— Parlait-il des langues étrangères ? demandé-je.

— L’allemand et un peu d’anglais.

Donc, il a eu le champ large s’il a pu passer les frontières.

— Mais il n’a pas quitté la Suède, ajoute dame Cétesky en ondulant de la croupe, mollement, comme une barcasse en houle.

Elle a parfaitement interprété ma question précédente, preuve qu’elle n’a pas que du prose à nous fournir.

— C’est votre conviction ? fais-je demander.

— Ma certitude, précise-t-elle. A cause du sortilège sur sa famille.

— Quel sortilège ?

— Oh, une lubie de lui. Je vous dis que quand il était question d’occultisme ou de spiritisme, Borg perdait les pédales. Ne tirez pas si fort sur mes jarretelles, vous, le gros, là derrière, sinon vous allez me les faire péter !

— J’aime bien me cramponner dans les virages, explique Sa Nature en souriant d’excuse. D’autant que quand t’est-ce qu’on aborde un pétrousquin comme le tien, gamine, on se fait l’impression d’attaquer le Ventoux à vélo. Allez, réponds au monsieur au lieu de me torpiller mes effets !

Soumise, l’embourbée me fournit tous renseignements utiles à propos du sortilège Borïgm. Depuis une chiée (au moins) de générations, chaque fois qu’un membre de la famille a franchi les frontières suédoises, il est mort avant d’avoir pu regagner son amère patrie.

Ce maléfice remonte à Charles XII. Les aïeux de Borïgm qui combattirent avec ce grand roi dans les plaines de Pologne y périrent. Ensuite, qu’ils fussent marchands en voyage d’affaires, ou jeunes mariés en voyage de noces, aucun ne revint vivant d’une incursion en pays étranger, pas même le grand-oncle Frédérick, grand chasseur de loups, qui fut dévoré par l’un d’eux en terre norvégienne où il s’était aventuré par mégarde, à moins de cent mètres de la frontière. Alors tu parles si le Borg, client assidu des presse-pigeons de tout crin, se gaffe de bien rester à l’intérieur de son patelin.

— Vous avez signalé ce fait à la police, à l’époque ?

— Naturellement.

— On a semblé vous croire ?

— Ils avaient plutôt tendance à ricaner, ces abrutis. Vous savez comment sont les flics ? Des bœufs !

Un brutal ferraillage de Master Béru la rappelle à l’ordre établi. Elle en geint d’exquise souffrance.

— Je te vas prouver qu’a des bœufs qui valent des taureaux, espèce de greluse, enrage cet homme de bien, piqué au vif et aux roustons par le sarcasme.

Et alors, tu me croiras comme tu pourras, mais il part dans l’inattendu, Big Man. Le jamais vu. Le nord Europe, ça lui chamboule les mœurs. Il devient terrible dans son numéro d’ébarbage, Bérurier Alexandre-Benoît. Une espèce de férocité amoureuse le saisit.

V’là qu’il s’arrime des deux paluches, toutes griffes dehors, aux solides meubles de la gausseuse. Il place une poussée noire de sa zone d’influence dans le collimateur à moustaches d’Eleska. Son rush-rut est tel qu’elle fait un pas en avant. Béru suit. Il suit tellement vite qu’il pousse toujours. Elle veut se dérober au boutoir, alors elle accélère : sans résultat, car Béru va plus vite qu’elle. C’est une course éperdue à travers le vaste hall. Ils courent à quatre jambes, comme deux pianistes pianotent à quatre mains. L’on dirait un animal fabuleux, préhistorique. La licorne d’abondance et l’otorhinocéros, fable.

Les partouzeurs interrompent leurs jeux de l’amour et du falzard pour visionner. Un qui embroquait le pot d’échappement de sa Lamborghini veut se redresser d’une détente pour rien perdre du spectacle, mais, ce faisant, il se tranche Coquette au ras des frangines et se met à pleurer parce qu’il va devoir désormais faire pipi dans sa cuiller à soupe.

Le Gros gagne de plus en plus de terrain. Il a forcé son avance d’au moins cinq centimètres depuis leur départ arrêté. S’il continue de s’engouffrer, il finira par disparaître à l’intérieur d’Eleska, c’est fatal ! Heureusement, la madame Cétesky dans sa folle panique, emplâtre la caravane d’une famille anglaise qui était venue ici avant tout le monde pour campinger. Mister Smith, en pyjama, lisait le Daily Kescent sous la véranda de sa remorque, tandis que sa grognace achevait sa vaisselle après s’être mis ses bigoudis chauffants. Les babies roupillent dans les tiroirs de la commode. L’impact les réveille. Y a un trou dans le contreplaqué de la roulotte. La tête affolée d’Eleska s’y encastre.

Alors, Béru, le sensoriel lui échappant, consécutivement à ce brutal arrêt, lâche la fesse droite de l’aimable personne et lui file une claque à en provoquer un hématome de Savoie sur le baigneur, en bramant :

— Chat !