Tout sur une merderie modèle plus quelques bricoles à propos d’un étrange meurtrier.

Il faisait un délicat soleil d’hiver, le lendemain (qui à vrai dire n’était pas le lendemain, mais seulement le jour de la même nuit) lorsque notre taxi nous arrêta devant le perron de la majestueuse demeure.

Dans la blancheur irréelle de cette matinée, la maison du scatophage ressemblait à un conte d’Andersen.

En mieux.

Ses colonnes de marbre blanc n’étaient, dans le blanc ambiant, apparentes que par leurs ombres, et il se dégageait du paysage une telle harmonie que Béru et moi nous nous arrêtâmes, lui pour pisser, moi pour pleurer d’une noble et artistique émotion.

La gouvernante de la vieille répondit à la pression de mon index sur le clitoris de la sonnette. Elle ne comprenait pas le français et pour tout bagage linguistique charabiait un anglais entremêlé d’allemand. Ce dialecte lui suffit cependant pour nous expliquer que le délicat Maeleström visitait sa merderie, laquelle était située au fond du parc, entre le chenil et le potager à edelweiss.

Nous nous y rendîmes, d’abord parce que je tenais à rencontrer d’urgence mon hôte de la veille, ensuite parce que j’étais curieux de voir à quoi ressemblait sa fabrique alimentaire.

Elle se composait d’un agréable bâtiment, tout en longueur et généreusement vitré.

Un homme jeune et grave, d’un blond cendré, et dont la narine gauche s’ornait d’une très belle verrue de couleur mauve, nous reçut. Il était le chef-chieur de la merderie. Je le crus d’autant plus volontiers qu’il portait sur le visage le poids de son écrasante charge et qu’il en avait des traces sur les doigts ; aussi m’abstins-je de serrer la main qu’il me proposait et le suivis-je dans un dédale de couloirs vitrés.

Le bon Maeleström y déambulait, mains au dos, le regard prompt et vigilant. Il portait un complet de hobereau suédois, de drap vert, qui accentuait son teint cadavérique (en réalité merdavérique). Il s’arrêtait parfois, s’inclinait, examinait la cloison, hochait sa belle tête d’intellectuel et tapotait la vitre isoplane. Il adressait un geste à quelqu’un situé de l’autre côté. Sa mimique variait, elle marquait soit l’approbation, voire la satisfaction, soit au contraire le mécontentement.

Le bruit de nos pas attira son attention. Il vint à nous, souriant, espérant beaucoup de ma visite inopinée.

— Ravi de vous revoir, mon cher lauréat.

Nous nous congratulâmes avec cette chaleur marquant des retrouvailles après une fâcherie.

Je présentai Bérurier comme étant un ami, sans plus. Le Gros eut droit à un shake hand prolongé qui eût amorcé une pompe.

— Je fais mon inspection matinale, me dit le Suédois, car c’est l’heure de la défécation. Il faut avoir l’œil à tout, sinon on est carotté comme au coin d’un bois. Les gens manquent de sérieux, généralement. Pour un chieur consciencieux, j’en ai trois qui n’en font qu’à leur tête.

Et il nous entraîna.

Nous découvrîmes que chacune des vitres séparait le couloir d’un water-closet, comme nous disons en France. La cuvette des multiples cabinets était de verre, si bien qu’on pouvait suivre la production du chieur en action. Ses produits, au lieu de s’engloutir en d’évasives canalisations, étaient recueillis dans un bac de plexiglas en forme de passoire. Si bien qu’au moment même de la production, Maeleström était en état, sinon de la juger, du moins de porter une première appréciation, et donc d’intervenir auprès du responsable, à chaud, si j’ose (et j’ose !) dire.

Le premier chieur que nous découvrîmes, solide gaillard au front bref, lisait le journal en s’escrimant. D’un poing péremptoire sur le verre de la cloison, notre scatophage le rappela à l’ordre.

— Voilà qui perturbe la concentration, dit-il. La mobilisation de l’esprit provoque un relâchement du sphincter, et nous assistons à des chieries désordonnées.

Il nous prit chacun par un bras.

— Belle organisation, n’est-ce pas ? nous dit-il. Je dois reconnaître que cette merderie modèle est tout à fait d’avant-garde. Il m’a fallu des années pour arriver à une complète mise au point. Mais que vois-je !

Il venait de stationner devant un gogue occupé par un type jeune et maigre, au visage et au cul chafouins.

— Chibrdöm ! appela-t-il d’une voix furieuse.

Le chef-chieur qui nous avait introduits se précipita.

— Monsieur ? demanda-t-il en suédois.

Maeleström vitupéra un bon moment.

Quand il eut passé son savon, il nous donna la raison de son irritation :

— Ce voyou a encore mangé du chocolat en cachette ! Quand je vous disais que je dois tout contrôler personnellement.

Nous continuâmes la revue, d’une allure de cortège officiel inaugurant une exposition. Une jeune femme brune lui donna un sujet de satisfaction. Il applaudit aux performances d’un aimable quinquagénaire rondouillard. S’enrogna devant la pitoyable prestation d’un Japonais (qu’il n’avait pris qu’à l’essai fort heureusement) et mit à l’amende un constipé récidiviste qui entamait son troisième jour de rétention ; d’après Maeleström, il s’agissait d’une forte tête : un Français, il s’en excusait, décidé à obtenir de l’augmentation et qui semait un esprit de fronde dans les rangs des autres chieurs.

L’inspection achevée, nous passâmes au gymnase où un moniteur de chiasse donnait des cours de défécation accélérée à de nouvelles recrues. Ce merdagogue se frappait le ventre à coups retriplés, du tranchant des deux mains, tout en dansant sur place un étrange twist, suivant les préceptes du fameux merdatologue Marcel Gépé qu’on a surnommé, vous ne l’ignorez pas : le Christophe Côlon des latrines, et qui a sauvé de l’occlusion intestinale tant et tant de mangeurs de riz grâce à sa méthode malaxo-ventripotente.

Maeleström tint ensuite à nous montrer les cuisines de sa merderie. Puis la conserverie où s’affairaient des spécialistes en combinaisons brunes. Nous vîmes, peu après, le graphique de production, et, pour terminer, l’entrepôt de stockage. Ce dernier était particulièrement impressionnant avec ses armoires frigorifiques, ses bacs de retempératurisation, ses chambres à chambrer.

— Seigneur ! m’écriai-je, mais jamais vous ne parviendrez à consommer tout cela, quand bien même vous vivriez cent vingt ans !

— En effet, reconnut en souriant Maeleström, aussi mon intention est-elle de léguer ce stock au National Museum, à la condition que l’on y crée une salle Gustav Maeleström. J’y adjoindrai ma collection privée que je vous montrerai peut-être un jour et qui est dans mon coffre à la banque. Elle comprend quelques pièces extrêmement rares telles qu’un résidu de la reine d’Angleterre émis la veille de son couronnement, une diarrhée du président Nixon prélevée à l’époque du Watergate, et un pet incontrôlé de M. Ford dû aux restrictions pétrolières. Je vous passe une série d’étrons fleur de coin signés des anus les plus fameux du monde des lettres et des arts.

Il jubilait, comme tout collectionneur célébrant ses pièces rares.

Mon lecteur me pardonnera cette relation de notre visite. Elle peut paraître scabreuse à des êtres sensibles et délicats, mais je préfère céder à la vérité scrupuleuse qu’à la décence. Le monde est plein de cons qui se chargent d’être décents pour les autres parce qu’ils n’ont rien de mieux à foutre, qu’ils sont étroits de partout et principalement d’esprit, que leurs idées font la coquille d’escargot, que leur âme pue le rance et leur sexe le renfermé. Il m’arrive de buter sur des nullités que je choque et qui me protestent contre, ces larves inaboutissables. Leur indignation m’est un réjouissement. Ils me donnent, avec leurs clameurs, une sérénité que je ne trouverais pas tout seul. Et, pendant qu’ils exclament, fustigent et insurgent, je les regarde à mi-yeux, me retenant d’éjaculer sur leurs faces de carême, les trouvant beaux comme des trous sales, écoutant le bruit de leurs mesquineries qui est un bruit de merde piétinée, et élevant mon âme à Dieu pour le remercier de sa rayonnante injustice à mon égard, puisqu’il m’a permis autrement qu’eux.

Le soleil était à l’aplomb de la propriété. D’un beau rouge de jaune d’œuf opulent.

Une fois dehors, Maeleström me reprit le bras, avec cette familiarité délicate qu’ont les gens sûrs d’eux lorsqu’ils sont sûrs de vous.

— Ami commissaire, murmura-t-il, j’ai lu dans vos yeux que vous aviez révisé votre décision d’hier et que vous allez me rechercher Borg Borïgm. Me suis-je trompé ?

Au « me » près, il disait vrai. Mais je ne le chicanai pas pour deux lettres et admis qu’en effet. La pression de sa chétive dextre se fît plus forte.

— Vous aurez tout l’argent souhaitable, promit-il.

— Ce n’est pas une question financière, monsieur Maeleström. Je préfère que vous m’accordiez une aide psychologique. Je ne sais rien de l’homme qui vous intéresse. Comment, en ce cas, pourrais-je découvrir sa cachette ? Bien sûr, je puis aller à la police, me faire connaître, inventer quelque prétexte et prier mes homologues suédois de me laisser accéder au dossier ; mais vous comprenez bien que ce serait les alerter et me coller des bâtons dans les roues car, à partir de cet instant, je n’aurais plus ma pleine liberté d’action. Ma chance de succès réside dans mon côté « amateur ». Votre ami Borïgm (là, je sentis sa main frémir sur mes muscles) a su se mettre à l’abri des investigations policières. Peut-être est-il plus vulnérable en face d’un quidam étranger ? Ce qui m’est un handicap au départ, c’est-à-dire ma méconnaissance de la langue et des mœurs, peut me devenir un atout. Alors parlez-moi de lui et dites-moi tout ce que vous pouvez m’en dire.

Je parlai fermement et mes mots tombaient sous le sens (sans s’abîmer). Maeleström le reconnut.

— Allons prendre une petite collation, et nous ferons le tour du problème, proposa le scatophage.

Je refusai toute nourriture, me contentant d’un verre d’akvavit glacé.

Bérurier prit des toasts au saumon, tandis que notre hôte consommait le contenu d’un de ses chers bocaux. Je n’en préciserai pas la consistance, non plus que la couleur, afin de ne pas sombrer dans la fausse aisance. Toujours est-il que notre Suédois avait l’air de trouver la chose délectable.

Il mangeait à l’aide d’une fourchette à gâteau, avec des mines de vieille marquise peignant son persan bleu.

Bérurier, qui l’observait avec intérêt, murmura :

— A vous voir becter, on pourrait jamais se figurer que c’est de la merde, m’sieur le châtelain.

Maeleström eut une mimique radieuse.

— Mais quelle merde, mon cher monsieur ! Quelle merde !

Puis, décidé, il me dit :

— Bien, venons-en au sujet qui nous préoccupe. Ah ! mon jeune maître, votre acceptation me comble. Si je vous disais que je ne l’ai jamais mise en doute, pas plus que je ne mets en doute le résultat final. Posez-moi des questions, et je m’efforcerai d’y répondre.

Fort de ses bonnes intentions, je bus une gorgée de son horrible alcool, et attaquai :

— Avant son forfait, quel genre d’homme était Borg Borïgm ?

Il hocha la tête.

— Je l’ai si peu connu…

— Mais encore ?

— Eh bien, il donnait l’impression d’être un homme énergique et plein d’autorité.

— Marié ?

— Oui. Mais divorcé très vite. Je pense que son union ne dura pas plus de six mois.

— Des enfants ?

— Non.

— Il dirigeait un institut ; dois-je comprendre qu’initialement il était dans l’enseignement ?

— Du tout.

— Sa profession ?

— Je l’ignore.

Maeleström paraissant sincère, je n’insiste pas. Il poursuit :

— Ce garçon était, depuis son plus jeune âge, passionné de spiritisme. Il prétendait avoir des visions. Il devint très lié avec le précédent directeur de l’institut Bhézodröm après un long échange de correspondance. Le bonhomme en question était un vieillard maladif qui mourut sans héritiers, léguant son pensionnat à Borïgm.

— Ensuite ?

— Ensuite, Borg Borïgm géra cet institut en homme très avisé. L’établissement prit un nouvel essor. Il serait probablement devenu un internat de jeunes filles aussi réputé que le collège de Bouffémont ou que le pensionnat des Oiseaux chez vous si son propriétaire n’avait perdu la tête…

Il se tait. Emet un « hmmmm » d’intense gourmandise comblée, et continue de piocher en silence dans son assiette.

— Monsieur Mal-à-l’estom’, l’interpelle Béru, v’ verriez-t-il un inconvénient à ce que je goûtassasse vot’ rata ? Vous prenez un tel panard en le bouffant que j’ me pose des questions.

— Mais au contraire ! Faites, mon bon, faites, faites ! empresse Maeleström, ravi à la perspective d’une possible conversion.

Il tend son assiette au Gravos qui minaude.

— J’ vas connaît’ vos pensées, m’sieur Mal-à-l’estom’ ! Juste un p’tit chouille, manière de m’informer le palais et les pupilles Gustave-six.

Il prend une forte portion du machin que vous savez, l’enfourne, mange…

Nous attendons, les yeux braqués sur sa mâchoire malaxeuse. Le Gros, tu le verrais : Bocuse goûtant les ris-de-veau de Verger, à la Barrière de Clichy.

Un gourmet. Taste-chose. Le cerveau en roue libre pour mieux se consacrer à son sens gustatif, lui laisser son complet libre arbitre.

Ayant absorbé, il se restitue au monde en rouvrant ses grands yeux de bovidé domestique.

— Ecoutez, m’sieur Mal-à-l’estom’, déclare l’oracle, de vouze à moi, ça ne vaudra jamais une perdrix aux choux ou des quenelles Nantua, mais je reconnais qu’a un certain quéqu’chose. La subtilité, c’est dans l’arrière-goût qu’é s’ loge. Je serai sûrement jamais fana, pourtant, je préférerais me convertir à c’te popote-là que de sombrer végétarien.

Et il retourne à son saumon.

Fumé.

— Parlons de l’affaire elle-même, reviens-je à mon Maeleström. Lorsque Borïgm a assassiné ces deux filles, il dirigeait l’institut depuis longtemps ?

— Quelques années.

— Il eut pendant cette période une attitude trouble avec ses pensionnaires ?

— Il paraît que non.

— Comment a-t-il expliqué son geste ?

— Etat second. D’après lui, cela venait de la Lune, car il est cancer. D’ailleurs, toujours selon ses dires, ce double meurtre figurait dans son thème astral.

— Vous croyez vous-même à l’astrologie, monsieur Maeleström ?

— Grand Dieu non !

Un instant, j’ai cru que là se trouvait le lien occulte (c’eût été le cas d’y dire) l’unissant au fugitif. Mais sa riposte spontanée m’en dissuade.

— Donc, on pourrait conclure de ses déclarations qu’il ne tournait pas très rond, n’est-ce pas ? Et cependant, le fait qu’il ait su déjouer les recherches de la police pendant des années indiquerait qu’il s’agit d’un garçon habile et rusé…

Le Gros qui a terminé ses toasts revient picorer sournoisement dans l’assiette de notre hôte.

— Au fait, il s’est fait la paire comment t’est-ce que ? questionne-t-il, la bouche pleine.

Je traduis à Maeleström qui, s’il parle couramment le français, ignore tout du bérurien moderne.

— Au cours du procès, explique-t-il, il y a eu une interruption d’audience pour permettre à la cour de se restaurer. Ses gardes l’ont conduit dans le local réservé aux accusés. Borg Borïgm a brusquement sorti un pistolet de sa poche. L’on a toujours ignoré la manière dont il se l’était procuré. Il a désarmé ses gardiens et il a quitté le palais de justice par une porte dérobée. A compter de cet instant, on perd sa trace.

— Sûr qu’un gus l’attendait avec une tire, assure Alexandre-Benoît.

— Il a fatalement joui de complicités extérieures, sous-titré-je.

— Naturellement, renchérit le Suédois, mais rien n’a été découvert dans ce sens. Borïgm ne fréquentait pratiquement personne.

On bavoche un peu de moment encore, sans créer de positif. Maeleström m’a dit ce qu’il savait.

Et il sait peu.

Donc, bye bye.

Ma période scatologique s’achève sur une poignée de mains.