Je tends un piège qui, faute de mieux, révèle les dons occultes d’Alexandre-Benoît Bérurier

Dans la pénombre de ma chambre aux rideaux minutieusement tirés, la visionneuse projette sur le mur tendu de papier bis une diapo agrandie jusqu’à la limite de la netteté du sieur Borg Borïgm.

On contemple le fugitif avec une attention tellement soutenue que l’image nous fait l’effet d’un oignon.

On est parvenu, grâce à une intervention d’Eggkarte auprès d’un journaliste de ses amis (elle semble en posséder beaucoup) à se procurer une série de clichés du meurtrier.

— Faut qu’on se le retapisse bien dans l’intime de la rétine, conseille le Mammouth. Tu parles qu’il a dû se bricoler la devanture, Césarin. Donc, attachons-nous pas à sa couleur de poils, même à ses poils tout court, des fois qu’y s’ serait scalpé la tignasse. L’oreille et le pif, mec. V’là l’important !

Il récite son bréviaire du parfait petit poulardin, Béru. Un manuel vivant !

— S’il aurait une quéconque malformation, ce serait l’aubaine, poursuit-il. La bricole ingommable, genre cicatrice. Ou bien un œil vérat, tu sais : un bleu, un noir ?

— Bouge pas ! m’exclamé-je.

Je mate un point précis du visage surdimensionné, puis j’actionne le contacteur de la visionneuse. A présent, nous obtenons un Borïgm de profil droit.

— Je la tiens, la petite anomalie providentielle, vieux gamin !

— Quelle est t’est-ce ?

De la pointe de mon stylo je désigne le nez de notre « client ».

— Regarde, sa cloison nasale ne descend pas au niveau des narines, si bien que, de profil, son nez ressemble un peu à un bec.

— C’est effectif, Gars, reconnaît mon julot. Et pour apporter ma petite tribulation à la chose, je te prie de remarquer une deuxième anomalie. A moins que ça vinsse d’une connerie du laboratoire de photo, on dirait qu’il a une petite tache de picrate sur le zob de l’oreille droite. Grande comme une pièce de cinq centimes, tu mords ?

Avant de répondre, je projette les autres photographies. Le Mastar a raison. A peine discernable, cette tache, mais réelle. Une espèce de surcoloration de la peau, à cet endroit de l’oreille elle est rose vif sur rose pâle.

— On est paré pour la manœuvre, certifie mon collaborateur.

Il rallume. Sa main avide s’empare d’un grand quotidien étalé sur le canapé. A la une, occupant deux colonnes, pimpante, la photo du cher homme. Le cliché le représente tenant sa tête entre ses deux mains, ce qui donne plus d’ampleur à ses bajoues. Son regard perdu dans le vague ne semble plus lui appartenir.

— Dommage qu’y soye pas imprimé en français, déplore Alexandre-Benoît, ça finirait d’en foutre plein les carreaux à ma Berthe quand je rentrerai au pesage. Enfin j’ai pris note du titre et du résumé dont cette charmante Eggkarte a bien voulu m’établir.

Il extirpe de son innommable hotte à déchets un papier déjà froissé, contusionné, souillé, et dont on s’étonne qu’il ne couronne pas un colombin de belle venue.

Il lit :

« Nostrabérus, le plus grand voyant français de tous les temps.

« Son pouvoir au cul est prodigieux. Il a prédit par acte notarié : l’assassinat du président Kennedy, la retraite du général de Gaulle, les événements chiliens, l’affaire du Watergate, l’indigestion de moules de Jean Gabin et le quatrième « top » de Lip.

« Pour la première fois en Suède, cautionné par San-Antonio, le nouveau prix Nobel de littérature.

« Le fameux devin fera une série de consultations gratuites dans les principales villes de notre pays. D’ores et déjà, il nous annonce : moins de zéro degré cet hiver, du verglas dans le nord du pays, une série de jambes cassées, un accident d’autocar, une diminution du pouvoir d’achat.

— Tu sais pas, me murmure le Gros d’un ton noyé.

— Dis !

— J’ sus t’ému.

M. Tequïst, le père d’Eggkarte, est un grand gentleman aux cheveux d’argent, au visage couleur de brique réfractaire sillonné de minces rides aristocratiques.

— Monsieur, me dit-il, en deux jours, vous avez fait davantage pour la réputation de mon établissement que les trois générations de Tequïst qui m’y ont précédé.

Et, me prenant par le bras, il me désigne une queue de deux cents mètres enroulée autour du bâtiment, comme un boa de plumes au cou d’une danseuse des Folies-Bergère.

— J’ai vu, dis-je, effectivement, c’est un grand succès.

Tu parles que j’ai vu. Depuis le matin, j’arpente la queue inlassablement, scrutant chaque visage, qu’il soit d’homme ou de femme avec une acuité d’aigle. Mais je n’ai rien aperçu qui ressemble à Borg Borïgm, l’insaisissable.

Avec un esprit d’à-propos qui en dit long sur ses qualités de gestionnaire, M. Tequïst a mis la file d’attente en exploitation, faisant vendre des boissons chaudes par des serveurs, louant des chaises pliantes, prélevant un droit d’accès au mage pour l’amortissement de sa moquette piétinée.

— On ne parle que de votre ami le mage dans toute la ville, annonce-t-il. Je suis assailli de coups de téléphone : des relations à moi réclament un régime de faveur pour pouvoir le rencontrer sans avoir à attendre des heures dans le froid… Dites, on ne pourrait pas prévoir quelque chose de plus rentable ?

— Impossible, Nostrabérus refuse toute rétribution ; chez lui, la voyance est un apostolat.

Tequïst émet quelques « tsst tsst » réprobateurs.

— Il a tort, assure-t-il. Lorsqu’on découvre un gisement d’or dans son jardin, il ne faut pas reboucher le trou mais au contraire l’agrandir.

Je le quitte pour aller fortifier l’énergie du mage qui, d’ailleurs, n’est pas le moins du monde fléchissante.

Ses « consultations » le dopent, Pépère. Il acquiert de l’autorité, du moelleux. Son impact sur le public s’accroît à chaque nouveau visiteur. Il adopte ce ton paternaliste et gentiment rudoyeur qui a fait le succès de Mme Soleil. Pose des questions abruptes, répond parfois en tonnant.

C’est Eggkarte qui fatigue. Pas marrant d’être la traductrice d’un tel dialogue.

Les gens stationnés dans le couloir et massés dans des chicanes, devant la porte de la salle réservée ordinairement aux assemblées rotaryennes ou à des congrès d’industriels, murmurent de réprobation en me voyant pénétrer d’autor dans cet antre sacré où Nostrabérus officie.

Une dame d’un certain âge, bien mise, est introduite au moment où je rends visite à mon compère.

Un groume la conduit vers l’estrade de l’oracle. L’endroit est impressionnant.

Ombreux. Tous les rideaux sont fermés. Seul, un chandelier à trois branches dispense une lumière vacillante sur la table de Béru. Deux drapeaux français sont croisés au mur, derrière le Gravos. Ainsi l’a-t-il exigé.

Maintenant, que je te raconte l’accoutrement du voyant. Il s’est dégauchi une immense robe de chambre de velours grenat, à parements et brandebourgs noirs. Et il porte un chapeau melon.

Pourquoi ?

Je lui ai bien sûr posé la question, il m’a répondu « parce que », ce qui est donc à dire qu’il a voulu esquiver tout dialogue.

Une forte loupe constitue son seul accessoire.

Eggkarte se tient non loin de là, dans une zone obscure pour ne pas troubler le consultant.

— Posez-le là, Mémère ! invite le mage en désignant un fauteuil de cuir, style hôtel, à la dame âgée. Et aboulez votre paluchette que je vous fasse un peu connaissance.

Brève traduction de mam’zelle Tequïst.

L’introduite avance sur le velours vert de la petite table, une main croquevillée par l’appréhension.

Le Mastar la recueille au creux de la sienne, l’examine, à l’œil nu pour commencer, à la loupe ensuite. Il se ramone la gosaille, glaviote dans le noir, et, commence :

— Oh ! Oh ! On a z’eu des revirements de fortune, pas vrai, ma petite mémé ? On a licencié son personnel. Probable que c’est consécutif à son petit veuvage, car on a planté son vioque dans la terre glaise, s’ pas ? V’s’ êtes mise à fumer pour vous doper le mental, v’s’ avez de l’asthme et y a fallu larguer le mégot. A présent vous picolez la saloperie de gnole qu’on fabrique par ici. Ce qu’arrange pas vot’ maladie d’estom’. Faudrait mieux vous adonner à la camomille, ma poupée. Et puis, entre nous soye dit, au lieu de vous mignarder le trésor comme une collégienne, v’ feriez mieux de vous embourber un docker. C’est pas parce que vous avez le portrait un peu sinistré que vous pouvez plus prétendre à la partie de jambons !

Eggkarte retransmet. Alors la vieille dame lance des exclamations tout azimut. Elle arrache sa main de celles du mage pour s’emparer de sa dextre et la baisoter fougueusement.

— Hé ! là, molo ! ma poule ! Réfrigérez vos z’ébats. C’est pas que je serais incapable de me vous farcir, notez, vu qu’en mon âme de constance, je m’ai déjà respiré des tarderies encore plus vioques et décaties que vous, mais dans ce pays de baisanche à tout va où qu’on a un geste à faire pour déguster de la chair fraîche, j’ serais un peu glandu de me farcir du surgelé !

La vieillarde n’en finit pas d’exclamer.

— Que dit-elle ? m’enquiers-je auprès de notre précieuse auxiliaire.

— Que le mage a dit la vérité sur toute la ligne. Effectivement : elle a eu des revers de fortune après la mort de son mari. Elle s’est arrêtée de fumer. Elle a de l’asthme, une maladie d’estomac. Elle s’enivre et se donne des satisfactions solitaires.

— Explique un peu ton don, grosse poire ? fais-je à Bérurier.

Goguenard, il m’offre en préliminaire un rire ventral copieux comme une marmite de cassoulet.

— Je fais travailler mes méninges, comme un bon matuche dont j’ai la prétention d’être, Mec.

Et d’expliquer :

— Les revirements de fortune ? Pas dif : maâme se coltine un vison mité comme une descente de lit d’hôtel de passe. Elle a de belles mains aristocradingues, mais esquintées par les travails ménageux. Veuve ? Naturliche puisqu’elle porte deux alliances, dont une trop grande à son médium. Elle a beaucoup fumé pisque la nicotine y a passé l’intérieur de deux salsifis au brou de noix ; mais a fume plus car ses doigts ne sentent pas le tabac. Pour se rendre compte qu’elle picole de l’a-va-vite (pour akvavit) y a qu’à lui renifler le goulot, c’est pas dur : elle refoule du siphon, Poupette, preuve que son estom’ assimile mal. Quant à son solo de guitare, là aussi faut se laisser guider par l’odeur, mon pote. Si elle chlingue pas le tabac, elle poque le frifri monté en neige, espère. C’est révélateur, à son âge. Merde, la marée du soir, tu parles que c’est pas de la brise de mai.

Content de lui, il tapote les avant-bras de sa cliente. L’autre le mate façon Bernadette Soubirous en pleine vision surnaturelle sur écran large. Fana, déjà. Il peut lui demander n’importe quoi, à cette sexagénaire : le restant de sa dot, une pogne, son caniche nain, elle est partante pour le don de soi et de ses pouilleries, la dadame. D’ailleurs, qu’elle ait fait la queue pour le voir révèle ses prédispositions au merveilleux.

— Bon, déclare le mage, y a des lavedus qui tapinent à l’estérieur, ma grande, faut bousculer le mouvement, qu’est-ce v’ voudriez savoir ?

Toujours pas le ravissant canal (au débit rapide) d’Eggkarte, la consultante explique son problème. Elle a loué la moitié de sa villa à un amiral en retraite. Ce dernier refuse de payer sa location tant que la propriétaire n’aura pas fait réparer la salle de bains, inutilisable à la suite d’une fâcheuse accumulation d’avaries. Hélas, la pauvre femme n’a pas les moyens de faire faire ces travaux. L’amiral menace de lui intenter un procès. Comment se tirer de cette inextricable situation ?

Le mage est catégorique :

— En le suçant ! déclare-t-il.

Et de développer son plan d’action.

— Écoutez, ma gosse. Si vous sauriez opérer, c’est ce con-là qui va carmer le plombier, et p’t-ête même vous dire d’augmenter la loc. Mettez-vous debout, que je voye quèque chose…

Elle obéit.

— Relevez vos jupailles, la mère, histoire que je contrôle vot’ champ de manœuvre.

Elle hésite.

Mais pas longtemps.

Le regard supraterrestre est là, braqué, qui la domine, lui transmet une volonté étrangère.

Alors elle se trousse.

— Merde, je m’en gaffais ! ronchonne le Gros. On n’a pas idée de se déguiser de la sorte. Elle s’empaquette le trésor comme ma grand-mère enveloppait les bouillottes pour pas qu’on se brûle les pinceaux en se filant dans les toiles. Déjà que ses appas ont pas la fraîcheur Gibbs, à quoi t’est-ce elle peut prétendre, en les affublant de ces guenilles ! Une mère religieuse à côté, c’est Gretta-la-rousse du Crazy-horse-salon. Bon, vous pouvez remiser vot’ salle des fêtes, la mère. Asseyez-vous, et débouchez bien vos passoires à tisane. En sortant d’ici, courez dans un magasin de lingeries frivoles. V’s’ achetez un slip croquignolet, à fleurs. Prenez-le noir puisque vous êtes en deuil, ça n’en sera que plus bandant. Des bas, aussi. Un porte-jarretelles… Vu ? Gigot !

En rentrant, allez trouver votre amiral de mes deux, dites-y que vous voulez discuter de vot’ problème avec lui et qu’y vienne bouffer c’ soir à votre t’home. Vous devez cuisiner comme une seringue à lavement, alors achetez des conserves. Et oubliez pas la picolanche surtout. Apéro, vinasse, pousse-café. Je vous prescris pas du champ’, vos moilliens ne vous le permettant pas. Tâchez que ce gus ingurgite un maxi. Après la bouffe, vous le faites asseoir devant un bon feu de cheminée. V’s éteignez les calbombes, qu’aye juste le feu pour éclairer, c’ sera tout à votre avantage. Mine de rien, vous glaviotez vot’ râtelier derrière une plante verte, et vous v’ s’asseyez en croisant les jambes de telle sorte que le vieux birbe jouisse d’une vue imprenab’ sur votre atanomie intime. Surtout espérez pas des transports immédiats, ma beauté. Ces vieux matafs qui s’sont embourbé des mousses toute leur vie, c’est pas un vieux chaudron cabossé qui va te vous les faire frétiller du mancheron. Non, faut le conditionner.

La pipe, chère petite grand-mère. La grande pipe qu’est internationale comme moillien d’espression. Ça convient à tous les âges, à tous les meursses, à toutes les bourses. V’s’allez le voir, vot’ grincheux loup de mer, comment il va s’amadouer du calbute sitôt que vous y jouerez « J’ veux revoir ma Normandie » au fifre baveur. Et surtout, bâclez-le-moi pas, cet homme. Prolongez bien la séance. C’est pas un interlude, mais une émission de gala. Faut pas y éponger l’intime à la va-comme-je-te-pompe. J’ veux que vous m’obteniez un seize sur vingt, gamine ! Avec vot’ espérience et sans ratiches, vous jouez sur le velours. Un conseil, n’attendez rien de lui que les réparations de la salle de bains. Ses faveurs, ça doit pas être les délices de Corfou. Vous pensez : un amiral ! Vous vous rabattrez sur le garçon boucher ; grâce à votre panoplie de pétasse, les coulisses de l’exploit sont à vous.

La dame gloussaille.

Crie des merci, merci. L’appelle Monseigneur. Se signe en le regardant. Lui virgule des baisers.

Finit par demander ce qu’elle doit pour la consultation.

— Rien, la mère, c’est gratuisse, déclare noblement Sa Majesté. Mais si vous voudriez me laisser un souvenir, faites-moi donc cadeau de ce petit monstrion ancien qui vous pend au cou, c’est des émeraudes, ces pierres rouges qu’incrustent autour du cadran ?

La dame, ravie, effrénée d’offrir, dépose sa montre devant Béru qui la soupèse et l’empoche.

Elle va pour sortir.

— Hé, Poupette, hèle le Gros.

La consultante se retourne.

— Quand je vous dis d’inviter l’amiral ce soir, y a gourance, vous l’inviterez demain, puisque aujourd’hui il assiste aux funérailles de sa belle-sœur au Danemark et qu’y ne rentrera que demain matin.

C’est du délire. La vioque sort en criant que le mage est magique. Qu’il sait tout, tout, et plus encore, puisqu’il est capable de voir le comportement de gens qui lui sont inconnus.

Eggkarte et moi regardons Bérurier avec indécision. Une espèce d’obscure timidité, très déconcertante, nous l’auréole d’une gloire soufrée.

— Comment as-tu su, pour cet enterrement. La vieille t’a montré un faire-part sous-titré ou quoi ?

Il branle le chef.

— Non, ça m’est venu commak, Gars. Quand j’y ai conseillé d’inviter le vieux, ce soir, j’ai senti qu’elle pensait fortement à quèque chose, pendant qu’Eggkarte lui traduisait. Et au moment qu’elle s’en allait, zoum : sa pensée m’est arrivée dans le citron. Dans le fond, tu sais, mage, avec un peu d’entraînement, c’est pas un métier difficile.

Et c’est ainsi que tout commença.

Huit jours s’écoulèrent sans que Borg Borïgm ne montre le bout de (sa tache de vin à) l’oreille ni son nez mal cloisonné. Je dus examiner plus de deux mille personnes. Les journaux étaient remplis des prouesses du fameux mage français. Sa popularité croissait et se multipliait. Il accumulait les exploits, faisait des révélations, des prophéties, donnait des conseils, bref jouait son rôle de clairvoyant avec un tel brio qu’il était devenu la coqueluche de Stockholm. Des ministres suppliaient qu’on les reçoive en cachette. On se battait devant l’hôtel et, dès le troisième jour, la circulation fut déviée dans la rue.

Eggkarte étant au bord de la dépression, à force de travail ; nous dûmes engager une équipe de traducteurs professionnels.

Le père Tequïst faisait des affaires d’or. Et les « dons en nature » s’accumulaient dans la grande malle d’osier dont le Gros avait fait emplette.

Bref, un triomphe !

Côté Nostrabérus, s’entend.

Mais pour ce qui était de mon enquête : bernique !

Dès le matin, quand la queue se constituait et commençait d’enfler, je passais en revue tous ces roses visages figés dans la froidure. Je regardais les nez, les oreilles droites avec une farouche obstination. Le cœur me poignait, comme doit s’affoler celui d’un mec perdu dans la brousse lorsqu’il relève ses collets chargés d’assurer sa survie.

Parfois je tressaillais. Une cloison nasale mal foutue, ou une tache de vin m’éclataient dans la rétine. Mais vite je devais déchanter : le nez appartenait à une grosse femme, et la tache de vin se situait sur une joue.

J’essayais de me mettre dans la peau de Borg Borïgm. Cet homme avait réussi à trouver la planque idéale. Allait-il risquer de compromettre sa sécurité pour consulter un voyant réputé ? Mieux : n’était-il point en droit de penser que ce mage le démasquerait, puisqu’il lisait à livre ouvert dans les mains de ses contemporains ?

Pourtant, à travers ce que je savais de Borïgm, je me persuadais qu’il ne pourrait résister indéfiniment à la tentation. Il retournerait à ses marottes comme la limaille au Léman. Lorsque, pendant des années, on s’est adonné au spiritisme, comme d’autres à la morphine, on ne peut résister à la fascination d’une renommée aussi formidable que celle dont jouissait Nostrabérus en Suède. Eût-il été planqué dans le grand Nord, qu’un matin le fugitif aurait frété un attelage de rennes pour accourir.

Alors j’attendais. Coulant des jours moroses, devant le Thalerdünbrank-Palace dans mon manteau de fourrure, à renifler ma déconvenue.

Je rentrais me réchauffer, éclusant un Gordonbrigfört (cette espèce de grog sans rhum, pour rhume) au bar. Ressortant au bout d’une heure afin de mater les nouveaux queutards.

Les prouesses plumassières de la môme Eggkarte ne me remettaient pas le moral au beau fixe. Pour tout vous dire, mes gentlemen et women, je commençais d’en avoir ras-le-bol de ce froid pays.

Et puis, un matin, à 11 h 50 pour être tout à fait précis, alors que je m’apprêtais à quitter le bar de l’hôtel, pour aller prospecter les narines extérieures, un groom accourut, qui m’happa littéralement. Il savait quelques mots d’anglais et me les récita. Je vous en donne séance tenante la traduction fidèle, puisque littérale.

— Vite, me dit cet adolescent à poils blonds, ami de vous veut voir vous !

J’accourus dans la salle des consultations. Béru, pardon, Nostrabérus examinait la dextre potelée d’un gras vieillard en saindoux dont l’avenir devait ressembler à une sauce béchamel quand elle est figée.

— Ah, te v’là ! aboya l’énergumène Béruréen. Tu viens de déhors ? (car il met toujours un accent aigu au « e » de dehors en parlant).

— J’y étais voici moins d’une demi-heure, Gros, pourquoi ?

Il porta la main à son front contre lequel un tennisman aurait pu « faire du mur ».

— Y sais pas si j’ai le caberluche qui grimpe en mayonnaise, mec, à force de voyanter pour tous ces veaux froids, mais j’ai un sentiment de grabuge.

— Tu devrais prendre des granulés, me marrai-je. Et c’est quoi, ta vision, m’sieur Jean d’Arc ?

— S’agit pas d’une vision, mais d’une sensation, précisa le mage (d’Épinal). Un pressentiment, si tu préfères. Je sens qu’y va s’ passer quèque chose. Tu devrais aller mater, Gars.

Il paraissait sincèrement alarmé. Troublé, je sortis sans plus attendre. Et je débouchai dans la rue à l’instant où l’événement se produisit.