Espèce de préliminaire sur un ton un tantinette mondain (à cause des circonstances).

Je porte les faits suivants à la connaissance de mon immense et honorable public pour la première fois. Pour la dernière aussi, puisque ce sera fait ! Tout a commencé après la cérémonie ayant marqué l’attribution de mon prix Nobel.

Je vous passe les discours pompeux, les courbettes, les onctions, les ponctuations, les menstruations et autres hémorragies cutanées entourant cette aimable manifestation dont j’eus, malgré tout, la larme à l’œil.

Le roi Pilaf III Adolphe prononça quelques paroles bien senties dans sa langue paternelle (car sa mère, je vous le rappelle, est Cambodgienne). Il eut des mots suédois extrêmement émouvants pour dire mon œuvre, son importance présente et son devenir. Ensuite de quoi, il me remit, avec une solennité à peine royale, ce pour quoi j’avais fait le déplacement à mes frais : un chèque à zéros dont le montant, pour être libellé en couronnes, n’en était pas moins vigoureux. Je me hâtai de l’endosser (pas le roi, le chèque), le serrai dans mon portefeuille en peau de saurien, et commençai, séance (non encore levée) tenante, à faire des projets.

J’en arrivais à la villa cernée de saules lacrymaux des bords du Loing lorsqu’un quidam en habit (tous les assistants portaient d’ailleurs le frac) me toucha le bras. C’était un homme d’allure austère, long et jaune, dont le crâne d’ivoire s’agrémentait d’une couronne (suédoise) de cheveux gris. Il avait l’air simultanément d’un homme malade et bienveillant, car sa gravité extrême n’atténuait pas la douceur lacustre de son regard.

— Mon nom est Gustav Maeleström, se présenta le personnage. J’appartiens au jury, et j’ai fait campagne pour vous.

Bien que le chèque fût déjà dans ma poche, je ne l’en remerciai pas moins chaleureusement.

— Vous m’obligeriez en venant dîner chez moi ce soir, poursuivit Maeleström.

Mon premier mouvement fut de refus. Vous savez tous que la vie est courte et qu’on ne peut la perdre en des dîners chiatoires en compagnie d’un Suédois momifié, quand bien même il vous a flanqué le prix Nobel de littérature. L’ingratitude est souvent un gain de temps, elle représente donc un bien inestimable pour nous autres mortels auxquels il est si chichement mesuré.

Je prétendis des obligations antérieures dont il ne fut pas dupe. Certains individus jouissent d’une perspicacité qui les rend infréquentables. Lui avait le don de lire le mensonge à l’œil nu. Mais, comme il était d’un naturel courtois, il se donna la peine de me faire valoir d’autres raisons que son scepticisme pour me convaincre.

— Cher lauréat, me dit-il, je me doute qu’un garçon aussi séduisant et avenant que vous l’êtes a ses soirées retenues, pourtant il me serait agréable que vous vous dégageâtes, ce soir, de vos obligations. J’aimerais pouvoir vous donner l’assurance que vous trouverez sous mon toit une épouse ravissante et de quarante ans ma cadette, voire une fille à marier belle comme l’idée qu’on se fait à l’étranger des jeunes Suédoises, hélas, je suis célibataire. Ce que j’ai à vous proposer d’alléchant, mon jeune maître, c’est un mystère. Je n’ignore point que vous êtes l’un de ces princes de l’enquête dont les hauts faits ricochent à travers le monde, et c’est à cet aspect de votre personnage que je fais appel.

Ayant achevé cette phrase quelque peu ampoulée, mais flatteuse, M. Maeleström tira un mouchoir de ses basques, y déposa de discrets résidus, sans cesser de me fixer par-dessus cette opération. Un charme étrange, plus exactement « mystérieux », se dégageait de lui en même temps que ses expectorations. Une douceur captivante, teintée de détresse. Or, malgré le cynisme dont j’essaie de me caparaçonner, je suis sensible aux détresses, surtout lorsqu’elles sont muettes.

J’acceptai donc.

Et pris congé de Sa Majesté.

Bien que viscéralement réfractaire à toute forme de monarchie, fût-elle constitutionnelle, je dois reconnaître que Pilaf III Adolphe est un monarque charmant. On le sent farouchement contre la voie dynastique et bien ennuyé d’en avoir été frappé. Il me confia discrètement, et ce dans un français bien venu, que sa vocation profonde était l’automobile et qu’il rêvait d’une révolution qui le rendrait garagiste. Je lui répondis que les temps nouveaux travaillaient à l’accomplissement de ses désirs, le remerciai pour sa confiance, son chèque et son discours, déclarai à haute voix que ce prix qui m’était décerné emmerdait André Malraux mais honorait la France, et finis par suivre Gustav Maeleström jusqu’à son automobile.

Je fus à moitié surpris de voir se ranger au bas du perron une très ancienne Mercedes Benz d’avant-guerre, sombre et solide comme la ligne Siegfried, et pilotée par un chauffeur blond en livrée blanche qui ressemblait à un SS de cérémonie. Un tel véhicule convenait parfaitement au personnage de Maeleström. L’intérieur en était de cuir épais et sentait bon le cuir épais.

Nous partîmes dans les vapeurs fantomatiques du soir, comme en un roman de Mme Selma Lagerlöf (laquelle, rappelons-le, m’a devancé au palmarès du Nobel de littérature).

En cours de route, Maeleström parla peu. Cependant, malgré son mutisme, il ne me parut pas lointain. Ce diable d’homme parvenait à rester présent en silence, ce qui est une sorte de tour de force chez les mammifères évolués que nous sommes.

— Je pense, murmura-t-il seulement, alors que nous longions un lac aux berges givrées, je pense que vous ne regretterez pas votre soirée.

L’avenir immédiat devait ratifier cette promesse. Avec le recul, je suis en mesure d’affirmer qu’effectivement, je ne la regrette pas. Et que j’aurais eu grandement tort de la sacrifier à quelque gourgandine blonde de boîte de nuit stockholmaise.

Il habitait une somptueuse demeure à colonnes posée sur une vaste pelouse.

La maison était blanche.

La pelouse également, à cause du givre. Et aussi les arbres bicentenaires (je parle des plus jeunes) qui cernaient la pelouse.

Une grosse vieille dame habillée en gouvernante nous ouvrit la porte. Elle portait un énorme chignon en équilibre sur sa tête large et plate et marchait comme si elle craignait qu’il n’en tombât. Son regard de faïence s’attarda fort peu sur moi. Elle dit des choses suédoises à son maître, sur un ton assez rude pour donner à penser qu’elle l’aimait avec beaucoup d’autorité ; nous débarrassa de nos pardessus, puis nous conduisit au salon devant un grand feu de bois. Le plus immense qu’il m’eût été donné de voir si l’on excepte l’incendie des Nouvelles Galeries. Des fûts entiers brûlaient dans une cheminée aux dimensions si peu croyables que je ne me donnerai même pas la peine de vous les communiquer.

L’immense pièce ne manquait pas d’agréments. Elle devait en comporter beaucoup pour un Suédois, mais le phénomène du dépaysement jouant contre moi, je fus quelque peu incommodé par son mobilier pompeux, pesant, ainsi que par les trop nombreux objets qui l’encombraient.

Maeleström servit des alcools scandinaves aux goûts pharmaceutiques, que nous bûmes en devisant du prix Nobel dont son fondateur (Alfred Nobel) tua son jeune frère en inventant comme un con la dynamite.

Peu après, nous passâmes à table.

Mon hôte ne m’avait encore soufflé mot de son fameux « mystère ». Je commençais à douter, non de l’existence de ce dernier, mais de sa qualité de véritable mystère, certaines personnes tenant pour étranges des faits parfaitement explicables pour ceux qu’ils ne concernent pas.

Je n’osai le provoquer, sachant parfaitement que des confidences s’épanchent spontanément ou qu’elles ne sont pas. La digne gouvernante s’occupa elle-même du service, bien qu’il y eût d’autres domestiques dans la maison.

Nous dînâmes dans la bibliothèque, devant un feu plus modeste. Chez Maeleström, l’hiver n’était qu’à quelques kilomètres de Stockholm. Il cernait la ville comme une armée silencieuse, prêt à l’investir irrésistiblement, le moment venu.

On me présenta un plateau de hors-d’œuvre à base de poissons fumés, assez appétissant je dois l’admettre. Ensuite il y eut du râble de lièvre à la confiture, enfin, un rôti de renne en croûte que n’auraient pas désavoué mes amis les grands maîtres queux de France et de Suisse. Le tout ponctué d’une omelette norvégienne destinée, je pense, à marquer la grande fraternité scandinave.

Je relate ce menu par le menu, avant de préciser que ce repas fut le mien, mais non celui de mon hôte. En effet, on plaça devant lui, en début de dîner, un petit bocal fermé d’un papier huilé, pareil à une peau de tambour, et contenant une chose imprécise de forme et désagréable d’aspect.

— Vous voudrez bien me pardonner, mon cher maître, dit Maeleström, mais je suis au régime.

Il creva le papier de son bocal et fit passer le contenu de celui-ci dans son assiette. Le mets n’avait pas que laide apparence, il s’accompagnait en outre d’une odeur peu engageante.

Maeleström le goûta, yeux mi-clos, le poivra fortement et se mit à l’attaquer d’une fourchette gaillarde. Il paraissait s’en délecter.

Quand il eut achevé de le consommer, je parvenais, quant à moi, au bout de mes hors-d’œuvre. Ma surprise s’accrût lorsque la dame au chignon, après m’avoir copieusement servi un lièvre nordique, lui apporta un second bocal, tout semblable au premier, avec cela de différent, toutefois, que son contenu avait une couleur plus foncée et une consistance plus ferme.

Je ne pus résister plus longtemps à l’envie de questionner mon hôte.

— Puis-je savoir ce que vous mangez-là, monsieur Maeleström ?

Il parut embarrassé.

— J’ose à peine vous le dire, mon cher maître.

Mais on ne se tire jamais d’une question précise par une pirouette. Mon regard insistant, il déclara :

— Il s’agit d’excréments, car je suis scatophage.

Mon râble faillit emprunter ma trachée-artère et, à l’inverse, mon cœur manqua de me remonter le tube digestif.

— Vous plaisantez, monsieur Maeleström ?

— Du tout, mon cher, du tout. J’avoue ne me nourrir que de merde et y prendre un grand plaisir. En toute modestie, je peux même ajouter que je dois être le mangeur de merde le plus qualifié de la planète.

Et il raconta son histoire de bouffe-merde.

Très jeune, Gustav Maeleström se prit à savourer ses propres matières, au grand dam de sa mère qui ne parvint point à le guérir de sa coupable gourmandise. A la puberté, le jeune homme orienta sa sensualité sur cette voie aussi anale que gastronomique, et n’éprouva de volupté qu’en se faisant déféquer dans la bouche par des personnes convenablement purgées. Peu à peu, son vice l’absorba complètement (si l’on ose dire), et Maeleström finit par abandonner toute autre nourriture.

— Je suis devenu expert en la matière, conclut-il finement. Quelque chose comme le commandeur des taste-merde. Au point que je dois décliner tout repas en ville. Si je vous disais que je vomis chaque fois que je suis obligé de dîner à la table du roi ?

Il s’enthousiasmait pour son art, me découvrait, s’animant, des perspectives insoupçonnées. Cet homme surprenant aimait à ce point la merde qu’il en faisait l’élevage. Entendez par là qu’il entretenait à l’année une équipe de chieurs homologués dont il contrôlait la nourriture afin de parvenir à des dosages savants. Maniaque, il en était venu à ne consommer en somme que les produits de la ferme. A tel point qu’il emmenait son manger lorsqu’il partait en voyage. Plein de son sujet, il m’expliqua par le menu à quel haut degré sélectif il atteignait grâce aux tests imposés à ses chieurs (parmi lesquels un fort pourcentage de chieuses, il faut le préciser). La scatophagie était devenue pour lui une science exacte. Il savait tout de la cueillette, de la conservation, de l’accommodement de ses sous-produits. Quelles boissons prendre avec eux. A quelle température les servir. Il recrutait ses chieurs dans le monde entier, grâce à des démarcheurs qualifiés. Il aimait la merde d’Europe Centrale, la merde canadienne, la merde sud-africaine. Il aimait les nuances entre la merde belge et la merde des Grisons.

— Je ne voudrais pas passer pour un flagorneur, mon cher lauréat, conclut-il, mais ma préférence va à la merde lyonnaise. J’ai, dans mon élevage, un charcutier lyonnais, dont je réserve la production pour mes festins.

Et nous parlâmes merde ainsi, tard dans la soirée, jusqu’à l’heure des cigares.

Depuis lurette déjà j’estimais que mon hôte était fou. Malgré tout, le fait qu’il m’eût voté le prix Nobel me laissait un doute au plus creux de l’âme. Je m’apprêtais à lui réclamer congé lorsque ce que je n’espérais plus se produisit : Maeleström me dévoila le motif de son invitation.

Il se leva brusquement, alors qu’il me parlait de sa merde de dessert number one, issue du croisement de son meilleur chieur avec sa chieuse d’élite, c’est-à-dire d’un délicieux bambin nourri aux produits Guigoz. Mon hôte gagna son bureau Bernadotte où il prit une pochette de cuir sur laquelle se trouvait écrit le mot document, mais libellé avec K.

— Je crois que je vous ennuie avec ces questions gastronomiques, me dit-il ; aussi vais-je vous exposer mon problème.

Il ouvrit la pochette. Celle-ci ne contenait que la première page d’un journal imprimé en suédois. Le quotidien était daté du 16 juin 1967. Un titre s’étalait sur quatre colonnes. J’eus beau le contempler, il resta pour moi lettres mortes. La photographie d’un homme blond, au regard dur et bleu, âgé d’environ 35 ans, illustrait l’article.

— De quoi s’agit-il ? demandai-je.

— Oh, pardonnez-moi, j’oubliais que vous ne compreniez pas ma langue.

Il promena son index parcheminé de merdophage sur le titre et traduisit : Sensationnelle évasion de Borg Borïgm, l’assassin du lac Vättern.

Je posai sur Maeleström un regard qui devait être interrogateur, fatalement, puisqu’il me donna des explications.

— Ce Borg Borïgm dirigeait un institut, sur les bords du lac Vättern. Un jour, deux de ses pensionnaires, de très jeunes filles de quatorze et quinze ans, disparurent. On retrouva leurs corps plusieurs semaines plus tard en draguant le lac. L’autopsie permit de conclure qu’elles avaient été violées. Des lacunes furent relevées dans les déclarations de Borïgm. La police finit par l’arrêter. Au bout de quelques heures d’un interrogatoire très serré, il avoua le meurtre de ses deux pensionnaires. Borg Borïgm passa en jugement, mais il s’évada du palais de justice de Stockholm à l’issue de la première audience. Depuis, malgré les efforts déployés par les autorités assistées de toute la population, nul n’a plus jamais entendu parler de lui.

— Intéressant, fis-je, par politesse.

Le taste-merde me prit la main (heureusement qu’il ne mangeait pas avec ses doigts).

— Cher maître, c’est au policier que je m’adresse. Je vais vous fournir tout l’argent que vous souhaiterez, mais il faut que vous retrouviez Borg Borïgm. Vous seul pouvez encore mettre la main dessus, je le sais, je le sens. Mettez-vous en chiasse, pardon, en chasse ! Mais surtout, quand vous le tiendrez, ne prévenez pas la police. C’est moi que vous devrez informer, moi seul ! J’ai votre parole ?

Etrange requête.

— Vengeance personnelle ? demandai-je à Maeleström.

Il secoua la tête.

— Absolument pas. Soyez fair play, ne me posez aucune question.

Je soupirai.

— Je suis navré de vous décevoir, monsieur Maeleström, mais je ne pourrai faire grand-chose dans ce pays dont je ne connais ni la langue ni les mœurs, là où mes confrères suédois ont échoué. D’autre part, je dois rentrer en France dès demain, n’ayant obtenu qu’un court congé de mes supérieurs pour venir encaisser mon prix.

Il me pétrit le bras. Ses traits s’étaient creusés et son regard d’emmerdé jetait l’éclat du désespoir.

— Il le faut, monsieur San-Antonio. Vous êtes mon ultime espoir.

— Impossible, vous dis-je !

— Juste Dieu ! Ayez au moins la reconnaissance du ventre, c’est à moi que vous devez votre prix, espèce de misérable ingrat ! Car sans moi, on couronnait Guy des Cars ! s’emporta le merdophage.

Je n’ai pas l’habitude de me laisser traiter de misérable.

Aussi me levai-je d’une détente et gagnai-je la sortie sans un mot.

Les aiguilles de pins, cristallisées par le gel, craquaient sous mes pieds. J’arpentais cavalièrement l’allée cavalière, à longs pas rageurs, me demandant comment j’allais pouvoir rallier Stockholm, lorsque deux phares me captèrent dans leur faisceau. La Mercedes Benz surgit à ma hauteur. Le conducteur en descendit, m’ouvrit la portière, et je ne me fis point prier pour y prendre place, tout heureux que j’étais du savoir-vivre de Maeleström. Ce monsieur mangeait de la Merde, il était d’un tempérament soupe au lait (malgré tout), pourtant il ne perdait pas longtemps de vue ses devoirs d’hôte.

Le chauffeur blond parlait anglais, presque aussi mal que moi, mais sans accent français.

Bien qu’il fût d’un naturel peu bavard, du moins avec les invités de son patron, je lui fis un brin de conversation.

— Il y a longtemps que vous êtes au service de M. Maeleström ?

— Huit ans, sir.

Je fis un rapide calcul mental (n’ayant pas de papier sous la main). Ce garçon servait déjà Maeleström au moment de l’affaire Borg Borïgm. Je lui demandai s’il avait entendu parler de ce meurtrier, et il me répondit que oui, mais évasivement. Avait-il eu l’occasion de le rencontrer ? Non, jamais. Pensait-il que son maître ait eu des relations avec le fugitif ? Pourquoi, grand Dieu ! Bref, il ne me fut d’aucune utilité et je décidai d’oublier cette histoire.

Cette chose fut faite lorsque la Mercedes Benz stoppa devant mon hôtel. Je voulus donner un pourboire au SS d’apparat, mais il le déclina morguement, aussi décidai-je de convertir en boissons fermentées ce billet dédaigné et gagnai-je le bar. Il y régnait cette ambiance trépidante qu’on trouve dans les boîtes de nuit de chef-lieu d’arrondissement les soirs de grève générale. Un pianiste fade comme du saumon fumé sous cellophane tripotait son clavier dont il aurait dû numéroter les touches pour mieux s’y retrouver. Un obèse ivre rotait du champagne tiède dans un coin. Par contre, une plus que jolie fille éclusait un machin en couleurs artificielles au rade, et vous comprenez parfaitement que c’est vers elle que me portèrent mes pas. Treize tabourets absolument libres aguichaient mes fesses. Je choisis celui qui était le plus voisin de la donzelle, m’y juchai et m’occupai de l’entraîneuse. Elle n’avait pas grand-monde à entraîner, aussi éveillai-je illico son intérêt. Le mien n’était pas de passer la nuit en sa compagnie puisque, comme beaucoup de cons, je me refuse à payer les faveurs d’une fille. Je sais bien que j’ai tort, car c’est la solution idéale pour assurer l’harmonie des rapports (surtout sexuels) entre un monsieur et une dame. Payer représente une économie de temps et de sentiments ; ça n’a donc pas de prix, puisque, précisément. ça en a un ! Pourtant, le mâle vaniteux veut être aimé pour ses beaux yeux et sa belle machine. Et je suis un mâle (alors là, faites confiance !) vaniteux.

— Vous parlez anglais ? lui demandai-je aimablement.

— Moi, oui, me dit-elle avec ambiguïté, mais je peux aussi discuter en français.

Et elle parla ma chère bonne vieille langue, si généreuse, et combien malmenée par des paltoquets de la plume que je ne nommerai pas.

Je lui proposai de boire un verre : elle en but deux, c’est-à-dire trois de moins que moi. J’avais besoin de récupérer, car dîner en tête-à-tête avec un scatophage est une corvée que je ne vous souhaite pas.

Je crois que c’est au niveau du second glass qu’elle me déclara :

— J’ai l’impression d’avoir vu votre photo dans le Beurg taggenstrouff prozib de ce soir. Est-ce que je me trompe ?

Je la rassurai : sa mémoire était digne d’éloge. Lors, je me présentai en bonne et due forme. Quand elle sut que j’étais moi et que je venais de décrocher le prix Nobel de littérature, elle battit des mains.

— Nous allons faire l’amour ensemble, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle.

Sa blondeur, son regard vert, ses joues de pêche m’incitèrent à la dérogation.

— Oui, si votre prix est raisonnable, lui répondis-je, comme un bon maquignon normand en tournée de foire au bordel.

La ravissante ouvrit son sac à main. Elle y prit une liasse de billets, la compta devant moi, la roula autour de son index, puis la glissa dans la poche supérieure (et unique) de mon frac.

— Si ça vous convient, c’est tout ce que j’ai sur moi, dit-elle.

C’est ainsi que tout commença.