LES ONDULATS

Définitions extraites du Mini-Gus (version abrégée, à l’usage des élèves et étudiants, du Dictionnaire de la langue française de Paul Gustave), édition 2028 :

 

ONDULAT n. m. [XXe ; de mécanique ondulatoire]. Fam. Dule.

DULE n. m. [XXe ; contraction de bidule]. Inorganat du genre radio.

INORGANAT n. m. [XXe]. Entité inorganique. « Les dules sont des inorganats » (Fr. Brown).

RADIO n. f. 1* Classe d’inorganats. 2* Bande de fréquences située entre les fréquences de courants domestiques et les fréquences lumineuses. 3* Vx Moyen de communication utilisé jusqu’en 1987.

*

Les premières salves de l’invasion ne furent absolument pas bruyantes, ce qui ne les empêcha pas d’être entendues par des millions de personnes. Georges Bailey était un individu parmi ces millions, et si je fais état de Georges Bailey, c’est parce qu’il fut le seul à se trouver à moins d’un googol d’années-lumière de la vérité, dans son hypothèse initiale. (Un googol est un nombre mythique, qui s’exprime par un 1 suivi de cent zéros, soit 10100.)

Georges Bailey était saoul, et les choses étant ce qu’elles étaient, on ne peut guère le lui reprocher. Il écoutait la variété la plus vomitive de la publicité radiophonique. Il ne l’écoutait pas parce que tel aurait été son bon plaisir, la chose va sans dire, mais parce qu’il avait reçu de son patron l’ordre de l’écouter. Son patron était J.R. McGee, de la chaîne de radio MID.

Georges Bailey écrivait des textes publicitaires pour la radio. La seule chose qui lui fit plus horreur que la publicité était la radio. Et le voilà qui était assis, après ses heures de travail, à écouter des émissions publicitaires dithyrambiques et écœurantes radiodiffusées par une station concurrente.

— Bailey, lui avait dit J.R. McGee, vous devriez mieux connaître les réalisations de la concurrence. Vous devriez surtout vous tenir au fait de ce que diffusent nos clients qui sont également clients des autres chaînes.

On ne discute pas les suggestions appuyées de son employeur quand on veut garder une situation de beaucoup de dollars par semaine.

Mais on garde le droit de boire beaucoup de whisky-sour tout en écoutant. Georges Bailey ne s’en privait pas.

Et, entre deux flashes publicitaires, il jouait au gin-rummy avec Maisie Hetterman, mignonne petite dactylo rousse employée aux studios. Cela se passait dans l’appartement de Maisie, devant le poste de radio de Maisie (par principe, Georges ne possédait ni poste de radio ni téléviseur) ; mais l’alcool était fourni par Georges.

— … seuls les meilleurs tabacs, disait la radio, entrent dans la fabrication des bip-bip-bip, les cigarettes préférées des Américains.

— Marconi ! dit Georges en lançant un regard torve à la radio.

Ce qu’il voulait dire, ce n’était pas « Marconi », bien sûr, c’était « Morse » ; mais les whisky-sour lui avaient un peu embrouillé les idées… et c’est ainsi que sa première hypothèse se trouva être plus proche de la réalité qu’aucune des millions d’autres hypothèses initiales. C’était bien de Marconi qu’il s’agissait, en un sens. En un sens très perverti.

— Marconi ? demanda Maisie.

Georges avait horreur de parler en compétition avec la radio ; il commença donc par tourner le bouton.

— Je voulais dire Morse, rectifia-t-il. C’est du morse, comme on l’utilise chez les boy-scouts et au Service des Transmissions. J’ai été boy-scout.

— Tu as bien changé.

Georges poussa un profond soupir :

— N’empêche qu’il va arriver des bricoles à quelqu’un ; ça coûte cher d’envoyer des communications en morse dans les bandes de fréquences de la radiodiffusion.

— Et ça veut dire quoi ?

— Ce que ça veut dire ? Ah, tu veux dire ce que ça veut dire… Eh bien, S, la lettre S. Bip-bip-bip, c’est S. SOS, c’est bip-bip-bip-bô-bô-bô-bip-bip-bip.

— O, c’est bô-bô-bô ?

— Redis-le-me-le, Maisie. J’aime. J’aime que tu me dises bô-bô-bô.

— Non, écoute, Georges, c’est peut-être vraiment un S.O.S. Rallume le poste.

Georges ralluma le poste. La marque de cigarettes n’avait pas encore fini de se vanter :

— … essieurs aux goûts les plus bip-bip-bip-nés préfèrent l’arôme plus raffiné des ciga-bip-bip-bip-trose. Dans leur nouvelle présentation qui leur bip-bip-bip-cheur.

— Ce n’est pas S.O.S. C’est une suite de S.

— Comme une bouilloire qui chante ? C’est peut-être un nouveau gag publicitaire ?

Georges secoua la tête :

— Non, mon coco. Aucun gag publicitaire ne couvre jamais le nom de la marque. Attends, j’ai une idée.

Il tendit la main et manœuvra le bouton de réglage un peu vers la droite, puis un peu vers la gauche, et la stupeur se peignit sur son visage. Il tourna le bouton jusqu’à l’extrême gauche, en forçant. Il n’y avait aucun émetteur là, pas même le chuintement d’une porteuse…

— Bip-bip-bip, continuait imperturbablement le poste. Bip-bip-bip.

Il tourna le bouton jusqu’à l’extrême droite :

— Bip-bip-bip.

Georges coupa le contact et fixa Maisie sans la voir, ce qui était en soi une performance.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, Georges ?

— Je l’espère, dit Georges Bailey. Je l’espère de tout cœur.

Il avait déjà empoigné la bouteille pour se reverser à boire, mais changea d’avis. Il venait d’avoir l’intuition que quelque chose d’important se passait, et il préférait ne pas aborder la situation avec le cerveau trop embrumé.

Mais il était très loin d’avoir compris à quel point c’était important.

— Qu’est-ce que tu veux dire, Georges ?

— Je n’ai pas la moindre idée de ce que je veux dire. Mais ce que je peux te dire, Maisie, c’est que, si on fonce aux studios, on a une bonne chance d’y voir du sport.

*

5 avril 1987. C’est le soir où sont arrivés les ondulats.

La soirée avait commencé comme toutes les soirées. Mais ce n’était plus une soirée comme les autres.

Georges et Maisie avaient commencé par chercher un taxi, puis, n’en trouvant pas, s’étaient rabattus sur le métro. Oui, le métro fonctionnait encore, à l’époque. Le métro les déposa à un pâté de maisons de l’immeuble de Radio-MID.

L’immeuble avait tout de l’asile d’aliénés. Georges, tout sourire, traversa le hall d’un pas lent, au bras de Maisie, prit l’ascenseur jusqu’au cinquième et, sans raison aucune, donna un dollar au garçon d’ascenseur. Jamais encore, de toute sa vie, il n’avait donné de pourboire à un garçon d’ascenseur. Le garçon le remercia :

— Vous feriez mieux d’éviter les gros bonnets, monsieur Bailey. Ils sont prêts à mordre dès qu’on a l’air de les regarder.

— Merveilleux ! dit Georges.

De l’ascenseur, il se dirigea droit vers le bureau de J.R. McGee lui-même.

Des voix stridentes s’entrecoupaient derrière la porte vitrée. Georges mit la main sur la poignée, et Maisie essaya de l’en arracher :

— Georges ! murmura-t-elle, tu vas te faire virer !

— Chaque chose en son temps… Ne reste pas sur le pas de la porte, coco.

Gentiment mais fermement, il repoussa Maisie jusqu’à une zone de sécurité.

— Mais, Georges, qu’est-ce que tu…

— Regarde bien.

Les voix surexcitées furent stoppées net par l’ouverture de la porte. Tous les regards se portèrent sur Georges, qui passa la tête dans la pièce, puis ouvrit la bouche et articula :

— Bip-bip-bip. Bip-bip-bip.

… et se recula, juste à temps pour échapper aux éclats de verre qui giclèrent de la porte vitrée fracassée par un presse-papiers et par un encrier qui la percutèrent simultanément.

Puis il saisit Maisie par le bras et tous deux descendirent l’escalier en courant.

— Maintenant, annonça-t-il, on va boire un coup.

Le bar sur l’autre trottoir, en face de l’immeuble de la radio, était bondé, mais la foule y était étrangement silencieuse. En hommage à la clientèle, faite pour l’essentiel de gens de la radio, il n’y avait pas de téléviseur dans l’établissement. Mais il y avait un poste de radio perfectionné, et presque tout le monde était massé sous le haut-parleur.

— Bip, disait la radio. Bi-bô-b’bô-bip-bô-bip-bô-bip…

— Ce que c’est beau, tu ne trouves pas ? souffla Georges à l’oreille de Maisie.

Quelqu’un tripota le bouton. Un autre demanda :

— C’est quelle fréquence ?

— Celle de la police, répondit quelque troisième, il faut essayer un poste étranger.

Quelqu’un approuva, manœuvra le bouton.

— Ça, ça devrait être Buenos Aires, dit quelqu’un.

— Bip-bô-bô-bip-bip ! dit la radio.

Quelqu’un se passa la main dans les cheveux et dit d’une voix autoritaire :

— Fermez-lui le clapet, à cette foutue radio.

Quelqu’un d’autre ralluma.

Georges, qui avait l’air de s’amuser, se dirigea, suivi de Maisie, vers un recoin où il avait aperçu Pete Mulvaney assis tout seul face à une bouteille. Lui et Maisie s’assirent en face de Pete.

— Salut ! dit Georges d’une voix grave.

— Saleté, dit Pete, chef du service technique de Radio-MID.

— Belle nuit, Mulvaney, dit Georges. As-tu remarqué la lune qui chevauche les nuages laineux, tel un galion d’or ballotté sur les crêtes mousseuses de vagues argentées, par un orageux…

— La ferme, j’essaie de réfléchir.

— Whisky-sour, dit Georges au garçon. Deux.

Puis il se tourna vers Mulvaney :

— Tant que tu y es, essaie de réfléchir à haute voix, qu’on en profite. Mais d’abord, comment as-tu fait pour t’évader de la maison de fous d’en face ?

— Je suis viré, foutu à la porte, sur le sable.

— On y fera des pâtés ensemble. Qu’est-ce que tu as fait ? Tu leur as dit bip-bip-bip ?

L’admiration se peignit sur le visage de Pete :

— Tu as fait ça ?

— Et j’ai un témoin. Et toi, qu’est-ce que tu leur as fait ?

— Je leur ai dit ce que je pense que c’est, et eux ils pensent que je suis fou.

— Et tu l’es ?

— Oui.

— Parfait, dit Georges. Alors la suite nous intéresse… non, attends : et la télé ?

— C’est le même coup. Les mêmes bip-bô dans les haut-parleurs, et l’image vacille et pâlit, à chaque trait ou point ; ce n’est plus qu’une grisaille de flocons de neige.

— C’est parfait. Et maintenant, explique-moi ce qui a flanché. Ce n’est pas que ça m’intéresse, tout ce que je demande c’est que ce soit une tuile sérieuse mais je voudrais savoir.

— À mon avis, c’est le continuum espace-temps. Il y a un gauchissement dans le continuum.

— Ce cher vieux continuum ! dit Georges Bailey.

— Tu veux la boucler, Georges ? intervint Maisie : moi, ça m’intéresse.

Pete prit la bouteille devant lui et se versa encore à boire :

— L’espace, dit-il, est gauchi, tordu, replié. Et il est fini. Une rois parti dans une direction donnée, à condition de continuer pendant le temps voulu, on retrouve son point de départ. C’est le coup de la fourmi qui rampe à la surface d’une pomme.

— L’exemple type, ce n’est pas une pomme, c’est une orange.

— D’accord pour l’orange. Alors imagine que les premières ondes radio à avoir été produites viennent juste d’achever le grand tour. En quatre-vingt-six ans.

— Quatre-vingt-six ans ? Mais je croyais que les ondes radio se propagent à la vitesse de la lumière… et en ce cas, en quatre-vingt-six ans, elles ne peuvent franchir que quatre-vingt-six années-lumière, et il est exclu que ce soit le périmètre de l’univers, puisqu’il y a des galaxies dont on sait qu’elles sont à des millions, ou même à des milliards d’années-lumière. Je ne me souviens pas des chiffres exacts, Pete, mais notre Galaxie à nous est vachement plus grande que quatre-vingt-six années-lumière, à elle toute seule.

— C’est bien pour ça que je dis que l’espace est nécessairement gauchi, soupira Pete Mulvaney. Il y a un raccourci, quelque part.

— Ce n’est plus un raccourci, c’est un court-circuit.

— Bravo. Mais écoute ce qu’on reçoit. Tu sais lire le morse ?

— Plus guère. Et en tout cas pas à ce rythme.

— Moi, je sais. C’est du pur préhistorico-américain, jusque dans les formules argotiques. C’est le baratin qu’on ramassait sur toutes les antennes, du temps où ça s’appelait T.S.F., avant même qu’il y ait des émetteurs réguliers. Je reconnais l’argot, les abréviations, les bavardages entre l’amateur de T.S.F. installé dans son grenier et l’autre sans-filiste opérant dans sa grange. C’était un festival de manipulateurs de graphie, de cohéreurs de Branly et de galènes… tu devrais entendre sous peu un solo de violon. Et tu sais ce qu’il va jouer, ce violoniste ?

— Non. Quoi ?

— Le Largo de Haendel. Le premier disque de phono à avoir jamais été transmis par radio… on disait T.S.F., à l’époque. Transmis par Fessenden depuis l’émetteur de Brant Rock en 1906. Tu vas entendre son indicatif, CQ-CQ, dans pas longtemps. Je te parie un verre.

— Je veux bien te suivre. Mais qu’est-ce que c’était que ce bip-bip-bip par lequel tout a commencé ?

— Marconi, mon vieux Georges ! Quel a été le signal le plus puissant jamais radiodiffusé, par qui, et quand ?

— Marconi ? Bip-bip-bip ? Il y a quatre-vingt-six ans ?

— Tu as droit à la médaille en chocolat. Le premier signal à avoir franchi l’Atlantique, le 12 décembre 1901. Trois heures durant, le puissant émetteur de Marconi installé à Poldhu, avec ses mâts d’antenne hauts de soixante mètres, envoyait à intervalles réguliers la lettre S, bip-bip-bip, pendant que Marconi avec deux assistants installés à St. John de Terre-Neuve faisait monter à cent vingt mètres d’altitude un cerf-volant tirant une antenne, pour finir par capter le signal. Ça a traversé l’Atlantique, mon vieux, avec les étincelles jaillissant des monstrueuses bouteilles de Leyde installées à Poldhu ! Avec vingt mille volts de jus jaillissant de l’antenne monstrueuse !

— Pas si vite, Pete ! Ne nous emballons pas ! Tu dérailles : si cela se passait en 1901, et si la première radiodiffusion musicale a eu lieu en 1906, ça nous laisse encore cinq ans à attendre que la musique de Fessenden nous arrive, par le même canal. Même s’il existe un raccourci de quatre-vingt-six ans dans l’espace, et même si ces signaux ne se sont pas affaiblis, en cours de route, au point d’être devenus inaudibles. C’est du délire.

— Je t’avais prévenu, je suis fou. Ces signaux, après avoir franchi des distances pareilles, seraient tellement faibles qu’on pourrait les considérer comme inexistants. De plus, les signaux qu’on reçoit couvrent toutes les bandes de fréquences, y compris les micro-ondes, et la puissance est identique sur toute la gamme. Et, pour couronner le tout, comme tu l’as si bien fait remarquer, nous avons déjà remonté presque cinq ans en deux heures, ce qui constitue une impossibilité absolue. Je t’avais prévenu, c’est de la folie.

— Mais…

— Ta gueule ! Écoute ! dit Pete.

Une voix, tout empâtée mais indubitablement humaine, sortait du haut-parleur, mêlée à la friture et aux signaux en morse. Puis de la musique, faible et grésillante, mais c’était indubitablement du violon. Et le violon jouait le Largo de Haendel.

Soudain la musique se mit à grimper dans l’aigu, atteignit le suraigu, devint douloureuse à entendre, continua à monter, dépassa les limites audibles et disparut.

Quelqu’un hurla : « Éteignez cette foutue radio ! », quelqu’un d’autre l’éteignit, et cette fois plus personne ne la ralluma.

— Je n’y croyais pas vraiment non plus, dit Pete. Et il y a un autre argument encore contre cette thèse : ces signaux perturbent également la télévision, ce que des ondes radio sont incapables de faire…

» Il doit y avoir une tout autre explication, reprit Pete après une méditation plutôt morose. Plus j’y repense maintenant, et plus je suis amené à penser que j’ai tort de penser cela.

Pete avait raison : il avait tort.

*

— Totalement irrationnel ! proclama M. Ogilvie.

M. Ogilvie retira ses lunettes, fronça les sourcils d’un air féroce, remit ses lunettes et s’en servit pour parcourir les feuillets de copie qu’il tenait à la main. Les ayant parcourus, il les rejeta avec mépris sur son bureau, où ils glissèrent jusqu’à buter contre la plaquette sur laquelle on lisait les nom et qualité du titulaire du bureau :

B.R. Ogilvie
Rédacteur en Chef

— Totalement irrationnel ! répéta M. Ogilvie.

Casey Blair, son meilleur reporter, souffla un rond de fumée dans lequel il inséra un doigt, puis demanda :

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que c’est totalement irrationnel.

— Il est 3 heures du matin, dit Casey Blair. Les interférences ont commencé il y a cinq heures, et il n’y a plus une seule émission qui passe désormais, que ce soit à la télé ou à la radio. Tous les postes émetteurs du monde entier ont cessé d’émettre.

» Et ils ont cessé pour deux raisons. Primo parce que c’était un pur gaspillage d’énergie électrique. Secundo parce que tous les gouvernements l’ont exigé, afin de ne pas compliquer davantage le boulot des techniciens de radiogoniométrie qui cherchent à repérer la source de l’interférence. Voilà donc cinq heures, depuis l’apparition de l’interférence, que tous les techniciens utilisent tout le matériel de radiogoniométrie disponible, et pour aboutir à quelles conclusions ?

— C’est totalement irrationnel, répéta le rédacteur en chef.

— Totalement. C’est néanmoins un fait. À 23 heures, heure de New York, Greenwich a obtenu (je transpose tout en temps de New York) la direction générale de Miami, pour la source. La source a dérivé vers le nord et à 2 heures elle était située dans l’axe de Richmond, en Virginie. À 23 heures, San Francisco trouvait un cap sur Denver. Trois heures plus tard, la dérive vers le sud amenait le cap sur Tucson. Hémisphère Sud : détection à partir de Capetown en Afrique du Sud. Source localisée d’abord dans la direction de Buenos Aires, dérivant ensuite vers Montevideo, quinze cents kilomètres plus au nord.

» À 23 heures, New York repérait des signaux faibles, pointant vers Madrid ; à 2 heures du matin, plus aucun signal repérable. Peut-être est-ce parce que New York utilise une boucle qui ne s’oriente que dans un plan horizontal.

— Absurde !

— Je préfère vous entendre dire « totalement irrationnel », monsieur Ogilvie. C’est totalement irrationnel, mais absolument pas absurde. Cet ensemble de relevés, ainsi que tous les autres relevés dont j’ai eu connaissance, tout cela concourt vers un point unique… à condition de les interpréter comme autant de lignes droites, de tangentes à la Terre, au lieu de les imaginer incurvées et suivant la courbure du globe. J’ai fait l’expérience avec un petit globe terrestre et une carte du ciel. Toutes les lignes relevées convergent sur la constellation du Lion.

Casey Blair se pencha sur le bureau et posa l’index sur la première page de l’article qu’il venait d’apporter :

— Les radiogoniomètres opérant aux endroits d’où le Lion apparaît au zénith n’obtiennent aucun signal. Les postes situés sur le périmètre de la Terre par rapport à ce point obtiennent les signaux les plus forts. Écoutez… faites vérifier mes données par un astronome, si vous voulez, avant de publier mon article. Mais faites vite, si vous ne tenez pas à lire cela dans un autre journal avant.

— Mais les couches externes de l’atmosphère, Casey…

— Je sais, je sais. Tout cela est totalement irrationnel. Mais c’est un fait. Et le journal boucle dans une heure. Vous feriez mieux d’envoyer ma copie à la composition et de faire vérifier ce que j’ai écrit pendant que ça se compose. Et il y a un autre point à faire vérifier.

— Quoi encore ?

— Je n’avais pas les données nécessaires pour déterminer les positons des planètes. Le Lion est sur l’écliptique ; une planète se trouve peut-être entre les deux, sur la trajectoire. Pourquoi pas Mars…

Le regard de M. Ogilvie s’éclaira, puis s’obscurcit derechef :

— Le monde entier n’a pas fini de se foutre de nous, si vous vous êtes trompé, Blair.

— Et si je ne me suis pas trompé ?

Le rédacteur en chef décrocha son téléphone et donna ses ordres.

*

La première page de la dernière édition (6 heures du matin) du Morning Messenger de New York, en date du 6 avril 1987, était barrée sur toute sa largeur par une grosse manchette :

LINTERFÉRENCE RADIO
PROVIENT DE LESPACE

Des Extra-Terrestres tentent peut-être
d’établir une communication avec nous

Il n’y avait plus aucune tentative d’émettre, que ce soit en radio ou en télévision.

Dès l’ouverture de la Bourse, les actions des entreprises de radio et de télévision étaient en baisse de plusieurs points ; il y eut une chute brutale des cours vers midi, puis quelques demandes firent un peu remonter les cours.

Les réactions de la population étaient diverses ; les personnes ne possédant pas de postes de radio se précipitaient pour en acheter un, et cela entraîna un boom, sur les portatifs comme sur les gros appareils puissants. Les ventes de téléviseurs furent par contre stoppées net : il n’y avait plus d’émissions, plus d’images donc à espérer ; quant au son, c’était le même grésillement qui arrivait, magma de signaux, de parole et de musique, que dans les postes de radio. Ce qui, comme Pete Mulvaney l’avait rappelé à Georges Bailey, était la manifestation d’une impossibilité absolue : les fréquences radio ne peuvent en aucun cas activer le circuit son d’un téléviseur. Mais ces fréquences radio l’activaient… si c’étaient bien des fréquences radio.

À écouter les postes de radio, c’étaient des fréquences radio, encore qu’affreusement hachurées. Personne ne pouvait en supporter longtemps l’écoute. Oui, bien sûr, il y avait des instants privilégiés, quelques secondes d’affilée pendant lesquelles les vieillards pouvaient reconnaître la voix d’une vedette de leur adolescence, des échos du match Carpentier-Dempsey, ou un fragment de reportage sur Pearl Harbor (Pearl Harbor… vous vous souvenez ? L’attaque japonaise…). Mais ces instants où il y avait quelque chose à écouter étaient rarissimes. Pour l’essentiel, ce qui sortait des haut-parleurs était une affreuse mixture de musiquettes, de publicité et de rognures de ce qui avait été de la musique. Le tout parfaitement indéchiffrable, et qui devenait très vite insoutenable.

Mais la curiosité est toujours plus forte que tout. Les ventes de postes récepteurs montèrent en flèche, pendant quelques jours.

Il y eut d’autres montées en flèche de ventes, moins explicables, moins accessibles à l’analyse logique. Comme aux beaux jours de la peur d’une invasion martienne à la suite de l’émission de Welles, en 1938, les armuriers vendirent tous leurs stocks de fusil de chasse et d’armes de poing. Les libraires se virent demander autant de bibles que de livres d’astronomie – et les livres d’astronomie se vendaient comme des petits pains. Dans tout un secteur du continent américain, il y eut un accroissement vertigineux de la demande pour des paratonnerres, et les installateurs ne descendaient d’un toit que pour remonter sur un autre.

Pour une raison qui n’a jamais été élucidée, les habitants de Mobile, dans l’Alabama, se précipitèrent sur les hameçons de pêche, dévalisant en quelques heures les quincailleries et magasins d’articles de sports.

Les livres d’astrologie rapportèrent des fortunes, ainsi que les monographies sur la planète Mars. Oui, sur la planète Mars, nonobstant le fait que Mars était à l’époque de l’autre côté du soleil et que tous les articles de tous les journaux avaient affirmé qu’il n’y avait aucune planète entre la Terre et la constellation du Lion.

Ce qui se passait était vraiment étrange… et il n’y avait aucune source d’information sur les événements, en dehors de la presse écrite. Les gens se massaient devant les imprimeries, pour ne pas rater les dernières éditions. Les chefs des services de ventes sombraient doucement dans la folie furieuse.

De petits groupes de curieux s’assemblaient aussi autour des studios de radio et de télévision réduits au silence, et les conversations s’engageaient à voix basse, comme pour une veillée funèbre. Les portes de Radio-MID étaient verrouillées, le portier ne laissant pénétrer que les techniciens qui cherchaient à débrouiller les données du problème. Certains de ces techniciens attaquaient leur vingt-sixième heure de travail sans sommeil.

*

Georges Bailey se réveilla à midi, avec juste une légère migraine. Il se rasa, prit sa douche, sortit ; il se contenta d’un petit déjeuner liquide, peu alcoolisé, et se sentit enfin les idées claires. Il acheta les premières éditions des journaux du soir et leur lecture lui apporta une joie profonde : il avait vu juste, on ne savait toujours pas ce qui foirait, mais ça foirait sérieusement.

Mais qu’est-ce qui foirait ?

La réponse vint dans les éditions suivantes des journaux du soir. La manchette était en style télégraphique, pour permettre de caser du trente-six, le plus gros des caractères disponibles

PLANÈTE ENVAHIE,
DIT SCIENTIFIQUE

Pas un seul abonné ne reçut son journal, ce soir-là : les porteurs de journaux étaient assaillis dès qu’ils sortaient de l’imprimerie. Ils vendaient leurs journaux, au lieu de les livrer aux abonnés, les plus malins obtenant jusqu’à un dollar. Les livreurs sots et honnêtes, qui ne voulaient pas vendre, n’eurent pas davantage d’exemplaires à livrer : la foule les leur prenait sans payer.

Dans les toutes dernières éditions, la manchette subit un changement mineur – mineur du point de vue typographique, mais majeur quant à la signification :

PLANÈTE ENVAHIE,
DISENT SCIENTIFIQUES

Quatre lettres de plus : SEN pour transformer DIT en DISENT, un S ajouté à SCIENTIFIQUE ; les quatre lettres SENS changeaient tout le sens du titre(4).

Tous les records furent battus ce soir-là à Carnegie Hall, à l’occasion d’une conférence donnée à minuit. Une conférence imprévue et non annoncée. Le Pr Helmetz était descendu du train à 23 h 30 et avait été assailli par une foule de reporters. Helmetz, professeur à Harvard, était le scientifique qui avait le premier parlé d’invasion.

Harvey Ambers, directeur de Carnegie Hall, s’était frayé un chemin à travers la foule des journalistes. Il parvint au but ayant perdu en route ses lunettes, son souffle et son chapeau, mais il s’accrocha au bras de Helmetz et, dès qu’il eut retrouvé son souffle, il hurla à l’oreille de celui-ci :

— Il faut que vous donniez une conférence à Carnegie Hall ! Cinq mille dollars pour une conférence sur les Dules !

— D’accord ! Demain après-midi, ça ira ?

— Non ! Tout de suite ! Venez !

— Mais…

— On fera salle comble ! Vite !

Et, n’ayant plus ni lunettes ni chapeau à perdre, il se mit à jouer des coudes vers la sortie, tout en hurlant :

— Laissez passer ! Vous pourrez tous entendre le professeur à Carnegie Hall, et ici aucun de vous ne peut rien entendre. Et n’oubliez pas de faire la publicité de la réunion, en cours de route.

La publicité en question fut si bien faite que, Carnegie Hall bourré, il fallut installer une sono à l’extérieur, pour les foules massées dans tout le quartier alentour.

N’importe quel fabricant de machines à laver ou de spaghetti aurait volontiers payé un million de dollars le droit de persiller la conférence de ses flashes publicitaires, à la radio ou à la télé… mais il n’y eut malheureusement ni radio ni télé pour diffuser cela : les canaux étaient occupés par les Dules.

*

— Et maintenant, s’il y a des questions… dit le Pr Helmetz.

— Professeur ! cria un journaliste plus rapide que les autres : est-ce que tous les radiogoniomètres confirment ce que vous venez de nous dire à propos du changement intervenu cet après-midi ?

— Absolument. Vers midi, tous les signaux captés ont commencé à faiblir. À 14 h 45, il n’y a plus eu de signaux. Jusque-là, les ondes radio venaient du ciel, changeant constamment de cap par rapport à la surface de la Terre, mais restant immuables par rapport à un point de la constellation du Lion.

— Par rapport à quelle étoile du Lion ?

— Par rapport à aucune des étoiles figurant sur nos cartes du ciel. Cela provenait, soit d’un point immatériel dans l’espace, soit d’une étoile trop peu lumineuse pour nos télescopes.

» Mais à 14 h 45 aujourd’hui… plus exactement hier, puisqu’il est minuit passé… tous les radiogoniomètres sont devenus muets. Les signaux persistaient néanmoins, arrivant désormais de tous les azimuts avec la même intensité. Les Bidules étaient tous en place.

» Il n’y a aucune autre conclusion possible. La Terre est désormais cernée, prise comme dans un cocon, par des ondes radio n’ayant aucun point d’origine, qui contournent sans cesse la Terre en tous sens, changeant de forme à volonté… mais restant à l’image des signaux radio d’origine terrestre, des signaux qui ont initialement attiré leur attention et les ont fait venir ici.

— À votre avis, proviennent-ils d’une étoile invisible pour nous, ou peuvent-ils être originaires d’un simple point de l’espace ?

— Je penche pour le point de l’espace. Et pourquoi non ? Ce ne sont pas des êtres matériels. S’ils nous sont venus d’une étoile, il faut que ce soit une étoile bien sombre pour nous être invisible, puisqu’elle serait nécessairement relativement proche… distante de quarante-trois années-lumière seulement, ce qui n’est pas la mer à boire.

— Comment pouvez-vous déterminer cette distance ?

— En admettant – ce qui est une hypothèse très raisonnable – qu’ils se sont mis en route dès qu’ils ont perçu nos premiers signaux radio, c’est-à-dire l’émission par Marconi de la lettre S, il y a quatre-vingt-six ans. Étant donné que les premiers arrivés ont pris cette forme-là, nous supposons qu’ils sont partis dans notre direction au reçu de ces signaux. Les signaux de Marconi ont atteint, il y a quarante-trois ans, un point situé à quarante-trois années-lumière ; se déplaçant, eux aussi, à la vitesse de la lumière, les Bidules auraient mis quarante-trois ans pour arriver jusqu’à nous.

» Logiquement, seuls les premiers arrivés ont pris la forme de signaux en morse. Les suivants ont pris la forme des autres ondes qu’ils ont croisées (et peut-être absorbées) en cours de route. On doit trouver maintenant, autour de la Terre, des fragments d’émissions récentes, d’émissions d’il y a quelques jours à peine. Il doit même y avoir des fragments des toutes dernières émissions, mais celles-ci n’ont pas encore été repérées.

— Pourriez-vous décrire un de ces Bidules, professeur ?

— Ni mieux ni moins bien que je ne pourrais décrire une onde radio. Si on va au fond des choses, ces Bidules sont des ondes radio, bien qu’ils n’émanent d’aucun émetteur. Ils représentent une forme de vie à base de mouvement ondulatoire, comme notre forme de vie à nous est à base de vibrations de la matière.

— Et ils sont de dimensions diverses ?

— Oui… et doublement, en quelque sorte. On mesure les ondes radio de crête à crête, ce qui donne la dimension dite de longueur d’onde. Étant donné que les Bidules couvrent toute l’étendue de toutes les gammes d’ondes de nos récepteurs radio et télé, nous avons le choix entre deux hypothèses : soit ils ont des dimensions suffisamment variées pour occuper toutes les cases de nos cadrans, soit ils ont la faculté de s’adapter à tous les réglages de cadran que nous pouvons faire.

» Mais cela ne rend compte que de la longueur d’onde. On peut également dire, en un sens, qu’une onde radio a une longueur « hors tout », déterminée par sa durée totale d’émission. Quand une antenne émettrice lance un élément de programme qui dure une seconde, l’onde porteuse de ce programme a une longueur totale d’une seconde-lumière, soit en gros 300 000 kilomètres. Un programme d’une demi-heure sans interruption produit, en fait, une onde porteuse continue dont la longueur totale est de trente minutes-lumière.

» Les Bidules, mesurés individuellement à cette deuxième toise, ont des tailles allant de quelques milliers de kilomètres (correspondant à une durée de quelques fractions de seconde) à facilement un million de kilomètres (plusieurs secondes d’émission). L’extrait de programme le plus long à avoir été observé a duré environ sept secondes, ce qui représente plus de deux millions de kilomètres.

— Mais enfin, professeur Helmetz, pourquoi tenez-vous pour acquis que ces ondes sont des entités vivantes ? Pourquoi ne seraient-ce pas simplement des ondes ?

— Parce que ce que vous appelez « simplement des ondes » serait soumis à un certain nombre de lois, comme la matière inanimée est soumise à un certain nombre de lois. Un animal peut, par exemple, escalader une colline, alors qu’une pierre ne le peut pas, sauf à y être amenée par quelque force externe. Ces Bidules qui nous ont envahis sont des formes de vie parce qu’ils font preuve de volonté, parce qu’ils savent changer la direction de leur déplacement, et plus encore parce qu’ils maintiennent leur identité : deux signaux n’entrent jamais en conflit dans un poste récepteur donné. Ils se suivent, mais ne se superposent pas. Ils ne se mélangent pas comme le feraient des signaux émis. Ce ne sont pas « simplement des ondes ».

— Diriez-vous qu’ils sont doués de raison ?

Le Pr Helmetz retira ses lunettes et les essuya lentement, tout en réfléchissant :

— Je doute que nous le découvrions jamais, dit-il enfin. L’intelligence d’êtres de cette catégorie, s’ils en sont doués, se situe sur un plan tellement différent qu’il ne peut pas exister de point d’intersection à partir duquel nous pourrions avoir des relations. Nous sommes faits de matière. Eux sont immatériels. Il n’y a rien de commun entre nous.

— Mais s’ils sont doués d’une forme d’intelligence…

— Les fourmis ont une intelligence, en un sens. Appelez cela « instinct », si vous voulez, mais l’instinct n’en est pas moins une forme d’intelligence ; l’instinct leur permet de réaliser certaines des choses que leur ferait réaliser l’intelligence. Nous ne pouvons cependant pas établir de communication avec des fourmis, et il est encore plus improbable que nous parvenions jamais à établir de communication avec ces Bidules. La différence d’espèce entre l’intelligence des fourmis et la nôtre n’est pas grande, si on la confronte à la différence d’espèce entre l’intelligence des Bidules, s’ils en ont une, et la nôtre. Non, je ne pense pas que nous parvenions jamais à établir la communication.

*

Le professeur avait raison sur ce point. La communication avec les Dules (contraction que l’usage a imposée au nom initialement donné aux Bidules) n’a jamais pu être établie.

Dès le lendemain, les cours des actions de l’industrie radio-électrique se stabilisèrent. Mais le jour d’après, quelqu’un posa au Pr Helmetz la question rouge, la question à soixante-quatre dollars… et les journaux publièrent sa réponse :

— La reprise des émissions de radio et de télé ? Je ne sais pas si nous y parviendrons jamais. Certainement pas tant que les Bidules ne seront pas partis, et pourquoi partiraient-ils ? Parce que des communications par radio auraient été établies par une autre civilisation sur une autre planète, ce qui les y attirerait ? Bien sûr ; mais une partie au moins d’entre eux reviendraient dès que nous recommencerions à produire des ondes radio.

Les actions de l’industrie radio-électrique tombèrent à pratiquement zéro dans l’heure qui suivit. Il n’y eut cependant aucune scène de panique dans les diverses Bourses de la planète : il n’y eut pas de ventes effrénées, parce qu’il n’y avait pas d’acheteurs, effrénés ni calmes. Ceux qui avaient ces actions les gardèrent.

Les employés et animateurs de la radio et de la télé se mirent en quête de situations ailleurs. Les animateurs n’eurent aucun mal à se recaser : toutes les autres formes de distractions connurent des booms sans précédent.

*

— Deux de chute ! annonça Georges Bailey.

Le barman lui demanda ce qu’il entendait par là.

— Je ne sais pas, Hank. C’est une intuition que je viens d’avoir.

— Une intuition à quel propos ?

— Ça non plus, je ne le sais pas. Mélangez-m’en encore un, et je rentre à la maison.

Le shaker électrique refusait de marcher, et Hank fut obligé de faire le mélange à la force du poignet.

— C’est très bon comme exercice, commenta Georges, vous en manquiez. Ça vous fera un peu maigrir.

Hank grogna, la glace tinta gaiement, et le liquide coula du shaker dans le verre de Georges Bailey, qui but lentement en savourant. Puis il sortit sous l’orage d’avril. Il était là sous l’auvent, attendant que passe un taxi libre. Un vieil homme attendait déjà, lui aussi.

— Quel temps ! dit Georges.

— Vous avez remarqué aussi ?

— Remarqué quoi ?

— Observez un peu, mon bon. Observez, vous le remarquerez.

Le vieil homme s’éloigna. Il ne passait toujours pas de taxi, et Georges resta un bon moment à attendre. Et puis, soudain, il le remarqua. Sa mâchoire s’affaissa un peu. Puis il referma la bouche et retourna dans le bar, où il alla vers le téléphone et composa le numéro de Pete Mulvaney. Il eut trois faux numéros avant d’obtenir celui de Pete.

— J’écoute ? dit la voix de Pete.

— Georges Bailey. Écoute, Pete… As-tu remarqué le temps qu’il fait ?

— Tu as raison. Il n’y a pas d’éclairs. Et il devrait y en avoir, avec un orage pareil.

— Comment tu expliques ça, Pete ? Les Dules ?

— Bien sûr. Et ce n’est que le début, si…

Un craquement, puis la voix de Pete s’estompa, disparut.

— Allô ! Allô ! Pete ! Tu m’entends ?

Un air de violon. Pete Mulvaney ne jouait pas du violon.

— Hé, Pete ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Tu m’entends, Georges ? Le téléphone n’en a plus pour longtemps. Apporte…

Un craquement. De la friture. Puis une voix…

— … venez au Carnegie Hall. Les meilleurs musiciens qui…

Georges raccrocha le récepteur, sortit, marcha sous la pluie jusque chez Pete. En cours de route, il acheta une bouteille de scotch : Pete avait commencé à lui dire d’apporter quelque chose, c’était peut-être du scotch qu’il voulait.

C’était bien ça. Ils se versèrent à boire, levèrent leurs verres. La lumière vacilla, s’éteignit, puis revint, mais très affaiblie.

— Plus d’éclairs, dit Georges. Plus d’éclairs, et bientôt plus d’éclairage. Ils sont en train de mettre la main sur le téléphone. Qu’est-ce qu’ils font des éclairs ?

— Ils les mangent, je pense. Je pense qu’ils se nourrissent d’électricité.

— Plus d’éclairs… Nom de Dieu ! Je peux me passer de téléphone, les bougies et les lampes à pétrole n’éclairent pas si mal… mais les éclairs vont me manquer. J’aime les éclairs. Nom de Dieu !

Les lumières s’éteignirent totalement. Pete Mulvaney savoura son scotch dans le noir :

— Lumière électrique, réfrigérateurs, grille-pain électriques, aspirateurs…

— Juke-boxes ! Tu te rends compte, plus de ces putains de juke-boxes ! Plus de sonos ! Et le cinéma ?

— Adieu le cinéma. Sauf peut-être du muet, avec appareils à manivelle et lampe à pétrole, sur petit écran. Mais rends-toi compte, Georges : plus d’autos… aucun moteur d’auto ne peut tourner sans électricité.

— Pourquoi pas ? Si on le fait démarrer à la manivelle…

— Il faut une étincelle. Comment obtenir l’étincelle sans électricité ?

— Mais tu as raison ! Plus d’avions, alors ! Ou peut-être…

— Oui et non. On pourrait faire marcher un réacteur sans électricité, mais ça servirait à quoi ? Plus d’électricité, plus d’instruments ! Comment voudrais-tu piloter ? À vue ?

— Plus de radar. C’est la fin des guerres, d’ici à un bout de temps.

Georges se dressa soudain :

— Dis donc, Pete, et l’énergie atomique ? Ça peut encore marcher ?

— J’en doute. Ce sont des phénomènes électriques. Je parie que les Dules mangent aussi les neutrons libres. (Si le gouvernement n’avait pas fait le secret sur la chose, il aurait gagné son pari : une bombe A, qu’on avait essayée dans le Nevada, pour voir, avait foiré comme un pétard mouillé, et les piles atomiques s’arrêtaient l’une après l’autre.)

— Autobus et autocars, dit lentement Georges… Pete, rends-toi compte ! Nous allons revenir à l’énergie traditionnelle, à la traction animale. Si tu as de l’argent à placer, achète des chevaux. Des juments plutôt. Une poulinière va coûter mille fois son poids de platine.

— Tu n’as pas tort. Mais n’oublie pas la vapeur. Nous pourrons toujours faire marcher des locomotives et des machines à vapeur fixes.

— Le cheval-de-fer pour les grandes distances, oui. Mais le brave canasson pour le porte-à-porte. Tu montes à cheval, Pete ?

— J’ai su, jadis, mais je me fais vieux. Je me contenterai d’un vélo. Je vais courir en acheter un demain, avant que la ruée ne commence. Moi, je vais me précipiter dessus.

— Bonne idée. Ce sera chouette, dans les rues, sans voitures pour vous renverser. Et tu sais…

— Quoi ?

— Je vais m’acheter une trompette. J’en jouais quand j’étais au lycée. Je m’y remettrai vite. Et alors j’irai me dégoter un petit trou quelque part à la campagne, et j’écrirai enfin ce rom… Et l’imprimerie ?

— On imprimait des livres des siècles avant de connaître l’électricité, Georges. Il faudra un peu de temps pour que les imprimeurs se recyclent, mais des livres, on en aura. Dieu soit loué.

Georges Bailey se leva, alla vers la fenêtre et regarda la rue plongée dans la nuit. La pluie avait cessé, le ciel était clair.

Un tramway était arrêté, lumières coupées, au milieu de la rue. Une auto qui passait s’arrêta, repartit lentement, s’arrêta encore, ses lanternes vacillant. Georges leva les yeux vers le ciel et but une gorgée de whisky.

— Plus d’éclairs… Les éclairs me manqueront.

*

La conversion se fit plus souplement qu’on n’avait osé l’espérer.

Le gouvernement, réuni en session extraordinaire, prit la sage décision de créer une commission unique, à pouvoirs absolument illimités, avec trois sous-commissions seulement. La commission principale, dite Bureau de Réajustement économique, ne comportait que sept membres ; sa mission était de coordonner les efforts des trois sous-commissions et de trancher, rapidement et sans appel, pour tous les conflits surgissant entre elles.

La première des trois sous-commissions prit le nom de Bureau de Transports. Ce bureau commença – à titre provisoire, mais immédiatement – par remplacer les entreprises privées à la direction des chemins de fer. Les locomotrices Diesel furent poussées sur des voies de garage, les locomotives à vapeur furent remises en service et les problèmes de circulation sans signalisation électrique ni télégraphe furent résolus. Le bureau édicta ensuite la liste des transports prioritaires : en premier lieu, le ravitaillement ; en second lieu, le charbon et le fuel ; ensuite, les objets manufacturés essentiels, par ordre d’importance. Le long des voies s’entassèrent les postes de télévision, de radio, les cuisinières électriques, les réfrigérateurs et autres matériels analogues, le tout sortant d’usine ou à l’état de neuf, et attendant là d’être dépecé par les récupérateurs de métaux.

Tous les chevaux furent déclarés Pupilles de la Nation ; une hiérarchie chevaline rigoureuse fut établie selon les mérites de chacun, et tous les chevaux reçurent une affectation au service du travail ou à la reproduction. Les chevaux de trait ne furent utilisés que pour les transports les plus essentiels. Le programme de reproduction devint l’objet de toutes les prévenances ; il était prévu que la population chevaline doublerait en deux ans, serait quadruplée en trois, et qu’avant six ou sept ans il y aurait un cheval dans chaque garage du pays.

Les agriculteurs, privés provisoirement de leurs chevaux réquisitionnés, et dont les tracteurs rouillaient dans les champs, durent apprendre à utiliser leurs bovins comme bêtes de trait.

La deuxième sous-commission, dite Bureau de Reclassement humain, eut à réaliser ce qu’impliquait son titre. Ce service public distribua des allocations de chômage aux millions de personnes dont le métier avait disparu en même temps que l’électricité, et eut la charge de reconvertir la main-d’œuvre – tâche relativement aisée, en raison de la demande prodigieusement accrue de travailleurs véritablement manuels, en d’innombrables domaines.

En mai 1987 il y avait trente-cinq millions de chômeurs aux États-Unis ; ils n’étaient plus que quinze millions en octobre de la même année. En mai 1988, il restait encore cinq millions de chômeurs, mais en 1989 la situation était entièrement redressée et, l’offre d’emplois dépassant la demande, les salaires commençaient à monter.

La tâche la plus difficile fut celle de la troisième sous-commission, dite Bureau de Reconversion industrielle. Il s’agissait de reconvertir les usines équipées de machines fonctionnant à l’électricité et produisant des biens de consommation dont la majorité utilisait de l’électricité, en usines produisant sans matériel électrique des biens de consommation essentiels, fonctionnant sans électricité. Tâche formidable.

Les rares machines à vapeur fixes disponibles (on dépouilla les musées) durent fonctionner vingt-quatre heures par jour pour faire tourner les tours, les presses d’emboutissage et autres machines-outils produisant les pièces détachées indispensables à la production de machines à vapeur fixes de toutes puissances. Ces dernières, aussitôt sorties d’usine, furent au début toutes consacrées à la reproduction de l’espèce, elles aussi. La population des machines à vapeur fixes s’accrut exponentiellement, tout comme celle des chevaux. C’était le même principe. On pouvait, et bien des gens ne s’en privaient pas, voir dans ces premières machines à vapeur l’équivalent des poulinières et étalons. Les usines regorgeaient de machines non reconvertibles, qui attendaient de redevenir métal fondu.

C’est seulement quand les machines à vapeur, fondement de la nouvelle économie industrielle, furent suffisamment nombreuses qu’elles se virent attribuer la tâche de faire tourner d’autres machines, pour la production d’objets de consommation tels que lampes à pétrole, vêtements, fourneaux à charbon ou à mazout, baignoires et ameublement.

Mais les grosses usines ne furent pas toutes reconverties. Car, pendant la période de leur reconversion, des entreprises artisanales avaient surgi un peu partout. De petits ateliers où un ou deux compagnons fabriquaient et réparaient des meubles, des chaussures, des bougies, tout l’éventail des objets que l’on peut parfaitement produire sans mécanisation complexe. Ces petites entreprises commencèrent par faire fortune, tant que la grosse industrie ne pouvait pas les concurrencer. Par la suite, les artisans achetèrent de petites machines à vapeur pour faire tourner un petit équipement, et ils participèrent ainsi au boom qui fut la conséquence normale du retour à la situation de plein emploi, c’est-à-dire d’un pouvoir d’achat normal. Les artisans finirent par tenir tête aux grosses usines pour le rendement, en continuant à les surpasser pour a qualité.

Certains eurent la vie dure pendant la période de rajustement, mais moins que pendant la grande crise des années 30. Et le rétablissement fut plus rapide, pour une raison évidente : dans la lutte contre la Dépression des années 30, le législateur tâtonnait dans la nuit. Personne ne comprenait la cause de la dépression – ou plus précisément chacun connaissait le millier de théories prétendant l’expliquer – et le remède restait à découvrir. Les économistes des années 30 étaient empêtrés dans la certitude que la situation était provisoire et que les choses retrouveraient leur équilibre, à condition qu’on les laisse faire. En fait, les économistes n’y comprenaient rien, et pendant qu’ils faisaient leurs expériences tout empirait.

Mais la situation où se trouvaient plongés les États-Unis (et tous les autres pays, bien entendu) était claire et nette en 1987. Plus d’électricité. Rétablir dans leurs droits la vapeur et le cheval.

Une situation claire, sans si, sans mais, sans et. Et, à part quelques tordus, le peuple entier épaulait ses gouvernants.

En 1991…

On était en avril, et il pleuvait. Georges Bailey attendait sous l’auvent de la petite gare de chemins de fer de Blakestown, dans le Connecticut, histoire de voir s’il y aurait quelque voyageur à descendre du train de 15 h 14.

Le train arriva à 15 h 25 et stoppa en ahanant. Il y avait trois voitures et un fourgon, dont la porte s’ouvrit pour permettre le déchargement d’un sac de courrier postal, puis se referma. Pas de bagages, donc bien probablement pas de voyageurs…

Mais une longue silhouette dégingandée apparut à la porte d’une des voitures, et Georges Bailey poussa un hurlement de joie :

— Pete ! Pete Mulvaney ! Qu’est-ce que tu viens fabriquer…

— Bailey ! Que le cric me croque ! Qu’est-ce que tu fous ici ?

Les deux hommes en étaient à s’étreindre :

— Moi ? Mais je vis ici. Il y a deux ans déjà, j’ai acheté le journal local, qui paraît tous les dimanches. Ça m’a coûté trois sous, et j’y suis rédacteur en chef, reporter et garçon de courses. Un imprimeur m’a donné un coup de main, et Maisie s’occupe de la vie sociale.

— Maisie ? Maisie Hetterman ?

— Maisie Bailey. Nous nous sommes mariés quand j’ai acheté le journal. Et toi, qu’est-ce que tu viens faire ici ?

— Voyage d’affaires. Je ne passe que la nuit. J’ai rendez-vous avec un nommé Wilcox.

— Ah, Wilcox ! C’est le cinglé du village… mais ce n’est pas un idiot. Tu iras le voir demain. Maintenant, tu viens chez moi, nous dînerons ensemble, tu coucheras chez nous. Maisie sera heureuse de te revoir. Ma carriole est là.

— Et comment ! Tu as fini ce que tu avais à faire à la gare ?

— Oui, j’étais venu aux nouvelles, à tout hasard ; on ne sait jamais qui peut débarquer. La nouvelle, c’est toi. En route !

*

— Hue, cocotte ! dit Georges.

La jument partit au petit trot, et Georges se tourna à nouveau vers Pete :

— Dans quoi t’es-tu reconverti ?

— Dans la recherche. Pour une usine de gaz de ville. Je travaille à perfectionner le manchon à incandescence. Wilcox nous a écrit qu’il avait une idée. Si son brevet vaut ce qu’il prétend, je l’emmènerai à New York, et les avocats de la société régleront avec lui les problèmes de licence.

— Les affaires marchent bien ?

— Formidable ! Le gaz, c’est l’avenir. Toutes les nouvelles constructions sont équipées en gaz, beaucoup d’anciennes se modernisent et passent au gaz. Et toi ?

— Nous avons le gaz. J’ai eu la chance de trouver ici une de ces linotypes de jadis, au gaz. Il m’a suffi de faire un branchement, j’ai l’éclairage au gaz. On n’arrête pas le progrès. Et comment ça va à New York ?

— C’est le paradis. Moins d’un million d’habitants maintenant, et la situation est stabilisée. On ne se marche plus sur les pieds, tout le monde vit au large. Quant à l’air… il est plus pur qu’au bord de la mer, à Atlantic City. On a oublié jusqu’à l’odeur des voitures à essence.

— Vous avez suffisamment de chevaux ?

— Presque. Mais la grande vogue, c’est le vélo : les fabricants n’arrivent pas à satisfaire la demande. Il y a un club cycliste dans chaque pâté de maisons, et seuls les infirmes ne se déplacent pas sur deux roues. Les gens sont en si bonne santé que, si ça continue, les médecins vont avoir du mal à joindre les deux bouts.

— Tu as un vélo ?

— Tu parles ! Un vrai, un d’avant les Dules. Je fais mes dix kilomètres par jour, et je mange comme un cheval.

— Compris, Maisie ajoutera un peu de foin au menu. Nous voilà arrivés… Ho !

Une fenêtre s’ouvrit à l’étage, et Maisie passa la tête dehors :

— Bonsoir, Pete !

— Ajoute un couvert, cria Georges. Je fais faire le tour du propriétaire à Pete, je mets le cheval à l’écurie, et on arrive.

Les casses à caractères, la presse à main, les pièces éclairées au gaz d’un petit hebdo de petite ville…

— Georges, dit Pete Mulvaney, j’ai l’impression que tu t’es fait ton trou. Tu étais fait pour ce métier et cet endroit.

— Je ne me suis jamais autant amusé. J’apprends le métier d’imprimeur, je n’ai jamais fini mon travail, je suis heureux.

— Et le roman que tu voulais toujours écrire ?

— À moitié écrit, et ça ne se présente pas trop mal. Mais ce n’est plus le roman que je voulais écrire alors ; j’étais cynique, alors. Maintenant…

— Au fond, les Ondulats t’auront rendu un signalé service.

— Les quoi ?

— C’est vrai, j’oublie toujours que les mots qu’on forge à New York ne font plus le tour du pays, maintenant qu’il n’y a plus de télé ni de radio ! Ondulats, c’est le nom qu’on donne maintenant aux Bidules. Je ne sais plus quel savant spécialisé dans l’étude des envahisseurs a dit qu’un Bidule, c’est une ondulation ponctuelle de l’espace, un ondulât. Et du jour au lendemain, on n’a plus appelé les envahisseurs que « les Ondulats ».

Ils dînèrent paisiblement. Georges était allé chercher des bouteilles tenues au frais à la cave, de la bière :

— Excuse-moi, Pete, dit-il, je n’ai rien de plus alcoolisé à t’offrir. Mais je ne bois plus guère…

— Tu es devenu abstinent, toi !

— Non. Je n’ai pas prononcé de vœux, ce n’est pas une conversion ni rien… mais voilà presque un an que je n’ai plus bu d’alcool. Je ne sais pas pourquoi, mais…

— Moi, je sais, dit Pete. Je sais parfaitement pourquoi tu ne bois plus. Parce que moi non plus je ne bois plus… et pour la même raison. Nous ne buvons plus parce que plus rien ne nous pousse à boire… Dis donc, ce n’est pas une télé que tu as là ?

— Si, bien sûr. Un souvenir. Je ne m’en séparerais pas pour tout l’or du monde. Je le regarde de temps à autre, je me souviens de la mélasse que ça déversait jadis… alors je vais vers l’appareil, je tourne les boutons… et il ne se passe rien. Il n’en sort rien, sauf du silence. Le silence, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde parfois. Je ne pourrais évidemment pas faire ça, s’il y avait du jus, j’aurais tout de suite les Dules. Au fait, les Dules sont toujours là ? Ils n’ont pas changé ?

— Rien n’a changé. Le Bureau des Recherches opère sa petite vérification tous les jours : une petite machine à vapeur met en route une dynamo ; et chaque fois, dès qu’un peu de courant est produit, les Dules le bouffent.

— On ne pense plus qu’ils finiront par partir ?

— Helmetz est convaincu qu’ils ne partiront jamais.

Il pense qu’ils se propagent en fonction de la quantité d’électricité disponible. Si en quelque autre point de l’univers une autre civilisation arrive au stade de la radio et de la télé, ils y fonceront, bien sûr, et certains s’y fixeront… Mais il en restera toujours chez nous, qui se multiplieraient comme des mouches dès que nous aurions recommencé à produire de l’électricité. En attendant, ils survivent en mangeant l’électricité atmosphérique. À quoi passes-tu tes soirées ici ?

— Ce que je fais ? Je lis, j’écris, je rends visite à des amis, quand ils ne me rendent pas visite ; nous allons à des soirées de théâtre d’amateurs – Maisie est présidente des Comédiens de Blakestown, et il m’arrive de tenir un petit rôle dans une pièce. Maintenant qu’il n’y a plus de cinéma, tout le monde s’intéresse au théâtre, et cela nous a permis de découvrir des amateurs très doués. Nous avons aussi le cercle des joueurs d’échecs, les randonnées à vélo, les pique-niques… on n’a pas le temps d’être partout à la fois. Pour ne rien dire de la musique. Tout le monde joue d’un instrument, ou s’y essaie au moins.

— Et toi ?

— Moi, je me suis remis à la trompette. Je suis premier trompette du Silver Concert Band… bon Dieu, j’ai failli oublier. Nous avons répétition ce soir pour le concert de dimanche. Excuse-moi, il va falloir que j’y file.

— Je ne pourrais pas t’accompagner ? Je vous écouterais… Moi, tu sais, je suis flûtiste…

— Tu es flûtiste ? On ne te laissera pas partir, on te trouvera une flûte. Dimanche, ce n’est que dans trois jours…

Mais Pete ne se déplaçait jamais sans sa propre flûte.

Il alla la prendre dans sa valise, Georges décrocha sa trompette, Maisie se mit au piano.

La pluie avait cessé. Dans la nuit noire résonnait le pas d’un cheval. Au loin, un timbre de vélo. De l’autre côté de la rue, une guitare accompagnait une voix d’homme qui chantait une vieille chanson. Georges aspira profondément l’air doux et humide, l’air parfumé du printemps.

Le calme du soir.

Au loin, le tonnerre.

« Nom de Dieu, se dit Georges, si seulement il y avait des éclairs. »

Les éclairs lui manquaient beaucoup(5).