MONSIEUR DIX POUR CENT

Je suis paralysé par la peur. Pas seulement parce que demain, c’est le grand jour, le jour où je passerai par une petite porte verte pour vérifier l’odeur du gaz cyanhydrique. Ce n’est même pas du tout pour ça, je veux mourir. Mais…

Tout a débuté par ma rencontre avec Roscoe. Mais avant d’en venir là, il faut que je vous esquisse ce que j’étais A. Ros – Ante Roscoe.

J’étais jeune, raisonnablement beau dans le genre grosses-mécaniques, raisonnablement intelligent, assez bien élevé. Je m’appelais Bill Wheeler, alors. J’étais comédien en devenir, de télé ou de cinéma, en devenir depuis cinq ans passés sans avoir réussi à me faire engager pour le moindre film publicitaire, ne parlons même pas des films série B. Je mangeais grâce à un job du soir, de 18 à 2 heures, dans un débit de hamburgers de Santa Monica.

J’avais pris ce job, au début, parce qu’il me laissait mes journées libres pour aller en autocar à Hollywood et y faire le tour des agences et des studios. Mais le soir où ça a commencé, le soir où la chance a fait demi-tour pour moi, je venais à peu près d’y renoncer : il y avait bien huit jours que je n’étais pas allé à Hollywood. J’étais resté à me reposer, à me donner un beau bronzage de bonne santé sur la plage, tout en me livrant à de lourdes méditations quant à mon avenir, essayant de déterminer quel type de travail me conviendrait en m’étant accessible, me mènerait à une vie où je trouverais au moins quelques satisfactions. Jusque-là, c’était être comédien ou rien ; le renoncement au simple espoir de devenir comédien demandait un gros réajustement de mes idées sur l’existence.

Ma chance a commencé à tourner un soir à 18 heures, à l’heure même où je me serais pointé à mon débit de hamburgers, si ce n’avait été mon jour de repos ; et cela s’est passé sur l’Olympic Boulevard, pas loin de la Quatrième Rue, à Santa Monica.

J’ai trouvé un portefeuille. Le portefeuille ne contenait que trente-cinq dollars en billets, mais il y avait aussi dedans une carte du Diner’s Club, une de l’International, une Carte Blanche et d’autres cartes de crédit encore.

Je me suis alors dirigé vers le bar le plus proche, pour boire un verre et réfléchir.

Je n’avais jamais rien fait de franchement malhonnête, ma vie durant, mais je suis arrivé à la conclusion que cette découverte, au plus bas du périgée de ma vie, était un signe lancé par Quelqu’un ou Quelque chose, pour m’indiquer que c’était le grand soir de ma vie, en même temps qu’un grand virage.

Je savais bien qu’il serait risqué d’utiliser longtemps les cartes de crédit, mais je pouvais tranquillement en user un soir, un soir et une nuit. Je me paierais un fin gueuleton, alcools à discrétion, un hôtel cinq étoiles, une call-girl, tout le toutim. (Oui, je sais bien, les call-girls n’acceptent pas d’être payées par cartes de crédit, mais rien ne m’interdisait d’utiliser ces cartes pour obtenir du numéraire, autant de numéraire que le permettrait l’opulence de chacune de mes escales, et ces escales allaient être aussi nombreuses que possible, avant que j’en vienne au stade call-girl de la soirée.)

Avec un minimum de chance, je devais finir ma soirée avec un joli paquet. Et le dernier usage que je ferais d’une carte de crédit serait pour une place d’avion m’emmenant loin de ce coin sans espoir, dès le lever du soleil. Je recommencerais ma vie ailleurs, en faisant autre chose. En faisant n’importe quoi, sauf jouer la comédie. Ça, c’était fini… sauf si, le relent d’échec comme comédien professionnel évaporé, j’en venais à faire du théâtre d’amateur, en dilettante.

Je me mis à établir mon plan minutieusement, car il n’y avait pas de temps à perdre.

Je commençai par demander au barman de m’appeler un taxi. Le taxi me conduisit chez moi. Chez moi, pendant une demi-heure, je m’exerçai à imiter la signature des cartes de crédit : je ne tardai pas à réussir des contrefaçons parfaites, sans même un coup d’œil au modèle. Je demandai un autre taxi, fis mes valises et me trouvai prêt quand le taxi fut là. Je demandai au chauffeur de me conduire chez le plus proche loueur de voitures.

Je voulais une Cadillac et fus un peu déçu de devoir me contenter d’une Chrysler, mais ça n’avait pas grande importance, puisque bien probablement personne ne la verrait, en dehors des employés de parkings.

Au loueur, je dis ce que je comptais dire à des tas de gens avant que la soirée ne s’achève : je me trouvais à court de liquide, je lui serais reconnaissant de… je lui signerais une facture correspondante, avec ma carte de crédit. Oui, bien sûr, j’avais d’autres pièces d’identité ; y compris, Dieu soit loué, un permis de conduire au même nom que les cartes de crédit. Le loueur vérifia sur un registre, me remit cinquante dollars et je me trouvai lancé dans ma carrière criminelle.

Je commençais à avoir faim. Je m’engageai donc dans Wilshire, en direction d’Hollywood, confiai ma voiture au garagiste du Derby et entrai. Toutes les tables étaient occupées, et le maître d’hôtel me dit que j’en aurais pour quinze à vingt minutes à attendre. Je lui répondis que ça irait très bien et qu’il me trouverait au bar, dès qu’il aurait une table. Puis je me dirigeai vers le bar.

Là, je pris le seul tabouret libre et me trouvai assis à côté d’un homme lui aussi visiblement seul, puisque ses autres voisins étaient une femme et un homme qui se regardaient dans le blanc des yeux et se parlaient sans s’occuper de lui. C’était un petit bonhomme tiré à quatre épingles, aux cheveux presque entièrement blancs, épais et bien coiffés, avec une petite moustache blanche ; mais son teint rose et sa peau de bébé montraient bien qu’il était plus jeune qu’on aurait pu le penser, à voir ses cheveux et sa moustache blancs. De toute évidence, il était arrivé au bar peu avant moi, puisqu’il n’avait pas encore de verre devant lui.

C’est le barman qui, en fait, se chargea de nous faire faire connaissance. Pensant que nous étions ensemble, il prit nos commandes et en apportant nos verres nous demanda si nous voulions deux additions ou une seule. Le petit bonhomme me prit de vitesse, puisque je m’apprêtais à le faire : il me demanda si je lui ferais l’honneur de boire avec lui, en lui laissant l’addition. Je remerciai et acceptai. Deux « à votre santé », et la conversation était lancée.

Pour autant que je me le rappelle, nous avons négligé le temps qu’il fait, comme gambit d’ouverture, et nous sommes trouvés dans le deuxième sujet du jour à Los Angeles, un soir d’été : les chances des Dodgers pour le championnat.

Comédien – plus précisément ex-candidat-comédien – je me suis toujours beaucoup intéressé aux accents ; l’accent de mon interlocuteur m’intriguait beaucoup. C’était de l’anglais d’Oxford, avec juste une touche de libanais et quelques gouttes de pur hollywoodien, le tout persillé de tournures pop. Si je suis amené à le citer, dans la suite du récit, je n’essaierai même pas de rendre cela.

Il me plaisait bien, et la réciproque semblait vraie. Presque aussitôt, et sans autre forme de présentation, nous en sommes venus à nous appeler par nos prénoms. Il me demanda de l’appeler Roscoe. Je lui demandai de m’appeler Jerry, et non Bill, puisque J était la première initiale de J. R. Burger, le nom figurant sur les cartes de crédit. J’avais décidé que, si Roscoe n’avait pas encore dîné, je l’inviterais à ma table. Les choses étant ce qu’elles étaient, deux dîners ne me coûtaient pas plus cher qu’un seul.

Le base-ball, dont ni lui ni moi ne savions grand-chose, épuisé, la conversation passa au cinéma. Oui, me dit-il, il était dans la branche. Pas très activement, pour le moment, mais il avait des investissements dans plusieurs productions indépendantes, et dans deux Spectacles télévisés. Jusqu’à il y a trois ans, il avait produit ou réalisé des films, une douzaine en tout, les premiers à Londres, les suivants aux États-Unis. N’étais-je pas comédien ? Il trouvait que j’avais une allure et une façon de parler incitant à penser que je pouvais en être un.

Ne me demandez pas pourquoi ni comment ça s’est fait, mais je me suis soudain trouvé lui racontant toute l’amère vérité sur mon échec ; chose curieuse, je ne lui racontais pas cela avec amertume, mais au contraire avec légèreté, en donnant à mes aventures des allures de farce. Chose plus curieuse encore, j’en voyais moi-même le côté farce. J’étais bien lancé quand un serveur est venu demander si j’étais le monsieur qui attendait une table. Je répondis que oui et demandai à Roscoe s’il accepterait mon invitation à partager mon dîner. Il accepta.

Les commandes faites et les plats servis, je me suis trouvé amené à faire tous les frais de la conversation au long du dîner. Il fallut bien que je change la fin de mon histoire, évidemment, pour justifier ma prospérité relative du moment, mais cela ne présentait guère de difficultés : je me contentai d’inventer un petit héritage d’un oncle. Et j’ajoutai que je savais tirer la leçon des choses, et que je n’allais pas laisser ce petit capital s’épuiser dans le tonneau sans fond que j’alimentais depuis cinq ans. Je rentrais dans ma ville natale, pour me trouver une occupation sérieuse.

Le serveur s’approcha, puis s’éloigna, après avoir laissé l’addition. Je la retournai, la couvrant d’un pourboire généreux et d’une carte de crédit. J’étais très heureux de voir que Roscoe ne discutait pas pour payer l’addition ni même pour la partager. Je tenais à établir mon crédit et à obtenir du numéraire sur une de mes cartes. Et, plus pour dire quelque chose que pour me renseigner, je demandai à Roscoe combien je pouvais obtenir du Derby en numéraire, dont je me trouvais à court.

— Pourquoi leur demander quoi que ce soit, mon vieux ? dit-il. J’ai toujours pas mal de liquide sur moi. Cinq cents dollars, ça vous suffirait ?

Je fis de mon mieux pour ne pas prendre un air épanoui, en lui assurant que ça suffirait. Je n’avais pas espéré plus de cent dollars du restaurant, qui prendrait sûrement un risque sur un client à carte de crédit, mais pas trop. Quand le serveur revint, je lui demandai un chéquier en blanc. Pendant que j’inscrivais le nom d’une banque à l’emplacement prévu, et que je libellais le chèque au porteur, Roscoe tirait de sa poche un clip en or dans lequel tous les billets avaient l’air d’être de cent dollars, et il y en avait plus d’une douzaine.

Il me tendit cinq billets, je lui tendis le chèque. Il y jeta un coup d’œil et ses sourcils marquèrent un soupçon d’étonnement.

— Mon cher Jerry, dit-il, j’avais de toute façon l’intention de vous inviter à venir chez moi, pour continuer la conversation, mais j’ai maintenant deux raisons de le faire. Nous portons, semble-t-il, le même nom. À moins que vous n’ayez trouvé un portefeuille que j’ai perdu cet après-midi à Santa Monica.

Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, oui, maintenant je sais que c’était plus qu’une coïncidence – dans une ville aussi immense que Los Angeles – mais que pouvais-je imaginer, sur le coup ? Je ne pouvais même pas me demander s’il ne m’avait pas suivi jusqu’au Derby : il y était avant moi.

L’idée folle me vint de me précipiter vers la porte : il ne connaissait pas mon vrai nom, n’est-ce pas, et si je parvenais à sortir, tout était dit. Mais si je me mettais à courir, et s’il appelait « au voleur ! », une demi-douzaine de serveurs avaient leur chance de me ceinturer ou de me faire un croc-en-jambe. Lui, il continuait à parler, du ton le plus calme :

— J. R., c’est Joshua Roscoe, vous comprenez donc pourquoi, entre deux mots, j’ai choisi le moindre. Maintenant, ne faites pas l’imbécile, je pourrai peut-être vous faire une proposition intéressante. On y va ?

Il se leva ; je marquai gauchement mon accord en hochant la tête et me levai aussi, me demandant quelle proposition il pouvait bien avoir à me faire. Il n’avait pas l’air d’une tante, mais si tel était le cas, j’étais de taille à me défendre.

Je le suivis donc et, ça c’était évidemment une coïncidence, une voiture de police avec deux flics dedans était arrêtée à côté de l’entrée du Derby Roscoe donna un dollar au portier – les petits billets, il les avait en vrac dans une poche ; le clip en or était réservé aux billets de cent – et demanda un taxi. J’avais déjà ouvert la bouche pour dire que j’avais une voiture au parking de l’hôtel, mais je me ravisai, ne dis rien et décidai d’attendre la suite des événements.

Au taxi, il donna une adresse à La Cienga. Il ne parla pas, pendant le trajet, ce qui me laissa la possibilité de faire du calcul mental. Je pouvais rembourser, ou tout juste. Sur mes vingt-cinq dollars à moi, je veux dire. L’addition au restaurant représentait, pourboire compris, douze dollars. Et si je ramenais la Chrysler tout de suite, je n’aurais à mon débit qu’une trentaine de kilomètres et deux ou trois heures ; les cinquante dollars que m’avait donnés le loueur, sur ma carte de crédit, je les avais toujours, je pouvais rembourser. Si Roscoe acceptait, c’est ce que j’allais lui proposer.

Le taxi s’arrêta devant un immeuble très cossu. Était-ce une coïncidence de plus ? Là encore, une voiture de police était rangée le long du trottoir en face. Pour moi, la suite était tracée : j’écouterais ce qu’il avait à me dire, je lui exposerais mon plan et je n’en viendrais à la solution de force que si tout le reste échouait.

Un ascenseur nous déposa au quatrième étage, où Roscoe ouvrit la porte d’un très agréable appartement de célibataire. Je devais par la suite apprendre que c’était un appartement de six pièces, mais sans domestiques logés sur place, parce qu’il tenait à son quant-à-soi. D’un geste, il me désigna un sofa, s’approcha d’un petit bar dans un coin :

— Un cognac ?

Je fis signe que oui, puis me mis à parler, à proposer mon coup de la restitution, pendant qu’il versait le cognac dans deux gobelets. Il s’approcha, me tendit un des gobelets :

— Épargnez-moi les détails sordides, Jer… au fait, est-ce votre vrai prénom, ou l’aviez-vous choisi pour aller avec la première initiale du nom sur les cartes de crédit ?

— C’est Bill. William Trent.

Je n’étais pas du tout disposé à lui dire mon nom de famille, avant d’avoir la certitude que je ne risquais rien. Mais je pouvais bien lui dire mon prénom.

Je fus soulagé de le voir s’asseoir dans un fauteuil, face à moi, et non à côté de moi, sur le sofa :

— C’est bien banal, dit-il. Avec vos cheveux tirant sur le rouge, que diriez-vous de Brick ? Brick Brannon, ça vous irait ?

Oui, ça me plaisait bien. De toute façon, il pouvait m’appeler comme il voudrait, tant qu’il n’appelait pas les flics ou ne me faisait pas d’avances.

— À votre santé. Brick. Maintenant, l’histoire que vous m’avez racontée : qu’est-ce qu’il y a de vrai, dedans ?

— Tout est vrai, à condition de remplacer l’héritage de l’oncle par le portefeuille trouvé.

Il posa son verre, traversa la pièce, jusqu’à un petit bureau sur lequel il prit un script de film, polycopié. Il chercha un passage, revint vers le sofa, me tendit le texte :

— Lisez le rôle de Philippe, sur un feuillet et demi. C’est un bûcheron, fruste, illettré. Accent canadien. Profondément amoureux de sa femme, mais fou furieux contre elle, dans cette scène de querelle. Lisez le texte pour vous, d’abord, puis essayez de le dire. Pour les répliques de la femme, marquez simplement un temps.

Je lus le texte en silence, puis j’essayais de le jouer. Il me dit de passer une douzaine de pages, jusqu’à une certaine scène, et de dire les répliques d’un autre personnage. Puis ce fut un troisième rôle. À chaque fois, il m’expliquait rapidement le personnage, sa façon de parler, ses relations avec les autres personnages de la scène.

Après les trois essais, il me dit de poser le manuscrit et de reprendre mon cognac. Il prit son temps, savoura une gorgée du sien.

— Bon, dit-il, vous êtes un comédien. Vous n’avez simplement pas eu votre chance. Je peux faire une vedette de vous, dans les deux ans, si vous me laissez vous diriger.

— En échange de quoi ? demandai-je, avec l’impression qu’il était devenu fou.

— Dix pour cent. Mais dix pour cent de la totalité du brut, et sous la table. Vous comprenez, je ne suis pas agent patenté, et il faudra que vous vous assuriez les services d’un de ceux-là, que vous lui payiez dix pour cent aussi, pour s’occuper des détails, établir vos contrats, etc. Mon action à moi se déroulera en coulisse.

— Moi, ça me va, mais je n’ai encore jamais réussi à trouver un imprésario convenable. Où vais-je en trouver un ?

— Je m’en chargerai. Il faudra lui payer dix pour cent de vos recettes brutes aussi, parce qu’il ne faut pas qu’il sache… il faut que personne ne soupçonne l’existence d’une convention entre nous deux. Ses dix pour cent à lui, vous les déduirez de votre déclaration de revenus, les miens non, parce qu’ils seront de la main à la main. D’accord ?

— Moi, ça me va, dis-je à nouveau.

Et j’étais parfaitement sincère. J’avais bien souvent envisagé, en désespoir de cause, d’essayer de soudoyer un imprésario, de lui proposer de me prendre à vingt ou même à cinquante pour cent, s’il me poussait vraiment. Je l’avais même proposé ouvertement à plusieurs de ceux qui avaient accepté de me recevoir, et je m’étais chaque fois fait mettre à la porte.

— Pas d’autres clauses ?

— Une encore. Étant donné qu’il n’y aura rien d’écrit, pour nous lier, je vous demanderai votre parole d’honneur de ne pas me laisser vous faire une situation de vedette, pour ensuite tenter de me laisser tomber. Voici donc ce que je vous propose de préciser :

» Vous et moi pouvons annuler notre accord, pendant la première année. Mais si, au cours de cette première année, votre revenu brut atteint ou dépasse vingt-cinq mille dollars, notre accord deviendra définitif et irrévocable. D’accord ?

— D’accord.

Tous mes efforts pour devenir comédien ne m’avaient jamais rapporté cent dollars ; vingt-cinq mille, cela dépassait les limites du rêve.

Et même s’il était fou, je n’avais rien à perdre. Et de plus il n’allait pas me faire coffrer. Ce qui me rappela à la réalité ; je sortis son portefeuille de ma poche et le lui tendis :

— Pour le remboursement…

— Oui, oui, soupira-t-il. J’ai horreur des détails, alors déblayons-les tout de suite. Dites-moi tout ce que vous avez fait, depuis que vous avez trouvé le portefeuille.

Je lui fis l’historique complet et posai le portefeuille sur la table.

Il le prit, le vida de l’argent qu’il contenait et le mit dans sa poche :

— Résumons-nous. Cinq cent trente-cinq de ces dollars sont à moi. Gardez-les, à titre d’emprunt ; vous me les rembourserez dans un mois ou deux. Ramenez la voiture louée et rendez les cinquante dollars en espèces. Ne comptons pas l’addition que vous avez signée de mon nom au Derby : c’est moi qui offre le dîner.

» Ne reprenez pas votre emploi aux hamburgers. Dès ce soir, louez un studio ou un appartement à Hollywood. Le costume que vous portez n’est pas mal, mais si c’est le meilleur que vous avez, procurez-vous-en un autre dès demain, avec tous les accessoires nécessaires. Ah, oui : achetez-vous un blouson de moto en cuir noir et des jeans, si vous n’en possédez pas déjà.

— Un blouson de moto ? Pourquoi ça ?

— Ne vous occupez pas du pourquoi. Attendez !

Il prit son clip à billets de banque, en dégagea huit billets de cent, dollars et me les tendit :

— Vous me devez huit cents dollars en plus. Achetez-vous une voiture. Il vous faudra vous déplacer. Il vous faudra aller à Universal City, à Culver City… l’industrie du cinéma n’est pas concentrée à Hollywood. Vous pouvez aller jusqu’à cinq cents dollars pour une voiture d’occasion. Vous la ferez reprendre pour acheter du neuf dans quelques mois.

» Voyons… je n’oublie rien ? Si : Bill Trent, c’est votre vrai nom ?

— C’est Bill Wheeler.

— C’était. Désormais c’est Brick Brannon. Et c’est tout. Téléphonez-moi sans faute demain en début d’après-midi. Mon numéro est à l’annuaire… et vous ne risquez pas d’oublier mon nom, vous vous êtes donné assez de mal pour contrefaire la signature, conclut-il avec un sourire en coin.

Ce fut une soirée bien occupée, encore que sans rapport avec ce que j’avais projeté. Je pris un taxi jusqu’au Derby, pour y reprendre la Chrysler au parking ; la Chrysler me ramena à Santa Monica, où le loueur empocha les cinquante dollars qu’il m’avait avancés et déchira le bon que j’avais signé, sans même écouter mes explications. Par un heureux hasard, le loueur était installé sur la portion du Santa Monica Boulevard où on ne compte plus les marchands de voitures d’occasion ouverts le soir ; je laissai donc mes valises chez le loueur, et partis à pied chercher une voiture à acheter. Je n’eus aucun mal à trouver ce que je cherchais, une Rambler à cinq cents dollars. Après avoir fait le tour du pâté de maisons pour l’essayer, je n’eus pas à marchander beaucoup pour la ramener à quatre cent cinquante, et la payai comptant.

Le temps d’aller récupérer mes valises et de reprendre la route d’Hollywood et je me retrouvai sur Sunset Strip suffisamment tôt pour m’y mettre en quête d’une garçonnière à louer, en trouver une et m’y installer. Pour cent cinquante dollars par mois, j’avais un domicile, une place de parking pour la Rambler, une piscine à ma disposition et même le service téléphonique assuré par une standardiste. Et il n’était toujours pas bien tard, l’heure à laquelle ma soirée devait s’achever, dans mon projet initial, était encore loin. Mais je me sentais soudain épuisé, et je me couchai aussitôt après avoir défait mes valises. J’aurais dû être bien trop sur les nerfs pour dormir, mais je m’endormis profondément, aussitôt couché.

Le lendemain matin j’allai sur Hollywood Boulevard, pour y acheter un complet bien coupé, encore que de confection, plus quelques babioles. Et même ce foutu blouson de cuir noir, dont je ne voyais pas l’utilité. Des jeans, j’en avais déjà plusieurs paires. Retour à la maison, piscine, déjeuner dans un restaurant en face, et le coup de téléphone à Roscoe après.

— Vous êtes un bon petit gars, dit-il. Vous connaissez un agent du nom de Ray Ramspaugh ?

— Oui, je connais…

Je le connaissais en effet. Respectueusement. C’était le plus grand des marchands de viande pour studios. Le plus grand et le plus efficace. Il ne s’occupait que d’une poignée de clients triés sur le volet. Je n’avais jamais osé rêver même de l’approcher.

— Vous avez rendez-vous avec lui à 14 heures. Soyez-y.

— J’y serai. Je vous téléphone pour vous donner le résultat ?

— Je le connais déjà. Mon cher Brick, à partir de maintenant, il ne faudra plus me téléphoner que quand vous aurez touché un chèque. Dès que vous en touchez un, vous m’appelez, nous prenons rendez-vous ici ou ailleurs, et vous me remettez mon pourcentage en espèces.

J’arrivai à l’heure au bureau de Ramspaugh, sur South Vernon Drive, et n’eus pas à attendre : sa secrétaire m’introduisit aussitôt. Ramspaugh entra tout de suite dans le vif du sujet :

— Roscoe dit que vous êtes bon, et je le crois sur parole. Voici un contrat qui n’attend que votre signature. C’est le contrat standard, mais lisez-le avant de signer. Emportez-le dans la pièce de ma secrétaire, pour le lire. J’ai quelques coups de fil à donner.

C’était un contrat imprimé, et je l’aurais bien signé de confiance, mais puisqu’il avait l’air de vouloir se débarrasser de moi pour donner ses coups de téléphone, j’emportai le contrat dans le bureau de la secrétaire, où je le lus, paragraphes en petits caractères y compris. Puis je signai. La secrétaire appela Ramspaugh sur le téléphone intérieur, puis me dit qu’il m’attendait et que si je voulais bien y aller tout de suite…

— J’ai quelque chose qui devrait coller, m’annonça-t-il. Un petit rôle, mais il faudra que vous commenciez par en accepter quelques-uns, le temps de vous faire connaître. Vous n’avez qu’un plan dans un nouveau feuilleton dont le tournage commence à Revue. Le rôle était attribué, mais le garçon qui l’avait vient d’avoir un accident, ce matin. Ils ont besoin de vous, au plus vite. Vous pourrez y être pour 3 heures ?

Je n’arrivais pas à articuler un mot, je fis oui de la tête.

— Parfait. Vous demanderez Ted Crowther. Au fait, vous gagneriez du temps si vous pouviez y arriver tout habillé pour le rôle. Vous jouez une petite frappe, un de ces petits durs qui essaient de ressembler à Brando dans L’Équipée sauvage. Vous avez des jeans et un blouson de cuir noir ?

Je ravalai ma salive et fis encore signe que oui.

— Alors passez chez vous, mettez-vous en tenue, et foncez, mon petit vieux. Nous sommes sur la bonne route.

Ça n’a pas été plus difficile que ça, pour obtenir mon premier rôle. Et pendant longtemps je fus trop occupé pour pouvoir me demander comment Roscoe avait pu savoir, le soir précédent, que je prendrais un meilleur départ, pour mon premier rôle, si j’avais un blouson de moto noir prêt à enfiler, chez moi. Quand il m’avait conseillé l’achat du blouson, l’accident qui avait mis hors course le comédien prévu pour le rôle n’avait pas encore eu lieu.

Mais je crois avoir compris pourquoi il avait agi ainsi. En dehors du fait qu’il m’avait obtenu, sur-le-champ et sans problème, un contrat avec un imprésario de grandes vedettes – un miracle en soi – Roscoe ne devait qu’exceptionnellement laisser percevoir son « subtil doigté italien ». C’est par Ramspaugh que m’arrivaient tous mes rôles, et apparemment nous nous débrouillions parfaitement par nous-mêmes. Mais la première fois, histoire de me mettre au parfum, Roscoe avait exprès montré son subtil doigté. Il tenait à me donner matière à réflexion.

Mais je n’avais pas tellement le temps de réfléchir, certainement pas assez de temps pour paniquer. D’un seul coup, tout mon temps était pris. De petits rôles au début, parfois de simples passages, mais autant que je pouvais en tenir. Et vers la fin de l’année je m’établissais, ou j’étais établi, dans une situation de « second rôle » important. J’aurais sans doute pu gagner davantage d’argent, mais il arrivait à Ramspaugh de refuser pour moi des rôles mieux payés, pour m’en faire jouer de moins payés. Il ne voulait pas que je sois « typé », qu’on me classe dans une catégorie. Et il refusait de me laisser engager pour un rôle important dans quelque feuilleton ou série, où j’aurais été tenu par contrat de faire la même chose encore et encore.

Et j’atteignis néanmoins un revenu brut d’un peu plus de cinquante mille dollars, cette année-là, le double donc du chiffre à partir duquel mon accord avec Roscoe devenait irrévocable. Irrévocable, il le devint. Après les deux commissions de dix pour cent, l’une déductible pour l’impôt et l’autre non, et après le versement des impôts, il me restait encore un peu plus de cinq cents dollars net par semaine. Pour ne rien dire d’une Jaguar, de placards pleins de complets et de chemises superbes, et d’un appartement vraiment très bien.

L’année suivante, je doublai mon chiffre. Je doublai mon revenu net, je veux dire, qui passa à mille dollars par semaine, ce qui représentait un revenu brut bien plus que doublé, puisque cela me faisait passer dans une catégorie plus lourdement imposée. J’étais passé dans la catégorie des grands deuxièmes rôles au cinéma, et mon nom était suffisamment connu pour qu’à mes apparitions dans les séries télévisées il soit précédé de la mention « Vedette invitée ». Dans plusieurs spectacles j’avais eu le rôle vedette.

Cette année-là, pourtant, il se passa quelque chose qui me rappela l’étendue de la prescience (je ne trouve pas de meilleur mot) de Roscoe, tout en me faisant apparaître une autre facette, dont je n’avais pas compris qu’il l’estimait allant de soi, de nos relations.

Ce que je vais vous dire n’est pas l’événement, mais c’est un préliminaire nécessaire pour le comprendre. J’avais passé une semaine à Las Vegas, pour les extérieurs d’un film. Je ne suis pas joueur, mais un soir je suis allé dans un des casinos. J’y ai pris pour mille dollars de plaques. Démarrant avec des mises de cent dollars, j’ai eu une bonne série, et très vite j’en vins à jouer le maximum, cinq cents dollars. J’eus un moment un peu plus de vingt mille dollars devant moi, puis ma chance tourna. Quand je me vis redescendre à onze mille, c’est-à-dire à dix mille de bénéfice net, je quittai la table. À mon retour, je pris rendez-vous avec Roscoe, pour lui remettre ses dix pour cent de dessous-de-table, sur mes revenus depuis notre dernière rencontre. Il compta les billets, puis me réclama mille dollars de plus, sur mes dix mille de revenu supplémentaire à Las Vegas. Je les lui donnai, sans discuter. Je n’avais pas cherché à tricher, je n’avais simplement pas compris que quand il m’avait parlé de dix pour cent de la totalité, c’est bien de la totalité qu’il avait parlé. Il n’y avait rien de mystérieux à ce qu’il ait été au courant, plusieurs autres comédiens et des techniciens du film s’étaient retrouvés avec moi au casino.

C’est l’enchaînement de cette aventure qui m’inquiéta, et la suite vous fera comprendre pourquoi. L’équipe retourna à Las Vegas, pour tourner des raccords, une semaine plus tard. J’allai jouer un peu : pourquoi pas, j’étais encore en fonds. Cette fois, je perdis quatre mille dollars. Mais comme ce soir-là je n’avais jamais de bonnes séries, je ne restais pas longtemps dans un casino ; j’entrais, je sortais, je suis bien entré pour jouer dans une douzaine de casinos du Strip. J’étais seul et personne ne pouvait faire le bilan de mes gains et de mes pertes. Et néanmoins, à ma rencontre suivante avec Roscoe, quand je lui eus remis son dû, il m’en rendit aussitôt une partie : quatre cents dollars. C’était parfaitement régulier : s’il prenait sa part sur mes gains, pourquoi n’aurait-il pas participé à mes pertes ? Mais comment pouvait-il être au courant ?

Quoi qu’il en soit, c’était une indication de plus sur ce qu’il entendait par dix pour cent de la totalité. Le coup vraiment stupéfiant fut celui de mon mariage. Oui, vous avez deviné, mais il faut quand même que j’explique comment les choses se sont passées.

La troisième année de ma carrière commença par mon premier engagement en vedette dans un film important, à cinq mille dollars par semaine. Il y avait deux rôles principaux, dans ce film, ma covedette était une jeune comédienne très belle, en pleine ascension professionnelle : Lorna Howard. Avant que le tournage ne commence, nous nous réunissions pour les préparatifs et mises au point, dans le bureau du producteur qui, un jour, eut une inspiration soudaine :

— Ce n’est qu’une idée en l’air, dit-il, mais je vous vois là tous les deux jeunes, libres et célibataires. Si vous vous mariiez – l’un avec l’autre, bien sûr – ça pourrait faire un coup de pub superbe. Ça ferait du bien au film… et à vos carrières aussi. Et… et ça pourrait rester un simple mariage de convenance, bien sûr, conclut-il avec un détachement parfaitement imité.

Je me tournai vers Lorna, levant un sourcil interrogateur :

— Resterait-il de convenance ? demandai-je.

Elle se tourna vers moi, sourcil assorti :

— Bien sûr, monsieur, tout dépend de ce que vous entendez par convenance.

Et c’est ainsi que le mariage fut décidé et eut lieu.

À me pencher sur mon passé, il m’est difficile de comprendre, et impossible d’expliquer, pourquoi j’avais si peu usé des possibilités nouvelles que ma carrière fulgurante m’ouvrait auprès des femmes, depuis deux ans. Non, je n’avais pas vécu en moine. Mais mes aventures étaient restées relativement peu nombreuses, et je n’y avais guère attaché d’importance. Ces deux années avaient, bien sûr, été celles d’un travail harassant, et à la fin d’une dure journée j’étais le plus souvent épuisé et obsédé par l’idée du lendemain, où il allait encore falloir me lever tôt pour remettre ça. Il m’était arrivé de passer des semaines d’affilée, sans que m’effleure l’envie d’avoir une femme dans mon lit.

Le mariage m’arracha à cet univers. Il n’était pas question d’amour, entre Lorna et moi, mais elle était aussi concupiscente que belle, et notre mariage ne resta pas dans les limites du mariage de convenance. C’était merveilleux, au début ; une vie de cabrioles, parfois au sens littéral. Il allait de soi que nous étions, l’un et l’autre, totalement libres, et puisqu’il n’y avait pas d’amour entre nous, il ne devait pas y avoir davantage de jalousie. Pour ma part, je n’ai jamais usé de cette liberté, mais je ne tardai pas à me rendre compte que je ne devais pas tout à fait lui suffire et qu’elle avait une petite liaison. J’eus la certitude que cette liaison lui prenait dix pour cent de son temps, lorsque j’appris, par hasard, qui était son amant.

J’aurais été mal fondé à récriminer, mais la situation perdit sa saveur pour moi. Elle le sentit et la séparation se fit petit à petit. Une fois le film présenté et lancé, elle alla à Reno pour un divorce discret. Cela ne me coûta pas un sou, incidemment : elle avait plus de fortune que moi, et les mêmes revenus. Si j’avais eu à payer les frais du divorce ou à verser une pension alimentaire, j’ai l’impression que dix pour cent de l’ensemble de mes débours m’auraient été remboursés.

Entre-temps, j’avais signé pour un autre rôle de vedette, avec un cachet cette fois vraiment astronomique. C’est alors que je pris conscience des réalités. À partir d’un certain chiffre de revenus, je perdais de l’argent au lieu d’en gagner. La plupart des gens ne s’en rendent pas compte, et moi je n’y avais jamais songé, mais quand la part imposable du revenu dépasse deux cent mille dollars en Amérique et que le contribuable est célibataire, c’est quatre-vingt-onze pour cent de ce qui dépasse cette somme que le fisc lui prend, ne laissant au contribuable que neuf pour cent – sur lesquels il doit encore payer les impôts locaux. Or moi, qui donnais dix pour cent de mon revenu brut à Roscoe, qui les lui remettais de la main à la main et par conséquent non déductibles, je perdais de l’argent dès que mes revenus dépassaient deux cent mille dollars. Si jamais je parvenais au demi-million par an, toutes mes économies y passeraient. Il était exclu que je devienne jamais une grande vedette.

Mais ce n’est pas cela qui m’amena à la décision de tuer Roscoe, seul moyen de mettre un terme à un accord irrévocable. Je n’étais pas à ce point avide d’argent ni assoiffé d’une célébrité plus grande. De toute façon, je pouvais suivre l’exemple de quelques autres vedettes et ne tourner qu’un seul film par an. L’idée ne m’enchantait pas, ça n’aurait pas fait le bonheur de Ramspaugh, mais il s’y serait fait.

Ce qui a tout brisé, c’est que je suis tombé amoureux.

Un amour soudain, total, qui me transfigurait, le premier de ma vie et, j’en étais persuadé, le dernier. Elle n’était pas comédienne et n’avait jamais eu envie de le devenir. Elle s’appelait Bessie Evans, et elle était script-girl à la Columbia. Et dès notre première rencontre, elle est tombée amoureuse de moi aussi totalement que j’étais amoureux d’elle.

Il fallait que Roscoe disparaisse. Ce n’était pas une simple liaison que je voulais avec Bessie. Je voulais l’épouser, l’épouser pour de bon. Et tant que Roscoe vivait, je ne pouvais pas le faire. Ou je ne voulais pas. S’il obtenait dix pour cent de ce mariage-là, il faudrait que je le tue de toute façon, alors autant le tuer avant.

Il m’était impossible d’expliquer à Bessie pourquoi je ne pouvais pas l’épouser tout de suite, bien sûr ; il fallait bien que je lui demande de me faire confiance. Elle me fit confiance. Le temps de mettre au point mon plan pour tuer Roscoe et me libérer, j’installai Bessie sous un faux nom dans un petit appartement, à Burbank. Je la voyais aussi peu que le permettait l’ardeur de notre amour, et je prenais des précautions extrêmes pour ne jamais être suivi quand j’allais la voir.

Peu importent les détails de ce que j’avais mijoté pour tuer Roscoe : je m’étais procuré un revolver qu’on pourrait bien retrouver après le meurtre sans une chance de remonter jusqu’à moi, et une clé de son appartement. Et je m’étais déguisé de façon si parfaite que, même si quelqu’un m’apercevait dans son appartement ou près de son immeuble, j’étais impossible à reconnaître ou à identifier par la suite.

C’est un matin à 3 heures que je me suis servi de la clé. Revolver au poing, j’ai traversé sans bruit le living-room, j’ai ouvert la porte de la chambre à coucher. La lumière passant par la fenêtre était juste suffisante pour que je le voie se dresser sur son lit, au bruit de la porte que j’ouvrais. J’ai tiré six fois.

Je serais bien parti aussitôt, mais, dans le silence qui suivit les coups de feu, j’entendis le bruit d’une fenêtre qui se refermait doucement, dans la cuisine semblait-il.

Et je me souvins qu’une fenêtre de la cuisine de Roscoe donnait sur un escalier d’incendie.

Une horrible et soudaine intuition me fit allumer la lumière dans la chambre à coucher. Et l’intuition se trouva confirmée. Ce n’était pas Roscoe, seul au lit, qui s’y était dressé. C’est Bessie, momentanément seule, qui y avait réagi à mon entrée. Pourquoi n’avais-je pas compris que dix pour cent de tout n’impliquait pas uniquement dix pour cent de l’argent et dix pour cent des mariages ?

En fait, je suis mort sur le coup, dans cette chambre à coucher. Ma décision de mourir était prise, et s’il était resté une cartouche dans le barillet, je me serais bien probablement logé une balle dans le crâne. Mais j’ai téléphoné à la police. Le temps que la police arrive, j’en étais venu à me dire qu’autant laisser la justice faire le boulot pour moi, dans la chambre à gaz.

J’ai refusé de répondre aux questions des policiers, de crainte qu’un avocat se serve de mon histoire pour présenter, contre ma volonté, un plaidoyer de folie. Pour éviter cela, quand j’ai eu un avocat et que je lui ai parlé, je lui ai raconté une histoire à dormir debout, qui l’a amené à penser qu’il y avait matière à plaider. Au procès, mon avocat m’a donc laissé aller au contre-interrogatoire par le procureur. À ce contre-interrogatoire, je me suis systématiquement laissé mettre en pièces, pour être bien sûr d’être condamné à mort par le jury.

Roscoe avait disparu, et on ne sait toujours pas où il est. Étant donné que le crime avait été commis dans son appartement, la police avait cherché à le retrouver, pour lui poser des questions. Mais, comme on n’avait pas besoin de lui pour me faire condamner, les recherches n’ont pas été très poussées.

Où que soit Roscoe, l’accord entre nous reste « définitif et irrévocable ». Et c’est cela qui me fait paniquer, paniquer au point que voilà plusieurs nuits que je n’ai pas pu fermer l’œil.

Que représentent dix pour cent de la mort ? Vais-je rester à dix pour cent vivant, avec dix pour cent de conscience, tout au long d’une éternité grise ? Reviendrai-je à la vie, pour recommencer à souffrir, un jour sur dix, ou un an sur dix… et incarné comment ? Ou alors, si Roscoe est bien celui que je crois qu’il est, qu’est-ce qu’il pourra faire de dix pour cent d’une âme ?

Ce qui est certain, c’est que demain je saurai. Et je suis paniqué.