IL NE S’EST RIEN PASSÉ

Il n’aurait en aucun cas, d’aucune façon, pu le savoir, mais Lorenz Kane courait au désastre depuis l’instant où il avait renversé la fille à vélo. Le désastre lui-même aurait pu se produire n’importe où, à n’importe quel moment ; il se trouva que cela se produisit dans les coulisses d’une boîte à strip-tease, par un soir de la fin septembre.

C’était le troisième soir, en une semaine, qu’il regardait le numéro de Queenie Quinn, l’effeuilleuse-vedette de la maison, un extraordinaire numéro d’attise-tripes. Vêtue uniquement de lumière bleue et de trois échantillons de ruban aux points stratégiques, Queenie, une grande blonde charpentée comme une redoute bétonnée, venait d’attiser pour la dernière fois de la soirée et avait disparu côté cour, quand Kane prit sa décision : le numéro de Queenie, en spectacle privé dans sa garçonnière, serait non seulement plus agréable à regarder, mais encore déboucherait très certainement sur des joies plus profondes.

On en était au finale, auquel sa qualité de vedette épargnait à Queenie de participer ; c’était donc le moment idéal d’aller l’entretenir de l’éventualité d’un entretien particulier.

Kane sortit donc de la salle, suivit l’allée contournant le bâtiment jusqu’à l’entrée des artistes. Un billet de cinq dollars lui fit passer sans problèmes la loge du concierge, et dans la minute qui suivit il trouva la porte qu’il frappa d’un index replié.

— Oui ? fit une voix, derrière le panneau orné d’une étoile d’or.

Kane n’était pas assez sot pour faire une proposition à travers une porte fermée, et il connaissait suffisamment les usages des coulisses pour s’annoncer de la seule façon qui le ferait passer pour un membre du monde du spectacle, pour quelqu’un ayant une proposition pas nécessairement malhonnête à faire :

— Vous êtes en tenue décente ?

— N’ seconde, répondit-elle. (Puis au bout de quelques secondes elle ajouta :) Ça y est.

Il entra et la trouva debout, lui faisant face, drapée dans un peignoir rouge qui faisait merveilleusement ressortir ses yeux bleus et ses cheveux blonds. Kane s’inclina, se présenta et se mit à exposer le détail de la proposition qu’il souhaitait avancer.

Il s’attendait à quelques réticences liminaires, peut-être même à un refus ; il était tout disposé à se montrer persuasif en recourant à des arguments pouvant atteindre quatre chiffres (en dollars), c’est-à-dire dépassant la paie hebdomadaire probable de l’artiste, dépassant même peut-être sa paie mensuelle ; il ne faut pas demander la lune, dans une petite salle. Et voilà que, au lieu d’écouter et de discuter raisonnablement, elle se mit à lui hurler des choses au visage, comme une virago ; et, comme si cela n’avait pas été déjà trop, elle commit l’erreur de s’avancer d’un pas et de le gifler. Très fort. Cela fit mal.

Cela le mit en colère. Il recula d’un pas, sortit son revolver de sa poche et tira, lui transperçant le cœur.

Il sortit alors du théâtre, appela un taxi et se fit déposer devant chez lui. Il but quelques verres, histoire de calmer ses nerfs que l’aventure avait mis à l’épreuve, puis se coucha. Il dormait d’un sommeil profond quand, peu après minuit, la police vint l’arrêter pour meurtre. Il n’y comprenait rien.

Mortimer Mearson, pas certainement, mais vraisemblablement le meilleur avocat de la ville à s’être spécialisé dans le criminel, venait de boucler un dix-huit trous matinal et rentrait dans le clubhouse du terrain de golf, le lendemain matin, quand il y trouva un message lui demandant d’appeler à sa plus proche convenance Mme le Juge Amanda Hayes. Il lui téléphona aussitôt.

— Bonjour, Votre Honneur, dit-il, quelque chose se goupille ?

— Quelque chose se goupille, Morty. Mais si vous êtes libre le reste de la matinée, et si vous pouvez passer me voir à mon cabinet, vous m’épargnerez de vous raconter tout cela au téléphone.

— Je serai à vos côtés dans une heure, dit l’avocat.

Il y fut.

— Rebonjour, chère Jugesse, dit-il. Ayez la grâce de prendre une profonde inspiration et de me révéler d’une traite qu’est-ce que c’est donc qui se goupille.

— Une affaire pour vous, si le cœur vous dit. En bref, un homme a été arrêté pour meurtre, cette nuit. Il refuse de faire la moindre déclaration avant d’avoir consulté un avocat, et il n’a pas d’avocat. Il dit qu’il n’a jamais eu d’ennuis avec la justice et qu’il n’a même jamais rencontré d’avocat. Il a demandé au Procureur de lui en recommander un et le Procureur m’a transmis la demande.

— Encore une affaire à l’œil ! soupira Mearson. Bah, il serait sans doute temps que j’en reprenne une. Vous me nommez d’office ?

— Descendez de vos grands chevaux, mon petit, dit Mme le Juge Hayes. Ce n’est pas du tout un dossier gratuit. Le monsieur en question n’est pas milliardaire, mais il a une honnête aisance. C’est un jeune homme assez bien connu de la bonne société, un bon vivant(1) et il peut parfaitement vous verser les honoraires que vous fixerez, dans les limites du raisonnable. Non que je vous imagine restant dans les limites du raisonnable, pour vos honoraires, mais enfin ça, vous vous en arrangerez entre vous, s’il vous accepte pour défenseur.

— Et ce modèle de toutes les vertus, de toute évidence innocent et victime d’une abominable machination… est-ce qu’il a un nom ?

— Oui, et ce nom vous est familier, si vous avez l’habitude de lire les échotiers. Il s’appelle Lorenz Kane.

— Oui, le nom me dit quelque chose. Innocent, de toute évidence. Euh… je n’ai pas encore eu les journaux ce matin. Qui passe-t-il pour avoir tué ? Avez-vous quelques détails ?

— Ça ne va pas être du gâteau, mon petit Morty, dit le Juge. Votre client n’a pas l’ombre d’une chance, sauf à plaider la folie. La victime était connue sous le nom de Queenie Quinn, nom de théâtre, le vrai nom reste à découvrir. Elle était effeuilleuse au Majestic, la vedette du spectacle. Un grand nombre de gens ont vu Kane dans la salle pendant le numéro de la fille, et l’ont vu sortir pendant le finale. Le concierge l’a reconnu et… euh… reconnaît l’avoir laissé entrer. Ce concierge le connaissait de vue, et c’est ce qui a mené la police chez lui. Kane est repassé devant la loge quelques minutes après être entré. Entre-temps, plusieurs personnes ont entendu un coup de feu. Et quelques minutes après la fin du spectacle, on a trouvé Mlle Quinn morte, tuée d’une balle, dans sa loge.

— Ouais, dit Mearson : c’est sa parole contre celle du concierge. Pas de quoi fouetter un chat. Je prouverai que le concierge est non seulement un menteur pathologique, mais encore que comme cheval de retour il a la classe olympique.

— Je n’en doute pas une seconde. Mais. Compte tenu de sa relative importance sociale, la police a demandé un mandat de perquisitionner en plus du mandat d’amener, avant d’aller chez lui. Et on a trouvé, dans une poche du veston qu’il portait ce soir-là, un petit revolver de calibre 32, avec une cartouche percutée dans le barillet. Mlle Quinn a été tuée par une balle tirée avec un revolver de calibre 32. Avec le revolver en question, s’il faut en croire les experts en balistique de la police, qui ont tiré avec et comparé au microscope le projectile avec celui qui a tué Mlle Quinn.

— Ouais, et re-ouais. Vous dites que Kane n’a fait aucune déclaration sinon pour dire qu’il n’en ferait pas (de déclaration) avant d’avoir consulté un avocat de son choix ?

— Exact, sauf en ce qui concerne la réflexion quand même étrange qu’il a faite immédiatement après avoir été arrêté et inculpé. Les deux policiers qui ont procédé à l’arrestation l’ont entendue, et tous deux l’ont rapportée mot à mot. Kane a dit : « Bon Dieu, elle devait donc être vraie ! » Qu’est-ce qu’il peut avoir voulu dire, à votre avis ?

— Pas l’ombre de la queue d’une idée, Votre Honneur. Mais s’il m’accepte pour défenseur, c’est une question que je ne manquerai pas de lui poser. En attendant, je ne sais pas si je dois vous remercier de m’avoir mis sur une affaire, ou vous maudire de m’avoir passé le célèbre bâton qu’on ne sait par quel bout prendre.

— Vous aimez ce genre de bâton, Morty, et n’essayez pas de le nier. Et cela d’autant plus que vous toucherez vos honoraires que vous gagniez ou perdiez le procès. Je vais même vous faire faire l’économie d’une procédure sans espoir : n’essayez pas d’obtenir la remise en liberté provisoire avec ou sans caution, le Procureur a saisi la balle au bond dès qu’il a eu en main le rapport des experts en balistique. L’inculpation est claire, assassinat pur et simple. Et l’accusation n’a pas besoin du moindre élément supplémentaire, le procès aura lieu dès que vous aurez épuisé toutes les procédures dilatoires. Qu’est-ce que vous attendez encore ?

— Rien, dit Mearson.

Et il sortit.

Un gardien conduisit Lorenz Kane au parloir, et l’y laissa avec Mortimer Mearson. Mearson se présenta, et les deux hommes se serrèrent la main. Kane avait l’air très calme, constata Mearson, et nettement plus intrigué qu’inquiet. C’était un bientôt-quadragénaire de belle taille, pas plus beau qu’il ne faut, impeccablement élégant malgré une nuit en cellule. Il laissait l’impression d’être de cette race d’hommes qui sont d’une élégance impeccable n’importe où, n’importe quand, même huit jours après avoir été abandonnés en plein safari, à quinze cents kilomètres de tout, au Congo, par des porteurs enfuis avec la totalité des bagages.

— Oui, monsieur Mearson. Je serai vraiment très heureux de vous avoir pour avocat. J’ai entendu parler de vous, j’ai lu dans les journaux des comptes rendus de vos plaidoiries ; je ne sais pas pourquoi je n’ai pas pensé à faire directement appel à vous, au lieu de demander qu’on me recommande quelqu’un. Cela dit, souhaitez-vous entendre mon histoire avant de m’accepter comme client, ou m’acceptez-vous dès maintenant, pour le meilleur ou pour le pire ?

— Pour le meilleur ou pour le pire, dit Mearson, jusqu’à…

Et il s’interrompit, « jusqu’à ce que la mort nous sépare » n’étant pas une chose à dire à un monsieur qui se tient, assez probablement, dans l’ombre de la chaise électrique.

Mais Kane sourit, et acheva lui-même la phrase.

— Parfait, dit-il. Et maintenant, asseyons-nous.

Ils s’installèrent sur les deux chaises disposées de part et d’autre de la table qui meublait le parloir.

— Nous allons nécessairement nous voir souvent, dit alors Kane, alors éliminons tout de suite le cérémonial. Ne m’appelez pas Lorenz ; je préfère Larry.

— Et je préfère Morty à Mortimer, dit Mearson. Cela posé, il me faut votre affaire par le détail, mais j’ai deux petites questions pour commencer. Êtes-vous…

— Pas si vite. Une petite question avant les deux vôtres : êtes-vous absolument, rigoureusement sûr qu’il n’y a pas de micro dans cette pièce, que ce que nous nous dirons restera strictement entre nous deux ?

— Je n’ai aucun doute à ce sujet. Revenons à ma première question : êtes-vous coupable ?

— Oui.

— Les policiers qui vous ont arrêté soutiennent que, avant de vous refuser à toute déclaration, vous avez dit : « Bon Dieu, elle devait donc être vraie ! » Avez-vous vraiment dit cela, et si oui, qu’est-ce que cela signifie ?

— J’étais absolument abasourdi, sur le moment, Morty, et je suis incapable de me rappeler… mais il est probable que j’ai en effet dit une phrase de ce genre, parce que c’est exactement la pensée qui me travaillait. Maintenant, ce que cela veut dire… je ne peux pas vous l’expliquer en deux mots. La seule façon de vous faire comprendre, en admettant que j’y parvienne, c’est de commencer par le commencement.

— Parfait. Commencez. Et prenez votre temps. Rien ne nous oblige à faire le tour complet du problème en une seule fois. Je peux faire traîner pour retarder le procès pendant trois mois au moins, et plus s’il le faut.

— Je peux tout vous raconter en assez peu de mots. Cela a commencé… ne me demandez pas de vous préciser ce que j’entends par « cela »… cela a commencé il y a cinq mois et demi, début avril. Vers 2 heures et demie du matin, à l’aube du mardi 3 avril, pour être aussi précis que possible. Je sortais d’une réception à Armand Village, au nord de la ville, et je rentrais chez moi. Je…

— Excusez-moi, je vous interromprai souvent, je tiens à me faire une image précise des choses, à mesure que vous parlez. Vous conduisiez ? Vous étiez seul ?

— Je conduisais ma Jaguar. J’étais seul.

— Ivre ? Très vite ?

— À jeun, vraiment. J’avais quitté la réception assez tôt, c’était un truc plutôt ennuyeux, et je n’avais bu que très modérément. Mais je me suis soudain senti affamé – j’avais apparemment oublié de dîner. Je me suis donc arrêté à une auberge au bord de la route. J’ai pris un seul cocktail pour passer le temps, puis j’ai mangé l’énorme steak qu’on m’a servi, avec toute sa garniture de légumes, et bu ensuite plusieurs tasses de café. Et pas un alcool après. En fait, quand je suis sorti de l’auberge, j’étais plus à jeun que nature, si vous voyez ce que je veux dire. Et, pour couronner le tout, j’avais devant moi une demi-heure de route dans une voiture décapotée, dans l’air frais de la nuit. Tout bien considéré, j’étais plus à jeun qu’en ce moment… et je n’ai rien bu depuis un peu avant minuit, la nuit dernière. Je…

— Un instant… coupa Mearson.

L’avocat extirpa de sa poche-revolver un flacon plat en argent et le tendit à son interlocuteur :

— Une relique des années de Prohibition ; je m’en sers à l’occasion pour jouer les saint-bernard auprès de clients incarcérés depuis trop peu de temps pour avoir organisé leurs circuits d’importation de denrées vitales.

— Ahhh ! fit Kane en avalant une grande gorgée. Morty, je vous autorise à doubler vos honoraires, en paiement de services dépassant vos obligations professionnelles. Où en étions-nous ? Ah, oui : je vous disais que j’étais vraiment à jeun. Si je roulais trop vite ? Théoriquement, oui : je suivais Vine Street, j’étais à quelques pâtés de maisons de Rostov…

— Près du poste de police no 44.

— Exactement. Et le poste de police a un rôle dans l’affaire. C’est une zone à vitesse limitée à 40 km/h, et je roulais entre 65 et 70, mais quoi, il était 2 heures et demie du matin, et il n’y avait pas une voiture en vue. À part la vieille dame de Pasadena, qui croit au Père Noël et dont parlent les légendes, personne n’aurait roulé à moins de 60.

— Et cette brave dame ne sort jamais aussi tard. Mais, excusez-moi, continuez.

— Et voilà que, d’un seul coup, débouche d’une allée au milieu d’un pâté de maisons une fille à vélo, qui fonçait aussi vite qu’on peut foncer à vélo. Et cela, juste devant moi. J’ai vu la fille en une fraction de seconde, en écrasant la pédale de frein. Elle devait avoir seize ou dix-sept ans. Elle avait des cheveux roux qui s’échappaient d’un foulard noué à la russe. Elle portait un pull-over en angora vert et une culotte cycliste. Son vélo était rouge.

— Vous aviez eu le temps de percevoir tous ces détails ?

— Absolument. Et c’est une image qui est restée gravée dans ma mémoire. Je la vois aujourd’hui, comme si ça venait d’arriver. Juste avant l’impact, elle a tourné la tête, elle m’a regardé droit dans les yeux. Je voyais ses yeux terrifiés derrière ses lunettes en écaille.

» Mon pied enfonçait la pédale du frein, à lui faire traverser le plancher, et cette fichue Jag commençait à déraper en se demandant si elle allait faire un tête-à-queue ou je ne sais pas quoi. Mais, nom de Dieu, on a beau avoir de bons réflexes – et les miens sont excellents – on a à peine le temps de ralentir sur quelques mètres quand on est lancé à 60. Je devais bien être encore à 50 quand je l’ai heurtée… ça a fait un choc terrible.

» Et puis floc-crac, floc-crac, d’abord mes roues avant, puis mes roues arrière passant par-dessus la fille. Les floc, c’était elle, les crac, son vélo, bien sûr. La voiture a fini par s’arrêter une dizaine de mètres plus loin.

» Devant moi, à travers le pare-brise, je voyais les lumières du poste de police, à un pâté de maisons de là. Je suis sorti de la voiture et je me suis mis à courir vers le poste. Je n’ai pas regardé derrière moi. Je ne voulais pas regarder. Ça n’aurait servi à rien, elle ne pouvait être que morte ; le choc avait été assez violent pour la tuer dix fois.

» Je suis entré dans le poste en courant, et au bout de quelques secondes je suis arrivé à dire de façon cohérente ce que j’avais à dire. Deux poulets sont sortis avec moi, et nous nous sommes dirigés vers le lieu de l’accident. J’étais parti au pas de course, mais eux se contentaient de marcher vite ; alors, j’ai ralenti moi aussi, parce que je ne tenais pas du tout à arriver le premier. Nous avons fini par y arriver, et…

— Laissez-moi deviner, dit l’avocat… Pas de fille, pas de vélo.

Kane hocha lentement la tête :

— Il y avait la Jaguar en travers de la rue, comme elle s’était arrêtée en dérapant. Les phares étaient allumés. La clé de contact était en place, mais le moteur avait calé. Derrière, sur une douzaine de mètres, les traînées de caoutchouc laissées par les roues bloquées, à partir de l’allée qui débouche du pâté de maisons dans la rue.

» Et rien d’autre. Pas de fille. Pas de vélo. Pas une goutte de sang, pas un débris de métal. Pas une égratignure à l’avant de la voiture. Les flics m’ont pris pour un fou, et je ne peux pas leur donner tort. Ils ne m’ont même pas laissé reprendre le volant pour déplacer la voiture qui bouchait la rue ; c’est un des flics qui s’en est chargé, et après avoir garé la voiture le long du trottoir, il a empoché la clé ; il ne voulait pas me la rendre. Ils m’ont emmené au poste pour m’interroger.

» C’est là que j’ai fini la nuit. J’aurais sans doute pu téléphoner à un ami pour lui demander de téléphoner à un avocat qui m’aurait fait libérer sous caution, mais j’étais trop secoué pour y songer. J’étais peut-être même trop secoué pour avoir vraiment envie de sortir du poste, pour avoir la moindre idée de ce que je pourrais faire, de l’endroit où je pourrais aller, si on me libérait. La seule chose qui me tardait, c’était d’être enfin laissé à moi-même pour réfléchir ; l’interrogatoire fini, c’est exactement ce que j’ai obtenu. Les flics ne m’ont pas balancé dans le mitard des ivrognes. J’étais sans doute trop bien habillé, j’avais sans doute suffisamment de cartes de crédit et de papiers qui me classaient parmi les gens bien ; ils ont probablement conclu que, sain d’esprit ou fou, j’étais un bon citoyen solvable, à manier avec des gants de velours et non à coups de tuyau d’arrosage. Quoi qu’il en soit, ils ont fait ouvrir une cellule individuelle, et m’y ont laissé, libre de réfléchir à ma guise. Je n’ai même pas essayé de dormir.

» Le lendemain matin, ils ont fait venir un psychiatre de la police pour me parler. Mais entre-temps j’avais repris mes esprits, suffisamment pour comprendre que, de toute façon, ce n’était pas la police qui pourrait m’être du moindre secours, et que plus vite je sortirais d’entre leurs mains, mieux ce serait. J’ai donc commencé à baratiner le tord-méninges en lui racontant mon histoire deux tons en dessous, au lieu de lui dire les choses comme elles étaient. J’ai négligé les effets sonores, le bruit du vélo tordu sous mes roues, je n’ai pas soufflé mot des impressions cinétiques, de l’impact et des secousses que j’avais ressentis ; j’ai raconté mon histoire d’une façon qui pouvait la faire passer pour une hallucination soudaine et fugitive, purement visuelle. Ça ne s’est pas fait tout seul, mais il a fini par se laisser avoir, et on m’a relâché.

Kane se tut, le temps de boire une grande rasade au goulot de la flasque en argent, puis reprit :

— Vous m’avez suivi jusque-là ? Et, toute question de me croire ou de ne pas me croire mise à part, vous n’avez pas de précisions à me demander ?

— Si, une seule : êtes-vous sûr, pouvez-vous être sûr que ce qui s’est passé entre vous et les policiers du poste no 44 soit une réalité objective et vérifiable ? En d’autres termes, si on en vient à plaider la folie à votre procès, et si on y fait état de votre récit, est-ce que je pourrai demander le témoignage des agents de police qui vous ont parlé, et celui du psychiatre de la police ?

Pendant que Mearson articulait sa question, un sourire plutôt tordu se dessinait sur le visage de Kane :

— Pour moi, ce qui s’est passé au poste de police est une réalité objective, au même titre que ma collision avec la fille au vélo. Mais vous, vous avez la possibilité de vérifier la première de ces réalités. Vous pouvez demander s’il y a eu procès-verbal et si les flics se souviennent de l’affaire. Vu ?

— Je vous suis. Continuez.

— La police avait donc admis que j’avais été victime d’une hallucination et n’en demandait pas davantage. Moi, si. Je me suis pas mal activé. J’ai conduit la Jag dans un garage, on l’a fait passer sur le pont, et j’ai moi-même vérifié l’état sous la carrosserie, de même que l’état de l’avant de la voiture. Pas une trace. Bon, il ne s’était rien passé, pour la voiture en tout cas.

» Ensuite, il m’a fallu déterminer si une fille répondant au signalement, morte ou vivante, était sortie à vélo cette nuit-là. Ça m’a coûté plusieurs milliers de dollars, en frais de détectives privés, pour, faire passer au peigne fin le pâté de maisons, les pâtés de maisons alentour, plus une large zone environnante, à la recherche d’une fille ressemblant à celle que je décrivais, qui vivrait ou aurait vécu là à une autre époque, avec ou sans bicyclette rouge. Les détectives privés ont déniché quelques adolescentes rousses, que je me suis arrangé pour aller voir. Zéro.

» Et enfin, après m’être renseigné, j’ai choisi un psychiatre et je me suis lancé dans un traitement chez lui, à mes frais. Il passe pour le meilleur de la ville, c’est certainement le plus cher. Je suis allé chez lui deux mois d’affilée. Le bide total. Je n’ai jamais pu connaître son opinion sur l’affaire : il refusait absolument de parler. Vous connaissez le principe de la psychanalyse : l’analyste vous fait parler, il vous amène à vous analyser vous-même, et attend que vous lui expliquiez vous-même ce qui ne va pas chez vous ; quand on en est là, le malade devient volubile, explique intarissablement ce qu’il avait, puis annonce au médecin qu’il est guéri ; le médecin donne son accord et libère son client, avec sa bénédiction. Tout ça, c’est parfait quand le subconscient sait ce qui ne va pas, et finit par vendre la mèche. Mais mon subconscient à moi n’y comprenait absolument rien. Je perdais donc mon temps, et j’ai stoppé le traitement.

» Mais, entre-temps, je m’étais confié à quelques amis pour avoir leur avis ; un de ces amis, professeur de philosophie à l’Université, s’est mis à me parler d’ontologie ; cela m’a amené à me documenter sur l’ontologie, et l’ontologie m’a mis sur une piste. À vrai dire, je pensais avoir trouvé mieux qu’une piste, je pensais avoir mis la main sur la solution de mon problème. Je le pensais jusqu’à hier soir. Depuis cette nuit, je sais que ma solution est au moins partiellement fausse.

— L’on-to-lo-gie… articula à mi-voix Mearson ; le mot m’est familier, mais si vous voulez bien me rafraîchir la mémoire…

— De mémoire, je peux vous citer la définition du Grand Dictionnaire Webster, texte intégral : « L’ontologie est la science de l’être ou de la réalité ; c’est la branche de la connaissance qui explore la nature, les propriétés essentielles et les relations de l’existence en tant que telle. »

Kane jeta un coup d’œil à sa montre :

— Excusez-moi, dit-il, mais ça prend plus de temps que je n’avais prévu. Je commence à être un peu fatigué de parler, et je sens que vous êtes plus fatigué encore d’avoir écouté. Voulez-vous qu’on finisse demain ?

— Excellente idée, Larry, dit Mearson en se levant.

Kane aspira les dernières gouttes du contenu de la flasque en argent et tendit celle-ci à l’avocat :

— Vous jouerez encore les saint-bernard demain ?

*

— Je suis passé au poste de police, dit Mearson. Il y a bien eu un procès-verbal. Et j’ai pu parler avec l’un des deux flics qui vous avaient accompagné sur les lieux de l’… qui vous avaient accompagné jusqu’à votre voiture. Le fait que vous ayez signalé l’accident est bien réel ; ça, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Alors je vais reprendre au point où je me suis arrêté hier, dit Kane. L’ontologie, étude de la nature de la réalité. À me plonger dans les auteurs qui en traitent, je suis tombé sur le solipsisme, lequel est né chez les Grecs. Le solipsisme, c’est la croyance que l’univers entier est le produit de l’imagination d’un seul individu… de mon imagination, dans le cas qui me concerne. Cela revient à poser que moi, je représente l’unique réalité concrète, et que toutes choses et toutes gens m’entourant n’existent que dans mon esprit.

Mearson écoutait, sourcil froncé :

— En somme, la fille à la bicyclette, n’ayant au départ d’existence qu’imaginaire, aurait cessé d’exister… cessé d’exister rétroactivement, à l’instant même où vous l’avez tuée ? Elle n’aurait laissé aucune trace, à l’exception du souvenir gravé dans votre mémoire, de son existence antérieure ?

— C’est là une possibilité que j’ai envisagée. J’ai donc décidé de me livrer à une expérience dont j’attendais qu’elle confirme ou démente l’hypothèse. Il s’agissait de commettre un assassinat, systématiquement, afin de voir ce qui se passerait.

— Mais enfin, Larry… Des assassinats, il s’en commet tous les jours ; des gens se font tuer tous les jours, et ils ne disparaissent pas rétroactivement, sans laisser de traces de leur existence antérieure !

— Mais ces gens-là, ils ne sont pas tués par moi, dit Kane avec l’accent sincère de l’homme incompris. Si l’univers est bien un produit de mon imagination, c’est toute la différence. La fille à la bicyclette est la première personne que moi j’aie jamais tuée.

Mearson poussa un profond soupir :

— Bon. Vous avez donc décidé de procéder à une vérification en commettant un meurtre. Et vous avez tué Queenie Quinn. Mais pourquoi est-ce qu’elle…

— Non, non, non ! interrompit Kane. J’ai commencé par commettre un autre assassinat, il y a un mois environ. J’ai tué un homme. Ce n’est pas la peine que je vous dise son nom ni que je vous dise rien de lui, puisque désormais il n’a jamais existé, tout comme la fille à la bicyclette.

» Maintenant, il va de soi que je ne savais pas que les choses se passeraient ainsi. Je n’ai donc pas tué l’homme en quelque sorte à découvert, comme j’ai tué l’effeuilleuse. J’avais commencé par m’entourer de sérieuses précautions ; si son corps avait été découvert, ce n’est en aucun cas moi qui aurais été appréhendé par la police, pour ce crime-là.

» Mais le fait est que, une fois que je l’ai eu tué, cet homme n’a plus eu d’existence. J’en avais déduit que ma théorie était confirmée. À partir de cette confirmation, j’ai toujours eu un revolver dans ma poche, persuadé que je pourrais tuer impunément chaque fois que j’en aurais envie… et que ce serait sans importance, que ce ne serait même pas contraire à la morale, puisque toute personne tuée par moi n’avait pas d’existence réelle ailleurs que dans mon esprit.

— Hmmm, hmmm, dit Mearson.

— Normalement, dit Kane, je suis d’humeur très égale. Avant-hier soir, c’était la première fois que je me servais de mon revolver. Quand cette garce d’effeuilleuse m’a giflé, elle m’a giflé fort, c’était un coup à la volée. J’en ai vu trente-six chandelles, et c’est une réaction en quelque sorte automatique qui m’a fait saisir mon revolver et tirer.

— Hmmm, hmmm, dit l’avocat ; et Queenie Quinn, il s’avère qu’elle était bien réelle, et vous voici en taule pour assassinat ; est-ce que ça ne brise pas en mille morceaux votre théorie solipsiste ?

— Oui et non. Cela l’infléchit sûrement. J’ai beaucoup réfléchi depuis mon arrestation. Et voici les conclusions auxquelles j’arrive : si Queenie était concrètement réelle – et il est évident qu’elle l’était –, cela revient à dire que je n’étais pas, et probablement ne suis pas, l’unique créature réelle. L’univers est fait de gens réels et de gens irréels, ces derniers n’ayant d’existence que dans l’imagination des gens réels.

» Combien nous sommes ? Je n’en sais rien. Une poignée peut-être, peut-être quelques milliers, ou même quelques millions. L’échantillonnage de mon expérience – trois personnes, sur lesquelles une s’est avérée réelle – est bien trop restreint pour être significatif.

— Soit. Mais pourquoi y aurait-il une dualité de ce genre ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Bien sûr, je me suis laissé aller à de folles spéculations, mais aucune de mes constructions n’a plus de raison qu’une autre de correspondre à la réalité. Une conspiration, peut-être… mais une conspiration contre qui ? ou contre quoi ? Et il est exclu que tous les êtres réels fassent partie d’un complot, puisque, moi, je n’en fais pas partie.

Kane eut un petit rire à la chinoise, un rire de politesse, sans gaieté :

— Cette nuit, j’ai fait un rêve vraiment aux limites de l’imagination ; un de ces rêves confus, où tout s’emmêle, qu’on ne peut raconter à personne, parce qu’on n’y trouve aucune trame ; ce ne sont que des impressions successives. Dans ce rêve, il y avait bien un complot, et aussi des archives de la réalité, où seraient conservés les noms de toutes les personnes réelles, afin de maintenir leur réalité. Et – voici un superbe calembour de rêve – la réalité est comme le lit d’un fleuve où on ne peut entrer que par une sorte de métempsycose, en y étant réalité. Les gens réels forment une chaîne, mais ne savent pas qu’ils forment une chaîne, avec un représentant dans chaque ville. Il va de soi qu’ils sont dans des affaires de literie, qui leur servent de façade. Et… et puis, je m’y perds ; je ne vais tout de même pas vous raconter mes rêves, non !

» Bon ; et maintenant vous savez tout, mon cher Morty. Et je pense que vous allez me dire que la seule chose qu’on puisse plaider est la folie. Et vous aurez raison, nom de Dieu, puisque si je suis sain d’esprit, je suis un assassin. Coupable et sans circonstances atténuantes. Et alors ?

— Et alors…

Mearson crayonna distraitement sur un coin de table avec un crayon en or, puis releva la tête :

— Le tord-méninges que vous avez consulté, ce n’était pas un nommé Galbraith, par hasard ?

— Si !

— Parfait ! Galbraith est de mes amis, et c’est le meilleur psychiatre expert auprès des tribunaux de la ville, peut-être même du pays. Nous avons travaillé ensemble dans une douzaine d’affaires, et je les ai toutes gagnées. J’aimerais le consulter avant même d’esquisser un plan de défense. Acceptez-vous de lui parler, de lui parler en toute franchise, si je l’envoie vous parler ici ?

— Mais bien sûr. Et… euh… pouvez-vous lui demander de me rendre un service ?

— Je pense que oui. Quel service ?

— Prêtez-lui votre flasque, et demandez-lui de me l’apporter pleine. Vous n’imaginez pas à quel point cela rend ces entretiens presque agréables.

*

L’intercom résonna sur le bureau de Mortimer Mearson, qui appuya sur le bouton correspondant au circuit par lequel lui arrivait la voix de sa secrétaire :

— Le Dr Galbraith vous demande.

Mearson donna l’ordre de le faire entrer aussitôt.

— Salut, toubib, dit Mearson, libère tes pieds de ton poids, et raconte-moi tout.

Galbraith fit passer son poids de ses pieds à ses fesses et alluma une cigarette avant d’entamer son discours :

— C’était très énigmatique, au début, dit-il, et je n’ai compris la situation qu’en remontant avec lui ses antécédents médicaux. Un jour où il jouait au polo, il est tombé et a pris un coup de maillet sur le crâne. Il avait vingt-deux ans. Le coup a provoqué une vilaine contusion et il est devenu amnésique. Une amnésie d’abord totale, mais petit à petit ses souvenirs lui sont revenus intacts jusqu’au début de l’adolescence. Mais ses souvenirs sont restés très fragmentaires, pour la période allant de l’adolescence à son âge au moment de l’accident.

— Bon Dieu ! Juste pour la période d’endoctrinement !

— Exactement. Mais il a des remontées, par saccades… comme pour le rêve qu’il t’a raconté. On pourrait le guérir, mais je crains qu’il soit trop tard désormais. Si seulement nous avions pu mettre la main sur lui avant qu’il n’ait commis un meurtre patent… Mais il est exclu de prendre désormais le risque de laisser archiver son histoire, même en plaidant la folie. Alors…

— Alors… soupira Mearson. Je vais appeler tout de suite. Puis je retournerai le voir. J’en suis navré, mais il faut que ce soit fait.

Il appuya sur un bouton de l’intercom :

— Dorothy, demandez-moi M. Hodge, des Literies Middland. Vous me le passerez sur ma ligne directe.

Galbraith sortit alors que Mearson attendait encore sa communication. L’un des téléphones sonna, Mearson décrocha :

— Hodge ? Ici Mearson. Votre ligne est sûre ? […] Parfait. Code quatre-vingt-quatre. Retirez immédiatement des archives de réalité la carte de Lorenz Kane, L-o-r-e-n-z K-a-n-e. Oui, c’est nécessaire et urgent. Je soumettrai mon rapport demain.

Il prit un pistolet dans un tiroir de son bureau, descendit, se fit conduire en taxi au Palais de Justice. Il demanda un entretien avec son client et, aussitôt que Kane apparut dans l’embrasure de la porte – faire traîner les choses n’aurait servi à rien – il l’abattit d’une balle en plein front. Il attendit les soixante secondes qu’il fallait toujours à un corps pour disparaître, puis monta chez Mme le Juge Amanda Hayes, afin de procéder à la dernière vérification.

— Salut, Votre Honneur, dit-il. Quelqu’un m’a parlé d’un nommé Lorenz Kane, et je n’arrive plus à me rappeler qui c’était. Est-ce que c’était vous ?

— Non, Morty. Ce nom me dit rien.

— Vous voulez dire « ne vous dit rien ». Alors c’est quelqu’un d’autre. Merci, Jugesse. À un de ces jours.