LE DERNIER TRAIN

Eliot Haig était assis, seul, à un bar, comme il lui était souvent arrivé de rester assis, seul, à tant de bars ; dehors, c’était le crépuscule, un crépuscule bizarre. À l’intérieur de la taverne, des ombres s’étiraient dans la lumière chiche, et il faisait presque plus sombre que dehors. La glace bleutée derrière le bar amplifiait l’effet ; Haig avait l’impression de s’y voir dans la pénombre d’un soir éclairé par une mythique lune bleue. L’image de lui-même que Haig percevait était pâle mais nette ; et nullement double, malgré les verres qu’il avait déjà bus ; une image unique et solitaire ; très solitaire.

De même que les autres fois où il avait bu quelques heures durant, il se disait que, cette fois, il le ferait peut-être.

Ce qu’il ferait était vague et grand ; cela englobait tout. Cela impliquait le grand saut d’une vie à une autre si longuement envisagée. Cela impliquait simplement un adieu sans commentaire à l’étude d’un avocat-avoué semi-marron, moyennement prospère, un nommé Eliot Haig ; un adieu à toutes les complications mesquines de son existence, à tous ses engagements personnels, à toute une chicane procédurière maintenue dans les limites de la lettre du Droit, ou ne s’en écartant qu’imperceptiblement ; cela impliquait la rupture du câble des habitudes le liant à une existence qui avait fini par perdre toute signification et toute raison d’être.

Le reflet bleuté le déprimait et il ressentait, plus fortement qu’à l’accoutumée, le besoin de bouger, d’aller ailleurs chercher ne serait-ce qu’un autre verre à boire. Il but donc sa dernière gorgée et se laissa glisser du tabouret sur le sol.

— À bientôt, Joe ! dit-il en se dirigeant d’un pas lent vers la porte.

— Y a sûrement un bel incendie quelque part, dit le barman : vous avez vu ce ciel ? Je me demande si ce n’est pas les chantiers de bois, à l’autre bout de la ville.

Le barman était à la fenêtre, il avait le regard braqué sur l’extérieur, vers le haut.

Haig attendit d’avoir passé la porte pour regarder dans la même direction. Le ciel était d’un gris rosé, comme teinté par un incendie lointain. Mais cela couvrait la totalité du ciel visible, là où il était, et rien ne permettait de situer l’embrasement.

Sans idée préconçue, Haig prit la direction du sud. Le sifflet lointain d’une locomotive frappa ses oreilles, comme un rappel.

« Pourquoi pas, se dit-il, pourquoi pas ce soir ? »

La vieille envie, fantôme de milliers de soirées déprimantes, se faisait forte, ce soir. C’est vers la gare qu’il marchait ; mais cela, il l’avait déjà fait, et souvent. Souvent, il était allé jusqu’à regarder les trains partir, en se disant à chaque convoi qu’il aurait dû être dans celui-là. Mais jamais il n’en avait effectivement pris un.

À un demi-pâté de maisons de la gare, il entendit le chant de la cloche, le halètement de la vapeur et le départ du train. Celui-là était raté, en admettant que, arrivé plus tôt, il aurait eu le courage de le prendre.

Et soudain, il sut que c’était un soir pas comme les autres, que c’était un soir où il y parviendrait. Avec le costume qu’il avait sur le dos, avec l’argent qui se trouvait être dans ses poches. Exactement comme il le voulait, la rupture franche. Qu’on le porte disparu, qu’on se pose des questions, qu’un autre tire au clair le sac de nœuds de ses affaires, oui, le sac de nœuds qu’elles deviendraient, lui parti.

Walter Yates se tenait devant la porte ouverte de son bistrot, à quelques portes de la gare.

— Bonsoir, monsieur Haig, dit Yates. Belle aurore boréale, ce soir. La plus belle que j’aie jamais vue.

— Ah, c’est ça ? J’avais cru que c’était un gros incendie.

— Hé non, dit Yates en secouant la tête. Regardez au nord. Le ciel y est comme grelotteux, par là. C’est l’aurore.

Haig fit demi-tour et regarda en direction du nord, par-dessus le chemin qu’il venait de faire. Le rougeoiement y était… oui, « grelotteux » était le mot juste. C’était très beau, d’ailleurs, mais un peu effrayant, même quand on savait ce que c’était.

Il fit quelques pas vers Walter Yates, le dépassa et pénétra dans le bistrot :

— Vous ne laisserez pas un assoiffé sur sa soif, Walter ?

Quelques minutes plus tard, remuant l’eau, la glace et le whisky dans son verre, il posa encore une question :

— Quand part le prochain train, Walter ?

— Le prochain pour où ?

— Pour n’importe où.

— Dans quelques minutes, dit Walter après un coup d’œil à sa pendule. Vous allez entendre le clac du sémaphore dans un instant.

— Trop tôt ; je veux finir mon verre. Et le suivant ?

— Il y en a un à 22 h 14. Ce sera peut-être le dernier pour ce soir. D’ici à minuit sûrement ; c’est l’heure où je ferme, après je sais pas.

— Et où est-ce qu’il… Non, ne me dites pas où il va. Je ne veux pas le savoir. Mais je vais le prendre.

— Sans savoir où il va ?

— Sans vouloir le savoir, rectifia Haig. Et écoutez, Walter, c’est sérieux. Il faut que vous me rendiez ce service : si vous lisez dans les journaux que j’ai disparu, ne dites à personne que je suis passé ici ce soir, ni ce que je viens de vous dire. Je ne voulais le dire à personne.

Walter hocha la tête, discret et approbateur :

— Je sais la boucler, monsieur Haig. Vous avez été un bon client. C’est pas par moi qu’on trouvera votre trace.

Haig vacilla légèrement sur son tabouret et fixa les yeux sur le visage de Walter, sur son sourire à peine esquissé. La conversation avait une résonance étrange, quelque chose de familier, comme s’il avait déjà articulé les mêmes phrases auparavant, reçu la même réponse.

— Vous ai-je déjà dit cela, Walter ? demanda-t-il d’une voix soudain sèche comme un contre-interroga-toire. Combien de fois déjà ?

— Oh, six fois… huit… dix fois, peut-être. Je ne me souviens plus.

— Bon Dieu ! marmonna Haig.

Il fixait toujours Walter, et le visage de Walter se défit et se scinda en deux visages. Il fallut un gros effort pour les rassembler en un seul, au sourire juste esquissé, indulgent, teinté d’ironie. Bien plus de dix fois, c’était évident :

— Je suis un pochard, Walter ?

— Je ne dirais pas ça, monsieur Haig. Vous buvez beaucoup, bien sûr, mais…

Il n’avait plus envie de regarder Walter en face.

Il contempla son verre et constata qu’il ne restait rien dedans. Il en commanda un autre, et pendant que Walter s’affairait, il se regarda dans la glace derrière le bar. Dieu merci, une glace non bleutée ; se voir en double dans un honnête miroir normal était déjà assez affreux : les Établissements Haig & Haig, c’était une plaisanterie pour dialogue avec soi-même et tellement éculée que c’était une des raisons pour ne pas rater ce train. Et il ne le raterait pas, nom de Dieu, fin saoul ou pas, ce train il le prendrait.

Cette dernière phrase aussi, malheureusement, avait une déplaisante résonance familière.

Combien de fois ?

Il chercha à voir le fond d’un verre aux trois quarts vide. La fois suivante, ce fut un verre mieux qu’à moitié plein, et il entendait Walter qui disait :

— Peut-être que c’est quand même un incendie, monsieur Haig, un gros ; ça devient trop pour une aurore. Je sors pour voir.

Haig, lui, resta sur son tabouret. Quand il rouvrit les yeux, Walter avait repris sa place derrière le bar, et il tripotait son poste de radio :

— Alors, c’est un incendie ? demanda Haig.

— Probablement. Je vais prendre le bulletin d’informations de 22 h 15, pour voir.

De la radio sortit un rugissement de jazz, une clarinette faisant des pointes sur les notes hautes, avec un fond de cuivres en sourdine et de peaux furieusement battues.

— … c’est le bon poste, dit Walter, les informations c’est dans une minute.

— Dans une minute…

Haig faillit tomber, en sautant à bas de son tabouret :

— Il est donc 22 h 14 ?

Il n’attendit pas la réponse. Le sol penchait bien un peu, entre le bar et la porte ouverte, après laquelle il n’y avait que quelques portes à passer pour arriver à la gare. C’était encore possible, il y arriverait peut-être. D’un seul coup, ce fut comme s’il n’avait rien eu à boire, et il eut l’esprit clair comme cristal de roche, malgré ses jambes qui flageolaient. Et puis, un train, c’est rare qu’il parte à la seconde juste. Et puis, Walter avait bien pu dire « dans une minute » comme ça, comme on le dit alors qu’il en reste trois, ou deux, ou quatre. Il restait une chance.

Sur les marches, il trébucha et tomba, mais se releva en ne perdant que quelques secondes. Il dépassa le guichet des billets – son billet, il pourrait le prendre dans le train – puis ce fut le portillon, la course sur le quai et la lanterne rouge d’un train qui partait, n’était qu’à quelques mètres au-delà de l’espoir. Dix mètres, cent mètres. Toujours plus loin.

Le cheminot se tenait au bord du quai, suivant des yeux le train qui partait.

Il avait entendu, sans doute, les pas de Haig, puisqu’il lui parla par-dessus son épaule :

— Dommage que vous l’ayez raté. C’était le dernier.

Haig eut soudain conscience de l’aspect amusant de la chose, et il éclata de rire. C’était simplement trop ridicule pour être pris au sérieux, c’était vraiment d’un poil qu’il avait raté ce train. Et puis il y aurait le train du matin. Il n’avait qu’à rentrer dans la gare, à la salle d’attente, et y attendre jusqu’à…

— À quelle heure est le premier, demain matin ?

— Vous n’avez pas compris, dit l’employé, en se retournant vers Haig.

Haig vit alors le visage de l’employé, sur le fond rouge flamboyant du ciel :

— Vous n’avez pas compris. C’était le dernier train.