PARADOXE PERDU

La grosse mouche bleue avait réussi à s’infiltrer à travers la moustiquaire, et bourdonnait en cercles monotones au plafond de la classe. Le Pr Dolohan bourdonnait aussi, déroulant sur l’estrade les cercles monotones de la Logique. Au dernier rang, Shorty McCabe passait de l’un à l’autre de ces spectacles, et finit par opter pour la mouche bleue, nettement plus douée.

— Le négatif absolu, dit le professeur, n’est pas à proprement parler absolument négatif. C’est là une contradiction, mais purement apparente : inverser l’ordre des facteurs confère en effet à chacun une connotation différente. En conséquence…

Shorty McCabe soupira sans bruit, suivit des yeux le vol de la mouche bleue, déplora de ne pas savoir voler ainsi en rond, de ne pas savoir produire ce bourdonnement à réchauffer un cœur transi. Si on considère le rapport poids/décibels, le rendement sonore d’une mouche surpasse celui d’un avion.

Compte tenu de la taille, la mouche produit davantage de bruit qu’une scie circulaire. Une scie circulaire… ça scie du fer ? Ça scierait une scie ? Si la scie circulaire scie une scie, c’est du cirque… non : si six scies scient six scies, ce sont six scies-cirques.

— On pourrait concevoir un absolu en tant que mode d’existence, dit le professeur.

« Oui, songea Shorty McCabe, on pourrait concevoir n’importe quoi comme n’importe quoi d’autre, et en prime on aurait droit à une migraine. De toute façon, la mouche bleue devenait de plus en plus intéressante ; ses cercles dérivaient vers le bas et vers l’estrade, peut-être irait-elle atterrir sur le crâne du Pr Dolohan. En bourdonnant. »

Eh, non. Elle se posa quelque part, invisible, derrière le bureau magistral. Privé du spectacle consolant de la mouche, Shorty fit des yeux le tour de la classe, à la recherche de quelque autre objet à regarder, de quelque autre sujet de méditation. Des nuques. Il ne vit que des nuques, il était seul au dernier rang. Il pouvait se concentrer sur la façon dont les cheveux poussent sur une nuque, mais le sujet manquait de fascination.

Combien y avait-il de dormeurs parmi les étudiants dont il ne voyait que les nuques ? La moitié, probablement. Shorty aurait bien aimé faire partie des dormeurs, mais impossible : on n’a pas idée de se coucher aussi tôt qu’il s’était couché la veille, et il était là, bien éveillé et malheureux comme les pierres.

— Mais, dit le Pr Dolohan, si nous négligeons la déviation de probabilité impliquée par l’affirmation que l’absolu positif reste en dessous de l’absolument positif, nous sommes amenés à…

Youpi ! La mouche bleue était revenue, elle venait de surgir de sa cachette provisoire derrière le bureau. Elle se propulsa en bourdonnant jusqu’au plafond, où elle marqua une pause, le temps de se lustrer les ailes, puis elle se lança sur une trajectoire descendante, vers le fond de la classe cette fois.

Si elle ne changeait pas de cap, elle passerait à trois centimètres du nez de Shorty. Ce qu'elle fit. Il loucha pour la suivre, tourna la tête pour ne pas la perdre des yeux. La mouche passa, et…

Et il n’y eut plus de mouche. Arrivée à un point situé à trente centimètres sur la gauche de Shorty McCabe, la mouche avait cessé de voler, cessé de bourdonner, cessé d’être là. Elle n’était pas morte ; elle n’était pas tombée ; elle avait simplement…

… Disparu. Disparue en plein vol, à un mètre vingt du plancher, la mouche avait cessé d’être. Le bourdonnement avait été coupé à mi-bourdon. Dans le silence soudain, la voix du professeur gagnait en ampleur, à défaut de séduction.

— En procédant à une création à partir d’un postulat contraire aux faits, on débouche sur la création d’un ensemble pseudo-réel d’axiomes qui sont, jusqu’à un certain point, l’inverse du réel.

Le regard rivé au point de… d’évaporation de la mouche, Shorty dit :

— Beuhhh !

— Pardon ?

— Excusez-moi, monsieur ! Je n’ai rien dit, dit Shorty. Je… j’avais un chat dans la gorge.

— … par l’inversion du réel… Qu’est-ce que je disais ? Ah, oui : nous créons une base axiomatique de pseudo-logique susceptible de présenter des solutions autres à l’ensemble des problèmes. Ce que je veux dire, c’est…

Le professeur avait porté son regard ailleurs, Shorty tourna donc la tête et ramena les yeux sur le point où s’était interrompu le vol de la mouche. Où, peut-être, la mouche avait cessé d’être une mouche ? Ridicule, c’était une illusion d’optique. Une mouche, ça vole vite. S’il l’avait perdue de vue…

Du coin de l’œil, Shorty s’assura que l’attention du Pr Dolohan était toujours retenue ailleurs, puis avança sa main vers le point, vers le point approximatif, où il avait vu disparaître la mouche.

Il aurait été bien incapable de dire ce qu’il avait pensé toucher du doigt, mais ses doigts ne sentirent rien. C’était logique, non ? Si la mouche était entrée dans le néant, et si lui, Shorty, avait refermé les doigts sur du néant, la conclusion était néant. Mais il était un peu déçu. Qu’avait-il bien pu espérer ? Pas de toucher la mouche qui n’y était pas, ni de buter sur quelque obstacle massif mais invisible, ni rien. Mais qu’était-il donc arrivé à la mouche ?

Shorty posa les mains sur la table, et pendant une longue minute essaya d’oublier la mouche en écoutant le professeur. Mais c’était pire que de se poser des questions à propos de la mouche.

Pour la millième fois, Shorty se demanda ce qui l’avait amené, quelle mouche l’avait piqué de s’inscrire au cours de Logique. Cours A2 de Logique. Il ne réussirait jamais à l’examen. De toute façon, c’était le certif de paléontologie qu’il préparait. La paléontologie, oui : un dinosaure, c’est vivant ; façon de parler bien sûr, mais la Logique, c’est la mort. A2 ! Il y A2 quoi se flinguer. Les fossiles, mieux vaut les étudier qu’en écouter un.

Son regard erra, passa sur ses mains posées à plat sur la table.

— Beuhhh ! dit-il.

— Vous dites, monsieur McCabe ? demanda le professeur.

Shorty ne répondit rien. Il ne pouvait pas. Il regardait sa main gauche. Elle n’avait plus de doigts. Il ferma les yeux. Le sourire du professeur se fit professoral :

— Je crois que notre jeune ami du dernier rang s’est… s’est assoupi. Quelqu’un veut-il bien essayer de…

D’un geste rapide, Shorty ramena ses deux mains sur ses genoux :

— Je ne… Tout va très bien, monsieur. Excusez-moi. Vous disiez quelque chose ?

— C’est vous qui parliez, non ?

— Je… non, je n’ai rien dit, monsieur.

— Nous discutions, dit le professeur (en s’adressant, Dieu merci, à la classe entière et non à Shorty en particulier), de la possibilité de ce que l’on pourrait désigner comme l’impossible. Il n’y a pas là contradiction de termes, car il convient de bien distinguer entre impossible et non-possible. Ce dernier terme…

Furtivement, Shorty reposa ses mains sur la table, et resta à les regarder. La main droite apparaissait normale. La gauche… Il ferma les yeux, les rouvrit, et c’était toujours la même chose, tous les doigts de la main gauche manquaient. Il ne sentait pourtant pas leur absence. À titre d’expérience, il fit jouer les muscles destinés à les remuer, et il les sentit remuer.

Mais les doigts n’étaient pas là, pour autant qu’il puisse voir. Il essaya de les palper de la main droite – et ne trouva rien à palper. Sa main droite traversait l’espace qu’auraient dû occuper les doigts de la main gauche, et ne rencontrait rien. Mais il pouvait toujours remuer les doigts de la main gauche. Ce qu’il fit.

C’était très troublant.

C’est alors qu’il se souvint : la main gauche, c’était elle qu’il avait avancée vers le point où avait disparu la mouche bleue. Et, comme pour confirmer le soupçon soudain, il sentit un contact léger sur un des doigts qui n’étaient pas là. Un contact léger, suivi de la progression de quelque chose de léger, le long de ce doigt. Quelque chose qui devait peser à peu près le poids d’une mouche bleue. Puis le contact disparut, comme si la chose légère s’était envolée.

Shorty se mordit les lèvres pour ne pas dire, une fois de plus, « Beuhh ! ». Il commençait à être un peu inquiet.

Est-ce qu’il était en train de devenir dingue ? Ou le professeur avait-il raison : était-il en train de dormir ? Comment savoir ? Se pincer ? Avec ses seuls doigts disponibles, ceux de la main droite, il se pinça la cuisse, bien fort. Ça fit mal. Mais s’il rêvait qu’il se pinçait, rien ne l’empêchait de rêver aussi qu’il avait mal…

Il tourna la tête à gauche et regarda droit devant. Il n’y avait rien à regarder dans cette direction : le banc vide, de l’autre côté de l’allée centrale, un autre banc vide au-delà, puis le mur, la fenêtre et le ciel bleu dans le carreau de la fenêtre.

Mais…

Il tourna la tête et jeta un coup d’œil vers le professeur, constata que l’attention de celui-ci était toute concentrée sur le tableau noir, sur lequel il traçait des choses :

— Appelons grand N l’infini connu, et désignons par a le facteur de probabilité.

Pour en avoir le cœur net, Shorty tendit à nouveau sa main gauche dans l’allée centrale, en l’observant attentivement ; précautionneusement, il l’avança un peu plus. La main disparut. D’un geste brusque il ramena vers lui le bras terminé par un poignet et se mit à suer à grosses gouttes.

Il était devenu fou. Il fallait bien qu’il soit devenu fou.

Une fois encore, il essaya de bouger les doigts, et les sentit remuer de façon parfaitement satisfaisante, comme doivent remuer des doigts. Ses doigts avaient gardé leur sensibilité, cinétique et autre. Mais… il approcha son poignet de sa table, et ne sentit pas la table. Il plaça son poignet de telle façon que la main, si elle se trouvait toujours au bout du poignet, serait obligée, soit de sentir le contact du bois, soit de passer au travers, mais il ne sentit rien.

Si sa main était quelque part, ce n’était en tout cas pas au bout de son poignet. Sa main était restée dans l’allée, qu’il remue le bras n’y changeait rien. S’il se levait et sortait de la salle de classe, sa main resterait-elle encore dans l’allée, invisible ? Et s’il partait à mille kilomètres de là ? Non, ça, c’est idiot.

Mais en quoi aurait-ce été plus idiot que de voir son bras posé sur la table, avec sa main à deux pieds de là ? La différence en stupidité entre deux pieds et mille kilomètres était purement quantitative.

Mais sa main était-elle là-bas ?

De la main droite, il prit son stylo dans sa poche et l’amena vers le point approximatif où il pensait qu’était sa main gauche, et – cela allait de soi – il n’eut plus entre les doigts qu’un demi-stylo. Il se retint bien de pousser plus loin, mais souleva le stylo et l’abattit d’un geste sec.

Le stylo percuta – et cela fit mal – les doigts absents de sa main gauche ! La boucle était bouclée ! Shorty en fut tellement soufflé qu’il lâcha le stylo, qui disparut. Il ne tomba pas par terre. Il n’était plus nulle part. Il avait disparu. Un beau stylo à cinq dollars.

Beuhh ! Voilà qu’il s’inquiétait d’un stylo alors qu’il n’avait plus de main gauche. Qu’est-ce qu’il allait pouvoir faire pour ça ?

Il ferma les yeux et se parla à lui-même : « Shorty McCabe, se dit-il, il faut que tu réfléchisses logiquement et que tu trouves un moyen d’aller tirer ta main de « là », quel que soit ce « là ». Et ne te risque pas à paniquer. Tu es probablement en train de dormir et de rêver ; et si tu n’es pas en train de dormir, tu es dans de beaux draps. Maintenant, soyons logique. Il y a un espace, par là, un plan ou quelque chose, qu’on peut traverser, à travers lequel on peut faire passer un objet, mais d’où on ne peut pas récupérer ce qui est entré.

» Quoi que ce soit, de l’autre côté, ta main gauche est dedans. Et ta main droite ignore ce que fait ta main gauche, parce qu’une de tes mains est ici, et l’autre est là-bas, et comme dit l’Écriture… Hé, arrête, Shorty ! Ce n’est pas drôle. »

Il y avait quand même quelque chose qu’il pouvait faire : il pouvait déterminer, en gros, les dimensions et la forme de… de ce que c’était. Il y avait une boîte de trombones sur sa table. Il en prit quelques-uns dans sa main droite, et en lança un dans l’allée. Le trombone parcourut quinze à vingt centimètres dans l’allée et disparut. Aucun bruit n’en signala la chute.

C’était un début encourageant. Il lança un autre trombone, un peu plus bas : même résultat. Il se baissa, en veillant à ne pas aventurer sa tête dans l’allée, et lança un trombone en rase-mottes vers l’autre rive de l’allée, pour le voir disparaître au bout de vingt centimètres. Il en lança un plus loin vers l’avant, un autre un peu vers l’arrière. L’espace occupait au moins un mètre vers l’avant et vers l’arrière, à peu près parallèlement aux bords de l’allée.

Et en hauteur ? Il lança un trombone vers le haut, qui monta en chandelle à plus d’un mètre quatre-vingts et disparut. Un de plus, plus haut encore et en avant. Le trombone décrivit un arc et atterrit sur la tête d’une fille assise trois rangs devant et de l’autre côté de l’allée. La fille sursauta et porta une main à sa tête.

— Monsieur McCabe, dit d’une voix sévère le Pr Dolohan, puis-je vous demander si mon cours vous ennuie ?

Shorty sursauta :

— Ou… non, monsieur ! Je ne faisais que…

— Vous étiez en train, à ce que j’ai vu, de faire des expériences de balistique, et de déterminer la nature de la parabole. Une parabole, monsieur McCabe, est la courbe décrite par un missile projeté dans l’espace sans forces autres que celle initialement appliquée plus la force de gravitation. Puis-je poursuivre mon cours, ou préférez-vous que nous vous demandions de venir sur l’estrade pour instruire vos camarades des subtilités des mouvements paraboloïdes ?

— Excusez-moi, monsieur… J’étais… euh… je veux dire… Excusez-moi.

— Merci, monsieur McCabe. Et maintenant… dit le professeur en se remettant au tableau noir, maintenant, désignons par b le degré de non-possibilité, par opposition à c…

Shorty contempla d’un air morose ses… sa main, posée sur ses genoux. Il jeta un coup d’œil à la pendule accrochée au-dessus de la porte, et vit que la fin de la classe allait sonner dans cinq minutes. Il fallait qu’il fasse quelque chose, et vite.

Il ramena les yeux sur l’allée centrale. Il n’y avait rien à voir, bien sûr. Mais il y avait largement de quoi occuper l’esprit : une demi-douzaine de trombones, son meilleur stylo et sa main gauche.

Il y avait là un quelque chose d’invisible. On ne sentait rien à le toucher, et les objets, tel un trombone, ne faisaient pas le moindre bruit en le heurtant. Et on pouvait traverser ça dans un sens, mais pas dans l’autre. Il pourrait y faire passer sa main droite, et sans doute y toucher sa main gauche, mais il ne pourrait plus récupérer sa main droite. Et le cours n’allait pas tarder à s’achever et…

Idiot. Il n’y avait qu’une chose à faire, raisonnablement. De l’autre côté du plan il n’y avait rien qui fît mal à sa main gauche, n’est-ce pas ? Eh bien, pourquoi ne pas y passer en entier ? Où que cela soit, il y serait d’un seul tenant.

Il regarda le professeur, et attendit que celui-ci ait tourné le dos à la salle pour écrire encore quelque chose au tableau noir. Et là, sans se donner le temps d’y réfléchir, sans avoir le courage d’y réfléchir, Shorty se leva et fit un pas dans l’allée centrale.

La lumière disparut. Ou bien ce fut lui qui plongea dans l’obscurité.

Il n’entendait plus le professeur, mais il était accueilli par un bourdonnement familier, le bourdonnement d’une mouche bleue traçant des cercles dans l’air, quelque part tout près, dans la nuit noire.

Il joignit les mains : elles étaient là toutes les deux ; la main droite enserrait la gauche. Où qu’il fût, il y était entier. Mais pourquoi n’y voyait-il rien ?

Quelqu’un éternua.

Shorty sursauta :

— Il y a… il y a quelqu’un ?

Sa voix était mal assurée, et il espérait ferme maintenant que c’était bien un rêve, et qu’il allait se réveiller sans tarder.

— Bien sûr, il y a quelqu’un ! dit une voix. Une voix sèche et plutôt agressive.

— Hein ? Qui ?

— Qu’est-ce que tu veux dire, « qui » ? Moi ! Tu vois pas clair ou… Non, bien sûr, tu ne peux rien voir. J’oubliais. Dis donc, écoute-moi ce mec ! Et ils disent que c’est nous les dingues !

Il y eut un rire dans la nuit.

— Quel mec ? demanda Shorty. Et qui dit que qui est dingue ? Je ne pige pas de quoi…

— Ce mec-là ! Le prof. T’entends rien, ou… Non, j’oubliais que tu ne peux pas entendre. Tu n’as rien à foutre ici, de toute façon. Mais moi, j’écoute ce prof qui explique ce qui est arrivé aux sauriens.

— Aux quoi ?

— Aux sauriens, patate ! Aux dinosaures. Il est dingue, le mec. Et ils disent que c’est nous qui le sommes.

Shorty McCabe éprouva soudain le besoin, le besoin irrépressible, de s’asseoir. Il tâtonna dans le noir, trouva le haut d’une table, constata en tâtonnant que le banc derrière était vide, et s’y glissa. Une fois assis, il put parler :

— C’est du grec pour moi, mon vieux. Qui dit que qui est dingue ?

— Ils disent que nous le sommes. Tu ne sais donc pas… C’est vrai, vous ne savez pas. Et qui a laissé entrer cette mouche ?

— Commençons par le commencement, supplia Shorty. Où suis-je ?

— Vous, les normaux, dit la voix d’un ton irrité, dès qu’on vous met devant la moindre des choses sortant de l’ordinaire, vous vous mettez à poser des questions… Bon, bon, attendez un instant, je vous expliquerai. Tuez-moi cette mouche.

— Je ne la vois pas. Je…

— La ferme ! Je veux entendre ce qu’il dit : c’est pour ça que je suis venu. Il… ouais, il leur dit que les dinosaures se sont éteints faute de nourriture, parce qu’ils sont devenus trop grands. Ce que c’est idiot ! Plus un animal est grand et plus il a de chances de trouver à manger, non ? Et rien que l’idée de ces herbivores mourant de faim dans les forêts ! Ou ces carnivores dépérissant tant qu’il y avait tous les herbivores ! Et… Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Vous êtes normal.

— Je… Je ne vous comprends pas. Si je suis normal, qu’êtes-vous ?

— Moi ? demanda la voix avec un petit rire… Moi, je suis fou.

Shorty McCabe ravala sa salive. Il n’y avait rien à répondre. La voix n’avait que trop évidemment raison sur ce point.

Primo, s’il avait pu entendre ce qui se passait dehors, il aurait entendu le Pr Dolohan faisant un cours sur l’absolu positif ; et cette voix – avec ce qui pouvait être un corps, si corps il y avait, autour – était venue écouter un cours sur le déclin des sauriens. Ça ne tenait pas debout, puisque le Pr Dolohan était incapable de distinguer un ptérodactyle lutineur d’un ellipsoïde aplati. Secundo…

— Ouille ! dit Shorty en recevant un coup sec sur l’épaule.

— Excusez-moi, dit la voix, j’ai essayé de choper cette saloperie de mouche, et c’est vous qui avez pris. Et j’ai raté la mouche. Attendez une seconde que je tourne le bouton et fasse sortir cette bestiole. Vous voulez sortir aussi ?

Le bourdonnement cessa brusquement.

— Écoutez, dit Shorty, je… je suis bien trop curieux pour vouloir sortir d’ici avant d’avoir au moins une petite idée de ce de quoi que je sors… je voulais dire de quoi je sors. Je suis sans doute fou à lier, mais…

— Non, vous êtes normal. C’est nous qui sommes fous. C’est en tout cas ce qu’ils disent. Bon, ça me casse vraiment les pieds d’entendre ce mec parler de dinosaures. Mais vous n’aviez aucun droit d’entrer ici, ni vous ni la mouche, vu ? Il y a eu une dérive, dans l’appareil. Je le dirai à Napoléon.

— À qui ?

— À Napoléon. C’est lui le patron, dans ce département. Les Napoléon sont les patrons dans certains autres aussi. Vous comprenez, nous sommes beaucoup à nous prendre pour Napoléon, mais moi pas. C’est une illusion très répandue. De toute façon, le Napoléon que je veux dire, c’est celui de Donnybrook.

— Donnybrook ? Ce n’est pas un asile d’aliénés ?

— Si, bien sûr : où voulez-vous que soit quelqu’un qui se prend pour Napoléon ?

Shorty McCabe ferma les yeux, pour constater que ça ne servait à rien, puisque de toute façon il faisait noir et qu’il n’y voyait rien même les yeux grands ouverts. Il se raisonna : « Il faut que je continue à poser des questions, jusqu’à ce que j’obtienne une réponse qui tienne debout, ou alors c’est moi qui vais devenir dingue. Je le suis peut-être ; c’est peut-être comme ça, quand on est fou. Mais si je suis fou, est-ce que je suis toujours assis dans la salle où parle le Pr Dolohan, ou… ou alors quoi ? »

Il rouvrit les yeux et posa une question :

— Écoutez, essayons de voir si nous pouvons prendre le problème sous un autre angle. Où êtes-vous ?

— Moi ? Oh, moi, je suis à Donnybrook, moi aussi. Habituellement, je veux dire. Tous ceux d’entre nous qui sont dans ce bidule y sont, sauf les rares qui sont encore dehors, vous comprenez. En ce moment précis… (et il y eut une intonation embarrassée dans la voix)… En ce moment précis, je suis dans une cellule capitonnée.

— Et… demanda Shorty avec angoisse… Et… et c’en est une, ici ? Je veux dire, est-ce que je suis dans une cellule capitonnée, moi aussi ?

— Mais non, voyons ! Vous n’êtes pas fou. Écoutez, je n’ai pas à vous parler de ces trucs-là. Il y a une frontière très nette, vous savez. C’est simplement parce que quelque chose s’est détraqué dans l’appareil.

Shorty ouvrait la bouche pour demander : « Dans quel appareil ? », mais il se ravisa, se rendant compte que s’il posait cette question, la réponse ne ferait qu’ouvrir la voie à sept ou huit questions supplémentaires. S’il s’en tenait à un fait, s’y cramponnant jusqu’à ce qu’il le comprenne, peut-être pourrait-il commencer à comprendre un peu du reste.

— Revenons à Napoléon, dit-il. Vous dites qu’il y a plus d’un Napoléon parmi vous ; comment est-ce possible ? Il ne peut pas y avoir deux fois le même.

— Ha ! ha ! C’est bien de vous, ça ! Voilà bien la preuve que vous êtes normal ! C’est un bel échantillon de raisonnement sain ; c’est évidemment exact. Mais ces gars qui se prennent pour Napoléon, ils sont fous ; alors votre raisonnement ne joue pas pour eux. Pourquoi n’y aurait-il pas cent bonshommes à être persuadés qu’ils sont Napoléon, s’ils sont tous trop fous pour savoir que ce n’est pas possible ?

— D’accord, dit Shorty, mais même si Napoléon n’était pas mort, il faut bien que quatre-vingt-dix-neuf d’entre eux soient dans l’erreur, non ? C’est de la logique.

— Mais c’est ça qui cloche avec la logique, dit la voix ; je vous répète que nous sommes tous fous ici.

— « Nous » ? Vous voulez dire que je suis…

— Non, non, non, non et non. Par « nous » je veux dire nous, moi et les autres. Pas vous. C’est pour ça que vous n’avez pas à être ici, de toute façon. Vous comprenez ?

— Non.

L’étonnant, c’est que Shorty n’éprouvait plus la moindre inquiétude maintenant. Il savait qu’il était, nécessairement, en train de dormir et de rêver tout cela, mais il n’en croyait rien. Et il était sûr, aussi sûr qu’il pouvait l’être de n’importe quoi, qu’il n’était pas fou. La voix avec laquelle il dialoguait lui affirmait qu’il n’était pas fou, et cette voix semblait être une autorité en la matière. Cent Napoléon !

— C’est rigolo, dit Shorty. Je voudrais en savoir le plus possible, avant de me réveiller. Qui êtes-vous ? Comment vous appelez-vous ? Moi, je m’appelle Shorty.

— Moyennement enchanté de faire votre connaissance, Shorty. Vous autres, les normaux, vous m’épuisez, en général ; mais vous, vous me semblez être un peu mieux que la plupart. Je préfère ne pas vous dire le nom dont ils m’ont affublé à Donnybrook, quand même ; ça m’ennuierait que vous veniez me rendre visite. Appelez-moi Simplet.

— Comme… comme celui des Sept Nains ? Vous pensez être un des…

— Non, non, non, pas du tout. Je ne suis pas paranoïaque ; aucune de mes aberrations, comme vous les appelleriez, ne débouche sur quelque personnification. C’est simplement le surnom sous lequel je suis connu ici. Vous aussi, Shorty, ce n’est pas votre prénom, n’est-ce pas : vous n’êtes pas bien grand, on vous a donc surnommé Shorty, qui veut dire « courtaud ». Peu importe mon autre nom.

— Et, euh, quelles sont vos… euh… aberrations ?

— Je suis inventeur, ce qu’on appelle un inventeur de courants d’air. Je m’imagine inventant des machines à temps, notamment. Ceci est une de mes machines.

— Vous voulez dire que je suis dans une machine à temps ? Oui… ah, oui… ça expliquerait que… oui, ça pourrait expliquer une ou deux choses. Mais enfin, écoutez : si ceci est une machine à temps, et qu’elle marche, pourquoi dites-vous que vous vous imaginez en train d’en inventer ? Si ceci est vraiment une… je veux dire…

La voix éclata de rire, puis répondit :

— Mais une machine à temps est impossible. C’est un paradoxe. Vos professeurs vous expliqueront qu’une machine à temps, ça ne peut pas exister, parce que ça reviendrait à dire que deux choses peuvent occuper le même espace en même temps. Et un homme pourrait retourner en arrière, et se tuer alors qu’il était plus jeune et… vous connaissez la kyrielle. C’est absolument impossible. Seul un fou pourrait…

— Mais vous dites que ceci en est une. Et… et où est-elle ? Je veux dire « où est-elle dans le temps » ?

— Actuellement ? Nous sommes en 1968, bien sûr.

— Eh… Hé, là ! Nous ne sommes qu’en 1963. Ou alors » vous l’avez fait avancer depuis que je suis monté dedans. C’est ça ?

— Pas du tout. Moi, je n’ai pas bougé de 1968 ; c’est là que j’écoutais le cours sur les dinosaures. C’est vous qui êtes monté il y a cinq ans. Tout ça, c’est la faute de la dérive. Cette dérive dont il faut que je discute avec Napo…

— Mais où suis-je ?… où sommes-nous ?… maintenant !

— Vous êtes dans la salle de classe où vous êtes monté, Shorty. Mais à cinq ans de là. Tendez le bras, vous verrez… Essayez, sur votre gauche, là où vous étiez assis vous-même.

— Euh… est-ce que je récupérerai ma main, ou est-ce que ce sera comme quand j’ai tendu le bras vers ici ?

— Non, pas de problème, vous la récupérerez.

— En ce cas…

Histoire de voir, Shorty tendit le bras. Sa main sentit quelque chose de doux, on aurait dit des cheveux. À titre d’expérience, il serra une mèche et tira légèrement.

La touffe s’arracha d’entre ses doigts, et instinctivement Shorty ramena sa main en arrière.

— Ouille ! dit la voix à côté de Shorty. Ça, c’était rigolo.

— Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Shorty.

— C’est une fille, une superbe rousse. Elle est assise à la place même que vous occupiez il y a cinq ans. Vous lui avez tiré les cheveux, et si vous l’aviez vue sauter ! Écoutez donc !

— Que j’écoute quoi ?

— Alors, bouclez-la, que je puisse écouter !

Il y eut un silence, puis la voix ricana :

— Eh ben ! Le prof lui file un rancard !

— Hein ? En pleine classe ? Mais comment…

— Il a regardé dans sa direction quand elle a poussé son petit cri, et il lui a dit de rester après le cours. Mais à la façon dont il la reluqué, croyez-moi, il a sa petite idée derrière la tête. Remarquez, je ne peux pas lui donner tort, elle est vraiment superbe. Tirez-lui encore les cheveux…

— Euh… ce ne serait pas tout à fait… euh…

— C’est vrai, dit la voix avec dégoût : j’oublie toujours que vous n’êtes pas fou. Ce doit être affreux d’être normal. Bon, eh bien, fichons le camp d’ici. Je m’ennuie. Ça vous dirait de venir faire une partie de chasse ?

— Une partie de chasse ? Je ne suis pas très bon tireur. Surtout quand je n’y vois rien.

— Mais il ne fera pas sombre, dès que vous serez sorti de l’appareil. C’est votre monde à vous, vous savez, mais en dingue. C’est… je cherche comment votre professeur exprimerait cela… c’est un aspect illogique de la réalité logique. Et de toute façon, nous chassons toujours au lance-pierres. C’est plus sport.

— Vous chassez quoi ?

— Les dinosaures. C’est ce qu’il y a de plus rigolo à chasser.

— Des dinosaures ! Au lance-pierres ! Vous êtes f… Je voulais dire, c’est vrai ?

— Ha ! ha ! Bien sûr, c’est vrai. Écoutez, c’est bien ce qu’il y avait de rigolo dans ce que ce prof disait des sauriens. Vous comprenez, c’est nous qui les avons fait disparaître. Depuis que j’ai construit cette machine à temps, notre terrain de chasse préféré, c’est le Jurassique. Il en reste peut-être un ou deux, qu’on pourrait chasser. Je connais un coin où on a une chance. Nous y voilà.

— Hein ? Mais je croyais que nous étions dans une salle de classe, en 1968.

— Nous y étions quand je vous l’ai dit. Le temps d’inverser la polarité et vous pourrez sortir. Allez, sortez !

Shorty dit : « Mais…», se tut, puis dit : « Eh bien…», et fit un pas à droite.

La lumière l’aveugla.

Le soleil était plus lumineux, plus chaud qu’il ne l’avait jamais vu ; le contraste avec l’obscurité d’où il sortait était terrible. Shorty appuya ses deux mains sur ses paupières, et ce n’est que progressivement qu’il les retira, avant d’enfin ouvrir les yeux.

Il constata alors qu’il se tenait sur une clairière sablonneuse, au bord d’un lac tranquille.

— C’est ici qu’ils viennent boire, dit une voix familière, et Shorty fit demi-tour sur ses talons.

L’homme qui se tenait derrière lui était un drôle de petit nabot, d’une dizaine de centimètres plus petit que Shorty, lequel ne mesurait qu’un mètre soixante-deux. L’homme avait des lunettes cerclées d’écaille et une petite barbiche comme l’Oncle Sam ; son visage était petit et comme rabougri sous un immense haut-de-forme dont l’âge faisait virer au vert la soie noire.

Le bonhomme fouilla dans sa poche et en tira un lance-pierres tout petit, mais muni d’un gros caoutchouc :

— À vous l’honneur du premier coup, dit-il en tendant l’arme.

Shorty secoua vigoureusement la tête :

— Non, non, après vous.

Le petit homme se baissa et choisit avec soin quelques cailloux dans le sable. Il les mit tous dans sa poche, sauf un qu’il assujettit dans le carré de cuir du lance-pierres. Puis il s’assit sur un rocher, et commenta :

— Pas la peine de nous cacher. Ils sont stupides, ces dinosaures. Ils vont arriver comme si de rien n’était.

Shorty regarda tout autour de lui. Il y avait là des arbres à une centaine de mètres des bords du lac ; des arbres étranges et monstrueux, avec des feuilles gigantesques ; il n’avait jamais vu de feuilles d’un vert aussi pâle. Entre les arbres et le lac, il n’y avait que des buissons nains, brunâtres, et une drôle d’herbe épaisse et jaunasse.

Il manquait quelque chose. D’un seul coup, Shorty comprit quoi :

— Où est la machine à temps ? demanda-t-il.

— Hein ? Ah, elle est là…

Le bonhomme tendit son bras gauche, et sa main puis son avant-bras disparurent jusqu’au coude.

— Ah… dit Shorty. Je me demandais de quoi elle pouvait avoir l’air.

— De quoi elle peut avoir l’air ? Comment voulez-vous qu’elle ait l’air de quelque chose ? Je vous ai bien dit qu’une machine à temps, ça n’existe pas. Ça ne peut pas exister. Ce serait un paradoxe absolu. Le temps est une dimension fixe. Je me le suis démontré, et c’est ce qui m’a rendu fou.

— Quand était-ce ?

— C’était dans il y aura environ quatre millions d’années… vers 1961. J’étais bien décidé à en construire une, et j’ai perdu la boule parce que je n’y arrivais pas.

— Ah, bon. Maintenant, dites-moi : comment se fait-il que je ne pouvais pas vous voir, là-bas dans l’avenir, et que je vous vois ici ? Et quel monde d’il y a quatre millions d’années est-ce ici : le vôtre, ou le mien ?

— C’est le même fait qui répond à vos deux questions. Ici, c’est un terrain neutre ; ici, c’est avant la bifurcation entre raison et démence. Les dinosaures sont d’une stupidité incroyable ; ils n’ont pas assez de cervelle pour être fous, et ne parlons même pas d’intelligence normale. Ils ne savent pas qu’une machine à temps ne peut pas exister. Et c’est pour ça que nous pouvons venir ici.

— Ah, bon, répéta Shorty.

Cela le tint coi pendant un bon moment. Le fait est que de se trouver en train d’attendre de voir chasser le dinosaure au lance-pierres ne lui paraissait plus tellement étrange. Le plus extravagant dans l’affaire, c’était qu’il fût en train d’attendre la venue d’un dinosaure. Cela admis, l’attendre avec un lance-pierres ne semblait pas plus sot que de l’attendre avec une…

— Dites-moi, suggéra Shorty, si s’attaquer à ces bestioles avec un lance-pierres est sport, n’avez-vous jamais songé à leur faire la chasse avec une tapette à mouches ?

Le regard du petit homme s’éclaira, se fit chaleureux :

— Ça, dit-il, c’est une idée. Ma parole, vous êtes peut-être quand même doué pour être admis à…

— Non, non ! se hâta de rectifier Shorty. C’était une simple plaisanterie, je vous jure. Mais, écoutez…

— Je n’entends rien.

— Ce n’est pas ça que je voulais dire. Je veux dire…

Bon, écoutez : je ne vais plus tarder à me réveiller, ou… ou je ne sais pas… et il y a quelques questions que j’aimerais poser tant que… tant que vous êtes là.

— Vous voulez dire tant que vous êtes là, dit le petit homme. Je vous ai déjà dit que le fait que vous soyez monté ici avec moi est un accident, et un accident dont il va falloir que je discute avec Napo…

— Au diable Napoléon, dit Shorty. Écoutez : pouvez-vous me répondre d’une façon que je puisse comprendre ? Est-ce que nous sommes ici, ou est-ce que nous n’y sommes pas ? Je veux dire, s’il y a une machine à temps à côté de vous, comment peut-elle y être, s’il ne peut pas exister de machines à temps ? Et suis-je, ou ne suis-je pas assis dans la salle où le Pr Dolohan fait son cours ? Et si j’y suis, qu’est-ce que je fais ici ? Et… et puis flûte : qu’est-ce que ça veut dire tout ça ?

Le petit bonhomme eut un sourire triste :

— Je vois que vous êtes complètement embrouillé. Autant que je vous désembrouille. Avez-vous des notions de logique ?

— Un peu, oui, monsieur…

— Appelez-moi Simplet. Et si vous avez quelques notions de logique, c’est là la source de tous vos ennuis. Oubliez la logique, et rappelez-vous que je suis fou, et que ça change tout, n’est-ce pas… Un fou n’a pas besoin d’être logique. Nos mondes sont différents, vous le comprenez bien. Vous, vous êtes ce que nous appelons un « normal » ; en d’autres termes, vous voyez les choses comme tout le monde. Nous, non. Et, étant donné que la matière est, de façon certaine et évidente, une simple vue de l’esprit…

— Vraiment ?

— Bien sûr.

— Mais ça, c’est conforme à la logique. Descartes…

Le petit homme fit un geste désinvolte de la main qui tenait le lance-pierres :

— Certes. Mais les autres philosophes ne sont pas d’accord. Les dualistes. C’est là que les logiciens nous coincent. Ils se scindent en deux camps, ils professent des vues diamétralement opposées sur une question donnée… et ils ne peuvent pas tous être dans l’erreur en même temps. C’est idiot, hein ? Mais le fait est là, la matière est un concept du conscient, même si les gens qui pensent ça ne sont pas tous vraiment fous. Cela étant, il existe une conception normale de la matière, que vous partagez, et toute une flopée de conceptions anormales. Les anormales s’arrangent entre elles, pour faire un tout.

— Je ne vous suis pas bien. Vous voulez dire qu’il y a une société secrète de… euh… de lunatiques qui… euh… vivent dans un monde différent, pour ainsi dire ?

— Pas pour ainsi dire, corrigea emphatiquement le petit homme : pour ainsi ne pas dire. Et ce n’est pas une société secrète, ni rien d’organisé de la sorte. C’est, simplement. Nous projetons dans deux univers, en quelque sorte. L’un est normal ; nos corps y sont nés, et bien sûr ils y restent. Et quand nous sommes suffisamment fous pour que ça se remarque, on nous enferme dans des asiles d’aliénés. Mais nous avons une autre vie dans notre esprit. C’est là que je suis, et c’est là que vous êtes en ce moment : dans mon esprit. Je ne suis pas vraiment ici, moi non plus.

— Bigre ! soupira Shorty. Mais comment pourrais-je être dans votre…

— Je vous l’ai dit, la machine a dérivé. Mais la logique n’occupe pas tellement de place dans mon univers. Un paradoxe de plus ou de moins… on n’en est pas à un paradoxe près ; et une machine à temps, ce n’est pas la mer à boire. Nous sommes beaucoup à en posséder une. Nous sommes nombreux à les utiliser pour revenir ici, chasser le dinosaure. C’est comme ça que nous avons amené l’extinction de l’espèce, et c’est pour ça que…

— Pas si vite ! coupa Shorty. Cet univers dans lequel nous sommes présentement assis, le Jurassique, fait-il partie de votre… de votre concept, ou est-il réel ? Il a air réel, les détails y ont un air authentique.

— Il est réel, mais il n’a jamais vraiment existé.

Cela, c’est évident. Si la matière est une vue de l’esprit, comme les sauriens n’ont jamais eu d’esprit, comment voudriez-vous qu’ils disposent, pour y vivre, d’un univers autre que celui que nous avons conçu pour eux… après coup ?

— Oooohhh ! soupira Shorty, dont l’esprit tournoyait en bourdonnant… Oooohhh, vous voulez dire que les dinosaures n’ont jamais vraiment…

— En voilà un qui arrive ! dit le petit bonhomme.

Shorty se dressa d’un bond, explora frénétiquement du regard les alentours, et ne vit rien qui ressemblât à un dinosaure.

— Là-bas, dit le petit bonhomme, il arrive à travers ces buissons. Regardez-moi faire.

Shorty regarda son compagnon qui tendait le caoutchouc de son lance-pierres. Une petite chose, qui ressemblait à un lézard, mais sautillait debout sur ses pattes de derrière comme jamais aucun lézard n’a sautillé, arrivait en contournant un buisson nain. L’animal mesurait une quarantaine de centimètres.

Il y eut un bzzing suraigu pour accompagner la détente du caoutchouc, et un plafff sourd quand le caillou frappa la créature entre les deux yeux. La créature tomba, le petit bonhomme s’en approcha et la souleva :

— Vous pouvez tirer le prochain, si vous voulez, dit-il.

Bouche bée et bras ballants, Shorty contemplait le saurien mort :

— Un struthiomimus ! articula-t-il. Bigre ! Mais si le prochain à venir est gros ? Si c’était un brontosaure ou un tyrannosaurus rex ?

— Il n’y en a plus. Nous avons amené l’extinction de ces espèces. Il ne reste que les petits. C’est quand même mieux que la chasse aux lapins, non ? De toute façon, moi, un seul me suffit pour aujourd’hui. Je commence à m’ennuyer, mais je veux bien rester le temps que vous en tuiez un aussi, si le cœur vous en dit.

Shorty secoua la tête :

— J’ai peur de ne pas tirer bien droit avec ce lance-pierres. J’aime mieux m’abstenir. Où est la machine à temps ?

— Elle est là. Avancez de deux pas.

Shorty avança de deux pas, et toute lumière disparut à nouveau.

— Un instant, que j’actionne les manettes, dit la voix du petit bonhomme. Et où voulez-vous descendre ? Là où vous êtes monté ?

— Euh… ce ne serait pas une mauvaise idée. Je risque de me trouver dans une situation difficile autrement. Où sommes-nous actuellement ?

— Nous sommes de retour en 1968. Il y a toujours ce gus qui raconte à ses étudiants ce qu’il croit avoir été la destinée des dinosaures. Et cette petite rouquine… Vous savez, elle est vraiment choucarde. Vous n’avez pas envie de lui tirer encore les cheveux ?

— Non, non, dit Shorty. Mais je voudrais descendre en 1963. Comment est-ce que cette chose va m’y ramener ?

— Vous êtes monté ici en partant de 1963, n’est-ce pas ? C’est la dérive… Je pense que comme ceci, vous devriez vous y retrouver pile.

— Vous pensez que… Hé ! ho ! Et si je descends la veille du jour où… si je m’assois sur mes propres genoux dans cette salle de classe…

La voix eut un petit rire :

— Vous n’y arriveriez jamais : vous n’êtes pas fou, vous. Moi, ça m’est arrivé, un jour. Bon, allez-y. Moi, j’ai envie de rentrer à…

— Merci pour la balade, dit Shorty. Mais… un instant, s’il vous plaît… J’aurais encore une question à poser… Au sujet de ces dinosaures…

— Bon, oui… Mais faites vite. La dérive risque de se redresser.

— Les gros, les vraiment gros. Comment diable les avez-vous tués, eux, avec des lance-pierres ? Vous les avez vraiment tués ?

— Ha ! ha ! Mais bien sûr. Nous prenions simplement des lance-pierres plus gros. Au revoir.

Shorty ressentit une poussée dans les reins, et la lumière l’aveugla à nouveau. Il était debout dans l’allée centrale de la salle de classe, où résonnait la voix sarcastique du Pr Dolohan :

— Le cours n’est pas terminé, monsieur McCabe, il s’en faut de cinq minutes. Voulez-vous avoir l’obligeance de vous rasseoir ? Et puis-je vous demander si vous êtes somnambule ?

Shorty se rassit précipitamment :

— Je… euh… Excusez-moi, monsieur.

La fin du cours se passa dans une sorte de brouillard. L’aventure avait été trop vécue, trop réelle, pour un rêve ; et son beau stylo, il ne l’avait toujours pas. Bien sûr, il pouvait l’avoir perdu ailleurs. Mais, aussi, tout avait été tellement concret qu’il lui fallut une journée entière pour se persuader qu’il avait construit cela en rêve ; et il lui fallut la semaine pour ne pas y repenser tous les quarts d’heure.

Ce n’est que progressivement que le souvenir s’estompa. Un an plus tard, il se souvenait toujours, cotonneusement, d’un rêve particulièrement tordu. Mais cinq ans après, c’était fini. Personne ne se rappelle un rêve, au bout de cinq ans.

Il était vraiment professeur adjoint, et il faisait un cours à lui, un cours de paléontologie.

— Les sauriens, disait-il à ses étudiants, se sont éteints à la fin du Jurassique. Ils étaient devenus trop grands pour s’assurer leur nourriture…

Tout en parlant, il regardait la jolie étudiante rouquine assise au dernier rang. Et il cherchait un biais, un moyen d’amener une situation où il trouverait le culot de lui proposer un rendez-vous.

Une mouche bleue voletait dans la salle de classe ; une spirale bourdonnante venait de la faire monter de quelque part au fond de la salle. Elle rappelait quelque chose au Pr McCabe qui, tout en parlant, essayait de se rappeler quoi. À cet instant précis, la rouquine sursauta en poussant un petit cri.

— Mademoiselle Willis ! dit le Pr McCabe. Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Je… J’ai eu l’impression qu’on me tirait les cheveux, monsieur, dit-elle en rougissant, ce qui la rendait plus superbe encore. Je… j’ai dû m’assoupir.

Il la regarda, prenant l’air sévère, car les regards de tous les étudiants étaient braqués sur lui. Mais il tenait, enfin, l’occasion tant espérée :

— Vous voudrez bien rester après la fin du cours, mademoiselle Willis.