OBÉISSANCE

Sur une minuscule planète, en orbite autour d’une étoile lointaine et peu lumineuse, invisible de la Terre, à l’autre bout de la Galaxie, cinq fois plus loin que la plus aventurée des expéditions humaines dans l’espace, se trouve la statue d’un Terrien. La statue est faite d’un métal précieux ; elle est immense, haute de vingt-cinq bons centimètres, et elle est d’un art exquis.

Des insectes rampent sur la statue…

*

Ils étaient en patrouille de routine dans le secteur 1534, au-delà de l’Étoile du Chien, à bien des parsecs de Sol. L’engin était une vedette de type courant, biplace, comme celles utilisées pour toutes les patrouilles extérieures au système. Le capitaine May et le lieutenant Ross jouaient aux échecs quand résonna l’alerte.

— Réamorce-le, Don, pendant que je réfléchis à ce coup, dit le capitaine May.

Le capitaine May ne leva même pas les yeux de l’échiquier, il savait bien que ce ne pouvait être qu’une météorite ; il n’y avait pas de cosmonefs dans ce secteur. L’homme s’était enfoncé dans l’espace sur mille parsecs, et n’avait toujours rencontré aucune forme de vie étrangère suffisamment évoluée pour établir la communication… rien qui ait atteint le stade de la construction de cosmonefs.

Ross ne se leva pas non plus de sa chaise, mais il la fit tourner pour se placer face au panneau de commande et à l’écran de télé. Il leva machinalement les yeux et resta le souffle coupé : il y avait bien un cosmonef sur l’écran. Le temps de reprendre son souffle, et il articula : « Capitaine ! », puis il y eut le bruit de l’échiquier tombant par terre, et May fut derrière Ross, regardant l’écran par-dessus l’épaule de celui-ci.

Ross n’entendit au début que la respiration de May ; puis la voix de May articula :

— Feu, Don !

— Mais c’est un croiseur de la classe Rochester ! C’est un des nôtres ! Je ne sais pas ce qu’il fait ici, mais on ne peut pas…

— Regarde mieux.

Don Ross ne pouvait pas regarder mieux, il regardait déjà de son mieux depuis le début ; mais soudain il vit ce que voulait dire May : c’était presque un Rochester, mais pas tout à fait. Il y avait quelque chose de profondément étranger dans ce cosmonef, quelque chose d’incompatiblement étranger. Rien de définissable, mais c’était… c’était quelque chose qu’aux époques de Foi on aurait qualifié de « pas catholique ». C’était une copie étrangère, une copie « pas catholique », d’un Rochester… c’était un Rochester hérétique(2).

La main de Don Ross cherchait le bouton déclencheur du tir, alors même qu’il n’avait pas entièrement intégré toutes ces données. Mais quand son doigt fut sur le bouton, il regarda les cadrans du télémètre Picar et du Monold. Les aiguilles restaient sur le zéro.

— Nom de…, grogna-t-il… Il nous coince, capitaine. Nous ne pouvons déterminer ni sa distance, ni sa taille, ni sa masse.

Le capitaine May hocha lentement la tête ; il était très pâle.

Dans le cerveau de Don Ross une pensée fulgura : « Hommes, restez calmes ; nous ne sommes pas des ennemis. »

Ross tourna la tête et fixa May du regard :

— Oui, dit May, j’ai perçu le message moi aussi. Télépathie.

Ross lâcha encore un juron. S’ils pratiquent la télépathie…

— Feu. Don. Tir à vue.

Ross appuya sur le bouton. L’écran fut envahi par la décharge d’énergie, mais lorsque l’énergie se fut dissipée, il n’y avait pas de débris de cosmonef.

*

L’amiral Sutherland tourna le dos à la carte du ciel sur le mur, et les dévisagea sans aménité, de sous ses sourcils épais.

— Je n’ai aucune intention de revenir encore sur votre rapport officiel, May, dit l’amiral. Vous êtes tous deux passés au psychographe, et nous avons extrait de vos esprits tous les détails, minute par minute, de votre rencontre. Nos logiciens ont analysé le psychogramme. Vous êtes ici pour subir le jugement de la Cour martiale, capitaine May. Vous connaissez la peine pour un acte de désobéissance.

— Oui, amiral.

— Et c’est ?

— La mort, amiral.

— Et quel ordre avez-vous enfreint ?

— L’Ordre 13-90, article 12. Tout cosmonef terrestre, militaire ou civil, a ordre de détruire immédiatement, à vue, tout cosmonef étranger qu’il rencontre. S’il n’y parvient pas, il doit mettre le cap vers les espaces extérieurs, dans une direction qui ne soit pas tout à fait à l’opposé de la Terre, et poursuivre son chemin jusqu’à épuisement du combustible.

— Et les motifs de ce Règlement, capitaine ? Je vous pose la question pour le principe : que vous compreniez ou non la raison d’être du Règlement n’a aucune importance, est même en dehors du sujet.

— Je connais les motifs, amiral. Il convient d’éliminer toute possibilité pour le cosmonef étranger de suivre le cosmonef terrestre jusqu’à Sol, et d’apprendre ainsi où se trouve la Terre.

— Et vous avez néanmoins enfreint le Règlement, capitaine. Vous n’aviez pas la certitude d’avoir détruit le cosmonef étranger. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Cela ne nous est pas apparu nécessaire, amiral. Le cosmonef étranger ne paraissait pas hostile. De plus, amiral, ses occupants doivent déjà connaître notre base, ils nous ont appelés « hommes ».

— Absurde ! Le message télépathique a été émis par un cerveau étranger, mais il a été reçu par le vôtre. Vos cerveaux ont automatiquement traduit le message dans la terminologie qui vous est familière. L’émetteur ne connaissait pas nécessairement votre étoile d’origine, et ne savait pas que vous êtes humains.

Le lieutenant Ross n’avait pas à intervenir, mais il demanda :

— Mais alors, amiral, on ne pense pas qu’ils étaient animés d’intentions amicales ?

L’amiral renifla, méprisant.

— Où avez-vous reçu votre formation, lieutenant ? Il semble que vous êtes passé à côté de la donnée la plus fondamentale de nos plans de défense, de la raison pour laquelle nous patrouillons dans l’espace depuis quatre cents ans, à la recherche d’une forme de vie étrangère. Tout étranger est ennemi. Même s’il se montre amical aujourd’hui, comment pouvons-nous être sûrs que l’étranger le sera l’année prochaine, ou dans un siècle ? Et un ennemi potentiel est un ennemi. Plus vite il sera détruit, et mieux sera assurée la sécurité de la Terre.

» Reprenez l’Histoire militaire de la Terre ! Elle démontre cela, si elle ne démontre rien d’autre. Voyez Rome ! Pour sa sécurité, Rome ne pouvait se permettre d’avoir des voisins puissants. Et Alexandre le Grand ! Et Napoléon !

— Suis-je en instance de peine de mort, amiral ? demanda le capitaine May.

— Oui.

— Alors, autant parler. Où est Rome, maintenant ? Où sont les Empires d’Alexandre et de Napoléon ? Et l’Allemagne nazie ? Et Tyrannosaurus Rex ?

— Qui ?

— Le prédécesseur de l’homme, le plus coriace des dinosaures. Son nom veut dire « Roi des sauriens-tyrans ». Tyrannosaurus Rex pensait aussi que toutes les autres créatures étaient ses ennemies. Et où est-il aujourd’hui ?

— C’est tout ce que vous aviez à dire, capitaine ?

— Oui, amiral.

— Alors, je veux bien ne pas en tenir compte. Quel raisonnement fallacieux et sentimental ! Vous n’êtes pas condamné à mort, capitaine. J’avais laissé entendre le contraire pour savoir ce que vous diriez, jusqu’à quelles extrémités vous vous porteriez. Ce n’est pas quelque baliverne humanitaire qui vous vaut d’être gracié : on a découvert des circonstances effectivement atténuantes.

— Puis-je demander lesquelles, amiral ?

— L’étranger a bien été détruit. Nos techniciens et logiciens l’ont établi. Votre Picar et votre Monold ont parfaitement fonctionné. S’ils n’ont pas affiché les dimensions du cosmonef, c’est uniquement parce que celui-ci était trop petit. Ce sont des appareils conçus pour détecter une météorite de cinq livres. Le cosmonef étranger était plus petit que cela.

— Plus petit que…

— Assurément. Vous imaginiez une vie étrangère avec les données de la vôtre. Il n’y a aucune raison pour que des étrangers aient votre taille. Ils pourraient être inframicroscopiques, totalement invisibles donc. Le vaisseau étranger a dû prendre contact avec vous de propos délibéré, à quelques pieds seulement de distance. Et votre tir, à une si courte distance, l’a détruit totalement. C’est là la raison pour laquelle vous n’avez vu aucun débris calciné prouvant qu’il était détruit.

L’amiral se tourna vers Ross en souriant pour la première fois :

— Félicitations pour la précision de votre tir à vue, lieutenant. À l’avenir, il sera inutile d’en venir au tir à vue, bien sûr : les détecteurs et évaluateurs de cosmonefs de toutes classes sont en cours de modification, afin d’être capables de détecter et situer les objets les plus infimes.

— Merci, amiral. Mais le cosmonef que nous avons vu, peu importe sa taille, était une contrefaçon de nos cosmonefs de la classe Rochester ; ne pensez-vous pas que c’est là une preuve du fait que ces étrangers en savent déjà probablement bien plus sur nous que nous sur eux… y compris, probablement, l’endroit où se trouve notre planète d’origine ? Et – même s’ils ont des intentions hostiles – ne pensez-vous pas que les dimensions minuscules de leur vaisseau soient ce qui les empêche de nous exterminer ?

— C’est possible. Les deux points peuvent être corrects, ou ni l’un ni l’autre. Il est évident que, à part leurs aptitudes télépathiques, ils nous sont très inférieurs en technologie : ils ne copieraient pas nos épures de cosmonefs s’il en allait autrement. Ils ont dû lire les pensées de quelques-uns de nos ingénieurs, pour reproduire notre technologie. Mais enfin, même en admettant que ce soit vrai, ils peuvent néanmoins ne pas connaître l’emplacement de Sol. Les coordonnées spatiales seraient très difficiles à traduire, et le nom même de Sol ne représenterait rien pour eux. Même sa description générale s’applique à des milliers d’autres étoiles. Et, de toute façon, c’est à nous de les trouver et de les exterminer avant qu’ils ne nous aient trouvés. Tous les vaisseaux dans l’espace sont maintenant en état d’alerte et les guettent, et tous sont en train d’être équipés avec du matériel spécial pour la détection des objets de très petite dimension. Nous sommes en état de guerre. Ou peut-être ce que je viens de dire est-il une redondance : l’état de guerre est permanent avec les étrangers.

— Oui, amiral.

— Ce sera tout, messieurs. Vous pouvez disposer.

Dehors, dans le corridor, deux gardes armés attendaient. Ils se placèrent de part et d’autre du capitaine May.

— Pas un mot, Don ! dit May. Je m’y attendais. N’oublie pas que j’ai enfreint un ordre très important, et n’oublie pas que l’amiral a simplement dit que je n’étais pas condamné à mort. Ne te mêle pas de ceci.

Poings crispés et dents serrées, Don Ross vit les gardes emmener son ami. Il savait que May avait raison, qu’il ne pouvait rien faire, sinon se fourrer dans un pétrin pire que celui où se trouvait May, en aggravant du même coup les choses pour celui-ci.

Il sortit comme un aveugle du Palais de l’Amirauté. Il prit une cuite, mais cela n’arrangea rien.

Il avait droit aux quinze jours de permission avant de repartir en mission spatiale, et il savait qu’il avait tout intérêt à profiter de ce congé pour se remettre d’aplomb. Il se présenta chez un psychiatre, et se laissa persuader qu’il avait tort d’être amer et tenté par la rébellion.

Il se replongea dans ses livres d’études, et s’imprégna de la nécessité d’une obéissance stricte et totale aux autorités militaires, et de la nécessité aussi d’une vigilance toujours en alerte, de la nécessité d’exterminer les étrangers dès qu’on en repérait.

Il gagna la partie : il se persuada qu’il avait été inconcevable de croire que le capitaine May pourrait être totalement absous malgré sa désobéissance, nonobstant ses raisons. Il se fit horreur d’avoir lui-même approuvé une telle désobéissance. Selon la lettre de la loi, Don Ross n’avait évidemment rien à se reprocher : c’est May qui exerçait le commandement sur le cosmonef, et c’est May qui avait pris la décision de revenir sur Terre, au lieu d’aller se perdre dans l’espace. Ross, officier subalterne, n’avait pas subi de blâme. Mais, maintenant, sa conscience ne lui pardonnait pas de ne pas avoir tenté d’amener May à ne pas désobéir.

Que serait l’Armée spatiale sans obéissance ?

Que pouvait-il faire pour compenser ce qu’il considérait maintenant comme une négligence devant le devoir, un délit ? Il suivit attentivement les journaux d’information télévisée pendant cette période, et apprit ainsi que, dans diverses régions de l’espace, quatre cosmonefs étrangers de plus avaient été détruits : grâce à l’amélioration des appareils de détection, ils avaient tous été détruits aussitôt que repérés. Il n’y avait plus eu de communication depuis son premier contact avec les étrangers.

Au dixième jour de sa permission, il prit de lui-même la décision d’y mettre un terme. Il retourna au Palais de l’Amirauté et demanda à être reçu par l’amiral Sutherland. On lui rit au nez, mais il avait prévu cela ; il parvint à faire transmettre à l’amiral un message verbal : « J’ai un plan qui pourrait nous permettre de trouver la planète des étrangers sans risque pour nous-mêmes. »

Et cela lui valut de se voir accorder audience.

Il se tenait, en un garde-à-vous impeccable, devant le bureau de l’amiral, et il parla :

— Amiral, les étrangers ont tenté d’établir le contact avec nous. Ils n’y ont pas réussi, parce que nous les détruisons dès le premier abord, avant qu’ait pu être établie une communication télépathique complète. Si nous les laissions communiquer avec nous, nous aurions une chance de les voir livrer, par erreur ou autrement, les coordonnées de leur planète d’origine.

— Et qu’ils le fassent ou non, commenta sèchement l’amiral, ils ont leur chance de trouver notre planète simplement en suivant notre cosmonef sur le chemin du retour.

— Mon plan tient compte de cette éventualité. Je propose d’être envoyé dans le secteur même où le premier contact avait été pris… mais cette fois dans un cosmonef monoplace, sans armes. Il faudrait que cette information soit répandue aussi largement que possible, pour que tous les hommes dans l’espace soient au courant, qu’ils sachent tous que je navigue dans un cosmonef sans armes, avec pour objectif d’établir le contact avec les étrangers. Je pense que la nouvelle leur parviendra. Je pense qu’ils parviennent à capter les pensées sur de grandes distances, mais qu’ils ne savent envoyer leurs pensées – pour les faire capter par des esprits terriens, du moins – que sur des distances très courtes.

— De quoi déduisez-vous cela, lieutenant ?… Non, peu importe, c’est conforme à ce qu’ont établi nos logiciens. Nos logiciens disent que ces êtres ont volé nos sciences – comme ils ont copié nos cosmonefs à échelle réduite – avant que nous nous soyons avisés de leur existence, et que cela prouve leur capacité à lire nos pensées à… à moyenne distance. Continuez.

— J’espère que, si la nouvelle de ma mission est connue de toute notre flotte spatiale, elle sera connue aussi des étrangers. Et, sachant que mon vaisseau est désarmé, ils viendront établir le contact. Je verrai ce qu’ils ont à me dire, à nous dire, et il est possible que ce message donne une piste quant à l’emplacement de leur planète d’origine.

— Et, s’il en est ainsi, leur planète n’en aurait plus pour vingt-quatre heures à vivre, dit l’amiral Sutherland. Mais envisageons le cas inverse, lieutenant : il y a la possibilité qu’ils vous suivent jusque chez nous.

— Là, nous n’avons rien à perdre. Je ne retournerai sur Terre que si j’ai la preuve qu’ils savent déjà où elle se trouve.

» Compte tenu de leurs aptitudes télépathiques, je pense qu’ils savent déjà, et qu’ils ne nous ont pas attaqués uniquement parce qu’ils n’ont pas d’intentions hostiles, ou parce qu’ils sont trop faibles. Mais quel que soit le cas, s’ils connaissent les coordonnées de la Terre, ils n’en feront pas mystère en me parlant. Pourquoi en feraient-ils mystère ? Ils se diront que cela leur donne un atout pour négocier, et ils penseront que nous sommes en train de marchander. Ils peuvent, certes, affirmer qu’ils savent, sans savoir en réalité… mais je me refuserai à les croire sur parole, j’exigerai des preuves.

L’amiral Sutherland dévisageait avec étonnement le jeune homme :

— C’est vraiment une idée que vous avez eue là, mon petit, dit-il. Vous y laisserez probablement la vie, mais… dans le cas contraire, si vous revenez ici en ayant appris d’où viennent les étrangers, vous serez le héros de notre espèce. Vous finirez probablement par occuper mon fauteuil. Pour ne rien vous cacher, je suis tenté par l’idée de vous voler votre idée, et de faire moi-même le voyage.

— Vous êtes trop précieux, amiral ! Moi, je ne suis qu’un élément. Et, par surcroît, c’est une obligation que je ressens. Je ne suis pas assoiffé d’honneurs, mais j’ai sur la conscience un poids dont je voudrais me libérer. J’aurais dû faire mon possible pour empêcher le capitaine May d’enfreindre le Règlement. Je ne devrais pas être ici, vivant. Nous aurions dû disparaître dans l’espace, puisque nous n’étions pas assurés d’avoir détruit l’étranger.

L’amiral se racla la gorge, s’éclaircit la voix avant de parler :

— Vous n’en êtes pas responsable, mon petit. Seul le commandant d’un vaisseau est responsable, dans une situation de cet ordre. Mais je comprends ce que vous ressentez. Vous avez conscience d’avoir désobéi dans l’esprit, sinon dans la lettre, puisque sur le moment vous avez été d’accord avec la décision du capitaine May. Soit. Mais c’est le passé. Et votre proposition efface cela, s’il y avait quelque chose à effacer.

— Me donnez-vous votre autorisation ?

— Je vous la donne, lieutenant… Non, je vous la donne, capitaine.

— Merci, amiral.

— Un vaisseau sera prêt pour vous dans trois jours.

Nous pourrions le mettre à votre disposition avant cela, mais trois jours sont nécessaires pour que la nouvelle de notre « négociation » se répande dans la flotte entière. Vous saisissez, bien sûr, à quel point il est essentiel pour vous de ne pas vous écarter, de votre propre chef, des limites que vous avez vous-même fixées…

— Oui, amiral. Si les étrangers ne connaissent pas déjà les coordonnées de la Terre et ne me donnent pas la preuve irréfutable de cela, je ne reviendrai pas. Je disparaîtrai dans le Cosmos.

*

Le monoplace interstellaire patrouillait près du centre du secteur 1534, au-delà de l’Étoile du Chien. Aucun autre cosmonef ne se trouvait dans le secteur.

Le capitaine Ross était assis dans son fauteuil et attendait tranquillement. Il avait les yeux fixés sur le visipanneau et gardait le cerveau ouvert dans l’attente d’une voix qui y parviendrait sans passer par ses oreilles.

La voix fut là, au bout d’une attente qui dura moins de trois heures. « Salutations, Donross », dit la voix. Et au même instant cinq minuscules cosmonefs apparurent devant le visipanneau. L’aiguille du Monold s’immobilisa entre le 25 et le 26 : la masse de chacun des cosmonefs n’atteignait pas vingt-six grammes.

— Dois-je parler à haute voix ou me suffira-t-il de penser ?

— Cela n’a aucune importance. Vous pouvez parler, si vous souhaitez vous concentrer sur une idée en particulier ; mais commencez par marquer un silence.

Une trentaine de secondes passèrent, puis Ross crut entendre dans son cerveau l’écho d’un soupir :

— J’en suis navré, mais je crains que cette conversation n’apporte rien, ni à vous ni à nous. Voyez-vous, Donross, nous ne connaissons pas les coordonnées de votre planète d’origine. Nous aurions pu les découvrir peut-être, mais cela ne nous intéressait pas. Nous n’éprouvons aucune hostilité, mais nous avons su, par les pensées des Terriens, qu’ils n’osaient pas se montrer amicaux. Vous ne pourrez donc jamais, si vous obéissez aux ordres que vous avez reçus, rentrer chez vous pour rendre compte.

Don Ross ferma les yeux. C’était donc la fin. Toute poursuite de la conversation était inutile. Il avait donné sa parole à l’amiral Sutherland, il devait obéir au pied de la lettre.

— Vous avez raison, dit la voix. Nous sommes perdus, Donross, vous et nous, et ce que nous vous dirions n’y changerait rien. Nous ne pouvons pas passer à travers le filet tendu par vos vaisseaux ; nous avons, déjà perdu la moitié de notre espèce dans notre tentative.

— La moitié ? Vous voulez dire que…

— Oui. Nous n’étions que mille. Nous avons construit dix vaisseaux, pour cent passagers chacun. Cinq de ces vaisseaux ont été détruits par les Terriens, il n’en reste plus que cinq, ceux que vous voyez ; c’est tout ce qui reste de notre espèce. Cela vous intéresse-t-il, bien que vous soyez voué à mourir, d’en savoir un peu sur nous ?

Il fit « oui » de la tête, oubliant que les autres ne pouvaient pas le voir ; mais ils perçurent la pensée qui lui avait fait hocher la tête.

— Nous sommes une espèce ancienne, bien plus ancienne que la vôtre. Notre planète est – était – une minuscule planète du compagnon noir de Sirius ; elle n’a que cent cinquante kilomètres de diamètre. Vos cosmonefs ne l’ont pas encore trouvée, mais ce n’est qu’une question de temps. Nous avons été des êtres pensants tout au long de centaines de millénaires, mais nous n’avons jamais créé de cosmonautique. Nous n’en avions aucun besoin, et cela ne nous intéressait en rien.

» Il y a vingt années terrestres, un de vos cosmonefs est passé tout près de notre planète, et nous avons capté les pensées des hommes qui étaient à bord. Nous avons aussitôt su que notre seul espoir, notre unique chance de survivre, était une fuite immédiate vers les limites extrêmes de la Galaxie. Ces pensées des Terriens nous avaient fait comprendre que, tôt ou tard, nous serions découverts, même si nous restions sur notre planète, et qu’à peine découverts nous serions exterminés sans pitié.

— Vous n’aviez pas envisagé de vous défendre en combattant ?

— Non. Nous n’aurions pas pu, même si nous l’avions voulu… et nous ne le voulions pas. Il nous est impossible de tuer. Si la mort d’un seul Terrien, ou même d’une créature moindre, assurait notre survie, nous serions incapables de provoquer cette mort.

» Cela, vous ne pouvez pas le comprendre. Ah… si, je me rends compte que vous comprenez. Vous n’êtes pas comme les autres Terriens, Donross. Mais revenons à notre histoire. Nous avons recueilli les données des voyages spatiaux dans les esprits des membres du vaisseau qui nous avait frôlés, et nous avons transposé cela à l’échelle, pour vous minuscule, de nos propres constructions cosmonautiques.

» Nous avons construit dix vaisseaux, ce qui suffisait pour emmener tous les représentants de notre espèce. Mais nous nous trouvons dans l’impossibilité d’échapper à vos patrouilles. Cinq de nos vaisseaux ont essayé, et ils ont tous été détruits.

— Je suis responsable d’un cinquième de ces pertes, dit Don Ross d’une voix sombre : j’ai détruit un de vos cosmonefs.

— Vous ne faisiez qu’obéir aux ordres. Vous n’avez rien à vous reprocher. L’obéissance est presque aussi solidement enracinée en vous que l’impossibilité de tuer l’est en nous. Ce premier contact, avec le cosmonef où vous étiez, nous l’avons établi délibérément : il nous fallait avoir la certitude que vous nous détruiriez dès que vous nous apercevriez.

» Mais depuis lors, un par un, quatre autres de nos vaisseaux ont tenté de passer, et tous ont été détruits. Nous avons rassemblé ici les survivants, quand nous avons appris que vous alliez nous contacter à partir d’un cosmonef non armé.

» Mais même si vous enfreigniez vos ordres et retourniez vers votre Terre, peu nous importe où elle est, pour faire un rapport sur ce que nous venons de vous dire, votre flotte ne recevrait pas d’instructions pour nous laisser passer. Il y a trop peu de Terriens comme vous, pour l’instant. Il est possible que dans les âges à venir, quand les Terriens auront atteint les limites de la Galaxie, il y ait davantage d’hommes de votre espèce. Mais dans l’état actuel des choses, les chances même pour un seul de nos vaisseaux de passer à travers le filet sont infimes.

» Adieu, Donross. Mais quelle est cette étrange émotion qui parcourt votre esprit, pendant que se contractent vos muscles ? Je ne comprends pas ce que cela signifie. Si, peut-être… cela manifeste que vous venez de percevoir quelque chose d’incongru. Mais votre pensée est trop complexe, trop multiforme. Expliquez-nous.

Don Ross parvint enfin à maîtriser son fou rire :

— Écoutez-moi, ami étranger incapable de tuer. Je vais veiller à ce que vous passiez à travers notre cordon et trouviez la sécurité que vous cherchez. Ce qui est amusant, c’est la façon dont je vais le faire. Ce sera en obéissant aux ordres et en allant vers ma propre mort. Je vais foncer vers l’espace extérieur, pour y mourir. Vous, vous tous, vous pouvez y aller avec moi, et y vivre. En cosmo-stop. Vos minuscules vaisseaux seront invisibles pour les détecteurs des patrouilleurs, si vous vous serrez contre les parois de mon engin. Et, avantage supplémentaire, la force de gravitation de mon vaisseau vous maintiendra en place et vous évitera de gaspiller du combustible. Je vous emmènerai à cent mille parsecs, au moins, avant que mon combustible soit épuisé. Nous aurons alors largement dépassé le cordon tendu par nos patrouilleurs et la portée de leurs détecteurs.

Il y eut un long silence, puis la voix résonnant sous le crâne de Don Ross articula « Merci ». Doucement. À peine audible.

Don Ross attendit que les cinq vaisseaux aient disparu de son visipanneau, attendit d’avoir entendu les cinq légers coups frappés sur sa coque par les minuscules cosmo-stoppeurs. Puis il éclata de rire et se plia aux ordres reçus, et fonça vers l’espace extérieur et la mort.

*

Sur une minuscule planète, en orbite autour d’une étoile lointaine et peu lumineuse, invisible de la Terre, à l’autre bout de la Galaxie, cinq fois plus loin que la plus aventurée des expéditions humaines dans l’espace, se trouve la statue d’un Terrien. La statue est faite d’un métal précieux ; elle est immense, haute de vingt-cinq bons centimètres, et elle est d’un art exquis.

Des insectes rampent sur cette statue, mais ils en ont le droit, ce sont eux qui l’ont construite, et ils l’honorent. La statue est faite d’un métal très dur. Dans un monde dépourvu d’atmosphère, elle durera éternellement… ou jusqu’à ce que des Terriens la découvrent et l’émiettent en faisant tout sauter. À moins que, bien sûr, d’ici là les Terriens aient terriblement changé.