SPECTACLE DE MARIONNETTES

L’horreur arriva à Cherrybell peu après midi, par une journée étouffante du mois d’août.

Il y a peut-être une redondance : tous les jours d’août sont étouffants, à Cherrybell (Arizona). Cherrybell se trouve sur la nationale 89, à soixante-cinq kilomètres environ au sud de Tucson, et à une cinquantaine de kilomètres au nord de la frontière mexicaine. On a fait le tour de Cherrybell quand on a vu ses deux stations-service, une de chaque côté de la route afin d’appâter les voyageurs traversant dans l’un et l’autre sens ; son bazar-drugstore ; son débit de vins petite licence ; son trading-post enfin, qui a l’air de sortir d’un western et dont l’objet est de piéger les touristes qui n’ont pas la patience d’attendre d’être à la frontière pour se munir de huaraches et de serapes mexicains ; il faut aussi y ajouter un éventaire à hamburgers, déserté, et quelques bicoques en briques où vivent des Mexicano-Américains qui travaillent à Nogales, ville-frontière, et qui pour Dieu sait quelle raison ont choisi de se loger à Cherrybell et de faire le trajet tous les jours, certains dans des Ford Modèle T.

Le panneau sur la route nationale indique « CHERRYBELL, Pop. 42 », mais c’est là une exagération : Pop est mort l’année dernière déjà – Pop Anders, qui tenait l’éventaire désormais désert ; le nombre exact des habitants est de 41.

L’horreur arriva à Cherrybell perchée sur un bourricot mené par un antique prospecteur, rat du désert sale et barbu de gris, qui devait par la suite préciser – sur le moment personne ne songea à lui demander son nom – qu’il s’appelait Dade Grant. L’horreur s’appelait Garth ; c’était un échalas de bien deux mètres soixante-quinze, mais tellement maigre et efflanqué que s’il pesait cinquante kilos, c’était bien le bout du monde. Le bourricot du père Dade le portait sans effort, bien que ses pieds, au bout des jambes interminables, traînassent dans le sable. On devait apprendre par la suite que ces pieds avaient ainsi traîné dans le sable tout au long du trajet, soit plus de huit kilomètres, sans avoir le moins du monde usé leurs chaussures – qui étaient d’ailleurs plutôt des cothurnes, lesquelles constituaient le seul vêtement de Garth, en plus de quelque chose qui pouvait passer pour un caleçon de bain, d’un bleu d’œuf de passereau. Mais ce qui rendait Garth horrible à regarder, ce n’étaient pas ses proportions ; c’était sa peau. Une peau d’un rouge cru. On eût dit qu’il avait été écorché vif, puis recouvert de sa propre peau, mais retournée, le côté à vif dehors. Son crâne et sa face étaient comme étirés, assortis au corps. En dehors de ces détails, tout ce qui était visible de lui avait l’air humain – ou à tout le moins humanoïde. À condition, bien sûr, de passer sur les petits choses comme ses cheveux, du même bleu vif que son caleçon, que ses yeux, et que ses cothurnes. Rouge sang et bleu vif.

Casey, le patron de la taverne, fut le premier à les voir arriver le long de la plaine, venant de la chaîne de montagnes à l’est. Casey était sorti sur le pas de sa porte de service pour prendre l’air, chaud bien sûr. L’équipage n’était alors plus qu’à une centaine de mètres, et l’aspect totalement étranger du grand corps chevauchant le bourricot était déjà parfaitement visible. À cette distance, seule l’étrangeté était visible ; l’aspect horrible n’apparaissait que de plus près. La mâchoire de Casey s’affaissa, et resta affaissée le temps qu’il fallut à l’étrange trio pour approcher à une cinquantaine de mètres ; à pas lents, Casey s’avança à leur rencontre. Il y a des gens qui fuient, au spectacle des choses inconnues, et d’autres qui avancent à leur rencontre. Casey avançait, lentement mais sûrement, vers l’inconnu.

La rencontre eut lieu en terrain encore découvert, à une vingtaine de mètres du débit de boissons. Dade Grant s’arrêta et laissa tomber la corde par laquelle il menait le bourricot. L’animal s’immobilisa et baissa la tête. L’homme-échalas se leva : il lui suffit pour cela de poser fermement ses deux pieds sur le sol, de part et d’autre de l’âne. Il leva une jambe, la fit passer par-dessus l’encolure de la bête, et resta ainsi un moment, en s’appuyant des deux mains sur la selle ; puis il s’assit dans le sable.

— Planète à forte gravitation, commenta-t-il. Je ne peux pas rester debout longtemps.

— J’ peux avoir de la flotte pour mon bourrin ? demanda le prospecteur à Casey. Il doit avouère souèfe, le bestiau. Les vaches à eau et tout un fourbi, il a fallu les larguer, pour qu’il puisse porter le…

Du pouce, le prospecteur désigna l’horreur rouge et bleue.

Casey commençait tout juste à se rendre compte que c’était une vraie horreur : de loin, la combinaison de couleurs faisait bien sûr un peu tape-à-l’œil, mais de près… La peau était rugueuse, et les veines étaient à l’extérieur, et ça faisait moite (mais ne l’était pas, en réalité) ; et ça avait bien l’air d’un écorché qu’on aurait rencoquillé dans sa propre peau, retournée. Ou d’un écorché, écorché. Casey n’avait jamais vu – et espérait bien jamais ne revoir – quelque chose de pareil.

Casey sentit comme des présences derrière lui et regarda par-dessus son épaule. D’autres avaient repéré la chose maintenant et arrivaient, mais les plus proches, deux garçonnets, se tenaient à dix bons mètres de distance.

— Muchachos ! leur lança Casey. Agua por el burro. Un pazal. Pronto !

Puis son regard revint se poser sur les arrivants.

— Qu’est-ce que… Qui est-ce que…

— Je m’appelle Dade Grant, dit le prospecteur en tendant une main que Casey serra en pensant à autre chose.

Quand Casey la lâcha, la main du rat du désert amorça un mouvement ascendant, jusqu’à l’épaule par-dessus laquelle elle désigna, du pouce tendu, la chose assise dans le sable :

— Lui, y s’appelle Garth, à ce qu’y m’a dit. C’est un extra-quéque chose, et c’est un ministre de je ne sais pas quelle religion.

Casey salua l’échalas d’un mouvement de tête et fut heureux de recevoir en réponse un salut analogue, et non une main tendue.

— Moi, c’est Manuel Casey, dit-il. Qu’est-ce qu’il veut dire, avec son extra-quelque chose ?

La voix de l’échalas surprenait par sa chaude sonorité de bronze :

— Je suis un extra-terrestre. Et je suis ministre plénipotentiaire.

Chose surprenante, Casey se trouvait être un homme modérément instruit, et il comprit les deux affirmations ; en ce qui concerne la deuxième, il était probablement l’unique habitant de Cherrybell à pouvoir en saisir la signification. Chose moins surprenante, au vu de l’apparence de celui qui venait de parler, Casey accepta les deux données :

— Et que puis-je faire pour vous, monsieur ? demanda-t-il. Mais ne préférez-vous pas sortir de ce soleil ?

— Non, merci. Il fait un peu plus frais chez vous qu’on ne me l’avait laissé supposer, mais je suis très bien. Ceci est l’équivalent d’une fraîche soirée de printemps sur ma planète. Quant à ce que vous pourriez faire pour moi, vous pourriez signaler ma présence à vos autorités. Je pense que cela les intéressera.

« Eh bien, se dit Casey, le hasard fait bien les choses, il est tombé sur l’homme le mieux placé pour ce qu’il cherche, à au moins trente kilomètres à la ronde. »

Manuel Casey était moitié irlandais, moitié mexicain. Et il avait un demi-frère moitié irlandais, moitié irlando-américain, et ce demi-frère était colonel à part entière à la base Davis-Monthan de l’Air Force, à Tucson.

— Un instant, monsieur Garth, dit-il, je vais téléphoner. Et vous, monsieur Grant, si vous voulez entrer ?

— Hé non, le soleil, y m’ gêne point. J’y suis toute la journée, tous les jours. Et le Garth que voilà, y m’a demandé de point le laisser choir, le temps qu’y fasse ce qu’il a à faire par ici. Un machin lectro-truc.

— Un détecteur de minerais électronique, portatif, fonctionnant sur piles, précisa Garth. Un petit appareil très simple, qui décèle la présence d’une concentration de minerais dans un rayon de trois kilomètres, en indiquant le genre de minerai, sa teneur, la quantité disponible et la profondeur du gisement.

Casey ravala sa salive, s’excusa, puis, se frayant un passage entre les villageois rassemblés, il regagna son établissement. Il eut le colonel Casey au téléphone en moins d’une minute, mais il lui fallut quatre minutes pour convaincre le colonel qu’il n’était ni ivre mort ni d’humeur à plaisanter.

Vingt-cinq minutes plus tard, il y eut un bruit dans le ciel, un bruit qui s’amplifia, puis cessa lorsque l’hélicoptère à quatre places se fut posé et eut stoppé ses pales à une douzaine de mètres d’un extra-terrestre, de deux hommes et d’un bourricot. Casey seul avait en effet trouvé le courage de se joindre au trio venu du désert ; les spectateurs ne manquaient pas, mais ils se tenaient toujours à bonne distance.

Le colonel Casey, un commandant, un capitaine et un lieutenant qui était le pilote de l’hélicoptère sortirent tous les quatre de l’appareil et arrivèrent au pas de course. L’homme-échalas se dressa, dépliant ses deux mètres soixante-quinze ; de voir l’effort qu’il lui fallait déployer pour rester debout, il était facile de déduire qu’il était habitué à une gravitation bien plus faible que celle de la Terre. Il s’inclina, redéclina ses nom et titres d’extra-terrestre et de ministre plénipotentiaire, puis pria qu’on lui pardonne de se rasseoir, en expliquant pourquoi cela lui était nécessaire, et se rassit.

Le colonel se présenta, et nomma les trois officiers de sa suite :

— Et maintenant, monsieur, que pouvons-nous pour vous ? s’enquit-il.

L’échalas fit une grimace qui était probablement un sourire. Il avait des dents du même bleu que ses cheveux et ses yeux.

— Vous avez une formule consacrée, « Conduisez-moi à votre chef ! », dit-il. Mais je ne vous demande pas cela. Le fait est que je dois rester ici. Et je ne demande pas davantage que vos chefs viennent ici, ce serait fort impoli. J’accepte bien volontiers que vous les représentiez, je m’adresserai à vous et je vous laisserai me questionner. Mais il y a une chose à laquelle je tiens : vous connaissez les appareils enregistreurs. Avant de vous parler, ou de répondre à vos questions, je vous demande d’en faire apporter un. Je voudrais être sûr que le message destiné à être transmis à vos chefs sera exact et complet.

— Mais parfaitement ! dit le colonel, qui se tourna vers son pilote : lieutenant, appelez par l’émetteur de l’hélico, et dites à la base de nous envoyer un magnéto en quatrième. Ils peuvent nous le parachu… non, on perdrait du temps à préparer l’appareil pour un parachutage. Qu’ils nous l’envoient par un autre ventilateur.

Le lieutenant partit exécuter l’ordre, mais le colonel le rappela :

— Hé ! Qu’ils envoient aussi cinquante mètres de cordon, il va falloir qu’on le branche dans le bistrot de Manny.

Le lieutenant partit au pas de course en direction de l’hélicoptère.

Les autres s’assirent et restèrent un bon moment à suer, jusqu’à ce que Manuel Casey se levât :

— On en a pour une demi-heure à attendre, dit-il, et s’il faut qu’on la passe ici, au soleil, y aurait-il des amateurs pour un demi bien frais… Vous, monsieur Garth ?

— C’est une boisson froide, je crois… Je n’ai pas tellement chaud, alors si vous aviez quelque chose de chaud…

— Un café, un ! Voulez-vous que je vous apporte une couverture ?

— Non, merci, ce ne sera pas nécessaire.

Casey partit et revint rapidement en portant un plateau sur lequel il y avait une demi-douzaine de bouteilles de bière fraîche, ainsi qu’une tasse de café fumant. Entre-temps, le lieutenant était revenu. Casey posa son plateau et commença par servir l’homme-échalas, qui sirota son café :

— Délicieux ! dit-il.

Le colonel Casey s’éclaircit la gorge :

— Commence par servir notre ami le prospecteur, Manny. Nous… Il nous est interdit de boire en service. Mais il fait quarante-cinq à l’ombre à Tucson, et ici il fait plus chaud, et il n’y a pas d’ombre. Donc, messieurs, considérez-vous en permission officielle le temps qu’il vous faudra pour boire une bouteille de bière, ou jusqu’à l’arrivée du magnétophone, c’est selon.

La bière se trouva bue avant, mais au moment où descendaient les dernières gorgées, le deuxième hélicoptère était à portée de vue et d’ouïe. Casey demanda à l’homme-échalas s’il désirait encore du café, offre qui fut poliment repoussée. Casey jeta un regard à Dade Grant et cligna de l’œil ; le rat du désert répondit de même, et Casey alla chercher deux bouteilles de plus, une pour chacun des terrestres civils. En revenant, il croisa le lieutenant qui s’avançait en portant un câble prolongateur et fit demi-tour jusqu’à la porte, pour montrer au lieutenant où se trouvait la prise.

Quand il eut fait un autre demi-tour, il constata que le deuxième hélicoptère avait amené sa pleine cargaison de quatre hommes, en plus du magnétophone. Il y avait le pilote, plus un sergent expert dans le maniement des magnétophones, présentement occupé à en installer un, un lieutenant-colonel et un sous-officier breveté, qui étaient venus pour faire une promenade peut-être, ou bien parce qu’ils avaient été intrigués par a demande d’envoi urgent d’un magnétophone par hélicoptère à Cherrybell, Arizona. Ils étaient debout, dévisageant l’homme-échalas et poursuivant des conversations chuchotées.

Le colonel dit « garde à vous » d’une voix douce, mais cela suffit à amener un silence total :

— Veuillez vous asseoir, messieurs, dit alors le colonel. En cercle. Si vous installez votre micro au centre du cercle, sergent, pourrez-vous enregistrer clairement ce que chacun de nous pourra être amené à dire ?

— Oui, mon colonel. C’est presque prêt.

Dix hommes et un humanoïde extra-terrestre étaient assis à peu près en cercle, avec le microphone pendouillant à un trépied placé approximativement au centre. Les humains suaient abondamment, l’humanoïde frissonnait un peu. Juste en dehors du cercle, le bourricot se tenait, un peu avachi, la tête basse. S’approchant centimètre par centimètre, mais encore à cinq bons mètres de distance, toute la population de Cherrybell qui n’était pas en déplacement formait un demi-cercle attentif ; les magasins et les stations-service étaient abandonnés.

Le sergent pressa un bouton, et les bobines du magnétophone se mirent à tourner. « Essai… essai…», dit le sergent-chef. Puis il pressa le bouton du rebobinage, puis le bouton portant l’indication Playback. « Essai… essai…», dit le haut-parleur. Haut et clair. Le sergent pressa le bouton de rebobinage, puis le bouton d’effacement, puis le bouton portant l’indication Stop :

— Quand je presserai le prochain bouton, mon colonel, nous serons en train d’enregistrer.

Le colonel regarda l’extra-terrestre de haute taille, qui fit un signe de tête ; le colonel en fit un autre à l’adresse du sergent ; le sergent pressa le bouton de l’enregistrement.

— Je m’appelle Garth, dit l’homme-échalas, lentement et en articulant bien. Je viens d’une planète qui gravite autour d’une étoile qui ne figure pas dans votre catalogue d’étoiles, bien que l’amas globulaire de quatre-vingt-dix mille étoiles dont elle fait partie vous soit connu. Cela se trouve, en partant d’ici, dans la direction du centre de la Galaxie, à une distance d’un peu plus de quatre mille années-lumière.

» Mais je ne suis pas ici en tant que représentant de ma planète ou de mon peuple, je suis ici en qualité de ministre plénipotentiaire de l’Union Galactique, fédération des civilisations éclairées de la Galaxie, dont le rôle est d’assurer le bien-être de tout le monde. Je suis chargé de vous rendre visite et de décider, ici et maintenant, si vous devez être, ou n’être pas, les bienvenus au sein de notre fédération.

» Vous pouvez poser toutes les questions que vous désirez. Je réserve néanmoins mon droit de retarder ma réponse à certaines des questions, jusqu’au moment où j’aurai pris ma décision. Si cette décision est favorable, je répondrai à toutes les questions, y compris celles dont j’aurai réservé la réponse auparavant. Cela vous convient-il ?

— Affirmatif, dit le colonel. Comment êtes-vous arrivé ici ? Dans un cosmonef ?

— Exact. Il est juste au-dessus de nous, sur une orbite à un peu moins de trente-six mille kilomètres ; il tourne donc avec la Terre et reste toujours au-dessus du même point ; c’est ce qu’on appelle une orbite géo-stationnaire. On m’observe de là-haut, ce qui constitue une des raisons qui font que je préfère rester ici, en plein air. Je dois faire signe quand je désirerai qu’on descende me chercher.

— Comment êtes-vous parvenu à parler notre langue aussi couramment ? Vous pratiquez la télépathie ?

— Non, pas du tout. Et nulle part dans la Galaxie il n’y a d’espèce qui pratique la télépathie, sauf entre ses membres. On m’a enseigné votre langue, en vue de cette mission. Nous avons eu des observateurs parmi vous pendant des siècles… par « nous » j’entends l’Union Galactique, bien entendu. Il tombe sous le sens que je ne pourrais pas passer pour un Terrien, mais il y a parmi nous des espèces pour qui cela ne pose aucun problème. Soit dit en passant, ce ne sont pas des espions ni des activistes ; ils n’ont tenté en aucune manière d’agir sur vous ; ce sont des observateurs, uniquement.

— Quel intérêt aurions-nous à faire partie de votre association, si on nous le propose et si nous acceptons ? demanda le colonel.

— D’abord vous aurez droit à un cours accéléré des sciences sociales fondamentales, ce qui mettrait fin à vos tendances belliqueuses et éliminerait, ou tout du moins réduirait, votre agressivité. Quand nous aurons la certitude que vous en êtes là et qu’il n’y aura plus de péril en la matière, vous recevrez les moyens de voyager dans l’espace, ainsi que bien d’autres choses, le tout aussi rapidement que vous serez capables de l’assimiler.

— Et si on ne nous le propose pas, ou si nous refusons ?

— Pas de problème. On vous laissera tranquilles ; nos observateurs même seront rappelés. Vous construirez votre propre destin ; ou bien vous rendrez votre planète inhabitée et inhabitable dans les cent ans à venir, ou bien vous vous serez assuré par vos propres moyens la maîtrise des sciences sociales, et vous serez à nouveau admissibles à l’Union, à laquelle on vous offrira une nouvelle fois de vous intégrer. Nous ferons des sondages périodiques ; s’il apparaît certain que vous n’êtes pas susceptibles de vous détruire vous-mêmes, vous serez à nouveau contactés.

— Pourquoi cette hâte, alors, maintenant que vous êtes venu ? Pourquoi ne pouvez-vous pas rester le temps pour ceux que vous appelez nos chefs de vous parler directement ?

— Réponse réservée. Les raisons ne sont pas importantes, mais complexes, et je ne désire pas perdre mon temps en explications.

— En supposant que votre décision soit favorable, comment pourrons-nous prendre contact avec vous pour vous faire connaître notre décision ? Il est évident que vous en savez assez sur nous pour comprendre que ce n’est pas moi qui peux décider.

— Nous connaîtrons votre décision par nos observateurs. Une des conditions de l’acceptation est la publication pleine et entière, sans censure, de cet entretien par vos journaux, à partir du mot à mot de la bande sur laquelle nous l’enregistrons. Et la publication de toutes les délibérations et décisions de votre gouvernement.

— Et les autres gouvernements ? Nous n’avons pas autorité pour décider à nous seuls pour la planète entière.

— Votre gouvernement a été choisi, pour le démarrage. Si vous acceptez, nous vous assurerons les techniques qui amèneront tous les autres à vous emboîter le pas rapidement… et ces techniques n’impliquent ni l’usage de la force ni la menace d’en user.

— Il faudrait que ce soient de rudes techniques, dit le colonel avec un sourire en coin, pour amener un pays que je n’ai pas besoin de nommer à emboîter le pas, sans qu’on ait besoin même de menaces.

— Offrir une récompense est parfois plus efficace que recourir à la menace. Pensez-vous que le pays que vous ne désirez pas nommer serait heureux de voir votre pays coloniser les planètes d’étoiles lointaines avant que ses savants aient réussi à atteindre Mars ? Mais c’est là un point secondaire. Vous pouvez faire confiance à ces techniques.

— C’est presque trop beau pour être vrai. Mais vous aviez dit que vous auriez à décider, ici et maintenant, si nous serons ou non conviés à adhérer. Puis-je demander sur quels facteurs se fondera votre décision ?

— Un de ces facteurs est mon appréciation – c’est fait, j’ai apprécié – de votre degré de xénophobie… dans le sens très général que vous donnez à ce mot, c’est-à-dire « crainte des étrangers ». Nous, nous avons un mot qui n’a pas son équivalent dans votre vocabulaire : ce mot désigne la crainte et l’horreur devant ce qui est autre. Moi – ou un autre représentant de mon espèce – j’étais tout désigné pour le premier contact « officiel » avec vous. Étant donné que je suis ce que vous appelleriez un humanoïde – tout comme vous êtes ce que j’appellerais des humanoïdes – je vous apparais probablement plus horrible, plus repoussant qu’un représentant d’une espèce totalement différente de vous. Parce que je vous apparais comme une caricature d’humain, je suis plus pénible à regarder, de votre point de vue, qu’un être n’ayant pas la moindre ressemblance avec vous.

» Vous vous imaginez peut-être ressentir de la répulsion à mon endroit, mais vous pouvez m’en croire, vous avez passé l’épreuve. Il existe bel et bien, dans la Galaxie, des races qui ne pourront jamais être admises dans la Fédération, quels que soient leurs progrès par ailleurs, parce qu’elles sont violemment et incurablement xénophobes ; ces races-là ne pourraient jamais accepter un individu totalement autre, ni lui parler ; ces races-là ne peuvent que s’enfuir en hurlant, ou tenter de tuer l’étranger sur-le-champ. À vous observer, vous et ces personnes qui nous entourent (d’un geste circulaire de son bras interminable, il désigna la population de Cherrybell), j’ai compris que me voir vous est pénible, mais croyez-moi, c’est relativement bénin et certainement curable. Vous avez passé l’épreuve de façon satisfaisante.

— Y a-t-il d’autres épreuves ?

— Une autre encore, mais je crois qu’il est temps que je…

Laissant sa phrase en suspens, l’homme-échalas s’allongea sur le dos et ferma les yeux. Le colonel se leva d’un bond :

— Nom de Dieu…

Le colonel contourna précipitamment le trépied auquel était accroché le micro et se pencha sur le gisant extra-terrestre, posa son oreille sur la peau apparemment sanguinolente de sa poitrine. Quand il releva la tête, Dade Grant, le prospecteur grisonnant, le salua d’un petit rire :

— Pas de battements de cœur, mon colonel, parce qu’il n’y a pas de cœur. Mais je peux vous le laisser, en souvenir ; vous trouverez à l’intérieur des trucs bien plus intéressants qu’un cœur et des tripes. Oui, c’est une marionnette, que j’animais comme votre Edgar Bergen anime la sienne… comment s’appelle-t-elle déjà ?… Ah, oui, Charlie McCarthy. Maintenant qu’elle a fait son office, elle est déconnectée. Vous pouvez aller vous rasseoir, colonel.

Le colonel Casey regagna sa place, à pas lents :

— Pourquoi ? demanda-t-il.

Dade Grant était en train de retirer sa barbe et sa perruque. Il passa une serviette à démaquiller sur son visage, qui apparut être celui d’un fort beau jeune homme :

— Ce qu’il vous a dit, ou plus précisément ce qui vous a été dit à travers lui, n’allait pas bien loin, mais était la vérité. Ce n’est qu’un mannequin, certes, mais à l’image exacte d’un membre d’une des espèces intelligentes de la Galaxie, de l’espèce dont nos psychologues ont estimé qu’elle provoquerait chez vous la xénophobie la plus violente et incurable, si vous étiez incurablement xénophobes. Nous n’avons pas fait venir un vrai représentant de l’espèce, pour ce premier contact, parce que cette espèce a une phobie sui generis : elle souffre d’agoraphobie, de la peur des espaces découverts. Ce sont des êtres de haute civilisation, excellents membres de la Fédération, mais ils ne quittent jamais leur planète d’origine.

» Nos observateurs nous assurent que vous ne souffrez pas de cette phobie-là. Mais ils s’étaient déclarés incapables d’évaluer à l’avance votre degré de phobie des autres, et le seul moyen de l’évaluer était de vous confronter à quelque chose au lieu de quelqu’un.

Le colonel poussa un profond soupir :

— Je ne peux pas dire que ceci ne me soulage pas, en un sens. Nous pourrions nous entendre avec des humanoïdes, certes, et nous le ferons quand il le faudra. Mais j’avoue que c’est un soulagement d’apprendre que la race maîtresse de la Galaxie est, quand même, humaine et non simplement humanoïde. Cela dit, quelle est la seconde épreuve ?

— Vous êtes en train de la passer. Appelez-moi… Attendez, encore un nom qui m’échappe… comment s’appelle déjà la deuxième marionnette de Bergen ? Vous savez, celle qui sert en quelque sorte de doublure à Charlie McCarthy ?

Le colonel ne se souvenait plus, mais le sergent n’hésita pas :

— Mortimer Snerd, dit-il.

— C’est ça ! Appelez-moi donc Mortimer Snerd, et je crois qu’il est temps que je…

Et il s’allongea sur le dos dans le sable, en fermant les yeux, exactement comme l’homme-échalas l’avait fait peu auparavant.

Le bourricot leva alors la tête et la posa sur l’épaule du sergent :

— C’est fini pour les marionnettes, colonel, dit l’animal. Et maintenant, dites-moi, qu’est-ce que c’est que cette histoire : l’importance pour la race maîtresse d’être humaine, ou à tout le moins humanoïde ? Qu’est-ce qu’une race maîtresse ?