Chapitre 6 - Que la fête commence !


      


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    Clara gisait sur un lit, les bras et les jambes attachés, inconsciente pour le moins, morte peut-être. Son corps était entièrement dénudé et parsemé de multiples blessures purulentes cicatrisant mal. Son visage était tuméfié, d'énormes hématomes le rendant presque difforme. Elle avait les yeux ouverts, vitreux. Mauvais signe. Mais le plus choquant était la terrible et profonde cicatrice en forme de croix renversée sur sa poitrine et qui menaçait de s'infecter. Quel taré pouvait donc bien faire cela ?
    Fabrice se précipita vers la jeune femme afin de vérifier qu'elle appartenait toujours au monde des vivants. Delphine et Elodie semblaient en état de choc, blêmes, tremblantes, paralysées sur place.
    Toujours dans le couloir afin de s'assurer que l'autre fou ne venait pas les surprendre, Vrioux éprouvait néanmoins les pires difficultés à rester vigilant,son regard revenait sans cesse contempler l'odieux spectacle, des images du passé venant se superposer à sa vue, des images de sa femme quand il la vit pour la dernière fois, comme cette Clara, étendues ur un lit. La seule différence était que sa femme avait, elle, agonisé sur un lit d'hôpital.
    - Elle vit encore. Son cœur bat mais faiblement, indiqua fébrilement Fabrice. Mais je sais pas du tout ce qu'elle a. Le coma peut-être ou elle est simplement dans le coltard. Quelqu'un a des connaissances médicales ou en secourisme ?     
    Personne ne répondit, chacune se contentant de baisser la tête, peu fier de ne pas être plus utile en pareille circonstance.
     - Il faut appeler les secours, ça urge, annonça Fabrice tout en ôtant les liens de la jeune fille avec diligence.
    - Mon téléphone ne passe toujours pas, lui répondit Delphine, promenant son portable aux quatre coins de la pièce.
    - Le mien non plus, renchérit Elodie.
    - Merde. Enfin, l'autre ne doit plus être dans les parages. Avec tout le barouf que l'on a fait, il nous serait certainement tombé dessus. T'avais raison, Gérard, il a accompli sa dégueulasserie et s'est barré. Mais on sait jamais, mieux vaut être prudent. Il est peut-être encore là, caché dans un coin, prêt à nous tomber dessus. Il faudrait fouiller le reste de l'étage et savoir s'il n'y a pas un moyen de se rendre au second et au grenier pourêtre sûr qu'il ne s'est pas caché en haut. J'aimerais pas qu'il nous tire dessus quand on s'en ira. Si la voie est libre, on fonce à la bagnole.
    - J'y vais, répondit Gérard.
    - Je t'accompagne, espèce de vieil ours mal léché, le taquina Delphine pourtant aussi pâle qu'une morte. De toute façon, personne ne peut partir seul. C'est bien la règle, non ?
    Gérard tenta d'esquisser sur son visage l'ébauche d'un sourire mais il eut plutôt l'impression de faire une grimace. Il voyait toujours sa femme lui parler, il la voyait danser devant ses yeux, légère, aérienne, sublime, il la voyait inerte sur le lit froid et sans âme d'un hôpital tout aussi froid et sans âme, il la voyait lui sourire, il voyait le cercueil descendre lentement dans son éternel emplacement. Les souvenirs virevoltaient autour de lui, l'enveloppaient, le ramenaient sans cesse vers une période de sa vie tellement bénie et qui avait pourtant tourné à la malédiction.
     - Ah, au fait, pendant que j'y suis, vérifiez s'il n'y a pas un endroit où un portable passe. Si on pouvait prévenir les secours et les flics, ce serait du temps de gagné, ordonna Fabrice.
    - Ne vous inquiétez pas, jeune homme. On fera ce qu'il faut et on le fera vite et bien, rétorqua Gérard.
    - Ce serait bien de faire vite, oui. Elle n'en a peut-être plus pour très longtemps,conclut Fabrice en regardant Clara.
    Gérard vérifia pour la énième fois son fusil en attendant que Delphine le rejoignit. Cette vérification était totalement inutile car il savait son arme fétiche parfaitement opérationnelle mais cela lui permettait d'éviter de croiser le regard de la jeune femme qu'il considérait pourtant comme sa fille. Il n'osait pas affronter ce regard plein de tendresse et de perspicacité. Il ne voulait pas qu'elle vît sa détresse. Il essaya de se concentrer sur la tâche qui l'attendait. Mais comme cela était bien difficile ! Il était ailleurs. Il avait plongé vingt années en arrière. Vingt ans...


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    ... Il tenait Marie, son épouse depuis dix-sept ans, par la main. Il lui parlait sans cesse, l'adjurant de ne pas le quitter, lui répétant à l'envi qu'il l'aimait comme au premier jour, qu'il n'était rien sans elle. Mais elle ne répondait pas. Il ne savait même pas si elle l'entendait encore. Il ne pouvait pas croire qu'elle le quittait. Pas maintenant. Pas comme cela.
    Dans cette chambre terne et glaciale d'un immense hôpital inhumain où elle avait été admise quelques jours plus tôt, Marie s'en allait. Elle expirait comme elle avait vécu, sans bruit,sans vague, petite lueur de bonheur qui quittait sur la pointe des pieds un monde glacé d'indifférence. Cette petite lueur avait pourtant brillé comme un soleil sur la vie de Gérard pendant dix huit années.
    Gérard pleurait cette femme aimante et aimée, qui avait fait de lui un homme heureux et équilibré.
    Il pleurait sans retenue cette femme qu'il ne reverrait plus ici bas et qui emportait avec elle la meilleure partie de lui-même.
    Tout à son désespoir, il avait totalement oublié l'infirmière qui se terrait dans un coin de la chambre, gênée, livide, attendant que la mort fasse son office pour pouvoir accomplir le sien.
    Alors qu'elle n'avait jamais eu de problèmes de santé sérieux sa vie durant, Marie avait commencé à se plaindre de fatigue deux mois auparavant. Puis elle commença à mal dormir, souffrant de sueurs nocturnes et de douleurs au côté gauche. Le médecin traitant ne trouva d'abord rien et l'état de Marie empira de jour en jour. Le médecin ordonna alors une analyse de sang. Le verdict était tombé brutalement, sans appel : leucémie. Le monde s'effondra sous les pieds du couple. Incompréhension. Peur de la maladie. Peur de se perdre. Peur du vide. Peur de la mort. Révolte. Chagrin.
    Direction l'hôpital. Un grand chef de service de cancérologie, le professeur Ravallet,les reçut dans son somptueux cabinet dont le confort tranchait avec l'aspect froid des bâtiments aseptisés. Gérard se rappelait avoir été impressionné par le nombre de diplômes, de prix et autres accessits qui recouvraient ostensiblement un des murs du cabinet. Il eut soudain l'espoir fou que ce professeur là allait guérir Marie. Un homme si cultivé, si brillant ne pouvait pas échouer. Impossible !
    D'un ton doctoral, condescendant, le professeur Ravallet les submergea de mots abscons, techniques, aussi froids et glacials que l'hôpital lui même. Il parla de leucémie lymphoïde, de splénomélagie, de blastose sanguine, rien que des mots dont le couple ne saisissait pas le sens. Si Gérard n'avait pas été aussi abattu, il n'aurait pu s'empêcher de crier sa colère devant cet homme à l'attitude si détachée, si suffisante :
    - C'est de ma femme dont tu parles, c'est de sa vie et de la mienne !
    Quand le professeur termina son discours, ce dernier finit par avouer qu'il n'y avait pas beaucoup de chances pour que Marie s'en sortît. Il tenta de rassurer le couple abattu : il ferait le maximum
    Et il le fit. Les examens succédèrent aux examens, les traitements succédèrent aux traitements à un rythme infernal. Pourtant, malgré l'avalanche des soins prodigués, l'état de Marie déclinait rapidement, sûrement. Gérard la vit devenir l'ombre d'elle-même.
 Puis le professeur Ravallet jeta l'éponge du jour au lendemain. Sans avertissement, sans explication. Il arrêta tout simplement ses visites. 

Préférant se concentrer sur des patients plus viables ou s'occuper de cas plus intéressants qui lui vaudraient encore plus de gloire et de succès auprès des distingués membres de sa profession, il avait simplement envoyé un de ses internes préparer le couple. Marie et Gérard avaient reçu le message cinq sur cinq. Elle rêvait de délivrance. Lui, il ne savait plus ce qu'il devait souhaiter pour elle, pour lui. Il s'attendait à l'issue fatale à chaque instant.

    Elle était arrivée par un beau matin d'octobre. Alors que Gérard caressait sa joue avec la main de sa femme, il sentit cette main tant chérie devenir inerte, ballante, morceau de chair sans énergie. Il sentit la vie quitter le corps de Marie. Il sentit le vide en elle. Il sentit le vide en lui.


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    Vingt années étaient passées depuis. Vingt années de solitude que rien n'était parvenu à combler. La première année avait été la plus terrible. Il se souvenait parfaitement de ces soirées passées seul à ressasser ses souvenirs, à regarder encore et encore des photos où resplendissait le visage si éblouissant de Marie.Il se souvenait des soirées où il repassait et repassait jusqu'à plus soif les classiques du rock sur lesquels ils avaient tellement dansé. Il la revoyait bouger sensuellement au rythme de la musique, le provoquant de son air mutin.
    Il se souvenait aussi de ses tête-à-têtes prolongés avec sa Waterfowl Special se demandant s'il allait finir par appuyer sur la gâchette. Il se souvenait du canon négligemment tourné vers sa tête. Un coup. Une simple pression. Un seul geste pour mettre un terme à cette torture quotidienne, à cette vie qui n'en finissait plus de se traîner. Un seul geste pour rejoindre son ange, sa petite lueur. Mais il n'était jamais passé à l'acte. Lâche. Il avait été lâche.
    Les années avaient passé. La douleur, le vide étaient toujours là, désormais partie intégrante de sa personnalité. Il avait monté un cabinet afin d'aider les autres avec son talent de radiesthésiste, abandonnant ainsi son métier de conducteur de train. Ce nouveau travail lui occupait un peu l'esprit et lui permettait de briser sa solitude ; il n'avait pas d'enfants, Marie n'avait pu lui en donner, il n'avait pas d'amis, quand Marie était encore en vie, ils se suffisaient à eux-mêmes.
    Heureusement, il avait rencontré Delphine. Un jour, alors qu'il se promenait, elle était venue à sa rencontre et lui avait annoncé tout-de-go qu'elle avait eu une vision le concernant et qu'elle souhaitait lui en parler. Il était alors tombé en admiration devant cette jeune fille,devant son audace et cette soif de vie qu'il avait perdue un beau matin d'octobre. Depuis ils ne s'étaient plus beaucoup quittés. Delphine était devenue la fille qu'il n'avait jamais eue et, quand le père de la jeune voyante décéda, Gérard devint comme un père pour elle. Seul l'amour filial de Delphine et de son mari, ainsi que l'aide qu'il apportait à ses clients par l'action de son pendule lui donnait l'impression d'être encore vivant. Encore un peu.
    Le fait de voir cette Clara entre la vie et la mort lui avait fait revivre pour la millième fois ce terrible matin d'octobre. Une fois de plus. Une fois de trop.


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    - Ça va, Gégé ?
    Delphine l'observait, manifestement inquiète. Gérard revint à la réalité et abandonna ses idées noires. Il se rendit compte qu'il était resté trois ou quatre secondes immobile, éteint, déconnecté de la réalité. Il reprit vivement ses esprits et se força à jouer le rôle qu'il connaissait tellement bien depuis vingt ans.
    - Mais, oui, ça va. Je suis simplement triste pour cette gamine et plein de colère envers celui qui lui a fait ça. Et puis ce genre d'équipée, c'est plus de mon âge, lui répondit-il en bougonnant.Il se rendit alors compte que ses paroles sonnaient creux, que ses mots avaient la couleur du mensonge. Il avait espéré pouvoir donner le change à Delphine. Mais, devant le regard inquisiteur de la jeune fille, il se rendit vite compte que son petit jeu était vain. Que pouvait-il dissimuler à cette fille qui le connaissait si bien ? Que pouvait-il cacher à une extralucide si douée ? Il se promit de lui expliquer plus tard, quand tout cela serait fini.
    - Allez, viens, on a du boulot, ma p'tite, lui dit-il avec douceur en empoignant de sa grosse patte velue la main délicate de Delphine.


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    - Elodie, calme-toi. Ça va aller, mon lapin. As-tu des pansements ? Du mercurochrome ou de l'eau oxygénée dans ton sac ?
    Fabrice avait toujours été surpris par le nombre incroyable d'objets que la plupart des femmes pouvaient entasser dans leur sac à main. Il savait que l'on peut y trouver un peu de tout, des choses les plus utiles aux plus futiles, voire farfelues et surprenantes, le tout dans un désordre souvent total, comme un champ de bataille après l'assaut. Elodie était d'ailleurs certainement la reine incontestable de l'entassement. Les rares fois où il s'était permis de fouiller dans son sac, le plussouvent pour récupérer sa carte bancaire qu'elle avait tendance à faire sienne, il ne l'avait pas trouvée, bien sûr, perdue qu'elle était dans ce bazar indescriptible où se côtoyaient des tickets de parking, des préservatifs, de vieilles photos abîmées, des factures sortant d'on ne savait où, un nécessaire pour le maquillage, les papiers d'identité, un paquet de cartes à jouer, une boîte de Tampax, un livre de la collection Duo, un carnet de chèques, des pansements, quelques lettres de ses parents, les papiers de la Ford, un Snoopy en plastique, une bombe de laque pour les cheveux, un chapelet et une voiture Majorette, pour ne citer que quelques uns des objets entassés dans ce malheureux sac. De guerre lasse, il avait toujours abandonné ses investigations attendant qu'Elodie vienne à son secours et repère immédiatement la carte tant recherchée. Elle ne manquait d'ailleurs pas de lui jeter en passant un coup d’œil attristé, comme s'il était le roi des crétins. Il s'était souvent demandé si le sac à main n'était pas la reproduction inconsciente du cerveau féminin. Si son hypothèse était bonne, il n'y avait rien d'étonnant à ce que le complexe esprit féminin restât inaccessible aux pauvres mâles.
    La tête enfouie contre l'épaule de Fabrice, Elodie pleurait à chaudes larmes. La fatigue, le stress, la découverte d'une Clara affreusement mutilée avait eu raison de sa détermination. Fabrice espérait que le fait de lui attribuer une tâche lui occuperait l'esprit, l'apaiserait. Il avait eu raison : Elodie se calma un peu.    - Oui, j'ai de l'eau oxygénée, répondit-elle en reniflant bruyamment.
    - Bon, et bien c'est mieux que rien. Aurais-tu dans ton sac magique du coton ou des mouchoirs par hasard ? demanda-t-il tendrement.
    - J'ai des mouchoirs.
    - Impec.
    Elodie farfouilla dans son souk ambulant et sortit une petite bouteille d'eau oxygénée et un paquet de mouchoirs en papier. Ils commencèrent tous les deux à tenter de nettoyer les plaies les plus profondes. Fabrice se doutait bien que leurs soins étaient certainement dérisoires mais, pour l'instant, c'était mieux que rien. Il avait quand même hâte que Gérard et Delphine revinssent vite et qu'ils puissent partir d'ici le plus rapidement possible.
    Ils avaient tout juste eu le temps de commencer à jouer aux infirmiers amateurs qu'un cri terrible résonna dans tout l'étage. Delphine. C'était Delphine qui venait de hurler.


6



    Fabrice prit la main d'Elodie.
    - On va voir ce qui se passe. Il le faut. Tu m'accompagnes. Pas question que l'on se sépare. Tant pis, on laisse Clara ici pour l'instant.   Elodie apeurée, les yeux exorbités, opina du chef en silence. Il ramassa prestement son Beretta et quitta la chambre en premier, Elodie juste derrière lui, blottie derrière son dos. Il espérait faire écran de son corps si quelque chose arrivait.
    Ils longèrent le couloir lentement, prudemment. Il n'était pas question de se précipiter sans réfléchir. On ne savait pas de quoi était capable l'autre débile mais il valait mieux s'attendre au pire. Au bout du couloir, Fabrice pouvait voir la lumière de la lampe de Gérard et il entendit la voix de baryton du vieil homme, pour une fois douce, apaisante, réconfortante. Fabrice aperçut le sexagénaire qui entourait de ses bras protecteurs la fragile silhouette de la voyante et conduisait cette dernière hors de la pièce où ils se trouvaient. Il n'y avait donc pas ou plus de danger immédiat. Fabrice accéléra néanmoins l'allure, toujours suivi comme son ombre par Elodie. Il espérait tirer cette histoire au clair le plus rapidement possible.
    - Que s'est-il passé ? questionna-t-il.
    Gérard ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Delphine, quant à elle, ne semblait pas entendre.
    Fabrice prit la direction de la pièce. Elodie voulut le suivre mais Gérard la retint par le bras avec fermeté.
     - Non,mademoiselle. Pas vous. Il vaut mieux pour vous que vous ne rentriez pas là dedans, avertit le radiesthésiste d'une voix pataude et chevrotante.
    Fabrice se figea dans l'entrebâillement de la porte, stupéfait par le ton du vieil homme. Un frisson courut le long de son échine. Si même le fier Gérard Vrioux avait eu peur, ce qu'ils avaient vu devait être terrible. Fabrice inspecta la pièce en promenant sa lampe de poche. Il ne découvrit rien d'anormal. Il vit sur sa gauche, près de la fenêtre, une table avec deux bougeoirs éteints ainsi qu'une vieille chaise en bois. Mais quelque chose semblait avoir été dessiné sur le sol poussiéreux.
    Il entra dans la pièce et avança vers le dessin. Un pentagramme. Puis il eut soudain l'impression qu'il n'était pas seul, que quelqu'un le regardait. Il se retourna prestement et braqua sa lampe sur un des coins de la pièce.
    Il put voir la tête d'un homme décapité. À un mètre de cette tête se trouvait le reste du corps de l'homme. La tête était tournée vers lui. À travers les traits déformés par la douleur que l'homme avait dû ressentir, Fabrice reconnut Thomas Andrieux qui semblait le regarder fixement. Il sentit son estomac protester vigoureusement. Il eut un haut-le-cœur. Mais la révolution stomacale ne se calma pas pour autant. Il vomit le peu qu'il avait mangé au cours de la journée. Fabrice était toujours à la recherche d'un semblant de sérénité lorsqu'il entendit Vrioux le héler :    - Ça va, jeune homme ?
    - Ouais, ça va aller. J'ai juste vomi.
    Il se calma un peu. Il sentait toujours une présence dans cette pièce. Une présence autre que celle du mort. Quelqu'un le regardait, l'observait. Une présence surnaturelle, comme un fantôme ou un esprit de l'au-delà. Un esprit qui le jaugeait, qui se moquait de sa faiblesse. Puis il entendit une voix dans sa tête. Une voix sarcastique, malfaisante et suraiguë qui lui disait :
     - C'est tout ce dont tu es capable, Latour ? C'est tout ce que tu sais faire? Comme tu me déçois, Latour ! Comme tu es faible !
    Le pire était que cette voix stridente, insupportable avait une résonnance presque familière. Il l'avait déjà entendue auparavant mais il n'aurait su dire quand ni où.
    - Qui es-tu ? Que me veux-tu ?  répliqua-t-il mentalement.
    La voix dans sa tête ne continua pas la conversation. Il entendit simplement un rire odieux, presque démoniaque en guise de réponse.
    Soudain, il se rappela où il avait entendu cette voix. C'était dans son cauchemar.


7



    Dès que Delphine avait aperçu la grande demeure noire et silencieuse,elle avait pu sentir le mal qui rôdait à l'intérieur des murs lézardés, imprégnant chaque pierre de la construction humaine. Elle eut même plusieurs fois la sensation qu'ils étaient constamment épiés dans chacun de leur mouvement. Espérant ardemment que ses sens plus développés que la moyenne lui faisaient défaut, elle n'avait fait part à personne de ses impressions. Après tout, il était fort probable qu'elle se trompât et que son esprit lui jouât des tours. L'horreur qu'elle avait entrevue dans ses flashs psy, l'angoisse qu'elle avait ressentie, la tension des dernières heures ainsi que la fatigue pouvaient fort bien peser sur elle jusqu'à tromper son sixième sens.
    Mais, dès qu'elle avait pénétré dans la vieille bâtisse, cette impression d'être entourée par des esprits du mal s'amplifia considérablement. Elle eut même la sensation d'étouffer tellement cette présence démoniaque, pourtant indécelable pour un être humain normal, la prenait à la gorge. Cela avait été difficilement supportable. Heureusement, après quelques minutes de gêne intense, elle avait plus ou moins réussi à s'habituer. Elle avait en tout cas réussi à donner le change à ses compagnons qui ne se doutaient de rien. Tant mieux car elle ne voulait surtout pas affoler le groupe pour rien. Elle s'était accrochée farouchement à l'espoir fou que ses sens pouvaient la trahir, qu'elle se faisait des idées, tentant de rester sourde aux avertissements qu'elle recevait. Mais, quoiqu'elle pût penser, quoiqu'elle fît,l'impression demeurait tenace, puissante et d'une extrême pesanteur.
    La découverte de Thomas Andrieux, ou plutôt de ses deux morceaux bien distincts, avait chassé momentanément ses considérations sur une quelconque présence maléfique. Elle n'avait pas pu s'empêcher de crier de toutes ses forces puis d'éclater en sanglots. Elle se trouvait toujours blottie contre l'épaule de Gérard quand elle vit Fabrice se précipiter hors de la pièce où se trouvait le cadavre découpé en deux.
    - Il faut partir d'ici le plus vite possible. Il est encore là ! cria-t-il au comble de l'énervement.
    Ses yeux étaient exorbités, ses lèvres exsangues tremblaient quasiment autant que ses mains qu'il n'arrêtait pas de passer dans ses cheveux avec des gestes désordonnés et saccadés. Voyant que Fabrice semblait désemparé et à la limite de la rupture, Elodie se précipita dans ses bras.
     - Allons, on se calme, mon jeune ami. Expliquez-nous tranquillement c'qui se passe et comment vous savez qu'il est toujours là, demanda Gégé.
    Comprenant que tout le monde le dévisageait avec étonnement et qu'il faisait peine à voir, Fabrice tenta de se maîtriser. Après une profonde inspiration, il reprit la parole d'un ton plus assuré :   
     - Croyez-moi. Il est encore dans les parages. Je le sais. Ne me demandez pas pourquoi. Pas maintenant. Mais je vous assure que l'on a aucun intérêt à traînerplus longtemps par ici.
    Pendant qu'il parlait, Fabrice ne cessait de fixer Delphine. Elle comprit qu'il se demandait si elle n'avait pas ressenti elle aussi quelque chose de particulier. Elle vit alors, dans les yeux bleus du jeune étudiant en histoire, qu'elle n'avait pas rêvé. Il était inutile qu'elle se voilât plus longtemps la face. Ses premières impressions étaient les bonnes : le Mal était bien ici.
    - Fabrice a raison. Le psychopathe est encore dans le coin. De toute façon, on a trop traîné. Allez, il vaut mieux partir et le plus vite possible, affirma-t-elle, prenant sur elle pour paraître la plus détendue possible.
    Elle trouva sage de ne pas préciser que non seulement le psychopathe était dans ces lieux mais qu'il savait précisément où ils étaient et ce qu'ils faisaient.
      

8



    Même si Gérard Vrioux avait émis le souhait d'aller déloger manu militari celui qui avait pris possession des lieux pour y exercer en toute tranquillité ses peu ragoûtantes besognes, aucun autre n'avait l'intention de moisir plus longtemps ici. Fabrice regagna avec célérité la pièce où gisait Clara. Il la recouvrit pudiquement d'une vieille couverture qui traînait dans un coin et la prit dans ses bras puis il allaretrouver les autres. Ils descendirent le plus rapidement possible l'escalier en colimaçon.
    Contrairement à l'ordre établi à l'aller, Delphine avait tenu à conduire elle-même le petit groupe. Elle avait hérité du Beretta de Fabrice qu'elle tenait avec un dégoût certain. Elle était suivie par Elodie. Puis venaient Fabrice portant tant bien que mal Clara et enfin Vrioux qui fermait la marche et était chargé de surveiller leurs arrières.
    Le hall fut traversé à vitesse grand V. Ils se retrouvèrent très vite dans la cour. Cette dernière fut parcourue au même rythme soutenu et sans aucune difficulté. Ils passèrent la grille de la propriété et abandonnèrent la sinistre demeure derrière eux. Ils empruntèrent alors le chemin vicinal qui devait les emmener jusqu'à la Ford Fiesta, continuant leur cadence élevée qui aurait laissé admiratifs tous les marathoniens du monde.
    Même si Clara n'était pas très lourde, elle commençait à peser sur les bras de Fabrice. Et ils n'étaient pas encore arrivés. Mais ce qui l'inquiétait le plus, c'était que le malade ne s'était pas manifesté, exception faite du fugitif contact mental. Fabrice ne savait pas ce qu'il devait en penser. Si l'individu n'avait simplement voulu que les effrayer, c'était bon signe et plutôt porteur d'espoir. Cependant, l'état où ils avaient trouvé Clara et Andrieux laissait croire que ce fou ne se contentait pas que de faire peur.Ou alors Fabrice était la victime d'hallucinations schizophréniques et donc la camisole de force s'imposait d'une manière incontestable, à plus ou moins longue échéance. Il avait cependant le sentiment que Delphine avait « vu » quelque chose, elle aussi. Il n'était donc pas le seul mais, en repensant au regard chargé d'une haine insondable qu'il avait croisé lors de son voyage astral et à la voix sifflante du meurtrier, cela ne le rassura pas pour autant. Finalement, quelque soit la manière de voir le problème, il n'y avait guère de raison de céder à un optimisme délirant, bien au contraire.
    Clara pesait de plus en plus sur ses bras. Bien qu'il serrait au maximum la jeune fille contre lui afin de répartir le plus possible le poids, l'effort consenti commençait à se faire douloureusement sentir.
    Encore six cent mètres avant la voiture.
    Soudain, Delphine arrêta sa course. Elle pointa la lampe torche vers une haie qui longeait le chemin caillouteux.
    - Qu'est-ce qu'il y a, Delphine ? s'enquit Vrioux.
    - J'ai cru entendre un bruit.
    Les quatre scrutèrent la haie, le cœur battant à tout rompre. Rien ne bougeait.
    - Je vais aller voir, annonça Vrioux.
    Le radiesthésiste s'avança vers la haie. A l'aide de son fusil, il farfouilla à travers les branchages.
    - Je ne vois riend'anormal, finit-il par annoncer. Il n'y a personne, en tout cas.
    - J'ai du me faire des idées... Ou bien c'était un animal.
    - Bon, on continue.
    Encore cinq cent mètres.
    Fabrice avait le souffle court, ses bras commençaient à le faire souffrir. Il avait beau être costaud, Clara semblait peser une tonne et ses jambes étaient de plus en plus lourde, ses foulées devenaient de plus en plus courtes.
    Environ quatre cent mètres avant la voiture.
    La distance paraissait s'allonger sans fin. Fabrice sentait que ses bras commencaient à être pris de tremblements. Il ne prêtait plus aucune attention à son environnement, il était simplement préoccupé à mettre un pas devant l'autre. Encore un pas. Un pas de plus.
    Plus que trois cent mètres.
    - S'il vous plaît. Il faut que je m'arrête pour souffler un peu, avertit-il les autres en joignant le geste à la parole.
   Le groupe s'arrêta. Il en profita pour poser délicatement Clara à terre. Tout en reprenant quelques forces, il jeta un coup d'oeil autour de lui. Les trois autres étaient aux abois, tous leurs sens en éveil. Il fut impressionné par la tranquillité et la sérénité qu'affichait Vrioux, ainsi que par sa condition physique, hors du commun pour quelqu'un de son âge et de sa corpulence.Autour du petit groupe, la nature environnante était d'un calme surnaturel. Pas un bruit. Pas le moindre petit cri d'animaux nocturnes. Pas la plus petite stridulation d'un grillon appelant sa femelle. Pas la moindre présence de phalènes virevoltantes autour de la lumière dégagée par les lampes électriques. Pas même un souffle de vent. La nature semblait figée, comme morte, dans l'expectative.
    - Ça va aller ? lui demanda Elodie.
    - Oui, une minute de repos et on repart. Putain, ce sont les sept cent mètres les plus longs que j'ai jamais parcourus.
    - Voulez-vous que je prenne la relève ? questionna Vrioux.
    - Non, c'est bon. Merci. On est presque arrivé.
    Il aurait voulu s'exclamer que cela n'était pas de refus, qu'il acceptait avec enthousiasme l'aide de Gérard mais quelque chose le retint ; un mélange de fierté masculine, frôlant quelquefois les limites d'une crétinerie sans borne, et d'un orgueil mal placé.
    - OK, on y retourne.
    Il constata avec amertume que Clara n'avait pas maigri depuis tout à l'heure et c'était le moins que l'on puisse dire. Il serra les dents. Plus de la moitié de la distance qui le séparait de la voiture avait été parcourue. Encore un effort.Un dernier effort.
    Deux cent cinquante mètres à parcourir.
    Ses bras étaient tétanisés sous le poids. Tous ses muscles étaient contractés, endoloris.
      Deux cent mètres.
    Devant lui, Delphine et Elodie couraient presque. Puis, dès qu'elles s'apercevaient qu'elles prenaient un peu d'avance sur Fabrice et Gérard, elles s'arrêtaient et attendaient les deux hommes, apeurées, regardant autour d'elles, attentives au moindre bruit suspect.
    Cent cinquante mètres.
    Certaines des blessures de Clara s'étaient réouvertes sous l'effet des secousses. Quelques gouttes de sang se mirent à couler le long des avant-bras de Fabrice. Ce dernier espéra qu'elle tiendrait le coup. Il le fallait.
    Cent mètres.
    Haletant de plus en plus vite, totalement concentré malgré les tiraillements de plus en plus violents qui lui arrachaient des grimaces, Fabrice reprenait un peu de courage. L'autre n'avait toujours pas donné le moindre signe de sa présence et la voiture était maintenant proche. Très proche.
    Cinquante mètres.
    Elodie vint se placer à côté de lui et l'aida un peu à supporter la charge de Clara tout en l'encourageant. Le sang de Clara dégoulinait de plus en plus le long de ses bras.Vingt mètres.
    Fabrice pouvait voir la Ford Fiesta apparaître distinctement sous les rayons de la lampe torche que tenait Elodie.
    Dix mètres.
    La douleur devenait trop forte. Il craignait de lâcher Clara à tout instant.
    Allez, encore un petit effort, s'encouragea-t-il, au bord de l'épuisement.
    Cinq mètres.
    Il ne sentait plus ses jambes et marchait comme un automate. Il ne voyait plus que la voiture.
    Il atteignit enfin son but. Il posa Clara doucement sur le capot de La Ford. Ils avaient enfin atteint le véhicule providentiel.


9



    Elodie ouvrit les portières de la Ford pendant que Fabrice tentait de reprendre son souffle. Vrioux et Delphine continuaient à scruter les alentours. Le psychopathe ne tenait visiblement pas à s'attaquer à un groupe de quatre personnes armées.
    Tant pis, pensa intérieurement Gérard.
    Il s'était demandé pourquoi Delphine et surtout Fabrice avaient été pris de panique.Le jeune homme avait eu l'air si sûr de lui jusqu'à maintenant.Ce revirement soudain l'avait surpris. Ce jeune blanc-bec n'avait peut-être pas autant d'estomac que Gérard l'avait cru.
    Il sourit. Lui, par contre, il aurait bien aimé que le malade pointât le bout de son nez. Cela aurait été intéressant. Si Gérard avait été rudement secoué par le traitement infligé à la femme et à l' homme, il n'avait pas peur du fou. Pas peur du tout. Il avait même attendu impatiemment une confrontation. De toutes les façons, qu'aurait pu lui faire ce débile qu'il pouvait bien redouter ? Il regarda sa Waterfowl Special avec amour. Le fusil prit alors des contours féminins, le canon prit la forme d'un visage angélique qu'il connaissait si bien et lui sourit tendrement.
    - On se s'rait bien amusé, n'est-ce pas ? murmura-t-il imperceptiblement à sa Waterfowl.
    Alors qu'il faisait le guet, les trois jeunes installèrent précautionneusement la blessée sur la banquette arrière du véhicule. Puis ils enlevèrent la tablette arrière, modeste cloison entre l'habitacle et le coffre.
    - Bon, Elodie, tu conduis. Gérard, ce serait bien que vous soyez à l'avant. Delphine, tu vas à l'arrière, tu pourras ainsi tenir Clara. Moi, je vais m'installer comme je peux dans le coffre, commanda Fabrice, péremptoire.
    Chacun prit la place indiquée sans commentaire et avec le plus de célérité possible.Ils avaient manifestement choisi de faire confiance au jeune homme ou alors ils avaient trop peur et étaient trop fatigués pour discuter. Gérard monta en dernier, après avoir enfermé Fabrice dans le coffre.
    - Ca va, Fabrice ? questionna Elodie qui tenait Clara comme elle pouvait, la tête de cette dernière reposant sur ses jambes.
    - J'ai connu position plus confortable mais ça va.
    Les passagers de la Ford pouvaient voir la tête de Fabrice qui dépassait au dessus de la banquette arrière. Il y avait d'ailleurs tellement peu d'espace entre la banquette et la vitre arrière que la tête du jeune étudiant semblait vouloir se coller à cette dernière telle une ventouse.
    Elodie tourna la clé de contact dans le démarreur. Pas de réponse du moteur. Étonnée, elle recommença la manoeuvre. Le moteur restait obstinément silencieux.
    - Mais qu'est-ce qui se passe ? s'enquit Gérard.
    - J'en sais rien. Ça marche pas. Même les phares ne marchent plus, répondit Elodie d'une voix suraiguë où perçaient la nervosité et la peur.
    Nouvelle tentative. Nouvel échec.
    - Ouvre le capot, Elodie. J'vais jeter un coup d'œil, dit Fabrice.
    Soudain, ils entendirent un coup de feu. Gérard sentit une douleur vive fuser au niveau de son épaule gauche.Il poussa un court gémissement.
    Le malade venait de les retrouver.


10



    Confortablement couché à plat ventre sur un petit talus à une soixantaine de mètres de la Ford de l'Ennemi, l'Antéchrist était dans une position idéale. Il jubilait. Rien n'était meilleur que de faire le boulot soi-même. Rien ne valait le fait d'appuyer soi-même sur la détente, de ressentir la terreur de ses cibles et de s'en repaître.
    À travers le viseur à infra-rouge de son fusil de l'armée canadienne acheté sur internet, le fameux réseau mondial qui vous permettait de vous procurer un fusil aussi simplement qu'un disque ou une pizza, l'Antéchrist pouvait constater avec une immense satisfaction le désordre et la panique qui régnaient dans la Ford depuis son tir réussi sur le vieux. Du groupe des quatre crétins, le vieillard était certainement le plus dangereux. Ce dernier se retrouvait maintenant hors course. Un point pour l'Antéchrist.
    Bien sûr, le vieux n'était pas mort. Pas encore. Il avait pris soin de ne pas l'achever d'une simple balle, cela aurait été dommage. Pour l'Antéchrist, la mort se méritait, il fallait la gagner.
    La joue bien calée contre la crosse du C7,fusil dérivé du M16 américain, l'œil droit à l'affût du moindre mouvement, l'Antéchrist n'avait plus qu'à attendre la suite des évènements. Si les agents du Dieu hypocrite restaient terrés dans la voiture, l'Antéchrist les shooterait dans ce cas un par un. S'ils décidaient de tenter une sortie, l'Antéchrist les tirerait aussi comme des lapins. Avec un fusil qui portait à quatre cent mètres et son dispositif infra rouge, il avait de toute façon le temps de voir venir.
    Il réfléchit un instant afin de déterminer laquelle de ces quatres cibles vivantes auraient l'insigne honneur d'être sa prochaine victime. Pas Latour en tout cas. Il sera le dernier à y passer. Il devait voir mourir ses compagnons un par un. Il devait ressentir la peur de voir la mort se rapprocher de lui, la douleur de perdre un être cher, le remords de les avoir emmenés avec lui. C'était une partie du programme de torture psychologique que l'Antéchrist affligerait à Latour. Viendrait ensuite la torture physique. Puis le dernier soupir.
    Ce soir, l'Antéchrist sera le vainqueur. Il sentait autour de lui les âmes damnées qui parcouraient la terre en quête d'une hypothétique délivrance se rassembler autour de lui afin d'assister à sa victoire. Il sentait ses amis invisibles de longue date l'entourer, l'encourager. Il se sentait devenir un avec les plans supérieurs. Il exultait. La fin de ce monde était proche et c'était lui qui allait la provoquer.
    Mais il devait rester concentré. Il reporta son attention sur la Ford. Il avait maintenant choisi sa prochaine victime.C'était au tour de Delphine Fullain de succomber.