Chapitre 3 - Visions
1
Seul, Fabrice se sentait mal à l'aise, perdu
même, dans ce modeste appartement douteusement décoré d'objets
insolites, étrange capharnaüm d'un mauvais goût certain.
Inconfortablement assis sur une vieille chaise mal empaillée et
branlante qui avait certainement connu des jours meilleurs, cerné
par des bibelots tellement laids qu'ils auraient effrayé Freddy
Kruegger en personne, Fabrice se demanda tout à coup ce qu'il
faisait là. Lui, le rationaliste sûr de son fait, l'éternel
sceptique, le Saint Thomas des temps modernes, attendait
patiemment, dans une minuscule salon transformé pour l'occasion en
salle d'attente, que Madame Delphine Fullain, voyante de son état,
le reçut dans son cabinet.
Tu es en train de perdre la boule.
Sur l'instant, il ne vit aucune autre explication
plausible. Toutes ces histoires de voyantes avec leur boule de
cristal lui auraient arraché un vague sourire indifférent la veille
encore.Mais, entre-temps, une nuit s'était perfidement écoulée. Une
nuit où Fabrice avait senti tout son univers basculer. Toutes ses
convictions étaient tombées à l'eau sous le regard pénétrant d'un
inconnu portant un masque de monstre. Le pire était qu'il avait
assisté, impuissant, à l'écroulement de ses vérités lors de ce que
les adeptes du surnaturel appelaient un voyage astral, d'après un
livre ésotérique qu'il avait lu adolescent et qu'il avait alors
pris pour un recueil de blagues. Pourquoi, dès lors, ne pas se
raccrocher à ces histoires de voyantes ? Pathétique retour au
Moyen-Âge pour un homme qui tenait, hier encore, la science pour
seule vérité valable.
C'était sa mère, profondément religieuse et
versée dans toutes les sciences dites parallèles, qui lui avait un
jour donné l'adresse de cette clairvoyante, l'encourageant à la
consulter si besoin était. Il se souvenait parfaitement de son
attitude passablement je-m'en-foutiste ce jour là, convaincu qu'il
n'irait jamais dépenser son argent à engraisser une voleuse. Mais
aujourd'hui, dépassé, cherchant désespérément des réponses, il
n'avait trouvé que ce recours.
Continuellement surveillé par une vierge en
porcelaine, au regard triste et trônant sur une petite table au
beau milieu de la salle d'attente, Fabrice se demandait s'il
n'aurait pas dû s'adresser à la police au lieu d'écouter les
élucubrations d'une bonimenteuse. Mais qu'aurait-il dit aux dignes
représentants de l'ordre public ?Un truc du genre : « Bonjour,
voilà, j'ai l'impression que quelqu'un est en danger. Je ne sais
pas qui, je ne sais pas où, mais j'ai vu ça cette nuit au cours
d'un voyage astral. Parfaitement. Ah, au fait, le méchant porte un
masque de monstre, ça pourra vous être utile pour le localiser. »
Ridicule. Aucun policier sain d'esprit (et Fabrice n'avait pas lieu
de prendre les commissariats pour des repères de malades mentaux)
n'aurait pu le prendre au sérieux.
- Monsieur Latour ? Nous allons commencer. Vous
n'êtes jamais venu, je crois. Je suis Madame Fullain. Suivez moi,
je vous prie.
Une jeune femme d'une trentaine d'années se
tenait devant lui. Une superbe chevelure blonde cascadant sur de
ravissantes et fragiles épaules, un visage oblong mais emprunt d'un
charme certain, le sourire chaleureux et engageant, les yeux
couleur noisette intensément profonds et pénétrants, les formes
délicates joliment mises en valeur par un petit tailleur bleu ciel,
Madame Fullain ne ressemblait pas du tout à l'image que Fabrice se
faisait de l'extralucide. Cette femme était beaucoup plus proche du
mannequin scandinave que de madame Soleil. Fortement et
positivement impressionné, Fabrice la suivit sans discussion à
travers un large couloir sombre encombré de tableaux étranges aux
couleurs ternes censés être des peintures soi-disant modernes. Ils
arrivèrent ensuite dans le salon de l'appartement qui faisait
visiblement office de bureau. En s'asseyant à l'invite de son hôte
sur une chaise ressemblant vaguement à une boîte de conservegéante,
il espéra qu'elle était meilleure diseuse de bonne aventure que
décoratrice.
- Arrêtez moi si je me trompe, mais j'ai le
sentiment que vous n'êtes pas du genre à fréquenter les cabinets de
voyants, commença-t-elle en riant.
- Oui, c'est vrai. D'habitude, ce n'est pas trop
mon style, avoua Fabrice tout penaud et de plus en plus
impressionné.
- Alors que me vaut l'honneur de votre visite
?
- Heu... C'est à dire que... bredouilla-t-il, ne
sachant pas vraiment comment s'expliquer. Quelle est votre
spécialité, au juste ?
- Les cartes, principalement. Le jeu de Tarot.
Mais je n'en ai pas toujours besoin. Ce n'est qu'un support qui
permet de mieux définir mes visions. C'est un peu le décorum de la
profession. Mais elles me servent quelquefois à voir quand je suis
fatiguée ou quand je ne reçoit pas grand chose.
- Et ça vous arrive souvent ?
s'inquiéta-t-il.
Elle sourit, amusée.
- Mmmm, pas souvent à vrai dire. Mais cela
arrive... avoua-t-elle. Rassurez vous, je pense que je n'aurais
aucune difficulté avec vous.
- Et bien, en fait, je viens vous voir parce
que...
- Silence, taisez vous, l'interrompit-elle
sèchement.Il s'arrêta instantanément, stupéfait, et resta un moment
la bouche ouverte. Le silence retomba dans la pièce, lourd,
angoissant, seulement perturbé par le tic-tac incessant d'une
petite pendule en bois qui venait renforcer l'ambiance pesante. La
jolie cartomancienne le fixait avec une intensité dérangeante.
Fabrice eut alors le sentiment qu'elle voyait à travers lui et il
se dit qu'il n'aimait pas du tout cette impression d'être mis à nu
de cette manière. Elle ferma les yeux. Quelques gouttes de sueur se
mirent à perler sur le front de cette Madame Fullain. Fabrice,
gêné, se demanda ce qui arrivait.
2
Les images étaient venues d'un coup, nettes et
précises, sans qu'elle eût nul besoin de se concentrer. Delphine
s'étonna. Ce phénomène était rare. Pas impossible mais rare quand
même. Dans ces cas là, elle perdait alors tout contact avec la
réalité et plongeait dans une sorte d'état de transe. La dernière
fois que cela lui était arrivé c'était il y a cinq ans pour la mort
de son père. Absorbée à cuisiner un coq au vin en vue d'un dîner
avec ses amis, l'image de son père fauché par une automobiliste
distraite alors qu'il traversait un passage protégé s'était soudain
matérialisée devant ses yeux. Affolée,elle avait téléphoné au
domicile parental pour se rassurer. Sa mère avait répondu. Cette
dernière lui avait appris que son père était parti faire un petit
tour en ville... à pied. Delphine ne le revit plus jamais
vivant.
Elle se souvenait parfaitement de ces jours
noirs, du terrible vide laissé par un père qu'elle adorait, de
l'incommensurable impuissance qu'elle avait ressentie. A quoi bon
avoir le don de prescience s'il ne pouvait pas lui servir à
protéger ceux qu'elle aimait le plus au monde ? Déprimée, elle
avait pensé cesser toute activité de voyance. Christophe, son mari,
l'avait néanmoins convaincue de ne pas arrêter. Il lui avait dit
qu'elle avait une richesse importante au fond d'elle, un pouvoir
fantastique qui rassurait les gens, les aidait à surmonter leurs
épreuves, à prendre les bonnes décisions.
« Tu ne peux pas supprimer la mort, la
souffrance et la maladie, Delphine, avait-il continué, mais tu peux
faire en sorte que les autres surmontent mieux ces épreuves et les
évitent quelquefois. »
Après quelques jours de repos, afin de recharger
ses batteries, elle avait repris ses séances quotidiennes à la plus
grande joie de ses clients réguliers. Christophe avait eu raison ;
elle n'avait jamais regretté sa décision. Jusqu'à aujourd'hui.
Les images défilaient mentalement à une vitesse
prodigieuse, d'une manière stroboscopique. Elle n'avait pourtant
aucun mal à en comprendre la signification.Elle trembla. Ce qu'elle
voyait n'était pas franchement réjouissant...
... Une jeune femme, dont la beauté
transparaissait encore sous les traits tirés, les yeux cernés et
les multiples coupures au visage, à la merci d'un monstrueux
psychopathe. Un viol. Un passage à tabac. Tortures diverses,
horribles. Masque. Cri de la fille. Viol. Démon. Coup. Torture.
Satan. Couteau. Cri. Masque. Sang. Cri...
Les visions s'accumulaient, tournoyaient dans sa
tête de plus en plus vite, de plus en plus follement. Elle en eut
rapidement le tournis. Elle émit un gémissement plaintif. Écran
noir. Elle poussa un soupir de soulagement : elle venait de perdre
le contact psychique.
3
Fabrice s'inquiétait. Il voyait le visage de la
voyante pâlir ostensiblement devant lui. Il l'entendit gémir. Il ne
savait absolument quoi faire. Était-ce normal ? Il sourit amèrement
malgré lui. Depuis une dizaine heures, il ne savait plus ce
qu'était la normalité.
Son vis-à-vis féminin gardait les yeux clos, des
gouttes de sueur glissaient doucement le long de ses fines joues.
Elle était agitée de temps à autre par des spasmes nerveux.
Après quelques longues minutes de ce
comportement pour le moins déroutant, elle se décida enfin à
rouvrir les yeux.
- Ça va ? demanda-t-il, hésitant.
- Oui, ça va aller, merci. J'ai simplement
besoin de reprendre un peu mes esprits, articula-t-elle
péniblement.
- Voulez-vous que j'aille vous chercher quelque
chose ? Un verre d'eau ?
- Non, non, cela va déjà beaucoup mieux.
Visiblement bouleversée, le souffle court,
quelques mèches de cheveux collées sur son front sous l'effet de la
transpiration, elle garda un instant le silence, les yeux hagards.
Elle trouva néanmoins les forces nécessaires pour reprendre le fil
de la discussion.
- Connaissez-vous une certaine Clara Witoski
?
Pour la deuxième fois en deux jours, le simple
fait d'entendre prononcer ce nom le troubla profondément. Ses mains
se crispèrent sur les avant-bras du fauteuil en cuir. Il se rendit
compte que sa nervosité n'avait pas échappé à l'extralucide qui le
regardait avec intérêt malgré sa fatigue apparente.
Tout autant qu'entendre le nom de son ancienne
amante, c'était le fait qu'il avait été prononcé par une parfaite
inconnue qui le surprenait au plus haut point. Se pouvait-il que
cette fichue voyante connût Clara ou eût appris qu'ilsavaient eu
une relation amoureuse ? C'était peu probable mais pas impossible
dans une ville de moyenne importance comme Angoulême. Fabrice n'y
croyait pourtant pas. Il était intimement convaincu que cette
Madame Fullain avait réellement eu une vision. Il ne pouvait plus
croire à la supercherie. Pas après ce dont il avait été le témoin
involontaire. Pas après la transe. Pas après cette nuit.
Si cette jolie poupée est une
simulatrice, se dit-il, elle mérite largement tous les
oscars d'Hollywood.
- Oui, je la connais. On est sorti ensemble.
Mais c'est fini entre nous depuis plus d'un an maintenant,
expliqua-t-il, une fois son calme revenu, tentant de prendre un air
détaché.
- Elle a un problème... elle est prisonnière
d'un dangereux maniaque.
Clara. C'était Clara. Il pouvait maintenant
mettre un nom sur le visage d'un des protagonistes de son « rêve ».
Curieusement, cette révélation ne l'étonna pas tant que cela.
Quelque part au fond de lui, inconsciemment, il le savait. Mais
qu'est-ce qui lui arrivait ?
- Comment cela s'est-il passé ? Qu'avez-vous vu
au juste ? bredouilla Fabrice.
- Hier matin, en rentrant d'une fête qui avait
lieu chez vous, je crois, elle a été agressée par un inconnu et
enlevée,répondit-elle sans trop rentrer dans les détails.
- Vous savez qui a fait ça ? questionna-t-il en
se ressaisissant un peu.
- Non. Je n'ai pas pu voir son visage.
- Ce mec, il agit seul ou il a des potes ?
- Non, il est seul. Ça, j'en suis persuadée.
- Savez-vous au moins où elle est ?
- Non plus. Je n'ai vu aucun repère
géographique. Désolée, répondit-elle tristement.
- Super ! On a vachement d'infos à fournir aux
flics ! On va la retrouver très vite avec tout ça,
s'éemporta-t-il.
- Je connais un très bon radiesthésiste qui
habite Champniers. Si vous avez une photo de cette Clara, je pense
qu'il pourrait peut-être la localiser. On aura alors vos infos.
Vous êtes d'accord ? Réfléchissez vite. Elle ne tiendra pas
longtemps.
- Va pour le radiesthésiste. Donnez moi son
adresse.
- Je vais faire mieux. Je vous accompagne.
- Pourquoi voulez-vous faire ça ?
s'étonna-t-il.
- Vous ne pourriez pas comprendre. Disons, une
vieille promesse faite sur la tombe de mon père, répondit-elle,
énigmatique.
- Bon, si vous y tenez. Mais je n'ai pas de
photo d'elle sur moi. Il faut d'abord que je retourne chez
moi. Même s'il n'avait rien compris à cette histoire de
promesse, Fabrice n'avait pas insisté. Il ne connaissait pas
beaucoup cette jeune femme mais il avait tout de suite éprouvé de
la sympathie pour elle. Sympathie certainement née de son charme
mais aussi de la stupéfaction qu'elle avait suscitée en lui. De
plus, depuis qu'il avait assisté à la transe de la cartomancienne,
Fabrice naviguait dans un état second. Tout lui paraissait irréel,
surnaturel et pourtant d'une grande logique. Tout semblait se
dérouler selon un plan bien établi et cette femme en faisait
irrémédiablement partie. Mais quel plan ? Fabrice n'en avait aucune
idée.
- Je peux vous poser une question ? lui
demanda-t-elle alors qu'elle se levait pour prendre son sac à main.
Pourquoi vous, un sceptique, m'avez-vous cru sans hésitation ?
- Et bien, c'est très simple. Moi aussi, j'ai eu
une sorte de vision cette nuit.
Elle ne trouva rien à répondre, ce dont il lui
en fut gré tant il était incapable d'expliquer clairement ce qu'il
avait vécu la nuit précédente.
Sa vie bien tracée d'étudiant partagé entre ses
recherches, son petit boulot, les sorties entre amis et Elodie
était terminée. Il fonçait tout droit vers un avenir inconnu,
sombre et incertain sans qu'il eût la moindre possibilité
d'inverser le cours des événements.Tout en tournant la clef dans le
démarreur de sa voiture, la belle voyante à ses côtés, il se
demanda, sensiblement angoissé, dans quelle galère il était
embarqué.
4
Thomas ne se maîtrisait plus. Il tournait en
rond, comme un fou, dans l'appartement vide de sa Clara chérie. Son
absence lui était insupportable. Le chagrin le rongeait à en perdre
la raison. Il regarda sa montre pour la vingtième fois en une
demi-heure. Cela faisait maintenant plus de trente heures que Clara
était introuvable. Une éternité. Une putain d'éternité. Il se
coucha sur le lit dont les draps étaient encore imprégnés du subtil
parfum de sa bien aimée. Il huma de toutes ses forces l'odeur de
ces draps. Magnifique sensation olfactive qui lui donnait
l'impression qu'elle était encore là, tout près, peut-être en train
de prendre un bain ou une douche avant de lui apparaître dans le
plus simple appareil, sensuelle, ensorcelante, le regard luisant de
plaisirs à venir, prête à se donner à lui. Mais Clara n'était pas
là.
Il se souvenait de ces trente heures écoulées.
Il avait couru partout, interrogé tout le monde, les proches, les
rares voisins et même les hôpitaux. « Vous savez où elle est ? Vous
savez où elle est partie ? ». Malgré ses efforts désespérés, il
n'avait pas trouvé sa trace.Il avait alors ressenti un profond
sentiment de jalousie l'envahir progressivement.
Ce poison qui rongeait l'esprit avait atteint
son paroxysme hier après-midi, lors de sa courte visite chez Elodie
et Fabrice. Il avait senti peser sur lui le regard lourd de
signification d'Elodie. Regard tellement éloquent que les mots
étaient devenus dérisoires : « Mon pauvre Thomas, c'est triste que
tu sois amoureux d'une fille si infidèle ! »
Infidélité. C'était aussi ce qu'il avait pensé
de prime abord. C'était la cause de ces fichues crises de jalousie
qui lui donnaient toujours une forte envie de tuer la première
personne qui se trouverait dans les parages. Mais, bien sûr, il
n'en faisait jamais rien, trop content de jouir de la présence de
Clara quand celle-ci réapparaissait enfin. Oui, elle était souvent
volage. C'était dans ses gênes, comme on disait aujourd'hui. Et il
l'aimait comme cela.
Sa crise temporairement maîtrisée par une bonne
rasade de whisky, il avait longuement réfléchi. Il était de plus en
plus sûr que, pour une fois, elle lui était restée fidèle. Elle
avait quitté la soirée vers deux heures du matin, selon les dires
d'Elodie. Seule, qui plus est, et visiblement en colère. Une
hypothèse parmi d'autres était qu'elle se soit rendue en
discothèque se trouver un amant de passage. Mais Thomas en doutait
sérieusement. Sa dulcinée n'avait jamais apprécié ces lieux souvent
sombres et ne se résolvait à y pénétrer qu'accompagnée.
De plus, lorsqu'il avait osé fouler dans le
sanctuaire de sa belle pour la deuxième fois, il avait trouvé son
téléphone portable abandonné sur la table de la cuisine. Or, Clara
ne l'oubliait que rarement. Quand c'était la cas, elle se
précipitait pour le récupérer, histoire de pouvoir joindre
quelqu'un dans l'éventualité où une de ces crises d'angoisse
viendrait la submerger. Entendre une voix, quelle qu'elle fût, même
celle atone de l'horloge parlante, agissait sur Clara plus
efficacement qu'un calmant. Ne jamais être isolée, tel était le
credo de Clara.
Non, pour une fois, l'hypothèse de l'infidélité
ne tenait pas la route. Plus il y pensait, plus il avait l'intime
certitude qu'il était arrivé quelque chose à Clara.
Mais sa conviction faite, il restait à savoir ce
qu'il lui convenait de faire. Avertir la police ? Il y pensait très
sérieusement. Même s'il savait que ses chances de rameuter une
armée de policiers pour rechercher sa Clara demeuraient presque
inexistantes.
Il se rappelait avoir lu un article au sujet des
disparitions d'adultes. Des milliers de personnes s'en vont un beau
matin refaire leur vie ailleurs sans avertir leurs proches. Aussi,
pour que la police daignât rechercher un disparu, fallait-il
posséder des éléments qui permettent de penser que la personne ait
subi des contraintes. Or Thomas était démuni de moindre indice à
même de prouver qu'il avait raison.Mais il devait faire quelque
chose. N'importe quoi pour ne pas devenir fou.
Le téléphone sonna. Il sursauta, surpris d'être
ainsi interrompu dans ses réflexions.
Deuxième sonnerie.
Qui pouvait donc bien appeler ?
Troisième sonnerie.
Il se décida à aller décrocher afin de se
débarrasser au plus vite de l'impertinent qui osait le
déranger.
Quatrième sonnerie.
Il espérait quand même ne pas se retrouver à
papoter avec un des amants occasionnels de son égérie. C'était
toujours pénible.
Cinquième sonnerie.
Il décrocha.
- Allô ?
- Thomas, c'est toi ?
Il faillit s'évanouir sous le coup de
l'émotion.
Du calme, mon vieux, ressaisis-toi.
Il venait de reconnaître la voix de Clara.
- Merde ! Où es-tu ? Je te cherche partout !
- J'ai eu un pépin, répondit-elle. La voix
paraissait lasse, anormalement traînante, bizarrement déformée.
Mais tout à son bonheur de l'entendre, Thomas n'en tint aucun
compte.
- Il faut que tu viennes me
chercher,continua-t-elle.
- Pas de problème, ma puce. Dis moi où t'es. Je
viens illico, s'empressa-t-il de répondre.
- Je suis dans une ferme abandonnée qui
s'appelle La Bonté, près de Peressac, un minuscule hameau entre
Bazauges et Chives. Viens vite. Je t'attends.
Il n'eut pas le temps de lui répondre qu'il
volait à sa rencontre qu'elle avait déjà raccroché.
Mais que diable faisait-elle dans ce que Thomas
imagina aisément comme un coin perdu au fin-fond de la campagne
charentaise ? Peressac, c'était où ? Il fouilla l'appartement afin
de mettre la main sur une carte routière. Il fut soulagé d'en
trouver une dans le porte-journaux du salon. Surexcité, il chercha
rapidement Peressac et repéra l'endroit quoiqu'avec difficulté. Sa
quête achevée, il quitta hâtivement l'appartement et fonça vers sa
406. Pas question de perdre un seul instant. Il avait le cœur
rempli d'allégresse à l'idée de la retrouver. Tout compte fait, Peu
lui importait de savoir ce qu'elle faisait dans ce coin perdu.
Clara l'attendait.
Le cœur battant la chamade comme celui d'un
amoureux aux premiers jours d'une aventure, il n'était pas vraiment
dans son état normal. Sinon, il aurait pris le temps d'analyser
l'étrangeté de la situation. Sinon, il aurait certainement remarqué
la peur qui avait sensiblement altéré la voix provenant du
combiné.
5
Elodie rentra beaucoup plus tôt qu'elle ne
l'avait escompté de sa séance bi-hebdomadaire de natation.
Excellente nageuse, elle aimait se vider
l'esprit en faisant quelques dizaines de longueurs dans la piscine
municipale. Mais, en cette saison, surtout par cette chaleur
étouffante et en ce début d'après midi, elle n'avait pas été la
seule à avoir l'idée de se rafraîchir dans l'eau chlorée. Le bassin
rempli de gosses excités et de nageurs du dimanche avançant à la
vitesse d'escargots asthmatiques et grabataires, il lui avait été
proprement impossible de faire cinq mètres sans heurter quelqu'un.
Lassée, elle avait préféré baisser les bras au bout d'un quart
d'heure de slalom aquatique au cours duquel elle avait d'ailleurs
failli estourbir une vieille dame accrochée désespérément à sa
planche comme une naufragée perdue au beau milieu de l'atlantique.
Elle reviendrait demain, tôt, dès l'ouverture. Il y aurait moins de
monde. Il fallait en profiter, ses vacances tiraient à leur
fin.
Cette pensée lui mit tout à coup le moral à
zéro. Dans trois jours, il lui faudrait reprendre son travail de
vendeuse à mi-temps. Encore. Écouter, et avec le sourire s'il vous
plaît, les stupides discours de vieilles rombières. Encore.
Acquiescer à la moindre remarque de la patronne, même quand cette
dernière avait tort,et avec le sourire. Toujours.
De plus, ces vacances n'avaient guère été
sensationnelles ; Fabrice n'avait pu prendre ses congés en même
temps qu'elle. Sa meilleure amie, Sylvie, qu'Elodie connaissait
depuis le collège, lui avait bien proposé de venir avec elle et son
mari sur la côte d'azur. Mais elle avait préféré décliner
l'invitation. Elle ne tenait pas spécialement à s'éloigner de
Fabrice et à assister, toute seule, aux roucoulements
attendrissants d'un jeune couple uni depuis deux mois seulement par
les liens sacrés du mariage. Elle était donc condamnée à occuper de
son mieux ces interminables journées estivales, à attendre le
retour de Fabrice.
Le bus venait de la laisser à quelques dizaines
de mètres seulement de son immeuble. Dans la rue paisible, trois
gosses s'amusaient sur leur V.T.T. et redonnaient un peu de
vitalité au quartier endormi sous la chaleur pesante. Alors qu'elle
bifurquait vers le parking de son H.L.M., Elodie espéra qu'un orage
éclatât rapidement pour abaisser de quelques degrés la température
caniculaire. La courte marche lui avait déjà laissé une fine
pellicule de sueur moite sur la peau. Elle résista un moment pour
ne pas retourner prestement à la piscine municipale malgré la
surpopulation dont cette dernière était victime.
Perdue dans ses rêves aquatiques, elle
traversait le parking quand elle eut la surprise de croiser la Ford
Fiesta,SA Ford Fiesta, qui s'apprêtait à quitter les lieux à vive
allure. Fabrice, en l'apercevant, arrêta le véhicule, visiblement
embarrassé. Une ravissante blonde était assise à ses côtés.
Fabrice sortit de la voiture et se dirigea vers
Elodie qui n'avait pas bougé d'un pouce. La blondasse, elle, resta
sagement dans la voiture. Sage précaution.
- Tu rentres bien tôt, mon lapin,
balbutia-t-il.
- Ouais, c'est con, hein ? Je te dérange
peut-être ? Ne t'inquiète pas pour moi, va promener ta copine. Au
fait, tu n'es pas à ton travail ? s'énerva Elodie.
- Je n'y vais plus... Mais on parlera de ça plus
tard. Il y a un problème. Je pense qu'il est arrivé quelque chose
de grave à Clara.
Elodie fut réduite à quia un bon moment. Elle
avait l'impression que tout tournait autour d'elle, comme si la
planète, contre toutes les lois de la physique, avait décidé
d'accélérer sa rotation à une vitesse hallucinante telle une toupie
devenue folle.
Ce n'était la révélation de Fabrice qui était la
cause de son malaise car, d'une certaine façon, elle s'en doutait
un peu. Depuis son premier cycle menstruel, elle avait toujours eu
un instinct très développé qui lui permettait de « sentir »
fréquemment les événements. Le redoutable sixième sens féminin.
Non, ce qui la rendait malade, c'était que, quoi qu'elle fît, Clara
semblait toujours s'immiscer dans son couple.Comme Fabrice et
Elodie l'évitaient autant que faire se pouvait, ils ne la
croisaient pas souvent, elle n'était donc pas présente physiquement
dans leurs vies. Cependant, son aura avait imprégné sa relation
avec Fabrice dès les premières rencontres, comme une tâche
indélébile, une malédiction qui vous poursuivait jusqu'à votre
mort. Aujourd'hui, la malédiction semblait plus puissante que
jamais, capable de tout emporter sur son passage à la manière d'une
tornade tropicale. Et Elodie la sentait poindre.
Une fois remise de ses émotions et que la Terre
se décidât à reprendre une rotation normale, elle se demanda si
leur amour survivrait. Mais quoi que l'avenir leur réserve, elle
était bien décidée à ne pas lâcher Fabrice d'une seule semelle. Au
moins aurait-elle tout tenter pour sauver son couple.
Ne vois-tu pas qu'elle nous détruit à petit
feu ? voulait-elle lui crier, ne vois-tu pas qu'elle sera
notre perte ? La perte de notre couple ?
- Et que comptes-tu faire, Sherlock Holmes ? se
contenta-t-elle de répondre, moqueuse.
- Cette voyante, répondit Fabrice en désignant
du doigt la blondasse, a confirmé mes doutes. On va donc chez un
radiesthésiste afin d'essayer de localiser où se trouve Clara, puis
on fonce chez les flics leur dire ce qu'on sait. Je n'ai pas trop
le temps de t'expliquer. Il faut faire vite.
Elodie n'en croyait passes oreilles. Voyante ?
Radiesthésiste ? Comment ses mots pouvaient-ils sortir de la bouche
d'un incrédule comme lui ? Fabrice ne croyait en effet qu'à la
science et aux prédictions de Saint Einstein. Ils étaient
d'ailleurs, sur ce plan là, aux antipodes l'un de l'autre. En
effet, elle était catholique, bien que non pratiquante, et d'une
grande religiosité frôlant dangereusement les limites de la
superstition. Cette différence entre eux n'allait pas sans
entraîner quelquefois de petites batailles théologiques,
d'ordinaire réglées par des corps à corps plus érotiques que
guerriers.
Alors qu'elle regardait attentivement Fabrice
afin de percer ses motivations, elle crut en premier lieu à une
plaisanterie douteuse, une espèce de plan délirant pour justifier
une quelconque relation adultérine. Mais, si elle vit la pâleur de
son visage, la nervosité de ses gestes, signes d'une gêne évidente,
elle lut surtout la sincérité dans ses yeux. Il fallait agir vite,
avait-il dit ? Soit. Les explications viendraient plus tard.
- OK, chéri. On y va maintenant,
répondit-elle.
- Quoi ? Tu parles sérieusement ? Tu veux venir
? s'étonna-t-il.
- Oui.
Fabrice resta silencieux un instant, les mains
en proie à un activité frénétique, quelquefois croisées sur sa
poitrine, d'autre fois triturées derrière le dos ou enfouies
fugitivement dans les poches de son jean.Puis il se mit à sourire.
Oh, Dieu, comme elle aimait ce sourire enjôleur qui lui réchauffait
toujours le cœur et le corps.
- Tu le veux vraiment ? s'enquit-il
doucement.
- Oui, vraiment, s'entêta Elodie.
- D'accord. Tu sais quoi ? Il lui prit les
mains avec tendresse.
- Non, quoi ?
Il hésita une fraction de seconde avant de répondre. Mais elle s'en
aperçut.
-Je t'aime , lui souffla-t-il dans
l'oreille.
Il l'embrassa sur les lèvres avec la délicatesse
d'un écolier lors de son premier flirt. Elle s'abandonna dans ses
bras musclés.
J'espère que tu as raison, Fabrice, pensa-t-elle. Je
l'espère de tout mon cœur, de toute mon âme.
Dans les bras de son homme, elle tenta coûte que
coûte d'oublier la tempête qui arrivait.
6
Le Livre posé devant ses yeux, l'Antéchrist
finissait de remercier les entités spirituelles de leur concours
par une courte prière. Sa tâche achevée, il se remémora les
diverses étapes de son plan à venir tout en caressant avec
adoration les pages millénairesdu Livre.
Pour l'instant, tout fonctionnait à merveille.
Enlever cette petite garce s'était révélé être une excellente
opération, tout compte fait. Au départ, afin de détruire Fabrice
Latour et de l'envoyer derechef dans son paradis merdique, il avait
pensé s'introduire nuitamment dans l'appartement de ce fils de pute
et lui exploser la tête à coups de crucifix (renversé
naturellement). Puis, il aurait pris un petit bonus en s'envoyant
en l'air avec sa pétasse avant de lui faire subir le même
traitement. Mais les forces du Mal avaient exigé qu'il procédât
différemment. Elles lui avaient alors formellement conseillé de se
méfier de ce protégé de Yahvé. Elles lui avaient vivement
recommandé d'agir plus subtilement et de manière indirecte en
attirant Latour sur un terrain où ce dernier ne pourrait pas
bénéficier de l'aide divine. Il avait alors envisagé d'enlever
Elodie Frenard, la pute de Latour.
Avant de mettre à exécution son projet, il avait
constamment surveillé son ennemi. Il l'avait alors suivi, nuit et
jour, sans répit. Il avait tout appris sur l'Autre, l'Ennemi. Il
avait aussi surveillé toute sa famille, tous ses proches.
Aujourd'hui, il connaissait Latour parfaitement, presque intimement
: sa façon de réagir, ses qualités, ses défauts, ses idées, ses
envies jusqu'à ses pensées les plus profondes. Tout. Il savait
tout.
Pour arriver à ses fins, l'Antéchrist s'était
totalement investi,passant des heures, des journées entières dans
des voitures à filer discrètement son Adversaire ou un de ses
intimes. Il aurait pu utiliser ses fantastiques pouvoirs mentaux et
ses contacts spirituels non moins impressionnants pour mettre à nu
la vie et la personnalité de Latour mais il avait eu peur que ce
dernier le perçât à jour. Si ce salopard n'était pas de taille à
lutter contre lui, il fallait quand même s'en méfier. Il aurait pu
s'apercevoir du viol psychologique. L'heure n'était pas encore
venue pour l'Antéchrist de dévoiler sa présence au monde, et
surtout pas à ceux qui pourraient le contrer.
En apprenant l'ancienne histoire amoureuse de
Latour, il avait décidé de filer Clara afin de connaître un peu
mieux cette nouvelle protagoniste. On ne savait jamais... Bien lui
en avait pris, il avait vite compris l'importance de cette greluche
dans la vie de l'Ennemi. Quand il s'était retrouvé dans une
position idéale pour s'emparer de la garce, il n'avait eu qu'à
faire appel aux anges rebelles. Petit incident technique sur une
route déserte en pleine nuit. Bonne prise. Certainement aussi
efficace que ne l'aurait été la pute actuelle de Latour.
Aujourd'hui, l'Antéchrist avait appris que
Latour allait bientôt venir. Cela avait été un jeu d'enfant de
l'attirer dans ses rets. Un petit contact télépathique avait suffi.
Dans quelques heures, si tout se passait comme prévu, ce dont
l'Antéchrist ne doutait nullement, l'Ennemi serait à sa merci.
Totalement.
En attendant ce moment qui marquerait le début
de la conquête dupouvoir mondial, un invité attendu était sur le
point de faire une petite visite. En gentleman bien éduqué,
l'Antéchrist connaissait parfaitement les règles du savoir-vivre.
Il fallait se préparer à recevoir dignement le nouvel arrivant.