Chapitre 10 - Dernier acte
1
Fabrice fut surpris de se réveiller en plein
jour. Combien de temps avait-il dormi ? Mais surtout, où était-il ?
Il n'en avait aucune idée.
Il se releva en pleine forme, débordant
d'énergie et d'enthousiasme. Il ne ressentait plus aucune douleur.
Il en fut tout étonné. Ce qui l'étonna davantage, c'était qu'il
avait pensé être blessé par il ne savait quelle raison alors que
manifestement il se portait comme un charme.
Il regarda autour de lui et découvrit avec stupéfaction qu'il se
trouvait dans un immense champ de blé qui s'étendait à perte de
vue. Un champ d'une banalité exaspérante à première vue mais qui
émut considérablement Fabrice. Il n'avait jamais contemplé de
spectacle aussi beau et aussi touchant alors qu'il n'y avait somme
toute rien de plus banal qu'un champ de blé. Au dessus de lui, le
soleil rayonnait superbement dans un ciel d'un bleu turquoise et
propageait une lumière d'une intensité phénoménale. L'astre diurne
était d'une blancheur extraordinaire et dispensait une
réconfortante chaleur.Il n'avait jamais vu le ciel se parer de
telles couleurs.
Plus remarquable encore : Fabrice pouvait fixer le soleil sans être
ébloui d'une quelconque manière. Au contraire même, l'action du
soleil était d'une douceur comme Fabrice n'en avait jamais
connue.
Il songea alors qu'il aurait pu rester
l'éternité ici, couché dans ce champ, ne faisant rien d'autre que
de jouir de ce cocktail stimulant de force magistrale et de douceur
bienveillante.
Poussé par une curiosité naissante, il décida de
se promener dans ce champ. Il était mu par une impulsion
irrésistible, voulant profiter au maximum de ce lieu magique et
enchanteur. Il se balada donc, tranquillement, le cœur léger, le
sourire aux lèvres, caressant doucement les doux épis chauds de la
paume des mains. Il n'avait jamais connu une telle sensation de
plénitude et de bonheur.
Après tout, il avait bien mérité de se reposer
après toutes les épreuves qu'il avait traversées dernièrement.
Il fronça les sourcils.
Quelles épreuves ? Cette idée lui était venue
d'un coup d'un seul. Il savait qu'il avait eu des moments
difficiles mais il ne se rappelait plus de quoi il s'agissait. Il
était incapable de se souvenir.
Tant pis, songea-t-il. Je n'ai de
toute façon aucune envie de me souvenir. Je suis trop bien
ici.Mais cet état d'esprit ne réglait pas la question :
pourquoi était-il dans ce lieu et comment y était-il arrivé ?
Il parvint à la conclusion que ce genre
d'interrogation n'avait aucune importance ici. Il préférait
déambuler au gré de ses envies dans ce champ d'une beauté indicible
sans s'interroger sur les vestiges d'un passé dont il était
incapable de se souvenir.
Au bout d'un moment, il fut ébahi de découvrir
au loin des nuages noirs qui s'amoncelaient à l'horizon dans un
petit coin du ciel bleu azur. Ils venaient ainsi troubler la
sérénité apaisante des lieux, grotesques tâches sombres sur un
tableau qui aurait pu être parfait. En regardant plus
attentivement, Fabrice vit que les nuages semblaient ne pas bouger.
Ils paraissaient accrochés dans ce petit coin lointain du ciel,
contrastant singulièrement avec la beauté idyllique dans laquelle
Fabrice était plongé, faisant ressortir cette dernière d'une façon
magistrale.
Poussé par sa curiosité, il décida d'approcher
de ces nuages.
Au fur et à mesure de sa progression, les nuages
grossissaient d'une manière fulgurante, comme s'ils allaient
eux-mêmes à la rencontre de Fabrice. Le jeune étudiant put aussi
voir quelques éclairs étonnamment silencieux qui zigzaguaient à
travers les ténèbres, semblant se précipiter vers lui.
Étonné, Fabrice arrêta sa marche et constata,
sidéré, que les nuages n'étaient pas aussi immobiles qu'il l'avait
cru de prime abord. Non seulement ils grossissaient à vue d'oeil
mais en plus ils venaient dans sa direction à une vitesse
hallucinante.
Il eut soudain très peur. Comme il ne comprenait
pas comment des éclairs pouvaient être silencieux, débarrassés de
tout tonnerre, il ne comprenait pas davantage quel étrange
phénomène climatique pouvait propulser des nuages à une telle
vitesse. Ce phénomène était d'autant plus surprenant qu'il constata
pour la première fois l'absence de tout vent.
Un éclair apparut. Très proche. Fabrice eut
soudain l'impression qu'il aurait pu tendre la main pour le
toucher. L'éclair se révéla toutefois aussi silencieux que ses
prédécesseurs.
Mais bon sang, que se passe-t-il ici
?
Fabrice découvrit alors que, depuis qu'il
s'était réveillé, il n'avait entendu aucun bruit. Rien. Pas même un
bruissement quand il avait caressé les épis. Tout à sa joie, il
n'avait absolument pas prêté attention à ce phénomène. Il tendit
les deux oreilles à la recherche du moindre bruit. Rien. Il
commença à paniquer. Se pouvait-il qu'il fût devenu sourd ?
Comme téléguidé par une main invisible, l'orage
s'arrêta presque devant Fabrice. Si ce dernier s'était avancé d'une
petite dizaine de mètres,il se serait retrouvé juste en dessous des
épais et bas nuages noirs qui assombrissaient considérablement
l'espace environnant et donnaient au soleil toujours visible une
teinte grisâtre, terne et pâle. Il n'éprouvait simplement pas le
désir de faire ces pas, résistant déjà à la forte tentation de
s'enfuir le plus loin possible.
Soudain, un cri de rage d'une puissance inouïe
résonna au loin :
- Latour !
Une de ses questions venait de recevoir une
réponse précise : il n'était pas sourd. Une partie du brouillard
qui engourdissait sa mémoire se leva d'un coup. Quelques souvenirs
lui revinrent instantanément. Il reconnut alors la voix. Il se
demanda finalement s'il n'aurait pas mieux valu pour lui qu'il fût
devenu sourd.
2
Les nuages reprirent leur progression et
masquèrent promptement le soleil qui disparut en un clin d'œil
derrière la perturbation. Les nuages noirs entourèrent Fabrice en
quelques fractions de seconde et ce dernier se trouva au beau
milieu de cet étrange orage. Les éclairs frappaient alentour, comme
s'ils enfermaient Fabrice et voulaient l'empêcher de prendre la
fuite,semblant vouloir le menacer de l'électrocuter au moindre
mouvement brusque. Aussi saugrenu que cela pût paraître, Fabrice
avait la désagréable sensation que ces nuages étaient vivants et
qu'ils étaient mus par une intelligence toute aussi forte que
mauvaise.
Cependant, il y avait peut-être pire que ces
éclairs. Dans les ténèbres environnantes, Fabrice crut en effet
apercevoir des formes sombres, vaguement humaines qui se mouvaient,
l'échine courbé, allant cahin-caha, occupées à quelque tâche
mystérieuse. Il eut presque l'impression d'entendre ces formes
pousser de longues plaintes déchirantes. Ce n'était pourtant qu'une
impression. Mis à part le cri de toute à l'heure, Fabrice n'avait
toujours rien entendu depuis lors.
Soudain, l'homme qui se prétendait être
l'Antéchrist et dont Fabrice avait cru s'être débarrassé apparut
comme par enchantement devant lui.
- Latour, je suis tout-puissant ici. Je peux
tout, même détruire ton âme définitivement. Rends-moi mon
livre.
Fabrice se rappela qu'effectivement, d'après ses
souvenirs encore nébuleux, le tueur avait eu l'air de tenir à un
livre. Mais ce fameux livre, Fabrice ne l'avait plus. Il ne savait
même pas ce qu'il était devenu, ce fichu bouquin. Il se demanda ce
qu'il devait répondre à son interlocuteur plutôt énervé.
- Latour, ma patience a des limites. Je ne
répéterai pas deux fois.Dans ce monde, j'ai des pouvoirs
immenses.
Dans ce monde.
Ces trois mots firent à Fabrice l'effet d'un
coup de poing.
La vérité se révéla à lui dans toute son
horreur.
Il n'était plus dans le monde qu'il avait connu.
Il n'était plus véritablement sur terre. Il était ailleurs. Dans le
monde du rêve ? Dans l'au-delà ? Il n'aurait su le dire.
Comme sa vue s'habituait de plus en plus à ce
nouvel environnement, il remarqua alors que le tueur n'avait pas
véritablement de corps physique, tout juste une forme évanescente
qui se mouvait sans l'aide de jambes. Il remarqua aussi que les
paroles qu'il avait entendues n'étaient pas prononcées par une
bouche mais qu'il les avait entendues dans son esprit, comme une
pensée qui surgit et s'impose. Il découvrit enfin que lui non plus
ne semblait pas avoir de
corps.
Mais où suis-je ? Que m'arrive-t-il
?
Il se rappela alors la chute. Il se rappela la
douleur insupportable qui l'avait alors étreint. Il se rappela
enfin et surtout son cœur qui s'arrêtait de battre. Il se souvint
de cette impression terrible de s'éteindre, comme si un plaisantin
avait vidé une batterie vitale à son fonctionnement et que, privé
d'énergie, il s'était arrêté de fonctionner.
Dans ce monde.
Il sut alors qu'il était dans un autre
monde.Celui que certains hommes recherchent depuis la nuit des
temps et que les autres fuient avec application, celui qui fait
rêver ou fait peur, celui qui, quoi qu'il arrive, attend chaque
homme au tournant : le monde de la mort. Et il avait une frousse
terrible.
C'était une chose de penser à la mort lorsque
l'on était en vie. C'en était une toute autre de se rendre compte
qu'on était réellement mort.
Pourtant, d'un certain côté, Fabrice n'était pas
mort. Bien au contraire, il se sentait bien plus vivant qu'il ne
l'avait jamais été. Cependant, il subodorait qu'une partie de lui
était définitivement restée derrière lui. Etrange impression.
Elodie. Il sut instinctivement qu'il ne la
retrouverait pas là où il était. Elle n'était pas ici, dans ce
monde si étrange. Il comprit qu'elle n'était pas morte.
Il aurait aimé continuer une partie de la route
avec elle. Il aurait aimé l'épouser et élever des enfants avec
elle, ou tout simplement lui dire que Clara n'était pas une menace
pour elle. Lui dire que son ancienne compagne n'était qu'une
blessure qui se refermait jour après jour car Elodie était son
meilleur médicament. Il avait dans la bouche un goût amer
d'inachevé. Quelqu'un l'avait privé de ses rêves. Ce quelqu'un
était en face de lui.
Ils s'affrontaient une nouvelle fois, comme dans
cette pièce illuminée par les flammes des bougies.Tous les deux
prêts pour une ultime confrontation dans un monde tout nouveau pour
eux.
Les éclairs valsaient autour d'eux, comme si ces
derniers les encourageaient à se livrer une ultime bataille.
Des centaines de formes monstrueuses apparurent
soudain autour des deux adversaires, soutenant le soi-disant
Antéchrist, l'exhortant à détruire Fabrice à tout jamais. Elles
virevoltaient autour d'eux, comme assoiffées de violence. Fabrice
pouvait entendre leurs pensées malsaines, emplies de haine et de
fureur. Quand elles le frôlaient, lui susurrant des ignominies ou
lui promettant la défaite, il avait presque l'étrange impression
qu'il aurait pu toucher ces êtres irréels, comme si ces créatures
intangibles avaient une enveloppe matérielle, mais d'une froideur
incommensurable, illimitée.
Une d'entre elle s'arrêta tout prêt de Fabrice.
Il frissonna.
- Tu es à nous pour l'éternité, Fabrice. Pour
l'éternité, lui chuchota-t-elle dans un souffle glacé.
Puis elle se mit à rire. Toutes les autres
formes démoniaques se joignirent à elle et rirent à l'unisson.
C'était des rires difficilement supportables qui ressemblaient
vaguement à des centaines de craies qui crissaient sur un tableau
noir. Tout autour de Fabrice, les nuages noirs tournoyaient de plus
en plus vite en une mystérieuse farandole assassine,les éclairs
redoublaient d'intensité. Il sentit la peur s'emparer de son âme et
de son esprit. Il fit un ultime effort pour rester maître de
lui.
Soudain, Fabrice comprit. La solution se
trouvait en lui, quelque part au fond de son esprit. La terreur
disparut instantanément.
- Tu as tort, dit-il à son ennemi. Tu n'as aucun
pouvoir ici et tu ne peux rien contre moi. Et tu n'es pas roi,
sinon le souverain de tes seules illusions et de tes chimères.
Le tueur hurla de rage et de haine.
L'Antéchrist disparut d'un seul coup et avec lui
s'envolèrent comme par magie les nuages, les éclairs silencieux,
les formes noires gémissantes sous un fardeau trop lourd pour elles
et les formes haineuses qui s'attendaient à un combat épique.
Le champ réapparut alors et le soleil revint
éclairer le visage de Fabrice.
Le jeune étudiant eut à peine le temps de
profiter du changement qu'il se sentit comme happé vers le
soleil.
3
Il filait vers l'astre lumineux à une vitesse
proche de celle de la lumière ou peut-être même plus vite.Il vit le
soleil grossir à une allure phénoménale et eut la sensation de
pénétrer à l'intérieur de l'astre resplendissant.
Il se retrouva baigné d'une source lumineuse
gigantesque qui brillait tout autour de lui. Il eut l'impression
d'être au coeur de la lumière. D'être la lumière. Malgré l'éclat de
cette dernière, elle n'éblouissait pas, distillant une douceur
bienveillante, à l'instar de l'effet qu'elle avait produit sur
Fabrice quand il s'était réveillé en ces lieux inconnus.
La lumière se mit à parler, ou plutôt, elle
envoya des pensées que Fabrice reçut comme si la lumière elle-même
avait parlé.
- Qu'as-tu fait de ta vie ? Es-tu prêt à mourir
? questionna-t-elle avec une tendresse infinie.
Il fut surpris par ces questions qu'il
n'attendait pas et qu'il ne s'était jamais posé, sauf peut-être
d'une manière brève et confuse lorsqu'il avait affronté le
psychopathe.
Qu'avait-il fait de sa vie ? Pas grand chose en
vérité. Il s'était surtout préoccupé de lui-même et, comme son
adversaire l'avait dit, s'était souvent comporté en égoïste. La
nuit qui précéda sa mort - Que ce mot est difficile à prononcer ! -
il avait commencé à comprendre beaucoup de choses. Ses actes
pouvaient avoir des conséquences sur les êtres qui l'entouraient.
Il avait compris que l'on ne vivait pas que pour soi mais,quoi
qu'on fasse, on vivait avec les autres. Il avait vu le résultat
d'erreurs dues à sa stupidité et à son orgueil pharaonique sur le
visage de deux êtres décédés.
Il avait aussi compris combien il aimait Elodie
et combien il aurait aimé aller plus loin avec elle. Il avait vu
aussi alors qu'il était parfaitement heureux avec elle, bien qu'il
n'ait pu s'empêcher de désirer encore Clara de temps à autre, elle
qui lui avait fait tant de mal auparavant. Avec Elodie, il avait
tout ce qu'un homme pouvait désirer mais cela ne l'avait pas
empêché de vouloir davantage.
Bref, excepté des études rondement menées, le
reste n'avait pas été une flamboyante réussite. Le problème,
c'était justement que ce reste, c'est à dire sa relation avec les
autres, sa façon de se comporter avec eux, était certainement le
principal. Comble de l'ironie, c'était maintenant qu'il commençait
à s'en apercevoir. Trop tard.
- Qu'as-tu fait de ta vie ? Es-tu prêt à mourir
? répéta doucement la voix de la lumière.
- Non, je... je n'ai pas fait grand chose de ma
vie. Je veux dire, ça a l'air bien ici, mais je ne pourrais pas
être pleinement satisfait, je crois, tant que je n'aurais pas
réparé mes erreurs. J'ai l'impression... l'impression de n'avoir
peut-être pas commencé à vivre vraiment. Et je ne suis pas prêt à
mourir, répondit-il par télépathie, hésitant et maladroit.
- Alors comme cela, tu voudrais recommencer ?-
Oui, cela me plairait, affirma-t-il convaincu. Ce n'est pas
possible, mais cela me plairait.
- Qui te dit que ce n'est pas possible, Fabrice
? Que sais-tu de ce qui est possible ou de ce qui ne l'est pas
?
La lumière semblait beaucoup s'amuser. Le ton de
la voix laissait transparaître un ton enjoué mais dont n'était
jamais exempt un respect et une tendresse rafraîchissante.
Fabrice fut stupéfait de s'entendre appeler par
son prénom.
- Comment me connaissez-vous ? Qui êtes-vous ?
Êtes-vous Dieu ? demanda-t-il.
- Je te connais comme je connais tous les
habitants de la terre du plus petit ver de terre au plus
prétentieux des êtres humains. Si je suis Dieu ? Peut-être !
Pourquoi pas ? Tout dépend de ce que tu appelles Dieu toi qui ne
l'appelles jamais. Pourquoi serais-je Dieu toi qui ne crois pas en
lui, toi qui ne crois en rien ?
- Heu, c'est vrai que je ne croyais en rien.
Mais, j'ai vu des choses... laissa-t-il en suspens.
- Oh, tu as vu des choses, rétorqua la lumière
sarcastique. C'est assurément bien de voir des choses. Il n'y a pas
pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Et qu'as-tu vu au
juste ?
- J'ai vu que j'avais beaucoup de choses à
apprendre encore sur moi, sur les autres,sur le monde. Il y a
tellement de choses à savoir et tellement peu de temps. Tant de
choses que je n'ai jamais cherchées à comprendre ou à apprendre,
tellement j'était préoccupé par mon petit moi. Tout paraît
quelquefois si futile, si vain sur terre.
- Futile ? Vain ? Que sais-tu de ce qui est
futile et vain ? Regarde les images que je te montre et dis-moi si
c'est futile et vain, Fabrice, proposa la lumière.
Devant Fabrice apparut Elodie avant leur
rencontre. Il vit des images d'elle et d'un autre homme. Il
reconnut alors l'ancien compagnon d'Elodie avec qui elle avait vécu
trois ans. Il vit cet homme humilier Elodie, il le vit se moquer
continuellement d'elle. Il la vit pleurer. Pire, il vit cet homme
la battre.
Il ferma les yeux, incapable d'en voir plus,
incapable de supporter davantage son propre égoïsme. En effet, s'il
lui avait maintes fois expliqué en long et en large son aventure
similaire avec Clara, il n'avait jamais pris la peine de demander à
Elodie ce qu'elle avait vécu avec son ancien compagnon ou si peu.
Comme elle ne semblait pas vouloir s'attarder sur le sujet, il
avait alors cru qu'elle n'avait rien d'intéressant à raconter ou
qu'elle ne voulait pas en parler. Il comprit aussi pourquoi ils
avaient tous les deux été attirés l'un vers l'autre : leurs
histoires respectives étaient étrangement similaires. Ils s'étaient
trouvés en raison de ce vécu amoureux quasi-identique.Mais lui
n'avait pas cherché à en savoir plus sur elle. S'il l'avait fait,
peut-être aurait-il pu mieux appréhender son propre
passé.
Il avait eu tort. Une fois de plus.
- Pourquoi me montrez-vous ceci ? Cela vous
plaît tant que cela de montrer aux autres leur propres faiblesses ?
Si vous êtes Dieu, alors vous êtes bien cruel et sadique !
- Vraiment, tu te trompes sur mon compte,
Fabrice. Bien sûr, tu aurais pu agir différemment mais, pourtant,
sache une chose. Quand Elodie est tombée amoureuse de toi, elle
n'avait plus aucune confiance en elle. Ses parents ont divorcé
lorsqu'elle avait douze ans et n'ont pas jugé bon de lui expliquer
que cela n'était pas de sa faute. Cet homme a fini de détruire
consciencieusement, progressivement le peu de confiance qu'elle
avait en elle. Aujourd'hui, elle est plus forte, elle est plus
solide qu'avant. Elle a un peu repris confiance en elle et dans la
vie. Il lui reste des progrès importants à accomplir mais elle est
sur la bonne voie. Et, tu sais, c'est grâce à toi. Quoi qu'il
puisse arriver maintenant, elle n'oubliera jamais qu'un jeune
étudiant en histoire a croisé un jour son chemin et a contribué à
guérir ses blessures qui l'empêchaient d'avancer. Tes actions n'ont
pas été toutes mauvaises, je te rassure. Alors, tout cela est-il
vain ? Tout cela est-il futile ?
- Non, mais j'aurais pu faire beaucoup plus et
je le regrette.
- Certes,tu aurais pu faire beaucoup plus. Mais
il faut aussi savoir regarder le chemin que l'on a parcouru sans
oublier de regarder le chemin qui reste à parcourir. Je te rassure,
Fabrice, tu vas pouvoir faire beaucoup plus. Ton temps n'est pas
venu. Tu vas repartir sur terre quelques années. Il me semble
qu'Elodie a des choses à te raconter.
Fabrice fut soulagé et ému. Il ne savait pas
comment remercier la lumière. Mais d'autres questions le
turlupinaient.
- Êtes-vous Dieu, oui ou non ?
- Le plus important est que tu me dises ce que
toi tu en penses.
- Si cela se trouve, tout ça n'est qu'un rêve
!
- Oui, c'est possible mais qu'est-ce qu'un rêve,
sinon une autre facette de la réalité ?
- Et qu'est devenu l'autre, ce fou ? Et Gérard ?
Et Delphine ?
- Pour Delphine et Gérard, tu vas les voir un
instant. Ce sont eux qui vont te raccompagner. Quant à celui que tu
appelles fou, il est là où il doit être !
- En enfer ? Pour l'éternité ?
- Il est où il doit être. En ce qui concerne
cette histoire d'éternité qui vous obnubile tant, vous autres,
humains, dis-moi, ne t'ai-je pas dit tout à l'heure qu'il faut
savoir regarder le chemin qu'il reste à parcourir ? -
Oui.
- Alors, pourquoi ici cela changerait-il ? On peut
fort bien évoluer dans ce monde aussi et marcher sur le chemin que
l'on décide d'emprunter. Si, sur terre, chacune de tes actions peut
entraîner des conséquences, bonnes ou mauvaises, pourquoi en
serait-il autrement ici ? Une seule parole de ta part tout à
l'heure t'as permis de revoir la lumière et de chasser ceux qui te
voulaient du mal ! Allez, Fabrice, il est temps que tu reprennes le
chemin que tu as décidé d'emprunter.
Sans autre forme de cérémonie, Fabrice fut
éjecté de la lumière.
4
Fabrice volait.
Il lui semblait naviguer à travers l'univers à
la vitesse de la lumière. Il voyait des milliers de planètes
défiler devant ses yeux ébahis. Il voyait frémir des billiards de
formes de vie qui bouillonnaient d'un bout à l'autre de l'univers.
Il vit alors comme chacune d'entre elles, même la plus petite,
avait sa place dans ce gigantesque ensemble. Des étoiles naissaient
et se développaient alors que d'autres s'éteignaient sous ses yeux
interloqués. Mais rien ni aucune forme de vie, si petite fut-elle,
ne mourrait réellement.Tout se transformait, se remodelait dans un
cycle sans fin et contribuait ainsi à la préservation de l'univers.
Et si le secret de la vie c'était cela ? Que rien ne mourrait
réellement ? Que même les humains continuaient à vivre après leur
mort sous une autre forme ? Comme les étoiles, comme les arbres qui
renaissaient à chaque printemps, comme les plantes qui repoussaient
sur un sol calciné.
Il en était là dans ses pensées quand il
s'aperçut qu'à côté de lui se trouvaient Delphine et Gérard.
- Oh, vous êtes là ? Si vous saviez combien je
regrette, commença-t-il par leur dire. C'est de ma faute si vous
êtes morts. Je n'aurais pas dû vous entraîner dans cette histoire
et...
- Halte-là mon jeune ami, le coupa gentiment
Gérard. Tu vas finir par me faire pleurer. Ne t'inquiète pas autant
pour nous. Nous sommes bien, là. Penses-tu que nous sommes à
plaindre ?
- Non, ce n'est pas ce que je veux dire mais ce
qui vous est arrivé est de ma faute.
- Non, lui répondit Delphine. Nous étions
majeurs et vaccinés. Nous savions très bien, Gérard et moi, où nous
nous engagions. Nous avions fait notre choix et nous ne pouvons que
nous en blâmer nous même. Ne te rends pas responsable de notre
départ, Fabrice.
- Mais j'ai fait tant de mauvais choix par
bêtise et par suffisance. Tant d'erreurs qui vous ont finalement
coûté la vie.- Elle est bien bonne, celle là, fit Gérard. Ah bon,
as-tu vraiment l'impression que nous ne sommes pas en vie? Pour ma
part, je n'ai jamais eu le sentiment d'être autant en vie qu'à cet
instant. Ecoute-moi, Fabrice. Ok, tu as commis quelques fautes de
jeunesse mais tu n'es pas responsable de ce qui nous est arrivé.
Que je sache, ce n'est pas toi qui nous a tiré dessus ! Vois-tu,
nous ne sommes pas véritablement morts. Nous vivons simplement sur
un autre plan que le plan terrestre, voilà tout. Nous sommes
heureux, en paix avec nous-mêmes. Il ne tient maintenant qu'à toi
de retrouver une certaine sérénité. Tu penses avoir commis quelques
erreurs ? Soit. Nous en sommes les premiers convaincus. Il ne tient
maintenant qu'à toi de ne pas les refaire.
- Mais comment ? leur demanda-t-il.
- Contrairement à nous, tu n'as pas fini ton
temps sur terre. Tu vas devoir y retourner.
- Je vais quitter cet endroit, souffla-t-il avec
regret. C'est si beau...
- Oui, répondit Delphine joyeusement. C'est
merveilleux. Mais tu y reviendras. Quand le temps sera venu. Elodie
t'attend.
- Elle m'attend ?
- Oui. Une dernière chose, Fabrice. Pourras-tu
transmettre un message à mon mari ?
- Bien sûr. De quoi s'agit-il ?
- Dis-lui que mespensées l'accompagneront
toujours et que, d'une certaine manière, je serai toujours avec
lui. Dis-lui aussi qu'il n'a pas à pleurer sur moi car j'ai fait ce
que j'avais à faire et vécu comme je voulais vivre en respectant la
promesse que j'avais faite à mon père. S'il pleurait, il pleurerait
sur son sort et non sur le mien. Pourras-tu lui dire cela ?
- Bien sûr, sans problème, lui assura-t-il. Heu,
puis-je savoir quelle était cette promesse dont tu m'avais déjà
parlé ?
- Juste avant que mon père ne meure, j'avais eu
une vision de ce qui allait lui arriver. Malheureusement, il était
trop tard pour l'avertir, pour changer le cours des choses. En
reprenant mes activités de voyante, j'ai juré de faire le maximum
pour éviter le pire aux gens quand j'avais des flashs sur des
malheurs à venir, quitte à m'investir personnellement, quitte à
participer, et, ce que je ne savais pas à l'époque, quitte à y
laisser ma peau. C'était pour ne pas avoir de regret, pour ne pas
me sentir coupable et impuissante comme je me suis senti coupable
et impuissante à la mort de mon père. Voir l'avenir n'est pas
toujours fantastique, c'est souvent un sacré poids. Mais un poids
qui m'a appris que nous n'étions qu'une pierre d'un grand
édifice.